Le Tueur de daims/Chapitre XXVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 427-443).




CHAPITRE XXVII.


Tu as été bien occupée aujourd’hui, ô mort, et cependant tu n’as fait que la moitié de la besogne. Une foule de tes victimes assiègent les portes de l’enfer, et pourtant deux fois dix mille esprits, qui ne songent pas à faire divorce avec leurs habitations mortelles, doivent, avant que le soleil se couche, entrer dans le séjour des ténèbres.
Southey.

Un homme connaissant parfaitement le cours des astres aurait vu qu’il s’en fallait encore de deux ou trois minutes que le soleil fût à son zénith quand Deerslayer débarqua sur la pointe où les Hurons étaient alors campés presque en face du château. Ce campement était semblable à celui qui a déjà été décrit, si ce n’est que la surface du sol, dans tous les environs, était plus unie et moins couverte d’arbres. Ces deux circonstances faisaient que le local n’en convenait que mieux à l’objet pour lequel il avait été choisi, l’espace sous les branches ayant quelque ressemblance avec un tapis de verdure couvert d’arbres. Favorisé par sa position et par la source qui s’y trouvait, cet endroit avait souvent servi de rendez-vous aux sauvages et aux chasseurs, et l’herbe croissant bientôt sur les places où ils avaient allumé du feu, c’était une sorte de pelouse, beauté qui est assez rare dans les forêts vierges. Les bords du lac étaient moins garnis de buissons que le reste de ses rives, de sorte que l’œil pénétrait dans les bois dès qu’on avait mis le pied sur le sable, et qu’on voyait d’un seul coup d’œil presque toute l’étendue de la pointe.

Si c’était un point d’honneur pour les guerriers indiens de tenir leur parole, quand ils avaient promis de revenir à une heure fixe pour recevoir la mort, un autre trait qui les caractérisait était de ne montrer aucune impatience de connaître leur destin, et de n’arriver que le plus près possible du moment qui avait été fixé. S’il était bien de ne pas excéder le temps qui avait été accordé par la générosité de l’ennemi, il était encore mieux de ne pas le devancer. C’était une sorte d’effet dramatique qui se rattachait à quelques-uns des plus graves usages des aborigènes américains, et c’était sans doute le résultat d’un sentiment naturel. Nous aimons tous le merveilleux, et quand il est accompagné d’un dévouement chevaleresque et d’une stricte fidélité à l’honneur, il se présente à notre admiration sous une forme doublement attrayante. En ce qui concerne Deerslayer, quoiqu’il fût fier de prouver ce qu’il appelait son sang blanc, en s’écartant souvent des coutumes des hommes rouges, il les adoptait fréquemment ainsi que leurs sentiments, sans y songer, parce qu’il ne pouvait en appeler à d’autres arbitres de sa conduite que leur goût et leur jugement. En cette occasion, il n’aurait pas voulu montrer une hâte inutile par un retour trop accéléré, car on l’aurait regardé comme un aveu tacite qu’il avait demandé plus de temps qu’il n’en avait besoin ; mais d’une autre part, si l’idée s’en fût présentée à son esprit, il aurait un peu accéléré ses mouvements pour ne pas avoir l’air de ne revenir qu’au dernier instant du délai qui lui avait été fixé. Le hasard avait déjoué cette dernière intention ; car lorsqu’il mit le pied sur la pointe, et qu’il s’avança d’un pas ferme vers le groupe des chefs gravement assis sur un arbre tombé, le plus âgé d’entre eux leva les yeux vers une ouverture entre les branches, et fit remarquer à ses compagnons que le soleil arrivait en ce moment à l’endroit connu pour marquer le zénith. Une exclamation à voix basse, mais générale, annonça la surprise et l’admiration des Hurons, et les chefs se regardèrent entre eux, quelques-uns avec envie et désappointement, quelques autres avec surprise de l’exactitude précise de leur victime, le petit nombre avec un sentiment plus généreux et plus libéral. L’Indien américain regardait toujours ses victoires morales comme les plus nobles. Il faisait plus de cas des cris et des gémissements que les tourments arrachaient à sa victime, que du trophée de sa chevelure, et de ce trophée que de sa mort. Tuer un ennemi sans rapporter cette preuve de sa victoire, paraissait à peine honorable, et ces grossiers et féroces habitants des forêts, comme leurs frères plus civilisés des cours et des camps, s’étaient fait des points d’honneur arbitraires et fantastiques pour supplanter les principes de la justice et les décisions de la raison.

Les Hurons avaient été divisés d’opinion sur la question de savoir si leur prisonnier reviendrait. La plupart d’entre eux n’avaient pas même cru possible qu’une Face-Pâle revînt volontairement pour subir d’horribles tortures ; mais quelques-uns des plus vieux s’attendaient à une autre conduite de la part d’un homme qui avait montré tant de sang-froid, de bravoure et de droiture. La majeure partie avait pourtant consenti à l’absence momentanée du prisonnier, moins dans l’espoir de le voir tenir sa promesse que pour pouvoir faire un reproche aux Delawares du manque de parole d’un homme qui avait passé une si grande partie de sa vie dans leurs villages. Ils auraient de beaucoup préféré que Chingachgook eût été leur prisonnier et leur eût manqué de foi ; mais le chasseur à face pâle n’était pas un mauvais remplaçant, puisqu’ils n’avaient pu faire un captif de cette tribu qu’ils détestaient. Dans le dessein de rendre leur triomphe plus signalé s’il se passait une heure sans que le jeune chasseur reparût, tous les partis détachés et tous les espions avaient été rappelés dans le camp, et toute la troupe, hommes, femmes et enfants, était alors rassemblés pour être témoin de ce qui allait se passer. Comme le château était en pleine vue, et à une distance peu éloignée, il était facile de le surveiller en plein jour ; et comme ils savaient qu’il ne pouvait s’y trouver que Hurry, le Delaware et les deux jeunes filles, ils ne craignaient pas qu’ils pussent s’échapper sans être vus. Un grand radeau, ayant un parapet de troncs d’arbres, avait été préparé afin de s’en servir pour attaquer l’arche ou le château, suivant que l’occasion l’exigerait, dès que le sort de Deerslayer aurait été décidé, les chefs ayant pensé qu’il commençait à être dangereux de différer leur départ pour le Canada au-delà de la nuit suivante. En un mot, la troupe n’attendait que le résultat de cette seule affaire pour amener les choses à une crise sur le lac, avant de commencer sa retraite vers le lac Ontario.

C’était une scène imposante que celle vers laquelle Deerslayer s’avançait en ce moment. Les chefs étaient assis sur le tronc de l’arbre tombé, et l’attendaient avec un grave décorum. À leur droite étaient les guerriers armés ; à leur gauche, les femmes et les enfants ; au centre, devant eux, était un espace d’une étendue considérable, couvert partout par la cime des arbres, mais où il ne se trouvait ni broussailles, ni bois mort, ni aucun autre obstacle à la marche. Les arches formées par le feuillage des branches supérieures jetaient leur ombre sur ce lieu, que les rayons du soleil, cherchant à se frayer un passage à travers les feuilles, contribuaient à éclairer. Ce fut probablement une pareille scène qui donna à l’esprit de l’homme la première idée des effets que l’architecture gothique pouvait produire dans une église ; car ce temple construit par la nature en produisait un à peu près semblable, en ce qui concerne l’ombre et la lumière.

Comme cela n’était pas rare parmi les tribus errantes des aborigènes, deux chefs partageaient, à un degré presque égal, la principale et primitive autorité sur ces enfants de la forêt. Plusieurs autres avaient le titre de chefs ; mais les deux dont nous parlons avaient une influence si supérieure à celle des autres, que, lorsqu’ils étaient d’accord, personne ne contestait leurs ordres ; et quand ils étaient d’avis contraire, la tribu hésitait, comme des hommes ayant perdu le principe qui dirigeait toutes leurs actions. Il était aussi conforme à l’usage, et nous pourrions peut-être ajouter à la nature, que ces deux chefs dussent leur élévation, l’un à son esprit, et l’autre à des qualités purement physiques. Le premier était un vieillard connu par son éloquence dans la discussion, par sa sagesse dans le conseil, et par sa prudence dans toutes ses mesures ; son compétiteur, sinon son rival, était un guerrier qui s’était distingué à la guerre, d’une férocité sans exemple, et dont l’intelligence n’était remarquable que par l’astuce et par les expédients qu’il y puisait. Le premier était Rivenoak, avec qui nos lecteurs ont déjà fait connaissance ; l’autre se nommait la Panthère, dans la langue du Canada, le français étant celle d’une partie de cette colonie. Le nom de ce chef était censé indiquer ses qualités, suivant l’usage des hommes rouges, la férocité, l’astuce et la perfidie étant peut-être les traits distinctifs de son caractère. Ce titre lui avait été conféré par les Français, et il n’en faisait que plus de cas d’après cette circonstance, les Indiens se soumettant, dans la plupart des choses de cette nature, à l’intelligence supérieure de leurs alliés à face pâle. On verra par la suite si ce sobriquet était mérité.

Rivenoak et la Panthère étaient assis à côté l’un de l’autre, attendant l’arrivée du prisonnier, quand Deerslayer mit un pied sur le sable. Ni l’un ni l’autre ne prononcèrent une syllabe avant que le jeune chasseur se fût avancé au milieu du cercle, en face d’eux, et qu’il eût lui-même proclamé son arrivée. Il le fit d’un ton ferme, quoique avec la simplicité qui le caractérisait.

— Me voici, Mingos, dit-il dans le dialecte des Delawares, que la plupart des Hurons comprenaient ; me voici, et voilà le soleil. L’un n’est pas plus fidèle aux lois de la nature que l’autre ne l’a été à sa parole. Je suis votre prisonnier, faites de moi ce qu’il vous plaira. Mes affaires avec les hommes et avec la terre sont terminées : il ne me reste qu’à aller trouver le dieu des hommes blancs, conformément au devoir et aux dons d’un homme blanc.

Un murmure d’approbation échappa même aux femmes après qu’il eut prononcé ces paroles, et le désir d’adopter dans la tribu un homme d’un caractère si intrépide fut un instant presque général. Cependant tous ne le partageaient pas, et parmi les principaux récalcitrants se trouvaient la Panthère, et sa sœur le Sumac, ainsi nommée à cause du grand nombre de ses enfants, qui était veuve du Loup-Cervier, le guerrier que Deerslayer avait tué d’un coup de carabine, comme les Hurons le savaient alors. Le premier cédait à sa férocité naturelle ; l’autre était dévorée d’une soif de vengeance qui l’empêchait encore de se livrer à un sentiment plus doux. — Il n’en était pas de même de Rivenoak. Ce chef se leva, et étendant le bras avec un geste de courtoisie, il parla au prisonnier avec un air d’aisance et de dignité qui aurait pu faire envie à un prince. Comme il n’avait pas dans toute sa tribu son égal en sagesse et en éloquence, c’était à lui qu’il appartenait de répondre au prisonnier.

— Face-Pâle, vous êtes honnête, dit l’orateur huron. Mon peuple est heureux d’avoir pour prisonnier un homme, et non un renard cauteleux. Nous vous connaissons à présent, et nous vous traiterons en brave. Si vous avez tué un de nos guerriers, et aidé à en tuer d’autres, vous avez une vie qui vous appartient, et vous êtes prêt à la donner en retour. Quelques-uns de mes guerriers pensaient que le sang des Faces-Pâles était trop clair, et qu’il ne voudrait pas couler sous les couteaux des Hurons ; vous leur avez prouvé qu’il n’en est rien. Votre cœur est aussi brave que votre corps. C’est un plaisir de faire un prisonnier comme vous. Si mes guerriers disaient que la mort du Loup-Cervier ne peut être oubliée, qu’il ne doit pas voyager seul vers la terre des esprits, et qu’il faut lui envoyer son ennemi pour le rejoindre et lui tenir compagnie, ils n’oublieront pas qu’il est tombé sous la main d’un brave, et nous vous enverrons à lui avec de tels signes de notre amitié, qu’il ne sera pas honteux de voyager avec vous. — J’ai parlé ; vous savez ce que j’ai dit.

— Oui, Mingo ; cela est vrai comme l’Évangile. Vous avez parlé, et je sais non-seulement ce que vous avez dit, mais encore, ce qui est plus important, ce que vous avez voulu dire. J’ose dire que votre guerrier, le Loup-Cervier, était un homme brave, digne de votre amitié et de votre respect ; mais je ne me sens pas indigne de lui tenir compagnie sans avoir un passe-port de vos mains. Au surplus, me voici prêt à entendre le jugement que portera votre conseil, si toutefois l’affaire n’était pas déjà décidée avant mon retour.

— Les chefs ne voudraient pas siéger en conseil pour juger une Face-Pâle avant de l’apercevoir au milieu d’eux, répondit Rivenoak en regardant autour de lui d’un air un peu ironique ; ils disent que ce serait la même chose que de siéger en conseil pour juger les vents, qui s’en vont ou ils veulent, et reviennent si bon leur semble, et non autrement. Il y a eu une voix qui a parlé en votre faveur, Deerslayer ; mais c’était une voix solitaire, comme celle du roitelet dont la compagne a péri sous les serres du faucon.

— Je remercie cette voix, à qui que ce soit qu’elle appartienne, Mingo, et je dirai que c’était une voix aussi véridique que les autres étaient menteuses. Un congé est un lien aussi solide pour un blanc, s’il est honnête, que pour une Peau-Rouge ; et quand cela ne serait pas, je ne voudrais jamais déshonorer les Delawares, parmi lesquels on peut dire que j’ai reçu mon éducation. Mais les paroles ne servent à rien et ne conduisent qu’à des fanfaronnades. Me voici ; faites de moi ce qu’il vous plaira.

Rivenoak fit un signe d’acquiescement, et eut une courte conférence avec les chefs. Dès qu’elle fut terminée, quelques jeunes guerriers sortirent des rangs des hommes armés et disparurent. Il fut ensuite signifié au prisonnier qu’il avait la liberté de se promener où il le voudrait sur la pointe, pendant que le conseil délibérerait sur son sort. Cette marque de confiance était plus apparente que réelle, car les jeunes guerriers dont il vient d’être parlé formaient déjà une ligne de sentinelles à l’endroit où la pointe se réunissait à la terre, et le prisonnier ne pouvait s’échapper d’aucun autre côté. On avait même reculé la pirogue sur laquelle il était arrivé au-delà de la ligne des sentinelles, et on l’avait placée dans un endroit où elle semblait à l’abri de toute tentative pour s’en emparer. Ces précautions ne venaient pas précisément d’un manque de confiance ; mais on savait que le prisonnier avait tenu sa parole, il n’avait rien promis de plus, et s’il avait réussi à s’échapper, les Hurons eux-mêmes auraient regardé cet exploit comme honorable pour lui. Les distinctions faites par les sauvages dans des cas semblables sont si délicates, qu’ils laissent quelquefois à leurs victimes une chance pour se soustraire à la torture, pensant qu’il est aussi glorieux pour eux de reprendre un prisonnier dans le moment où il fait pour se sauver des efforts proportionnés au danger de sa situation, qu’il le serait pour lui de déjouer leur vigilance.

Deerslayer n’ignorait pas ses droits, et il se promettait de ne négliger aucune occasion d’en user ; mais le cas lui paraissait désespéré ; il savait qu’une ligne de sentinelles avait été établie, et il lui paraissait impossible de la forcer. Il n’aurait pas trouvé très-difficile de gagner le château à la nage ; mais à l’aide de la pirogue, les sauvages l’auraient atteint avant qu’il y fût arrivé. En se promenant sur la pointe, il examina les lieux avec grand soin, pour voir s’ils n’offraient aucun moyen de se cacher ; mais il ne put en trouver, et d’ailleurs tous les yeux fixés sur lui, quoique en affectant de ne pas le regarder, ne lui permettaient pas d’espérer qu’un tel expédient lui réussît. La crainte et la honte d’échouer dans quelque tentative de ce genre n’avaient aucune influence sur lui, car il se faisait toujours un point d’honneur de raisonner et de sentir en homme blanc plutôt qu’en Indien, et il regardait comme un devoir de faire tout ce qui lui serait possible pour sauver sa vie, pourvu que ce fût sans agir contre ses principes. Il hésitait pourtant à faire cette tentative, car il pensait aussi qu’il devait voir une chance de succès avant de rien entreprendre.

Pendant ce temps, l’affaire se discutait dans le conseil des chefs avec régularité. Ils s’étaient retirés à l’écart, et personne n’était admis parmi eux que le Sumac, car la veuve du guerrier tué avait le droit exclusif d’être entendue dans une pareille occasion. Les jeunes guerriers se promenaient d’un air d’indifférence indolente, et attendaient avec toute la patience des Indiens la fin des délibérations de leurs chefs, et les femmes préparaient le repas qui devait terminer la journée, quel que fût le destin de Deerslayer. Personne ne montrait la moindre émotion ; cependant deux ou trois vieilles femmes qui causaient ensemble indiquaient, par les regards sinistres qu’elles lançaient sur le prisonnier et par leurs gestes menaçants, qu’elles ne lui étaient pas favorables, tandis qu’un groupe de jeunes filles jetaient sur lui à la dérobée des coups d’œil qui exprimaient la pitié et le regret. À l’exception de l’extrême vigilance des sentinelles, un observateur indifférent n’aurait aperçu dans le camp aucun mouvement, aucune sensation qui annonçât qu’il s’y passait quelque chose d’extraordinaire. Cet état de choses dura environ une heure.

L’incertitude est peut-être le sentiment le plus difficile à supporter. Quand Deerslayer était arrivé, il s’attendait à subir au bout de quelques minutes toutes les tortures que la soif de la vengeance pourrait suggérer aux Hurons, et il s’était préparé à les souffrir avec courage ; mais le délai lui parut plus cruel que les souffrances, et il commençait à songer à faire quelque effort désespéré pour s’échapper, — peut-être pour accélérer la fin de cette scène, — quand on l’avertit tout à coup de revenir devant ses juges, qui étaient prêts à le recevoir, toute la troupe rangée autour d’eux, comme à son arrivée.

— Tueur de Daims, dit Rivenoak dès que le prisonnier fut devant lui, les chefs ont écouté des paroles sages, et ils sont prêts à parler. Vous êtes un homme dont les pères sont venus du côté du soleil levant ; nous, nous sommes les enfants du soleil couchant. Nous tournons le visage vers les grands lacs d’eau douce quand nous regardons du côté de nos villages. Ce peut être un pays sage et plein de richesses du côté du matin, mais c’en est un fort agréable du côté du soir. Nous aimons à porter nos regards dans cette direction. Quand nous regardons du côté de l’est, nous avons de l’inquiétude, car il en arrive tous les jours ; à la suite du soleil, de grands canots qui amènent ici de nouveaux hommes blancs, comme si leur pays en était plein à déborder. Les hommes rouges sont déjà en petit nombre, et ils ont besoin de remplir leurs rangs. Un de nos meilleurs wigwams est devenu vide par la mort de son maître, et il se passera longtemps avant que le fils soit assez âgé pour s’asseoir à la place de son père. Voilà sa veuve ; elle a besoin de venaison pour se nourrir, elle et ses enfants, car ses fils sont encore comme les petits du rouge-gorge qui n’ont pas quitté le nid. C’est votre main qui l’a frappée de cette terrible calamité. Elle a deux devoirs à remplir, l’un envers son mari, le Loup-Cervier ; l’autre envers ses enfants. Chevelure pour chevelure, sang pour sang, mort pour mort, voilà le premier. Le second est de donner de la nourriture à ses enfants. Nous vous connaissons, Tueur de Daims. Vous avez de l’honneur ; quand vous dites une chose, c’est qu’elle est vraie ; vous n’avez qu’une langue, et elle n’est pas fourchue comme celle d’un serpent. Votre tête n’est jamais cachée sous l’herbe, chacun peut la voir. Ce que vous promettez, vous le faites. Vous êtes juste ; quand vous avez fait le mal, vous désirez le réparer le plus tôt possible. — Eh bien ! voici le Sumac ; elle est seule dans son wigwam ; ses enfants crient autour d’elle pour lui demander de la nourriture. Voici un mousquet, il est chargé et amorcé ; prenez-le, allez tuer un daim, portez-le au Sumac, nourrissez ses enfants, et dites-lui que vous la prenez pour femme. Après cela, votre cœur ne sera plus delaware, et deviendra huron ; le Sumac n’entendra plus crier ses enfants, et ma tribu retrouvera le guerrier qu’elle a perdu.

— Je craignais cela, Rivenoak, répondit Deerslayer, oui, je craignais que vous n’en vinssiez là. Quoi qu’il en soit, la vérité est bientôt dite, et elle mettra fin à toute proposition de ce genre. Je suis blanc et chrétien, Mingo ; et il ne me convient pas de prendre une femme rouge et païenne. Ce que je ne ferais pas en temps de paix et sous le soleil le plus brillant, je le ferai encore moins pour sauver ma vie, quand ma tête est sous un nuage. Il est possible que je ne me marie jamais, et la Providence, en me plaçant dans les forêts, probablement voulu que je vécusse seul ; mais s’il m’arrivait de me marier, ce ne serait qu’une femme de ma couleur qui entrerait dans mon wigwam. Quant à fournir de la nourriture aux enfants de votre guerrier, le Loup-Cervier, je le ferais de tout mon cœur, si je pouvais le faire sans me déshonorer ; mais cela est impossible, vu que je n’habiterai jamais un village de Hurons. Que vos jeunes guerriers fournissent de la venaison au Sumac, et lorsqu’elle se remariera, qu’elle prenne un mari dont les jambes ne soient pas assez longues pour le conduire sur un territoire qui ne lui appartient pas. Nous avons combattu à armes égales, et il a succombé. Ce n’est que ce qu’un brave doit attendre, et il doit toujours y être prêt. Quant à avoir le cœur d’un Mingo, attendez-vous plutôt à voir des cheveux blancs sur la tête d’un enfant, ou des mûres de ronces sur un pin. Non, non, Huron, mes dons sont blancs, en ce qui concerne une femme, et mon cœur est delaware en tout ce qui touche les Indiens.

Deerslayer avait à peine cessé de parler, qu’un murmure général annonça le mécontentement avec lequel on l’avait entendu. Les vieilles femmes surtout exprimaient hautement leur ressentiment ; et le Sumac elle-même, qui était assez vieille pour être la mère du jeune chasseur, n’épargnait pas les imprécations. Mais toutes les manifestations de désappointement et de colère n’étaient rien auprès de la rage dont était transporté la Panthère. Ce chef féroce avait regardé comme une dégradation de permettre à sa sœur de devenir la femme d’un homme à face pâle, et surtout d’un Anglais ; il n’avait consenti qu’à contre-cœur à un arrangement qui n’avait rien d’inusité parmi les Indiens ; et il n’avait cédé qu’aux vives instances de sa sœur. Il était alors blessé au vif en voyant un prisonnier méprisé refuser l’honneur qu’on voulait bien lui faire. L’animal dont il portait le nom ne regarde pas sa proie avec plus de férocité qu’on n’en voyait briller dans ses yeux fixés sur le captif, et son bras ne fut pas lent à seconder la fureur qui l’enflammait.

— Vil roquet des Faces-Pâles, s’écria-t-il, va hurler avec les chiens de ta race dans les bois sans gibier qui leur sont destinés !

L’action suivit de près ces paroles. Il parlait encore quand il saisit son tomahawk, et il le lança contre Deerslayer. Heureusement pour celui-ci, le son de la voix de l’Indien avait attiré ses yeux, sans quoi, ce moment aurait terminé sa carrière. Cette arme dangereuse fut lancée avec tant de dextérité, et dans des intentions si meurtrières, qu’elle aurait fendu la tête du jeune chasseur s’il n’eût levé le bras et saisi le manche du tomahawk qui arrivait en tournant, avec une adresse au moins égale à celle qui avait été mise à le lancer. La violence du coup était telle qu’il souleva le bras de Deerslayer au-dessus de sa tête, et précisément dans l’attitude convenable pour une attaque semblable contre son ennemi. Nous ne pouvons dire si la circonstance de se trouver tout à coup armé et dans une attitude menaçante, fut pour Deerslayer une tentation d’user de représailles, ou si un premier mouvement de ressentiment l’emporta sur sa prudence et sa patience ordinaires ; son œil étincela, une petite tache rouge parut sur chacune de ses joues, et réunissant toute son énergie pour armer son bras de toute sa force, il lança à son tour le tomahawk contre son ennemi. Ce coup était inattendu, et ce fut ce qui en assura le succès. La Panthère n’eut le temps ni de lever le bras, ni de baisser la tête pour l’éviter. La petite hache frappa sa victime en ligne perpendiculaire au-dessus du nez et entre les yeux, et lui fendit littéralement le front en deux parties. Le sauvage fit un saut pour s’élancer sur le prisonnier, mais il tomba de son long au milieu de l’espace vide laissé dans le demi-cercle, rendant le dernier soupir. Tous les Hurons coururent à la Panthère pour le relever et lui donner des secours, et aucun d’eux ne songea plus au prisonnier. Deerslayer profita de ce moment pour faire un effort désespéré ; et il prit la fuite avec la rapidité d’un daim. Quelques instants après, tous les Hurons, hommes, femmes et enfants, abandonnant le corps inanimé de la Panthère, étaient à sa poursuite en poussant des cris horribles.

Quelque imprévu qu’eût été l’événement qui avait décidé le jeune chasseur à tenter cette épreuve d’agilité, il n’était pas tout à fait sans y être préparé. Pendant l’heure qui venait de s’écouler, il avait mûrement réfléchi sur les chances d’un pareil coup de hardiesse, et il avait calculé toutes les causes qui pouvaient le faire réussir ou échouer. Dès le premier moment qu’il se mit en course, ses membres furent donc complètement sous l’influence d’une intelligence qui tirait le meilleur parti de tous leurs efforts, et, dans un instant si important, il n’éprouva ni indécision ni hésitation. Ce fut à cette seule circonstance qu’il dut le premier succès qu’il obtint, celui de traverser sans accident la ligne des sentinelles. La manière dont il en vint à bout, quoique assez simple, mérite d’être rapportée.

Quoique les bords de la pointe ne fussent pas garnis d’une frange de buissons comme presque toutes les autres rives du lac, cette circonstance ne venait que de ce que cet endroit était fréquenté par les chasseurs et les pêcheurs, qui les coupaient pour en faire du feu. Cette frange reparaissait à l’endroit où la pointe se rattachait à la terre ; elle y était aussi épaisse que partout ailleurs, et s’étendait en une longue ligne du nord au sud. Ce fut de ce côté que Deerslayer dirigea sa course rapide ; et comme les sentinelles étaient un peu au-delà de l’endroit où commençaient les buissons, le fugitif avait gagné le couvert avant que l’alarme leur fût communiquée. Il était impossible de courir au milieu d’épaisses broussailles, et pendant trente à quarante toises il marcha dans l’eau sur le bord du lac, où il n’en avait que jusqu’aux genoux ; mais c’était un obstacle qui nuisait à la vitesse de ceux qui le poursuivaient aussi bien qu’à la sienne. Dès qu’il trouva un endroit favorable, il traversa la ligne des buissons et entra dans le bois.

Plusieurs coups de fusil furent tirés sur lui pendant qu’il marchait dans l’eau, et surtout quand il fut entré dans la forêt ; mais la direction de la ligne de sa fuite, qui croisait celle du feu, la confusion générale qui régnait parmi les Hurons, et la précipitation avec laquelle ils tiraient, sans se donner le temps de l’ajuster, firent qu’il ne reçut aucune blessure. Les balles sifflaient à ses oreilles, elles cassaient des branches à ses côtés, mais pas une ne toucha même ses vêtements. Le délai causé par ces tentatives infructueuses fut très-utile au fugitif, qui avait une avance de plus de cinquante toises sur ceux des Hurons qui le suivaient de plus près, avant qu’on eût pu mettre de l’ordre et du concert dans la poursuite. Le poids de leurs mousquets retardait leur course, et après les avoir déchargés dans un espoir vague de le blesser, ils les jetèrent par terre, en criant aux femmes et aux enfants de les ramasser et de les recharger le plus tôt possible.

Deerslayer connaissait trop bien la nature désespérée du parti qu’il avait pris pour perdre un seul de ces instants précieux ; il savait aussi que son seul espoir était de suivre une ligne droite ; car, s’il tournait d’un côté ou de l’autre, le nombre de ses ennemis ferait qu’il serait bientôt devancé. Il prit donc une route diagonale pour gravir la montagne, qui n’était ni très-haute, ni très-escarpée, quoique la montée fût assez difficile pour la rendre pénible à un homme dont la vie dépendait de ses efforts. Là, il ralentit sa course pour reprendre haleine, et se contenta de marcher à grands pas dans les parties qui lui offraient plus de difficultés à surmonter. Les Hurons le suivaient en hurlant de fureur ; mais il n’y fit aucune attention ; sachant qu’ils avaient à vaincre les mêmes obstacles qui l’avaient retardé, avant de pouvoir arriver à la hauteur qu’il venait d’atteindre. Il était alors près du sommet de la montagne, et il vit, d’après la conformation du terrain, qu’il fallait qu’il descendît dans une vallée profonde avant d’arriver à la base d’une seconde montagne ; s’étant hâté de gagner le sommet, il regarda tout autour de lui pour voir s’il découvrirait quelque abri où il pût se cacher. Rien de semblable ne s’offrit à ses yeux, mais il aperçut un gros arbre tombé à quelques pas de lui, et les situations désespérées exigent des remèdes analogues. Cet arbre était couché en ligne parallèle à la vallée, près du sommet de la montagne : sauter sur cet arbre et se placer en long presque sous son tronc énorme ne fut l’affaire que d’un instant ; mais auparavant il se montra debout sur le haut de la montagne et poussa un cri de joie, comme s’il eût triomphé en voyant la descente qui s’offrait à lui. Le moment d’après, il était étendu sous l’arbre.

Après avoir adopté cet expédient, il sentit aux pulsations de toutes ses artères quelle était la violence des efforts qu’il avait faits. Il pouvait entendre son cœur battre, et sa respiration ressemblait à l’action d’un soufflet en mouvement rapide. Peu à peu cependant il respira plus librement, et son cœur cessa de battre comme s’il eût voulu sortir de sa poitrine. Bientôt il entendit les pas des Hurons qui gravissaient l’autre côté de la montagne, et leurs voix ne tardèrent pas à annoncer leur arrivée. Les premiers qui atteignirent le sommet de la hauteur poussèrent un cri de joie. Craignant ensuite que le fugitif ne leur échappât à la faveur de la descente, ils sautèrent par-dessus l’arbre tombé, et entrèrent dans le ravin, espérant apercevoir leur prisonnier avant qu’il fût arrivé dans la vallée. D’autres arrivèrent bientôt, en firent autant, et Deerslayer commença à espérer qu’ils étaient tous passés. Il survint pourtant encore quelques traîneurs, et il en compta jusqu’à quarante, car il les comptait pour s’assurer à peu près combien il pouvait en rester en arrière. Ils ne tardèrent pas à arriver dans la vallée, à plus de cent pieds au-dessous de lui, et quelques-uns avaient même commencé à gravir la seconde montagne, quand ils s’arrêtèrent et eurent l’air de se consulter ensemble pour savoir de quel côté le fugitif pouvait avoir dirigé sa course. C’était un moment critique, et un homme dont les nerfs eussent été moins fermes, et qui aurait été moins maître de ses premiers mouvements, se serait levé pour s’enfuir. Deerslayer n’en fit rien : il resta immobile à sa place, surveillant tous les mouvements des Hurons et achevant de reprendre haleine.

Les Hurons ressemblaient alors à une meute de chiens en défaut. Ils parlaient peu ; mais ils coururent çà et là, examinant les feuilles mortes qui couvraient la terre, comme un chien cherche à retrouver la piste qu’il a perdue. Le grand nombre des moccasins qui y avaient laissé leur empreinte rendait cet examen difficile, quoique les traces laissées par le pied tourné en dedans d’un Indien les fassent aisément distinguer de celles que laisse le pied d’un homme blanc. Croyant enfin qu’il n’y avait plus de Hurons à sa poursuite derrière lui, Deerslayer sauta tout à coup de l’autre côté de l’arbre. Il parut avoir fait avec succès ce changement de position, et l’espoir commença à renaître dans son cœur. Après avoir perdu quelques instants à écouter les sons qui se faisaient entendre dans la vallée, il se mit en marche sur les genoux et les mains vers le sommet de la montagne, qui, à ce qu’il espérait, le cacherait bientôt à ses ennemis. Il y réussit, et se mettant sur ses pieds, il marcha à grands pas, mais sans courir, dans une direction contraire à celle qu’il avait suivie en commençant à fuir. De grands cris qu’il entendit tout à coup dans la vallée lui causèrent de l’inquiétude, et il remonta sur le sommet pour en reconnaître la cause. À peine y fut-il arrivé que les Hurons l’aperçurent et se remirent à sa poursuite. Comme on avait le pied plus sûr en suivant la chaîne des hauteurs, Deerslayer ne voulut pas redescendre la colline ; mais les Hurons, jugeant, d’après la conformation générale du terrain, que les hauteurs ne tarderaient pas à descendre au niveau de la vallée, suivirent ce dernier chemin, tandis que quelques-uns couraient vers le sud pour l’empêcher de s’échapper de ce côté, et que d’autres s’avançaient vers le lac pour lui couper la retraite le long de ses rives.

La situation de Deerslayer était alors plus critique qu’elle ne l’avait encore été. Il était entouré de trois côtés, et il avait le lac du quatrième. Mais il avait bien calculé toutes ses chances, et il prit ses mesures avec sang-froid, même en courant de toutes ses forces. Comme presque tous les habitants de ces frontières, agiles et vigoureux, il n’aurait craint à la course aucun des Indiens qui le poursuivaient, et qui n’étaient redoutables pour lui en ce moment qu’à cause de leur nombre ; il n’aurait pas hésité à fuir en droite ligne s’il eût été sûr de les avoir tous derrière lui ; mais il savait qu’il n’en était rien, et quand il vit que la hauteur commençait à s’incliner vers la vallée, il coupa sa première course à angle droit, et descendit rapidement la colline en se dirigeant vers le rivage.

Deerslayer avait alors un autre projet en vue, quoique non moins désespéré que le premier. Abandonnant toute idée de s’échapper par les bois, il s’avança à la hâte vers la pirogue. Il savait en quel endroit elle avait été placée, et s’il pouvait y arriver, il n’aurait qu’à courir la chance de quelques coups de mousquet, et le succès était certain. Aucun des guerriers n’avait gardé ses armes, dont le poids aurait retardé sa marche ; elles étaient entre les mains des femmes et des enfants les plus âgés ; encore la plupart de ceux-ci avaient préféré se mettre à la poursuite du fugitif. Le risque n’était donc pas bien grand, et tout semblait favorable à l’exécution de son plan. Le terrain continuait à aller en pente jusque alors, et il courait de manière à pouvoir espérer de voir bientôt la fin de ses fatigues.

Pendant qu’il se rapprochait ainsi de la pointe, il rencontra plusieurs femmes et quelques enfants. Les premières essayèrent de lui jeter des branches sèches entre les jambes ; mais la terreur inspirée par la mort de la Panthère était telle, qu’aucune n’osa s’approcher de lui assez près pour l’inquiéter. Il passa près d’elles d’un air triomphant et arriva enfin à la frange de buissons. Il la traversa et se trouva encore une fois sur le bord du lac, et à moins de cinquante pas de la pirogue. Il cessa de courir, car il sentait combien il lui importait alors de ne pas perdre haleine ; il s’arrêta même un instant pour boire de l’eau dans le creux de sa main et humecter ses lèvres desséchées. Cependant chaque moment était précieux, et il fut bientôt à côté de la pirogue. Le premier coup d’œil qu’il y jeta lui apprit qu’on en avait retiré les rames. C’était un cruel désappointement après tous les efforts qu’il avait faits, et il pensa un instant à renoncer à tout espoir et à braver ses ennemis en rentrant dans leur camp avec dignité. Mais un hurlement infernal qui ne peut partir que du gosier du sauvage d’Amérique lui annonça l’arrivée prochaine des Hurons les plus agiles qui le poursuivaient, et l’instinct de la vie l’emporta. Ayant donné une direction convenable à l’avant de la pirogue, il entra dans l’eau en la poussant devant lui, et réunissant toutes ses forces et toute sa dextérité pour faire un dernier effort, il s’y élança de manière à tomber de son long au fond de cette légère nacelle sans nuire à l’impulsion qu’il lui avait donnée. Il y resta couché sur le dos, tant pour reprendre haleine que pour se mettre à l’abri des coups de fusil. Si cette impulsion, ou l’action d’un vent ou d’un courant favorable pouvaient le conduire à une distance du rivage qui lui permît de ramer avec ses mains, il ne doutait pas qu’il n’attirât l’attention de Chingachgook et de Judith, qui viendraient à son aide sur une autre pirogue. Étendu au fond de son esquif, il calculait à quelle distance il était de la terre par la cime des arbres qu’il voyait. Les voix nombreuses sur le rivage annonçaient que les Hurons y étaient rassemblés, et il crut même les entendre parler de mettre du monde sur le radeau, qui, heureusement pour lui, était à une assez grande distance de l’autre côté de la pointe.

Peut-être, pendant toute cette journée, la situation de Deerslayer n’avait-elle pas été plus critique qu’en ce moment ; du moins il ne l’avait jamais trouvée si difficile à supporter. Il resta deux ou trois minutes sans oser faire aucun mouvement, se fiant à son oreille, et comptant que, si quelque Huron tentait d’approcher de lui à la nage, le bruit de l’eau le lui apprendrait. Une ou deux fois, il crut entendre le bruit de cet élément agité par un bras circonspect, mais ce n’était que celui que faisait l’eau en frappant sur le sable ; car il est rare que l’eau de ces petits lacs soit assez complètement tranquille pour ne pas avoir un mouvement de hausse et de baisse le long du rivage, comme pour imiter l’océan. Tout à coup toutes les voix se turent, et il y succéda un silence semblable à celui de la mort, et une tranquillité aussi profonde que s’il n’eût existé dans tous les environs que la vie végétale. La pirogue s’était alors assez éloignée du rivage pour que Deerslayer, toujours dans la même position, ne vît plus que l’azur du firmament. Il ne put supporter longtemps cette incertitude, car il savait que ce silence si profond était de mauvais augure, les sauvages n’étant jamais si silencieux que lorsqu’ils vont frapper un coup, comme la panthère avance le pied sans bruit quand elle va prendre son élan. Il prit son couteau, et il allait faire un trou dans l’écorce afin de voir le rivage ; mais il songea que les Hurons pourraient s’apercevoir de cette opération, et qu’ils apprendraient ainsi vers quel point ils devaient diriger leurs balles. En ce moment un coup de feu partit, et la balle perça les deux côtés de la pirogue, à moins de dix-huit pouces de l’endroit où était sa tête. Ce coup ne pouvait partir de bien loin, mais Deerslayer avait essuyé de plus près le feu des Hurons, trop peu de temps auparavant, pour en être épouvanté. Il resta tranquille encore une demi-minute, et alors la cime d’un chêne se montra de nouveau à ses yeux.

Ne pouvant s’expliquer la cause de ce changement, il ne put retenir plus longtemps son impatience. Traînant son corps le long de la pirogue avec la plus grande précaution, il appliqua un œil à l’un des trous faits par la balle, et heureusement il obtint de là une assez bonne vue de la pointe. La pirogue, par une de ces impulsions imperceptibles qui décident si souvent du sort des hommes aussi bien que le cours ordinaire des choses, avait incliné vers le sud, et descendait lentement le lac. Il fut heureux pour Deerslayer qu’il l’eût poussée assez vigoureusement en partant pour qu’elle eût doublé l’extrémité de la pointe avant de prendre cette direction, sans quoi elle serait retournée vers le rivage. Cependant il en passa assez près pour qu’on pût apercevoir la cime de quelques arbres. Il ne pouvait en être alors à plus de cent pieds, mais heureusement un léger courant d’air, venant du sud-ouest, commençait à l’en éloigner.

Le jeune chasseur sentit la nécessité urgente de recourir à quelque expédient pour s’écarter davantage de ses ennemis, et, s’il était possible, pour informer ses amis de sa situation. La distance rendait le dernier projet difficile, et, la proximité de la pointe faisait que l’exécution du premier était indispensable. Une grande pierre ronde et lisse était, suivant l’usage, à chaque extrémité de la pirogue, tant pour servir de lest que pour s’y asseoir. Celle qui était à l’arrière était à la portée de ses pieds, et il réussit à la tirer entre ses jambes jusqu’à ce qu’il pût la saisir avec ses mains, après quoi il la fit rouler jusqu’à ce qu’elle fût à côté de l’autre sur l’avant, ce qui maintint l’assiette de la nacelle, tandis qu’il se glissait lui-même le plus loin possible sur l’arrière. Avant de quitter le rivage, et dès qu’il s’était aperçu qu’on avait enlevé de la pirogue les deux rames, il y avait jeté une branche de bois mort, et elle était à portée d’une de ses mains. Ôtant le bonnet de chasse qu’il portait, il le mit sur un bout de ce bâton, et le laissa paraître au-dessus du bord de la pirogue, aussi loin de lui qu’il le put. Il n’eut pas plutôt exécuté cette ruse de guerre, qu’il eut la preuve qu’il n’avait pas suffisamment apprécié l’intelligence de ses ennemis. Au mépris de cet artifice, un coup de mousquet fut tiré vers une autre partie de la pirogue, et la balle lui effleura la peau du bras gauche. Il reprit son bonnet, et le remit sur-le-champ sur sa tête comme une sauvegarde. Mais, ou les Hurons ne s’aperçurent pas de cette seconde ruse, ou — ce qui est le plus probable — ils se croyaient sûrs de reprendre leur prisonnier, et voulaient l’avoir vivant entre leurs mains.

Pendant quelques minutes, Deerslayer resta immobile ; mais l’œil toujours appliqué au trou fait par la première balle, et donnant sur le rivage, il se réjouit beaucoup en voyant qu’il s’éloignait de plus en plus de la terre, et quand il regarda par-dessus le bord de la pirogue, il ne vit plus aucune cime d’arbre. Mais il remarqua bientôt que sa nacelle tournait lentement, car les deux trous faits par la même balle lui offraient plus que les deux extrémités du lac. Il pensa alors à son bâton, dont un bout était en crosse, ce qui lui donnait quelque facilité à s’en servir pour ramer sans être obligé de se lever. Il en fit l’épreuve, et elle réussit mieux qu’il ne l’avait espéré ; mais la grande difficulté était de faire voguer sa nacelle en droite ligne. Les clameurs qui recommencèrent sur le rivage lui apprirent qu’on avait découvert sa nouvelle manœuvre, et, un instant après, une balle entrant par l’arrière lui passa sous le bras, traversa toute la longueur de la pirogue, et sortit par l’avant. Cela lui persuada qu’il continuait à s’éloigner, et le porta à redoubler ses efforts. Il faisait mouvoir avec plus d’ardeur que jamais le bâton qui lui servait de rame, quand une autre balle le cassa. Le son des voix qu’il entendait paraissant s’éloigner de plus en plus, il résolut de s’abandonner à la dérive jusqu’à ce qu’il se crût hors de portée des balles. Il ne trouva pas d’expédient plus prudent, et il fut encouragé à persister dans ce dessein en sentant un souffle d’air lui rafraîchir le visage, ce qui prouvait que le vent avait un peu augmenté.