Le Tueur de daims/Chapitre XXVIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 443-455).

CHAPITRE XXVIII.


Ni les pleurs de la veuve, ni les cris de l’orphelin ne peuvent arrêter le conquérant dans sa marche ; ni la mer en fureur ni le ciel menaçant ne suspendent la course du pirate ; leur vie, dévouée à l’égoïsme, se passe au milieu du sang et du pillage ; la crainte d’une mauvaise renommée ne peut ni calmer leur ardeur ni réprimer leur injustice ; mais, parvenus au pouvoir, à la richesse et à la grandeur, quoique coupables, ils se font craindre ou haïr de leurs semblables.
Congrève.

Il y avait une vingtaine de minutes que Deerslayer était dans la pirogue, et il commençait à s’impatienter de ce qu’aucun signe ne lui annonçât le secours qu’il espérait de ses amis. La position de la pirogue ne lui permettait de voir le lac que dans sa longueur ; et quoiqu’il crût qu’il devait être à une cinquantaine de toises en face du château, il l’avait passé de plus que cette distance à l’ouest. Le profond silence qui régnait l’inquiétait aussi, car il ne savait s’il devait l’attribuer à quelque nouvel artifice des Indiens ou à la distance qui le séparait d’eux. Enfin, fatigué d’écouter et de ne rien entendre, et de regarder sans rien voir, il resta couché sur le dos et ferma les yeux, se disant que si les Hurons pouvaient si complétement maîtriser leur soif de vengeance, il pouvait bien aussi avoir le même calme, et confier son destin à l’intervention du vent et des courants.

Environ dix minutes s’étaient passées de cette manière, quand il crut entendre un léger bruit qui semblait venir du frottement de quelque corps contre la cale de la pirogue. Comme de raison, il ouvrit les yeux sur-le-champ, dans l’attente de voir sortir de l’eau la tête ou le bras d’un Indien. Quelle fut sa surprise en voyant sur sa tête un dôme de feuillage ! Il se leva à l’instant, et le premier objet qui frappa ses yeux fut Rivenoak, qui avait aidé la pirogue à s’avancer sur le sable qui bordait le rivage de la pointe, et qui avait occasionné le grattement que Deerslayer avait entendu. Le changement de la dérive avait été causé par celui du vent et par un courant du lac.

— Venez, dit le Huron avec calme, en faisant un geste d’autorité pour ordonner au prisonnier de monter sur le rivage. Mon jeune frère est assez longtemps resté sur l’eau pour être fatigué. Il ne sera plus en état de courir, à moins qu’il ne donne un peu d’exercices à ses jambes.

— L’avantage est à vous, Huron, répondit Deerslayer en sautant lestement à terre et en suivant le chef indien. La Providence vous a aidé d’une manière inattendue. Je suis de nouveau votre prisonnier ; mais j’espère que vous conviendrez que je sais me tirer de prison aussi bien que tenir une parole.

— Mon jeune ami est un élan, répliqua le Huron, il a de longues jambes, et elles ont donné de la besogne à mes guerriers ; mais il n’est pas un poisson, et il n’a pu trouver son chemin dans le lac. Nous n’avons pas voulu le tuer avec nos mousquets ; car le poisson se prend avec des filets, et non à coups de feu. Quand il redeviendra élan, nous le traiterons en élan.

— Dites ce qu’il vous plaira, Rivenoak, et profitez de votre avantage : nous n’aurons pas de dispute sur ce point. Je suppose que c’est votre droit, et je sais que c’est un de vos dons : or chacun doit se conformer aux dons qu’il a reçus. Quoi qu’il en soit, quand vos femmes se mettront à m’injurier et à me vilipender, comme je pense que cela ne tardera pas, dites-leur de songer que si une Face-Pâle défend sa vie aussi longtemps qu’il le peut légitimement, il sait aussi y renoncer décemment, quand il voit que son temps est venu. Je suis votre prisonnier, faites de moi ce que vous voudrez.

— Mon frère a fait une longue course sur les montagnes, et a eu une promenade agréable sur l’eau, dit Rivenoak d’un ton plus doux et de manière à montrer des intentions pacifiques ; il a vu les bois, il a vu l’eau ; qu’aime-t-il le mieux ? Il en a peut-être vu assez pour changer d’avis et être disposé à écouter la raison.

— Expliquez-vous, Huron. Vous avez quelque chose dans l’esprit, et plus tôt vous me le direz, plus tôt vous aurez ma réponse.

— C’est aller droit au but. Il n’y a pas de détours dans les paroles de mon frère, quoiqu’il soit un renard à la course. Je lui parlerai, ses oreilles sont à présent plus ouvertes qu’elles ne l’étaient, et ses yeux ne sont plus fermés. Le Sumac est plus pauvre que jamais. Naguère, elle avait un mari, un frère et des enfants. Son mari est parti sans lui faire ses adieux, et ce n’est pas sa faute, car le Loup-Cervier était bon mari. C’était un plaisir de voir la quantité de venaison, de canards et d’oies sauvages, et de chair d’ours qu’il suspendait dans son wigwam pour sa provision d’hiver. Le voilà parti, et il ne pourra plus en apporter même dans la plus belle saison. Qui donc fournira des vivres à sa veuve et à ses enfants à présent ? Quelques-uns de nous pensaient que le frère n’oublierait pas sa sœur, et qu’il veillerait à ce que son wigwam ne restât pas vide l’hiver prochain. Nous pensions cela ; mais la Panthère a suivi le mari de sa sœur sur le sentier de mort. Tous deux maintenant sont à courir à qui arrivera le premier dans la terre des esprits. Les uns croient que le Loup-Cervier court le plus vite, les autres que la Panthère saute le plus loin. Le Sumac pense qu’ils voyageront tous deux si vite, et qu’ils iront si loin, que ni l’un ni l’autre ne reviendra jamais ici. Qui donc la nourrira, elle et ses enfants ? Ce doit être l’homme qui a dit au mari et au frère du Sumac de quitter son wigwam pour qu’il s’y trouvât place pour lui. C’est un grand chasseur, et nous savons, qu’il empêchera le besoin d’en approcher.

— Oui, Huron, oui ; cela est bientôt arrangé d’après vos idées ; mais c’est à contre-poil des principes d’un homme blanc. J’ai entendu parler de Faces-Pâles qui ont sauvé leur vie de cette manière, et j’en ai connu qui auraient préféré la mort à une pareille captivité. Quant à moi, je ne cherche ni le mariage ni la mort.

— Mon frère y réfléchira pendant que les chefs se prépareront pour le conseil. On lui dira ce qui sera décidé. Qu’il se souvienne combien il est dur de perdre un mari et un frère. — Allez, quand nous aurons besoin de lui, le nom de Deerslayer sera appelé.

Cette conversation avait eu lieu tête à tête. De toute la troupe qui était rassemblée sur ce même lieu deux heures auparavant, Rivenoak seul était visible. Les autres semblaient l’avoir entièrement abandonné. Les seules marques qui se faisaient voir que les Indiens avaient tout récemment campé dans cet endroit, étaient leurs feux à peine éteints, et la terre qui montrait encore les traces de leurs pieds. Un changement si subit et si inattendu causa beaucoup de surprise et quelque inquiétude à Deerslayer, car il n’avait jamais rien vu de semblable pendant son long séjour chez les Delawares. Il soupçonna pourtant, et avec raison, que les Hurons n’avaient fait que camper dans quelque autre endroit, et que le but de ce changement mystérieux était de lui inspirer des inquiétudes et des craintes.

Rivenoak s’enfonça sous le couvert de la forêt, et laissa Deerslayer seul. Un homme qui n’aurait pas été au courant de pareilles scènes aurait cru le jeune chasseur en pleine liberté ; mais celui-ci, quoique un peu surpris de l’aspect dramatique des choses, connaissait trop bien ses ennemis pour s’imaginer qu’il était libre de ses mouvements. Cependant il ignorait jusqu’à quel point les Hurons avaient dessein de porter leurs artifices, et il résolut de décider la question le plus tôt possible. Affectant une indifférence qu’il était loin d’éprouver, il se promena en long et en large, s’approchant toujours davantage de l’endroit où il avait débarqué. Tout à coup, il doubla le pas, sans avoir l’air de vouloir fuir, et, traversant les buissons, il s’avança sur le rivage. La pirogue avait disparu, et après avoir suivi la côte au nord et au sud, et l’avoir bien examinée, il ne put voir où on l’avait placée. Il était donc évident qu’on avait voulu la cacher à ses yeux.

Deerslayer comprit mieux alors sa situation présente. Il était prisonnier sur cette étroite langue de terre, sans aucun doute gardé à vue, et sans autre moyen de s’échapper qu’à la nage. C’était un expédient presque désespéré ; il y songea pourtant encore une fois ; mais la certitude que la pirogue serait envoyée à sa poursuite le détourna de cette tentative. Tandis qu’il était sur le rivage, il remarqua un endroit où l’on avait coupé les buissons, dont les branches étaient amoncelées les unes sur les autres. Il en écarta quelques-unes, et vit quelles couvraient le corps de la Panthère. Il se douta qu’on avait pris ce parti pour le garder jusqu’à ce qu’on eût trouvé une place convenable pour l’enterrer, et mettre sa chevelure à l’abri du couteau à scalper. Il regarda douloureusement le château ; tout y paraissait silencieux et désolé, et un sentiment d’isolement et d’abandon s’emparant de lui, ses idées devinrent encore plus sombres.

— Que la volonté de Dieu se fasse ! murmura-t-il en quittant le rivage pour retourner sous les arches de feuillage de la forêt ; que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme elle l’est dans le ciel ! J’espérais que mes jours ne se termineraient pas si tôt. Mais qu’importe après tout ? encore quelques hivers et quelques étés, et la fin en serait arrivée ; c’est la loi de nature. Hélas ! l’homme jeune et actif pense rarement que la mort est possible, jusqu’à ce qu’il la voie en face et qu’elle lui dise que son heure est venue.

Tandis qu’il faisait ce soliloque, il retourna à l’ancien camp des Hurons, et il y trouva Hetty, qui l’attendait évidemment. Elle portait sa Bible sous son bras, et son visage, ordinairement couvert d’une ombre de douce mélancolie, portait des marques de tristesse et d’accablement.

— Ma bonne Hetty, lui dit Deerslayer en s’approchant d’elle, tout mon temps a été si cruellement occupé depuis notre arrivée ici, que je vous avais complètement oubliée. Nous nous revoyons, à ce qu’il paraît, pour nous affliger de ce qui va arriver. — Je voudrais savoir ce que sont devenus Chingachgook et Hist.

— Deerslayer, s’écria Hetty d’un ton de reproche, pourquoi avez-vous tué le Huron ? Ne savez-vous pas vos commandements ? Il y en a un qui dit : « Tu ne tueras point. » On m’a dit que c’est le frère de la femme dont vous aviez déjà tué le mari.

— Tout cela est vrai, vrai comme l’évangile ; je ne le nierai pas. Mais il faut vous souvenir que lorsqu’on est en guerre, bien des choses sont légitimes qui ne le seraient pas en temps de paix. Le mari a été tué en combat à découvert, — à découvert en ce qui me concerne, car il s’est tenu bien à couvert autant qu’il l’a pu ; — et le frère s’est attiré lui-même son destin en lançant son tomahawk contre un prisonnier sans armes. — Avez-vous vu cela, Hetty ?

— Oui, je l’ai vu ; et j’en ai été fâchée, Deerslayer. J’espérais qu’au lieu de rendre coup pour coup vous auriez rendu le bien pour le mal.

— Ah ! Hetty, cela est fort bon à dire parmi les missionnaires, mais on ne peut vivre ainsi dans les bois. La Panthère avait soif de mon sang, et il a été assez fou pour mettre une arme entre mes mains en voulant m’ôter la vie. Il aurait été contre nature de ne pas lever le bras après une pareille tentative, et c’eût été faire honte à mon éducation et à mes dons. Non, non ; je suis aussi disposé que personne à rendre à chacun ce qui lui est dû, et j’espère que c’est ce que vous direz à ceux qui vous questionneront probablement sur ce que vous avez vu ici.

— Avez-vous dessein d’épouser le Sumac, à présent qu’elle n’a plus ni mari ni frère pour la nourrir ?

— Quelles sont donc vos idées du mariage, Hetty ? La jeunesse doit-elle épouser la vieillesse, — la Face-Pâle une Peau-Rouge, le chrétien une païenne ? Cela serait contre la raison et la nature, et vous le verrez si vous y réfléchissez un moment.

— J’ai souvent entendu dire à ma mère, répondit Hetty en détournant la tête, plutôt par instinct que par sentiment des convenances, qu’on ne devait se marier que lorsqu’on s’aimait plus que comme frère et sœur, et je suppose que c’est ce que vous voulez dire. — Le Sumac est vieille, et vous êtes jeune.

— Oui, et elle est rouge et je suis blanc. D’ailleurs, Hetty, supposons que vous eussiez épousé quelque jeune homme de votre âge, de votre religion et de votre couleur, Hurry Harry, par exemple, — Deerslayer le prenait pour exemple uniquement parce qu’il était le seul jeune homme qu’ils connussent tous deux, — et qu’il eût péri à la guerre, prendriez-vous pour second mari celui qui l’aurait tué ?

— Oh ! non, non, non ! s’écria Hetty en frémissant ; — ce serait n’avoir ni cœur ni entrailles. Nulle femme chrétienne ne voudrait ni ne pourrait le faire. Je sais que je ne serai jamais la femme de Hurry ; mais s’il était mon mari, nul homme ne le deviendrait jamais après lui.

— Je savais bien que vous parleriez ainsi quand vous comprendriez les circonstances. Il est moralement impossible que j’épouse jamais le Sumac, et quoique les mariages indiens se contractent sans prêtres et sans beaucoup de religion, un homme blanc qui connaît ses devoirs et ses dons peut en profiter pour s’y soustraire en temps convenable. Je crois que la mort serait quelque chose de plus naturel, et je la préférerais à un mariage avec cette femme.

— Ne dites pas cela trop haut ! s’écria Hetty avec impatience ; je suppose qu’elle n’aimerait pas à l’entendre. Je suis sûre que, toute faible d’esprit que je suis, Hurry aimerait mieux m’épouser que de souffrir des tortures ; et je crois que cette idée me tuerait si je pensais qu’il préférât mourir plutôt que de m’épouser.

— Sans doute, sans doute ; mais vous n’êtes pas le Sumac ; vous êtes une jeune chrétienne, ayant un bon cœur, un sourire agréable et des yeux pleins de douceur. Hurry pourrait être fier de vous avoir pour femme, non pour se tirer de la misère et de l’affliction, mais dans ses jours de plus grande prospérité. Quoi qu’il en soit, suivez mon avis, et ne parlez jamais à Hurry de pareilles choses. Il n’est qu’un simple habitant des frontières, après tout.

— Je ne lui en parlerais pas pour tout au monde, s’écria Hetty regardant autour d’elle comme si elle eût été effrayée, et rougissant sans savoir pourquoi. Ma mère disait toujours que les jeunes filles ne doivent jamais faire d’avances, ni dire ce qu’elles pensent avant qu’on le leur demande. Oh ! jamais je n’oublie ce que j’ai entendu dire à ma mère. — C’est bien dommage que Hurry soit si beau, Deerslayer : sans cela il ne serait pas courtisé par tant de jeunes filles, et il saurait plus tôt ce qu’il veut faire.


— Pauvre fille ! pauvre fille ! la chose n’est que trop claire ; mais le Seigneur prendra en pitié un cœur simple et plein de bons sentiments. Si vous aviez de la raison, Hetty, vous regretteriez d’avoir fait connaître vos secrets à d’autres. Mais n’en parlons plus. — Dites-moi donc ce que sont devenus tous les Hurons, et pourquoi ils vous laissent rôder sur toute la pointe, comme si vous étiez aussi leur prisonnière ?

— Je ne suis pas prisonnière, Deerslayer ; je suis libre, et je vais et viens où je veux et comme bon me semble. Personne n’oserait me faire mal, car Dieu en serait irrité, comme je puis le leur montrer dans la Bible. — Non, non, Hetty Hutter ne craint rien ; elle est en bonnes mains. — Les Hurons sont là-bas plus avant dans les bois, et ils nous surveillent tous deux avec soin, soyez-en bien sûr ; les femmes et les enfants en sont chargés. Les hommes s’occupent à enterrer la pauvre fille qui a été tuée par Hurry, pour que ni les ennemis ni les bêtes sauvages ne puissent la trouver. Je leur ai dit que mon père et ma mère sont enterrés dans le lac, mais je n’ai pas voulu leur indiquer l’endroit ; car je ne veux pas qu’on enterre des païens dans notre cimetière de famille.

— Eh bien ! c’est une terrible précipitation que d’être ici bien portant et vigoureux, et d’être ensuite emporté dans une heure pour être jeté dans un trou et caché aux yeux de tous les vivants. Mais personne ne sait ce qui peut lui arriver sur le sentier de guerre.

Le remuement des feuilles et le craquement de branches mortes interrompirent la conversation, et apprirent à Deerslayer l’arrivée de ses ennemis. Ils entourèrent l’espace découvert qui devait être le théâtre de la dernière scène, et au centre duquel se trouvait la victime, — les hommes armés étant distribués parmi les femmes et les enfants, de manière à rendre la fuite impossible au prisonnier. Mais celui-ci ne songeait plus à fuir ; la tentative qu’il venait de faire lui avait démontré l’inutilité d’en faire une nouvelle. Il s’armait de toute son énergie pour subir son destin avec un calme qui fît honneur à sa couleur et à son courage, sans montrer de lâches alarmes ni s’abaisser à une jactance sauvage.

Quand Rivenoak arriva dans le cercle, il y reprit la place qu’il y avait occupée la première fois. Plusieurs des guerriers les plus âgés étaient près de lui ; mais, depuis la mort de la Panthère, il n’existait aucun chef dont l’influence put balancer son autorité. On sait pourtant qu’il n’entrait rien de ce qu’on peut appeler monarchique ou despotique dans l’association des tribus sauvages du nord de l’Amérique, quoique les premiers colons, apportant avec eux les idées et les opinions de leur pays, accordassent souvent les titres de rois et de princes aux principaux chefs de ces peuplades primitives. L’influence y était certainement héréditaire ; mais il y a tout lieu de croire qu’elle existait plutôt comme suite d’un mérite héréditaire ou de qualités acquises, que comme un droit résultant de la naissance. Rivenoak ne devait rien à la sienne. Il ne devait son rang qu’à ses talents et à sa sagacité, et, comme le dit Bacon en parlant en général des hommes d’État distingués, — à une réunion de grandes qualités et de bassesse ; — vérité dont la carrière de cet homme célèbre offre elle-même un exemple.

Après les armes, l’éloquence est la route la plus sûre à la faveur populaire, dans la vie civilisée comme dans la vie sauvage, et Rivenoak, comme tant d’autres avant lui, avait réussi, autant en rendant le mensonge agréable à ses auditeurs qu’en leur exposant savamment la vérité, ou en développant une saine logique. Il avait pourtant obtenu une grande influence, et il n’était certainement pas sans y avoir des droits. Le chef huron n’était pas porté, comme tous les hommes qui raisonnent plus qu’ils ne sentent, à lâcher toujours la bride aux passions les plus féroces de sa tribu. On l’avait trouvé, en général, du côté de la merci dans toutes les scènes de torture causées par un esprit de vengeance depuis qu’il était arrivé au pouvoir. Dans l’occasion présente, il lui répugnait d’en venir aux dernières extrémités, quelque forte qu’eût été la provocation ; mais il ne voyait pas trop comment il pourrait l’éviter. Le Sumac était plus irritée du refus qu’elle avait essuyé que de la mort de son mari et de son frère, et il était peu probable qu’elle pardonnât à un homme qui, en termes si peu équivoques, avait préféré la mort à sa main. Sans ce pardon pourtant il y avait peu d’apparence que la tribu oubliât la double perte qu’elle avait faite, et Rivenoak lui-même, quoique disposé à l’indulgence, regardait le destin de Deerslayer comme à peu près décidé.

Quand toute la troupe fut rangée autour du prisonnier, un grave silence, d’autant plus menaçant qu’il était profond, régna dans toute l’assemblée. Deerslayer vit que les femmes et les enfants préparaient des éclats pointus de racines de pins ; et il savait que c’était pour les lui enfoncer dans la chair et les allumer. Deux ou trois jeunes gens tenaient en mains les cordes d’écorces qui devaient l’attacher. La fumée d’un feu allumé à quelque distance annonçait que des tisons enflammés s’y préparaient. Plusieurs guerriers passaient leurs doigts sur le tranchant de leur tomahawk pour voir s’il avait le fil ; d’autres s’assuraient si leurs couteaux ne tenaient pas dans leurs gaines ; tous semblaient impatients de commencer leur horrible besogne.

— Tueur de Daims, dit Rivenoak, certainement sans donner aucun signe de sympathie ou de merci, mais d’un ton calme, et avec dignité, il est temps que mon peuple sache ce qu’il a à faire. Le soleil n’est plus sur nos têtes ; fatigué d’attendre les Hurons, il a commencé à descendre vers les pins qui couvrent cette montagne ; il chemine rapidement vers le pays de nos pères, les Français, et c’est pour avertir ses enfants que leurs wigwams sont vides et qu’ils devraient déjà être chez eux. Le loup qui rôde dans les bois a sa tanière, et il y retourne quand il veut voir ses petits. Les Iroquois ne sont pas plus pauvres que les loups. Ils ont leurs villages, leurs wigwams, leurs champs de blé, et les bons esprits sont las d’être seuls à y veiller. Il faut que mon peuple s’en retourne et prenne soin de ses affaires. Il y aura de la joie dans le village quand notre cri s’y fera entendre. Mais ce sera un cri de douleur, qui fera comprendre que le chagrin doit le suivre, — un cri de douleur pour une chevelure perdue, — seulement pour une, car nous avons celle du Rat-Musqué, dont le corps est avec les poissons. Deerslayer doit décider si nous en emporterons une autre, attachée à côté de la première. — Deux de nos wigwams sont vides, il nous faut à chaque porte une chevelure — morte ou vivante.

— Emportez-les mortes, Huron, répondit Deerslayer d’un ton ferme, mais sans aucun mélange de jactance. Je suppose que mon heure est venue, et ce qu’il faut, il le faut. Si vous êtes déterminés à me faire mourir dans les tortures, je ferai de mon mieux pour les supporter, quoique personne ne puisse dire jusqu’à quel point il en sera en état, jusqu’à ce qu’il soit mis à l’épreuve.

— Le chien à face pâle commence à mettre sa queue entre ses jambes, s’écria un jeune sauvage nommé le Corbeau-Rouge, sobriquet qui lui avait été donné par les Français à cause de son bavardage aussi continuel qu’insignifiant. Ce n’est pas un guerrier ; il a tué le Loup-Cervier en tournant la tête en arrière, de peur de voir brûler l’amorce de son propre fusil. Il grogne déjà comme un pourceau ; et quand les femmes des Hurons commenceront à le tourmenter, il criera comme les petits du chat sauvage. C’est une femme delaware couverte de la peau d’un Anglais.

— Dites ce qu’il vous plaira, jeune homme, dites ce qu’il vous plaira, répliqua Deerslayer sans s’émouvoir ; vous n’en savez pas davantage, et je m’en soucie fort peu. De vaines paroles peuvent mettre une femme en colère, mais elles ne peuvent rendre un couteau plus affilé, le feu plus chaud, ni un mousquet plus certain.

En ce moment, Rivenoak intervint, fit une réprimande au Corbeau-Bouge, et ordonna qu’on liât le prisonnier. Il donna cet ordre, non par crainte qu’il ne s’échappât ou qu’il n’eût pas assez de fermeté pour endurer les tortures sans être garrotté, mais dans le dessein ingénieux de lui faire sentir qu’il ne lui restait aucun espoir, et d’ébranler peu à peu sa résolution. Deerslayer ne fit aucune résistance, et se laissa lier les bras et les jambes avec tranquillité, sinon avec enjouement ; mais ses liens furent serrés de manière à le faire souffrir le moins possible. C’était le résultat des ordres secrets du chef, qui espérait encore que le prisonnier, pour éviter des souffrances plus sérieuses, consentirait enfin à prendre pour femme le Sumac. Dès que le corps de Deerslayer fut entouré de liens de telle sorte qu’il ne pût faire aucun mouvement, on le porta près d’un jeune arbre, auquel on l’attacha de manière à ce qu’il ne pût tomber. Ses bras furent étendus le long de ses cuisses, et on lui passa des cordes d’écorces autour du corps, si bien qu’il semblait incorporé au tronc de l’arbre. On lui ôta alors son bonnet, et on le laissa debout, mais soutenu par ses liens, pour supporter comme il le pourrait la scène qui allait commencer.

Mais, avant d’en venir aux extrémités, Rivenoak voulait mettre à l’épreuve la résolution de son prisonnier, par une nouvelle tentative pour amener un compromis. Ce compromis ne pouvait avoir lieu que d’une seule manière ; car il fallait que la veuve du Loup-Cervier renonçât à la vengeance à laquelle elle avait droit. Il lui fit donc dire d’avancer dans le cercle et de veiller à ses intérêts, nul agent ne paraissant pouvoir aussi bien réussir que la partie principale. Les femmes indiennes, quand elles sont jeunes, sont ordinairement douces et soumises, elles ont la voix agréable, le son en est musical, et elles ont sans cesse le sourire sur les lèvres. Mais un travail dur et opiniâtre les prive presque toujours de ces avantages avant qu’elles arrivent à un âge que le Sumac avait atteint depuis longtemps. Pour rendre leur voix dure, il semblerait qu’il faut des passions fortes et malignes ; mais quand elles sont une fois excitées, leurs cris peuvent devenir assez aigres et assez discordants pour prouver qu’elles possèdent cette particularité distinctive de leur sexe parmi les sauvages d’Amérique. Le Sumac n’était pourtant pas tout à fait sans attraits, et il y avait si peu d’années qu’elle passait encore pour belle dans sa tribu, qu’elle n’avait pas bien appris toute l’influence que le temps et des travaux pénibles exercent sur la beauté d’une femme. D’après les instructions secrètes de Rivenoak, quelques femmes avaient travaillé à lui persuader qu’elle ne devait pas encore renoncer à l’espoir de déterminer le jeune chasseur à entrer dans son wigwam, plutôt que de partir pour le pays des esprits, quoiqu’il s’y fût montré si peu disposé jusque là. Tout cela résultait du vif désir qu’avait le chef huron de ne rien omettre pour réussir à transplanter dans sa tribu l’homme qui passait pour le meilleur chasseur qui existât dans tout le pays, et pour donner un mari à une femme dont l’humeur serait probablement insupportable, si elle trouvait que les membres de sa tribu n’avaient pas pour elle tous les soins et les égards auxquels elle croyait avoir droit.

Suivant les conseils secrets qui lui avaient été donnés, le Sumac entra donc dans le cercle pour faire un dernier appel à la justice du prisonnier avant qu’on en vînt aux dernières extrémités. Elle ne s’était pas fait prier pour y consentir, car elle souhaitait aussi vivement avoir pour mari un chasseur célèbre et connu dans toutes les tribus, qu’une jeune fille, dans un pays civilisé, désire donner sa main à un homme riche. Comme on supposait que les devoirs d’une mère étaient l’objet principal qui la faisait agir, elle n’éprouva aucun embarras, et elle s’approcha du jeune chasseur, tenant par la main deux de ses enfants.

— Vous me voyez devant vous, Face-Pâle, lui dit-elle, et vous devez en savoir le motif. Je vous ai trouvé, et je ne puis trouver ni le Loup-Cervier ni la Panthère. Je les ai cherchés sur le lac, dans les bois, dans les nuages. Je ne sais où ils sont allés.

— Personne ne le sait, Sumac, répondit le prisonnier ; quand l’esprit quitte le corps, il passe dans un monde que nous ne connaissons pas, et le plus sage pour ceux qui restent en arrière, c’est d’espérer qu’il arrive à bon port. Sans doute vos deux guerriers sont allés dans votre pays des esprits, où vous les reverrez en temps convenable. La femme et la sœur d’hommes si braves devait s’attendre à quelque événement de ce genre.

— Que vous avaient fait ces guerriers, cruel, pour les tuer ainsi ? C’étaient les meilleurs chasseurs et les plus intrépides jeunes gens de toute leur tribu. Le Grand-Esprit voulait qu’ils vécussent jusqu’à ce qu’ils fussent desséchés comme les branches du chêne, et qu’ils tombassent par leur propre poids.

— Allons, allons, Sumac, reprit Deerslayer, qui aimait trop la vérité pour écouter avec patience de pareilles hyperboles, même sortant du sein déchiré d’une veuve, c’est porter un peu trop loin les privilèges d’une Peau-Rouge. Ni l’un ni l’autre n’était pas plus un jeune homme qu’on ne pourrait vous appeler une jeune femme ; et quant à ce que le Grand-Esprit voulait qu’ils mourussent autrement qu’ils ne l’ont fait, c’est une grande méprise, vu que tout ce que veut le Grand-Esprit est toujours sûr d’arriver. Ensuite il est assez clair qu’aucun de vos amis ne m’a fait aucun mal ; mais si je leur en ai fait, c’est parce qu’ils voulaient m’en faire. C’est la loi naturelle : je les ai tués pour ne pas être tué moi-même.

— Cela est vrai. Sumac n’a qu’une langue, et elle n’a pas deux manières de raconter une histoire. L’homme blanc a tué les Peaux-Rouges pour ne pas être tué par eux. Les Hurons sont justes, ils l’oublieront. Les chefs fermeront les yeux et feront semblant de ne pas l’avoir vu. Les jeunes gens croiront que le Loup-Cervier et la Panthère sont allés chasser dans des bois bien loin d’ici, et Sumac prendra ses enfants par la main, entrera dans le wigwam de l’homme blanc, et lui dira : — Voyez ! voici vos enfants ; ils sont aussi les miens ; nourrissez-nous, et nous vivrons avec vous.

— Ces conditions sont inadmissibles, Sumac ; je suis sensible à vos pertes, et je sens qu’elles sont pénibles à supporter ; mais je ne puis accepter vos conditions. Quant à vous fournir de la venaison, si nous vivions dans le voisinage l’un de l’autre, cela ne me serait pas bien difficile ; mais pour devenir votre mari et le père de vos enfants, je vous dirai, pour vous parler franchement, que je n’en ai aucune envie.

— Regardez cet enfant, barbare ! il n’a plus de père pour lui apprendre à tuer un daim et à enlever une chevelure. Voyez cette petite fille, quel jeune homme viendra chercher une femme dans un wigwam qui n’a plus de chef ? J’en ai encore d’autres dans mon village dans le Canada, et le Tueur de Daims aura autant de bouches à nourrir qu’il peut le désirer.

— Je vous dis, femme, s’écria Deerslayer dont l’imagination ne secondait nullement l’appel que faisait la veuve à sa sensibilité, et que les tableaux qu’elle lui présentait commençaient à rendre plus rétif ; je vous dis que tout cela n’est rien pour moi. Les orphelins doivent être nourris et soignés par leurs parents et les membres de leur tribu, et non par d’autres. Quant à moi, je n’ai pas d’enfants, et je n’ai pas besoin de femme. Retirez-vous donc, Sumac, et laissez-moi entre les mains de vos chefs ; car ma couleur, mes dons et la nature même se récrient contre l’idée de vous avoir pour femme.

Il est inutile d’appuyer sur l’effet que produisit une réponse si positive. S’il y avait dans le sein de la veuve quelque chose qui ressemblât à de la tendresse, — et quel cœur de femme fut jamais entièrement dépourvu de cette qualité de son sexe ? — ce sentiment disparut à une réplique si peu équivoque. L’orgueil mortifié, le désappointement, la fureur, un volcan de courroux, firent une explosion soudaine, comme si elle eut perdu l’esprit au coup de baguette d’un magicien. Poussant des cris de rage qui firent retentir la forêt, elle se jeta sur le prisonnier et le saisit par les cheveux, qu’elle semblait résolue à lui arracher. Il se passa quelques instants avant qu’on pût l’éloigner de sa victime. Heureusement pour Deerslayer, la fureur de cette femme fut aveugle, car, dans l’impuissance totale où il était de se défendre, elle aurait pu le sacrifier à sa vengeance avant qu’on eût eu le temps de venir à son secours. Elle ne réussit pourtant qu’à lui arracher une ou deux poignées de cheveux avant qu’on l’entraînât.

Cette insulte à la veuve fut regardée comme faite à toute la tribu, moins pourtant par respect pour elle que par égard pour l’honneur des Hurons. Le Sumac elle-même était considérée comme ayant dans son caractère autant d’acidité que le fruit de l’arbuste dont elle portait le nom, et à présent qu’elle avait perdu ses deux grands appuis, son mari et son frère, peu de personnes se donnaient la peine de déguiser l’aversion qu’elle leur inspirait. Cependant il était devenu un point d’honneur de punir la Face-Pâle qui avait dédaigné une Huronne ; et qui avait déclaré froidement qu’il préférait mourir plutôt que de décharger la tribu du soin de fournir aux besoins d’une veuve et de ses enfants. Les jeunes gens manifestèrent leur impatience de commencer les tortures ; les vieux chefs ne montrèrent aucune disposition à permettre un plus long délai, et Rivenoak se trouva obligé de donner le signal de cette œuvre infernale.