Le Trombinoscope/Émile de Girardin

ÉMILE DE GIRARDIN, publiciste français, né en Suisse, en 1802, de parents inconnus. Voici comment on explique que les auteurs de ses jours furent dans l’impossibilité de le reconnaître. Accusant, dès le berceau, une facilité de transformation qu’il a d’ailleurs pleinement justifiée depuis, il serait venu au monde en criant : vive le roi ! et au moment où l’on allait le déclarer à la mairie, se serait mis à crier : vive la République ! Ce brusque changement expliquerait assez que ses parents ne l’aient pas reconnu. Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, il fut commis d’agent de change et se disposait à devenir agent de changement, sous le nom de Delamothe. Dix ans plus tard, d’ailleurs, le général Alexandre de Girardin déclara être son père. Il fallait donc le dire tout de suite !… Nommé inspecteur des Beaux-Arts, sous le ministère Martignac, il gagna des appointements en fondant deux journaux, le Voleur et la Mode ; et ne prévoyant pas encore qu’il deviendrait républicain en 1848, il fit couver cette dernière feuille par la duchesse de Berry, dont les armoiries ornaient chaque numéro. Il fonda, en 1831, le Journal des Connaissances utiles, au nombre desquelles connaissances utiles, il oublia de faire figurer le danger qu’il y avait pour les actionnaires à souscrire aux Mines de Saint-Bérain ; autres choses itout qu’il devait lancer plus tard. Comme il avait fait subventionner la Mode par la duchesse de Berry, il sut faire subventionner son Panthéon littéraire par M. Guizot. Cet homme intelligent eût fait subventionner le Radical par le général Ducrot, si le Radical lui eût appartenu. Rien ne nous ôtera de l’idée que, sur certains crânes humains, la bosse de la subvention existe. Gall l’a oubliée ; mais elle y est. Il fonda la Presse (1836), tira de suite à un grand nombre d’exemplaires et sur Armand Carrel qu’il tua en duel. Député en 1848, il vota avec la Montagne, tout comme si la duchesse de Berry et le ministère Guizot n’avaient jamais subventionné ses anciens journaux, et finit par inventer en 1852 la candidature du prince de Joinville-le-Pot à la présidence de la République, après avoir, quatre ans auparavant, soutenu celle de Louis-Napoléon. Depuis cette époque, la contenance de M. Emile de Girardin n’a plus été qu’une longue suite de travestissements et de changements à vue dont l’exiguité de notre format nous interdit l’énumération. Nos lecteurs se rendront, d’ailleurs, facilement compte des évolutions de ce Clodoche politique en se transportant dans n’importe quel magasin de costumier, et en essayant, pendant une demi-heure devant une glace, les habillements les plus variés de coupe et de couleur. Ils pourront faire quelques grimaces pour obtenir un résultat plus complet. — M. de Girardin a donné au théâtre deux drames : le Supplice d’une femme, qui a obtenu un grand retentissement, grâce à sa mise sur pied par Alexandre Dumas fils ; mais toujours modeste, et voulant prouver que Dumas n’avait été pour rien dans ce succès, il donna, à lui tout seul, les Deux Sœurs, qui eurent environ une représentation et demie. — M. de Girardin a été dans l’intimité du prince Napoléon, comme il avait été le protégé de la duchesse de Berry, et s’était fait le souteneur du prince de Joinville, tous les parents de monarques lui devaient quelque chose, ce qui a fait dire qu’il n’avait pas son pareil pour se rattacher aux branches… aînées et cadettes. — M. Émile de Girardin a vendu une fois la Presse à M. Millaud, l’a reprise et l’a revendue à M. Mirès. Il a fondé la Liberté, et l’a vendue à son neveu, M. Detroyat, tout récemment. C’est une spécialité comme celle des gens qui ouvrent des cafés a toutes les encoignures et les vendent trois mois après. — Entr’autres campagnes, toutes plus brillantes et plus honorables les unes que les autres, M. de Girardin a soutenu la Russie contre les Polonais ; il a oublié de donner son avis sur Tropmann ; mais on pense généralement que si on le lui avait demandé, il aurait prouvé que tous les torts venaient de la famille Kinck. — Outre son duel funeste contre Armand Carrel, M. de Girardin a eu plusieurs affaires d’honneur. La dernière, qui a avorté, M. de Girardin ayant refusé de se battre, fit pourtant un certain bruit dans une loge de l’Opéra, où M. Émile Pagès, qu’il avait insulté, vint applaudir Roger sur sa figure ; ce qui fit dire au Tintamarre du dimanche suivant : « La représentation du Prophète, a été fort belle vendredi, la salle était comble, tout le Paris élégant occupait les loges, M. de Girardin était à la claque. »

Au physique, M. de Girardin n’est pas beau ; il aurait très-peu de chose à faire, s’il le voulait, pour ressembler à Émile Ollivier. — Au moral aussi. — Pendant longtemps, il a porté une mèche de cheveux qui en s’allongeant, lui arrivait entre les deux yeux : ça l’a fait loucher ; maintenant il n’a plus de mèche parce qu’il n’a plus de cheveux ; mais il louche toujours. — On ne sait pas au juste s’il a perdu ses cheveux à la Bourse ; s’il en est ainsi, c’était certainement une perruque ; car, à la Bourse, il n’a jamais perdu que ce qui était aux autres. — Il est faible de complexion depuis soixante-cinq ans ; pendant sa jeunesse, il avait voulu se faire soldat et fut refusé à cause de cela : les chirurgiens-majors sont bien amusants. — Il a le teint bilieux particulier aux gens qui travaillent à renverser tous les gouvernements dans l’espoir d’attraper un ministère et ne l’attrapent jamais. — Il passe pour un excellent camarade signant tous les bons articles de ses collaborateurs et ne souffrant pas de réputations à côté de la sienne. Mirecourt raconte à ce propos que Weill, ayant publié dans la Presse une série qui avait fait une grande sensation, M. de Girardin en arrêta la publication par jalousie ; nous demandons pardon à nos lecteurs de la trivialité de la comparaison ; mais nous trouvons que le dicton populaire : Tais-donc ta gueule qu’on entende la mienne !… peint si bien la situation, que nous n’avons pu résister au désir de le rappeler ici. — Du reste, M. de Girardin, dans sa vie privée, est un homme charmant : les jeunes journalistes reçoivent de lui d’excellents conseils ; il leur donne plus particulièrement celui-ci : « — Dites toujours : l’ordre dans la liberté !… La liberté avec l’ordre… Pas de liberté, pas d’ordre… Sans ordre, pas de liberté… Vous terminerez par : Confiance !… Confiance !… et avec ça, les gouvernements peuvent changer vingt-six fois par mois, vous êtes toujours du dernier. »

Avril 1872.

NOTICE COMPLÉMENTAIRE

DATES À REMPLIR
PAR LES COLLECTIONNEURS DU TROMBINOSCOPE

M. de Girardin, après le rétablissement de la monarchie, est fait sénateur et pair de France le… 18… en récompense des nombreux services rendus par lui à toutes les causes qui pouvaient lui faire espérer un ministère. — Cette faveur ne le satisfait pas, il veut être ministre et continue pendant 15 ans à courir en vain après un portefeuille comme un chien qui veut attraper sa queue. — En … 18… par une matinée un peu fraîche, éprouvant pour la 274e fois le besoin de retourner sa veste, il se met en bras de chemise dans un courant d’air et attrape une pleurésie. — Le délire s’empare de lui, le … 18… il saute à pieds joints sur tous les meubles, poursuivant un portefeuille imaginaire et rend le dernier soupir le … 19… en s’écriant : Imbécile que je suis !… j’ai poussé pendant quarante ans tous les prétendants à tour de rôle !… et j’ai oublié Gagne !… il m’aurait peut-être fait ministre !…