Le Trombinoscope/Changarnier

Le Trombinoscope1 (p. 127-130).

CHANGARNIER, nicolas-anne-théodule, général français, né à Autun, le 25 avril 1793. Il a donc déjà vu soixante-dix-neuf fois le bœuf gras, ce qui contrarie énormément M. Thiers, qui n’étant que de 1797, est assez gêné, quand M. Changarnier est là, pour dégainer le fameux cliché de sa « vieille expérience. » Sorti de Saint-Cyr en 1815, il entra dans les gardes du corps de Louis XVIII, cette magnifique institution d’élite chargée de veiller spécialement à la conservation des cent-vingt kilos de gras double qui présidaient alors aux destinées de la France — Son avancement fut assez lent ; en 1834, c’est-à-dire à 41 ans, il n’était encore que capitaine, bien qu’il eût fait la campagne d’Espagne. Il paraît qu’à cette époque son intelligence n’avait pas encore acquis un développement remarquable ; mais on s’accorde à reconnaître que ce fut à partir de ce moment qu’elle commença à baisser. — En Afrique, il conquit plus rapidement ses autres grades ; il réussissait assez volontiers dans les occasions qui ne demandaient que de la bravoure. Il fut fait successivement colonel, maréchal de camp et enfin général de division le 3 août 1843. — En Afrique, il fut blessé deux fois : la première, dans la plaine de Médéah, et la seconde dans son amour-propre, en voyant que le gouvernement provisoire nommait le général Cavaignac gouverneur de l’Algérie à sa place. Le vrai caractère de M. Changarnier commençait à se révéler : incapable, mais ambitieux. — Il revint en France, où il trouva la République installée, ce qui lui fit à peu près le plaisir qu’éprouve un homme qui reçoit le bout du parapluie d’un passant dans l’œil. Cependant, il prit le dessus et se dit : Quand une chose vous déplait, c’est une raison de plus pour essayer d’en tirer parti. Il proposa donc ses services au ministre de la guerre et assura le gouvernement de « son dévouement. » — M. de Lamartine le nomma ambassadeur à Berlin ; mais il préféra rester à Paris où il pensait pouvoir mieux tirer parti de son sabre dans un avenir prochain. — En effet, les journées du 19 avril et du 13 juin 1849 lui fournirent l’occasion tant désirée de traiter les Parisiens comme des Bédouins, après quoi, il alla prendre le gouvernement de l’Algérie, et revint peu de temps après siéger comme député de la Seine sur les bancs de la Chambre. — Cavaignac lui confia le commandement de la garde nationale et des troupes de Paris, ce qui mit le comble à sa joie, car il avait toujours rêvé d’avoir dans sa main toutes les baïonnettes disponibles du département de la Seine, afin de pouvoir remplacer, à un moment donné, les discussions politiques qui pourraient surgir, par une fusillade vive et animée. — À partir de ce moment, et jusqu’au coup d’État, le général Changarnier eut une importance énorme aux yeux de tous les partis monarchiques, qui voyaient en lui un moyen d’arriver à leurs fins. Disposant seul de la force publique, il était choyé, gâté, adulé de tous, et sa situation ne pouvait guère mieux être comparée qu’à celle d’un secrétaire de théâtre que tout le monde cajole pour en obtenir une entrée de faveur. — Il va sans dire que les monarchistes d’alors, pas plus scrupuleux que ceux d’avant, ni même que ceux d’après, sans en excepter ceux d’aujourd’hui, mangeaient de caresses le général Chargarnier sans s’inquiéter s’il était des leurs ; ils baisaient la poignée de son sabre, voilà tout, et ne lui demandaient pas d’aimer leurs mannequins respectifs ; ils savaient qu’il détestait la République cela leur suffisait ; car, de tous temps, les monarchistes de toute nuance se sont dit : « Avec un général qui monte bien à cheval et qui déteste la République, il y a toujours de la ressource. » — Cependant, si le général Changarnier laissait tout le monde compter sur lui, il ne promettait rien à personne ; il tint parole. — Après avoir soutenu le pouvoir de Louis-Napoléon et s’être flatté de rétablir l’empire, quand il voudrait, « aussi facilement qu’il ferait un cornet de bonbons, » il tourna tout d’un coup le dos au Président vers le commencement de 1851. Que s’était-il passé ? Le général avait-il eu des remords ? ou bien n’était-on pas tombé d’accord sur le partage de la peau de l’ours ? Voilà ce que l’histoire apprendra peut-être à nos fils. Quant à nous qui n’avons pas le temps d’attendre, nous nous faisons à ce sujet une petite conviction provisoire dans laquelle l’hypothèse « des remords » joue un rôle qui ne lui donnera pas d’extinction de voix. — Après cette rupture, Louis-Napoléon retira au général Changarnier le double commandement des troupes et de la garde nationale. N’ayant pas pu s’entendre avec lui, il ne voyait pas la nécessité de lui faciliter les moyens de s’établir à son compte, si l’envie lui en prenait. — Les monarchistes, vexés de voir que le Président décalait ce qui devait leur servir de point d’appui, essayèrent de donner au général Changarnier le commandement des troupes de l’Assemblée. Ils échouèrent. — C’est à cette séance que le général répondit de l’ordre sur tout ce qu’il avait de plus sacré en fait de bâtons de cosmétique. Il s’écria du ton déclamatoire qui lui est habituel : que l’on ne trouverait « pas un bataillon, pas une compagnie pour inaugurer l’ère des Césars » — Mandataires de la France !… délibérez en paix !… dit-il en finissant. — Le général Changarnier était presque aussi bien informé qu’un reporter du Figaro. Les mandataires de la France, suivant son conseil, délibérèrent en paix, et ne s’en réveillèrent pas moins, le 2 décembre, cousus dans leurs draps de lit et emportés à Mazas comme de véritables sacs de pommes de terre. — Le général Changarnier lui-même fut arrêté un des premiers, et banni de France par décret du 9 janvier 1852. — Quant à l’armée, dont la fidélité au devoir lui avait semblé hors de tout soupçon, on sait que, cette nuit là, le devoir et l’alcool se firent de mutuels concessions, et que nos soldats marchèrent aussi droit dans le sentier de l’honneur que de travers sur les trottoirs du boulevard Montmartre. — Depuis cette époque, M. Changarnier s’est retiré de la vie politique pour se livrer à des études de haute parfumerie. Il a poussé la science des aromates très-loin, et l’on prétend qu’il travaille à son propre embaumement depuis 19 ans ; toute la partie droite est finie, la gauche est très-avancée. — Une seule fois, en 1855, il est sorti de son silence pour adresser un violent démenti à M. Véron, qui, dans ses Mémoires d’un bourgeois de Paris, avait raconté qu’en 1849, M. Changarnier s’était offert à arrêter Cavaignac, Charras, Lamoricière et autres généraux républicains. — Nous ne nous prononcerons pas sur ce fait aussi facile à affirmer qu’à nier ; c’est une affaire entre l’honneur de M. Véron et celui de M. Changarnier. Si nous étions forcé de nous faire une conviction à ce sujet, nous la jouerions à pile ou face, et si le sort favorisait M. Changarnier, nous recommencerions jusqu’à ce qu’il le condamnât, car il nous serait pénible, en tenant compte de ses antécédents, d’être obligé de croire que M. Changarnier ait pu négliger une seule occasion de chercher le côté du manche. — Le général, à la suite de nos derniers désastres, était allé mettre son épée au service du sire de Sedan, mais les circonstances ont permis ne la France échappât à ce dernier malheur. — Nommé député à l’Assemblée de Versailles, M. Changarnier s’y est fait remarquer par le galbe de ses corsets et le baroque de ses phrases ampoulées. — C’est à lui que l’on doit la fameuse amnistie du dédain prononcée à propos des journaux qu’il a conseillé de ne pas poursuivre, dans la crainte qu’ils fussent acquittés par le jury, ce qui équivaut à faire grâce de la vie aux gens que l’on ne peut pas tuer. — Tout récemment encore M. Changarnier, cité comme témoin dans un procès en diffamation intenté par M. Trochu au Figaro, a fait retentir les voûtes du Palais d’une de ces dépositions dont le secret paraissait perdu depuis Tortuffe et lui ont mérité le nom de : Général ni oui ni non de saint peut-être.

Au physique, le général Changarnier est un de ces hommes dont on ne peut rien dire tant qu’on ne les a pas vus en caleçon de bain. — Si on le voyait en caleçon de bain, on n’en pourrait rien dire non plus ; l’hilarité vous couperait la parole. — Il se lève de très bonne heure, se peint, se gratte, se rebouche et se vernit jusqu’à midi. — À cinq heures, il est sec, et enlève son écriteau : Prenez garde à la peinture S. V. P. On peut alors l’embrasser, mais on n’en abuse pas.

Avril 1872.

NOTICE COMPLÉMENTAIRE

DATES À REMPLIR
PAR LES COLLECTIONNEURS DU TROMBINOSCOPE

Le général Changarnier se fait émailler à neuf… le... 18..., s’étant trouvé à côté de Laterrière dans un omnibus qui verse le... 18..., ils s’entre-cognent, en tombant, et se fêlent tous deux dans toute leur longueur. Le général se fait émailler de nouveau le... 18..., la couche étant trop épaisse, il ne peut plus ouvrir la bouche, ni faire aller aucun de ses membres. Il prend alors le parti de se faire monter sur un socle et de servir de statue dans son vestibule, où il termine ses jours, une lanterne vissée sur la tête et un tuyau à gaz lui traversant la cervelle, l’estomac, les intestins et le fondement.