LE TRAVAIL
DANS
LA GRANDE INDUSTRIE

LE COTON

S’il est vrai que les industries se localisent en raison des circonstances naturelles, et si, de toutes les circonstances naturelles qui contribuent à les localiser, la plus forte est la production sur place, ou dans le voisinage, de la matière première, il semble tout d’abord que, le coton ne poussant nulle part en France, l’industrie du coton ait pu, presque à égalité de chances, s’y établir n’importe où. Elle occupe pourtant sur la carte trois points nettement déterminés : l’Est, le Nord et l’Ouest ; elle anime et enrichit trois régions en dehors desquelles, — sauf pour quelques sous-industries spéciales, — on ne la retrouve guère plus : les Vosges, la Flandre et la Normandie. C’est que la production de la matière première est bien sans doute la plus puissante des circonstances susceptibles d’agir sur la formation et le développement d’une industrie, mais elle n’est pas la seule, il y en a d’autres ; et, par exemple, étant donnée l’usine contemporaine, mue par la vapeur, il y a aussi la production sur place ou à proximité, aux moindres frais de transport, du combustible, qui en toute industrie est, pour ainsi dire, « la seconde des matières premières. » Et voilà pourquoi la Flandre, en plein bassin houiller du Nord et du Pas-de-Calais, est pour l’industrie textile, — lin, coton, laine ou jute, — une terre d’élection. D’autre part, l’abondance et le bon marché de la main-d’œuvre ; une sorte d’aptitude transmise ou d’adaptation héréditaire qui résulte d’un long exercice de la profession, à travers les siècles, par des générations d’ancêtres fileurs ou tisserands ; l’habitude d’une vie simple, à besoins élémentaires, qui maintient des salaires médiocres, suffisant pour ce qu’on en veut tirer, dans ces vallées ou sur ces pentes de montagne : voilà ce qui explique la fortune cotonnière des Vosges. Enfin, des communications faciles, des débouchés assurés, la mer toute voisine, cette grande « charrieuse » qui transporte, importe et exporte, comme par un flux et reflux économique du même rythme que son flux et reflux physique ; plus encore peut-être, jusqu’à l’humidité de l’air, si favorable à ce genre de travail (ainsi que le prouve, en Angleterre, le rang prééminent du Lancashire), et la fécondité généreuse du sol, et toute la richesse ambiante, et toutes les qualités de la race, cet esprit à la fois subtil et hardi, d’entreprise et de calcul, remarquablement doué pour un commerce que ses conditions mêmes obligent à se mêler de « spéculation : » voilà le secret, qui n’a rien de secret, voilà le motif de l’avance prise par la Normandie sur des provinces moins bien douées ou simplement moins bien situées. La Flandre a Anzin, la Normandie a le Havre, les Vosges sont déjà, — ou sont encore, — l’Alsace. Aussi, des 150 000 personnes que nourrit en France l’industrie du coton, les trois quarts travaillent-elles dans les fabriques des trois départemens du Nord, des Vosges et de la Seine-Inférieure. Quatre autres départemens, quatre autres seulement et en tout, figurent ensuite sur la liste, à titre subsidiaire ou succédané : ce sont la Seine et la Sarthe (fabriques d’ouate), la Somme (fabriques de mèches) et la Loire (fabriques de cotonnades, calicots, coutils). En 1896, — date du dernier recensement publié[1], — il existait, dans l’industrie du coton, 45 établissemens occupant chacun plus de 500 personnes. Sept faisaient la filature, effilochage, peignage, cardage, etc., 38 étaient des tissages. C’est la très grande industrie textile. A côté d’eux, 162 établissemens pour la filature, 317 pour le tissage, occupaient de 50 à 500 personnes ; et, aux environs de 500, il est certain que l’on touche à la grande industrie. C’est donc là, aux environs et le plus près possible de 500 ouvriers, afin de ne pas nous écarter du champ ordinaire de nos observations, que nous irons chercher les matériaux de cette étude.

Pour la filature du coton, nous avons une bonne fortune qui ne nous est échue que trop rarement ailleurs : on sait avec précision en quel lieu et à quel moment est apparu chez nous le type de la manufacture moderne, caractérisé par la machine à vapeur. « En 1818, la première machine à vapeur, que l’on appelait alors pompe à feu, ayant pour destination la mise en mouvement d’une filature à Lille, fut commandée en Angleterre par M. Auguste Mille. M. Pierre Boyer fut envoyé en France par ses patrons pour monter cette machine (ce genre d’opérations prenait alors plus d’une année). En 1820, ce fut aussi M. Boyer qui monta une machine à vapeur dans la fabrique de cardes de M. Scrive-Labbe ; puis, ayant reçu des encouragemens et des commandes, il vint s’installer définitivement à Lille, où il fonda un atelier de construction pour son propre compte[2]. »

Auparavant, avant 1818, le Nord ne manquait point de filatures, puisqu’en 1817, on comptait, dans Lille même ou dans ses alentours immédiats, 86 établissemens où l’on travaillait le coton, mais il n’y avait alors d’autre moteur que le moteur animal, c’est-à-dire des chevaux attelés, des manèges ; et souvent le moteur humain, l’ouvrier « attelé, » dans toute la rigueur du terme, à la besogne, non seulement pour conduire, mais pour produire la force. Ainsi et pareillement, on filait le coton avant le Mull Jenny, mais on se servait du grand rouet. D’âge en âge, l’histoire ancienne du coton, si l’on voulait en croire certains auteurs, remonterait, bien loin par-delà les Croisades, jusqu’aux Indiens selon Pline et Hérodote, ou jusqu’à la Bible. Toutefois, durant les seize premiers siècles de 1ère chrétienne, c’est une histoire orientale. Par-ci par-là, il vient en Occident, comme un objet curieux et précieux, quelques livres de coton : quatre livres, vers 1280, « pour rembourrer le matelas du roi, » ou quelques aunes d’étoffes tissées à Venise, avec des fils du Levant, de Smyrne ou d’Alep. Mais ce n’est qu’au XVIIe siècle que le coton entre ordinairement dans l’histoire industrielle de l’Occident ; au XVIIIe, qu’il commence à y prendre une place de jour en jour plus grande, à y jouer un rôle de jour en jour plus bienfaisant. En 1700, fut essayé pour la première fois, à Rouen, l’emploi au tissage du coton brut importé d’Amérique ; en 1756, un Suisse, du nom de Gronus, crée au Puy une manufacture royale de cotonnades avec, successivement, treize, quarante et soixante-quatre métiers ; en 1759, Oberkampf va fonder à Jouy, près de Versailles, sa célèbre fabrique de toiles peintes ou indiennes. La noblesse et le clergé s’en mêlent : la duchesse de Choiseul-Gouffier s’intéresse à la filature d’Heilly ; le curé d’Auxy-le-Château n’épargne ni soins ni dépenses pour introduire dans son village l’aride travailler le coton. Le roi approuve et encourage par des gratifications, des pensions, des avances. L’autorité n’entrave pas, excite et soutient. Comme résultat de tous ces efforts, comme fruit de toutes ces bonnes volontés, la France importe, en 1786, 11 millions de livres, et, en 1789, 33 millions de livres de coton, qu’elle transforme en fils et en tissus. Des manufactures de velours de coton s’élèvent à Rouen, à Dieppe, à Bolbec, à Yvetot, à Louviers, à Evreux, à Vernon, à Amiens ; des manufactures d’indiennes, à Jouy, à Lille, à Saint-Denis, en Lorraine, en Bourgogne ; des filatures à Rouen, à Coutances, à Ronfleur. La bonneterie de coton fait battre ou tourner ; 15 000 métiers[3]. Pauvres métiers, et pauvres manufactures, au prix de nos mécaniques perfectionnées et de nos usines géantes, mais où des troupes d’hommes et de femmes, peu nombreuses au prix de nos foules ouvrières, vivent d’une vie misérable et lourde que nos syndicats ne supporteraient plus, — mais enfin trouvent de quoi vivre, au moins de quoi ne pas mourir.

C’est, d’autre part, une bonne fortune que, presque dès le début de la grande industrie textile et sans interruption jusqu’à présent, du docteur Villermé à Frédéric Le Play et à Jules Simon, en passant par Louis Reybaud et Audiganne, les ouvriers qui filent ou qui tissent le coton n’aient cessé d’éveiller la sollicitude des économistes et des moralistes, des philosophes et des philanthropes. Mais, en même temps, de leur côté, les patrons ne se lassent jamais d’appeler celle des pouvoirs publics, sur eux et sur leurs entreprises, à propos de traités de commerce et de tarifs de douanes. De là, doublant la série des enquêtes scientifiques ou académiques, une série d’enquêtes politiques ou administratives, parlementaires et extra-parlementaires : enquête locale de M. Dieudonné, préfet du Nord, en l’an IX (1804) ; enquêtes générales de 1829[4] ; de 1853[5] ; de 1870[6] ; enquête ouverte l’an dernier et qui n’est pas close encore ; dans l’intervalle, réunions, meetings, démarches, délibérations, protestations et réclamations, en sorte que, depuis cent ans, l’enquête a été permanente. Il n’y a qu’à se reconnaître, dans cette masse de documens, à en faire la critique, à en éliminer, autant qu’on le peut, le sentiment et l’intérêt, pour être renseigné à la fois sur la situation de l’industrie cotonnière et sur la condition des ouvriers de la filature et du tissage, par périodes chronologiques, aux différens échelons du temps, entre 1801 et 1905.


I

L’opération peut se définir ainsi : d’une livre de fibres dont la longueur varie entre 10 et 40 millimètres, offrant une résistance inégale, rugueuses et cassantes, extraire un fil de 200 ou 250, quelquefois de 400, et peut-être de 600 kilomètres de longueur, uni, uniformément résistant, aussi peu cassant que possible ; pour obtenir un fil de celle longueur, multiplier dix millions de fois par elle-même, et davantage, la longueur du brin, en additionnant les brins et comme en les fusionnant. Lorsque le célèbre Arkwright, ayant pris d’une main, entre le pouce et l’index fortement serrés, un flocon de coton, eut remarqué que si, avec les mêmes doigts de l’autre main, il tirait les filamens en plaçant la partie ôtée sur la partie restée, et s’il continuait ou recommençait à le faire plusieurs fois, de ces brins emmêlés et divergens, il formait à la fin un faisceau de brins bien redressés et parallélisés[7], il eut vite conçu l’idée de « laminer » ce ruban imparfait qui sortait de la carde, il eut vite trouvé et construit le « banc d’étirage. » Laminer… Etirer… Je ne sais pourquoi, — ou plutôt, si, je le sais ; c’est le retour des mêmes mots, — l’usine que je visite me rappelle d’autres usines que j’ai visitées. La filature me fait penser à la tréfilerie. Là-bas, assurément, le spectacle avait quelque chose de plus saisissant, on pourrait dire quelque chose de dramatique ou de tragique. Avec quel intérêt, là-bas, l’œil suivait « cette barre de fer qui s’engage, longue d’un mètre peut-être et large de 8 à 10 centimètres, dans la première cannelure du laminoir, et qui bientôt sort de la dernière, longue d’une trentaine, d’une quarantaine de mètres, plus petite que le petit doigt ;… qui se tord en anneaux, se replie, court à terre comme un serpent de feu… » puis qui, refroidie et roidie, donne la machine ou le fil de fer ébauché ! « Mais, le laminoir n’étant pas un instrument assez délicat pour en réduire l’épaisseur au-dessous de 6 à 7 millimètres de diamètre, si l’on veut faire de la « machine » un fil fin, on l’« étire » à travers des filières, c’est-à-dire à travers des plaques d’acier percées de trous. Le fil, enroulé sur une bobine, est aminci à la lime par une de ses extrémités, engagé dans la filière, happé avec une pince, fixé à une autre bobine à laquelle on imprime une rotation et sur laquelle il vient s’enrouler au fur et à mesure que la première se déroule. Ainsi, à froid, — en suivant la filière, — et après un grand nombre de passages par des trous de plus en plus étroits, la « machine » devient le fil fin, et le câble un fil télégraphique, qui va courir des kilomètres au bord des routes. » Ainsi encore, et tout de même, en est-il du « ruban » comme de la « machine. » La carde, comme le laminoir, n’est pas un instrument assez délicat pour produire le fil fin, et, comme la « machine » passe par la filière, il faut que le « ruban » passe par le « banc d’étirage. » C’est le même procédé, la même marche ; ce sont les mêmes mots ; et pourtant, lorsqu’il s’agit du coton, ces mots d’ « étirage » et de « laminage » ne sonnent-ils pas étrangement ? Il semble que les puissans outils à briser les rébellions de la matière dure n’aient rien à faire avec cette matière molle, inconsistante, et docile. Mais, sans eux ou sans des outils aussi puissans qui s’en rapprochent assez pour que leur travail porte le même nom, cette matière, si docile qu’elle soit, ne rendrait pas ce qu’elle rend, et la filature ne ferait pas ce qu’elle fait.

Des États-Unis ou d’Égypte, par Le Havre ou par Marseille, en balles de 500 ou de 600 livres, le coton vient d’arriver à la fabrique. On l’a, avant de l’expédier, comprimé à la presse hydraulique, pour en réduire le volume et en diminuer par conséquent les frais de transport. Les feuillards, ou bandes de fer plat, dont sont encerclées les toiles de la balle, l’ont empêché de se regonfler et redilater. Empaqueté de la sorte, il occupe la moindre place qu’il puisse tenir. Tout à l’heure, il s’amoncellera en tas sur le pavé. Mais, à son entrée à la filature, « la balle de coton contient une matière qui n’est point homogène. On y trouve des parties longues et nerveuses très blanches, d’autres très chargées de poussières, de graines, et enfin des fibres courtes constituant le duvet ou coton mort. Les diverses balles, provenant de la même origine, peuvent avoir des compositions diverses, et enfin il peut être nécessaire de pratiquer des mélanges pour obtenir un produit satisfaisant dans des conditions de prix déterminées… Le mélange s’obtient en ouvrant les balles et en les étalant dans une salle spéciale, autant que possible, sèche, chauffée et bien ventilée[8]. » Les tas formés, on laisse passer quelques jours, au bout desquels, soit qu’on le fasse à la main, soit qu’on se serve d’un râteau à dents de fer, on a soin d’enlever le coton par tranches verticales, afin que chaque tranche enlevée contienne un échantillon de chaque balle étalée. On procède ensuite au « battage. » Mélangé, le coton reste encore fortement comprimé, les filamens sont agrégés et la masse renferme des impuretés nombreuses. Ce ne sont donc pas seulement les balles qu’il faut « ouvrir, » c’est le coton lui-même, afin de l’amener à l’état floconneux et de le nettoyer. L’« ouvreur » et le « batteur » mécaniques y pourvoient. Après quoi, l’on « carde » et l’on « peigne. » Le cardage « est l’opération fondamentale de la filature. Il a pour but de dénouer les fibres, de les isoler les unes des autres et de les redresser en les parallélisant et en faisant disparaître les inégalités. Autrefois il s’opérait à la main, ce qui donnait un produit très défectueux ; aujourd’hui, il se fait toujours au moyen des machines appelées cardes. Le principe de la carde est très simple, c’est un peigne métallique. Dans les machines, ce peigne est continu, fait de rubans, plaques de cuir ou de caoutchouc armées de dents en fil de fer ou d’acier formant crochet. Il est enroulé sur un tambour qui tourne sans intermittence. Le coton est retenu par les dents du peigne au « grand tambour » autour duquel tournent avec des vitesses inégales, des « cylindres ou « petits tambours » dont la fonction est d’enlever le coton au « grand tambour. » D’autres organes ajoutés : les chapeaux, le briseur et le peigne détachent complètement l’ensemble de la carde et ont pour mission de nettoyer les fibres et de les transformer en un ruban homogène. Le ruban ainsi produit est enfin débarrassé de ces « boutons » et parfaitement régularisé par les « peigneuses ; » celles-ci arrivent au résultat désiré en faisant passer successivement sur le ruban, — préalablement tendu à chaque extrémité par des pinces, — des peignes de plus en plus fins ; leur action est complétée par le rattachement du ruban peigné au ruban précédent, pour obtenir un ruban continu[9]. » Le peignage fini, c’est le moment de l’étirage ou laminage qui termine la préparation.

Aussitôt commence le filage. Il a pour but « de transformer les mèches produites par les bancs à broches, en les soumettant à un dernier laminage et à la torsion nécessaire pour donner au produit le degré de finesse et de solidité voulues, puis de l’enrouler à mesure sur une bobine, qui remplisse deux conditions essentielles : celles d’être facilement transportables et de se dévider avec le moins de déchet possible, soit au dévidage pour en faire des écheveaux, soit au tissage, dans les différentes opérations[10]. » « Le procédé de filage varie selon l’emploi auquel est destiné le fil : tantôt on exige de lui une grande résistance à la traction et une élasticité particulière, c’est le fil destiné à la chaîne ; tantôt la torsion est moins importante, mais le fil doit être cependant assez résistant pour supporter les opérations du filage et du tissage, c’est le fil de trame[11]. » Le filage, qui se faisait autrefois à la main, se fait à présent au moyen de métiers qu’on peut ranger sous deux catégories, métiers continus, métiers renvideurs, mais que nous n’avons point à décrire ici. Quant à ce qui est spécialement de la torsion, « elle a pour effet de donner au fil la solidité et la résistance voulues, tout en lui conservant l’intégralité de son élasticité ; si elle est insuffisante, le fil sera sans consistance, et il y aura rupture ; si elle est trop forte, au contraire, le fil deviendra sec et cassant. Il faut, pour obtenir un bon fil, fort et suffisamment élastique, se tenir dans les limites moyennes de la torsion[12]. » La torsion s’opère d’ailleurs à toutes les phases de la fabrication, ainsi que les doublages, qui se pratiquent en nombre d’autant plus considérable que l’on veut obtenir un fil plus parfait.

Restent les opérations accessoires ou complémentaires : l’emballage, le vaporisage[13], le dévidage, l’empaquetage. En somme, la préparation et la fabrication se décomposent en sept temps ou sept mouvemens :

1° Mélange du coton ;
2° Division des fibres et nettoyage par l’« ouvrage » et le « battage ; »
3° Nettoyage et confection de nappes par le cardage ;
4° Parallélisation des fibres et transformation des nappes en rubans par l’étirage ;
5° Régularisation du ruban par le peignage ;
6° Première torsion par les bancs à broches ;
7° Etirage, torsion et confection du fil par le filage.

Voilà le travail : voici maintenant l’ouvrier.


II

Les deux premiers exemples sont pris dans la région du Nord et dans la même ville de cette région, Armentières. L’usine que nous appellerons l’usine A occupe en tout 405 > ouvriers et ouvrières. Le travail y est réparti en sept ateliers, qui correspondent aux opérations qu’on vient de décrire, et qui sont :

1° L’atelier des mélanges et des batteurs ;
2° — de la carderie ;
3° — des préparations ;
4° — des continus ;
5° — du dévidage et du doublage ;
6° — de l’encaissage et du paquetage ;
7° — des mécaniciens et des menuisiers.


Quatre de ces ateliers, les mélanges et les batteurs, avec la carderie, d’une part, et, d’autre part, l’encaissage et le paquetage, avec l’atelier des mécaniciens et des menuisiers, emploient des hommes et des jeunes gens : dans les trois autres, aux préparations, aux métiers continus, au dévidage et au doublage, ce sont des hommes et des jeunes filles.

Sur les 405 ouvriers et ouvrières de l’usine A, 233 jeunes hommes ou jeunes filles ont moins de dix-huit ans. Mais il paraît que, sauf pour les hommes chargés de la manutention ou du service des batteurs et des cardes, — et encore, pour ceux-là mêmes, l’effort n’aurait-il rien d’intensif, — en général, dans la filature, le travail n’exige point d’effort musculaire. C’est ce qui permet aux femmes, nous dit-on, de remplir aisément tous les postes sans qu’il y ait lieu de tenir compte de leur âge : il est rare pourtant qu’une ouvrière ait assez d’habileté professionnelle pour diriger un métier et travailler à la tâche avant quinze ans. Nous sommes, heureusement, loin du temps où l’on parlait sans rire, — ou sans pleurer, — de l’ « habileté professionnelle » d’un enfant de six ans[14] !

La journée de travail est de dix heures, durée légale pour les ateliers mixtes, c’est-à-dire pour les ateliers où travaillent à la fois des hommes, et des femmes ou des enfans. L’usine ouvre ses portes le matin, à six heures et demie ; elle les ferme le soir à six heures : il y a, dans l’intervalle, deux arrêts, l’un, de huit heures à huit heures et quart pour le petit déjeuner ; l’autre, de midi à une heure et quart pour le déjeuner, ou, comme on dit, dans le Nord, le dîner. On se repose le dimanche. Ou, si l’on ne se repose pas, on se divertit, soit en famille, soit au cabaret, soit à toutes sortes de distractions qui abondent en ce pays de Flandre ; mais, le lundi, « la reprise du travail se fait sans à-coups ni difficultés : » il n’est constaté que très peu d’absences.

En ce qui concerne les salaires, les renseignemens qui nous viennent de l’usine A manquent de précision ou de détail. Nous savons seulement qu’en 1904, le salaire moyen était, pour les hommes de peine, de 975 francs, pour les ouvriers de machine, de 1 050 francs par an. Les ouvrières, payées à la tâche, gagnaient de 15 à 22 francs par semaine ; la moyenne oscillait entre 18 et 19 francs. En outre, — et c’est là une particularité qui mérite d’être signalée, — « afin de bien montrer que l’intérêt du patron et celui de l’ouvrier sont solidaires et identiques quant à la production, » il est distribué dans chaque atelier des primes aux ouvrières qui ont « gagné les plus fortes semaines, » si bien que certaines d’entre elles arrivent, avec ces primes, à un salaire moyen de 24 francs environ. Malgré tout, ce qu’on nous apprend des salaires dans l’usine A demeurerait vague, et nous n’aurions que ces fameuses et fâcheuses « moyennes, » si les patrons de cette usine, très pénétrés de leur devoir social, n’avaient eu l’idée, avant la grève de 1903, qui troubla si profondément la ville d’Armentières, de procéder à une enquête en vue de connaître le « salaire de famille, » le plus important et peut-être le plus « réel » à leur avis. Ici encore, nous n’aurons que des moyennes, mais, pour divers motifs, elles nous rapprochent toutefois de la réalité.

Il ressort des recherches faites sur le personnel de l’usine A que le nombre moyen des membres de la famille est de cinq personnes, le père et la mère compris, « gagnant 42 fr. 43 par semaine, soit plus de 2 000 francs par an, car il n’y a de chômage sur la place d’Armentières qu’à l’état d’infime exception : dans une usine qui fonctionne depuis vingt-sept ans, le chômage des hommes n’a pas dépassé trois heures par an. » Mais le tableau est assez instructif pour que nous le reproduisions tel qu’il nous est donné.

De l’usine A, et autour d’elle, vivaient donc, en 1903 ;


Familles Nombre de personnes par famille Salaire hebdomadaire moyen fr. c.
21 2 34 68
41 3 38 70
35 4 40 75
36 5 47 60
33 6 45 22
32 7 58 60
21 8 54 18
20 9 53 87
20 8 54 18
6 10 59 39
3 11 59 75
3 12 82 88


Total des familles 251
Total des personnes 1 384
Moyenne des membres 5, 51
Salaire moyen par famille 46 fr. 79
Salaire moyen pour 5 personnes 42 fr. 43

Bien que la paye se fasse régulièrement à la semaine, ce qui, dans l’industrie, est le plus court intervalle, à l’occasion, on n’en consent pas moins des avances. Les retenues ou amendes infligées pour retard, malfaçon, ou négligence dans le travail ne s’élèvent pas à plus de un franc par tête et n’atteignent pas 0, 001 de la somme des salaires payés. Pas de forme spéciale du contrat de travail ; les patrons embauchent l’ouvrier : le « délai de prévenance, » en cas de renvoi ou de départ, est fixé à quinze jours ; il est réciproque ; mais on ne nous dit pas si, en fait, il est observé.


L’usine B est un magnifique établissement, dont les salles sont vastes, hautes, bien ventilées. Des courans d’air, habilement dirigés, entraînent et chassent le principal ennemi de l’ouvrier en toute filature : la poussière. Sauf dans l’atelier des premières manutentions, où encore il n’y en a presque pas, on pourrait dire qu’il n’y en a pas. La température y est réglée et rendue supportable. L’autorité y est douce, la sollicitude constante, et les ouvriers y vieillissent, sûrs de ne point manquer de pain quand ils ne travailleront plus. L’usine n’a pas subi de grève depuis longtemps, pour ainsi dire jamais : du moins pas de grève particulière, et seulement, dans les grands mouvemens plus révolutionnaires qu’ouvriers, le contre-coup des grèves générales.

Le travail s’y fait en quatre ateliers, qui sont :

1° Mélanges et batteurs ;
2° Cardes et préparation ;
3° Salle de filature ;
4° Dévidage, bobinage et paquetage.

Pour le coton, comme pour le lin, les catégories d’ouvriers sont peu nombreuses, en tout cas beaucoup moins nombreuses que dans les mines, la métallurgie, ou la construction mécanique. On distingue cependant :

Dans la première salle, des soigneurs de batteurs et mélanges ;

Dans la deuxième salle, des soigneurs de cardes, des soigneuses d’étirage, des banc-brocheuses en gros, intermédiaire et fin ;

Dans la troisième salle, des soigneuses de continus, des fileurs pour renvideurs, des rattacheurs, des bâcleurs ;

Dans la quatrième salle, des dévideuses, des bobineuses, des moulineuses, des paqueteurs, emballeurs et magasiniers.

Le personnel dirigeant et sous-dirigeant comprend : 1 directeur, 5 contre-maîtres, 3 surveillans[15], pour 447 ouvriers et ouvrières ainsi répartis par âge et par spécialités :

NOMBRE TOTAL DES OUVRIERS
Répartition par âge dans les diverses catégories ou spécialités.


Batteurs et Mélanges 19 Hommes au-dessus de 18 ans.
Cardes 25 «
Banc-broches. Gros 100 Femmes et filles au-dessus de 18 ans.
Intermédiaire et Fin. 100 «
Filature Continus 22 Femmes et filles au-dessus de 18 ans
« 15 Filles au-dessous de 18 ans
Journaliers 45 Hommes au-dessus de 18 ans.
Renvideurs 81 «
« 26 Garçons au-dessous de 18 ans.
Dévideuses, Moulineuses, Robineuses 84 Femmes et filles au-dessus de 18 ans
Paqueteurs et Magasiniers 19 Hommes au-dessus de 18 ans
« 4 Garçons au-dessous de 18 ans
Total 447 ouvriers et ouvrières

L’usine B est un établissement mixte, la durée du travail y est donc uniformément de dix heures pour tout le personnel, depuis que la loi du 30 mars 1900 a atteint, au 1er avril 1904, son second « palier. » Mais ce sont dix heures de travail effectif, prises sur une durée de onze heures et demie, en défalquant une heure et demie pour le « dîner, » de midi à une heure et demie. Le reste comme à l’usine A ; même repos du dimanche, employé de la même façon ; travail à une seule équipe, pas continu, jamais de nuit ; rien de particulièrement dur pour aucune catégorie d’ouvriers ou d’ouvrières. La paye se fait non à la semaine, mais à la quinzaine : aussi consent-on des avances sous tous les prétextes. Les retenues s’opèrent par petites fractions ; les amendes sont extrêmement rares, on ne les applique que pour cause de malfaçon, d’absence, d’irrégularité ou d’inexactitude au travail ; elles sont intégralement versées à la caisse de secours. Il n’y a point de forme spéciale du contrat de travail, ni même de contrat de travail : les patrons embauchent l’ouvrier ou reçoivent l’apprenti ; apprenti, du reste, ou ouvrier, ils le payent dès son entrée à l’usine. S’ils veulent le renvoyer, ils le préviennent quinze jours à l’avance, mais c’est un souci que, de son côté, lorsqu’il veut quitter la fabrique, l’ouvrier n’a pas d’ordinaire, et, pour toute sorte de motifs, on préfère n’y pas tenir la main.

Les salaires moyens, par catégories ou spécialités, sont les suivans :


Salaires par jour « par quinzaine
fr. c. francs
Journaliers, Magasiniers, Batteurs, Cardes, Paqueteurs 3 36
Surveillans et Régleurs 5 60
Ouvrières étirageuses 3 36
Banc-brocheuses. Gros, Intermédiaire et Fin. 3 à 3 75 36 à 45
Renvideurs Fileurs 6 50 à 7 40 78 à 88
« Rattacheurs 3 50 à 4 42 à 48
« Râcleurs 1 75 à 2 21 à 24
Soigneuses de continus 3 25 à 3 40 39 à 40
Dévideuses, Moulineuses, Bobineuses 3 36

Il faut remarquer que la plus grande partie des ouvriers ou ouvrières attachés au « soin, » à la surveillance des machines, — le mot « machines » signifiant ici, au sens large, la machine-outil, le métier, — est payée aux pièces, suivant les conditions et tarifs établis, au moyen de compteurs mécaniques qui mesurent la quantité de travail ou de matière fabriquée. On ne saurait trop souhaiter de voir se répandre l’usage du compteur mécanique servant à mesurer l’ouvrage et à déterminer rigoureusement le salaire, car la loi du 7 mars 1850, par laquelle on a voulu y pourvoir, est très imparfaite et insuffisante : les contestations sont fréquentes, irritantes, difficiles à trancher ; et l’écho en parvenait tout récemment encore à la commission d’enquête sur l’industrie textile nommée par la Chambre des députés. Si l’on ne doit pas, sans examen, admettre ces réclamations comme bien fondées, on ne doit pas non plus les rejeter par indignation : le meilleur moyen de les juger, c’est de les rendre impossibles ; et il n’est sans doute pas d’arbitre qui vaille pour cela le compteur mécanique.


III

405 ouvriers et ouvrières à l’usine A, 447 à l’usine B, il s’en manque de peu que nous touchions les 500, et c’est réellement la grande industrie textile. Non pas qu’il n’y en ait point une plus grande. D’après les statistiques de l’Office du travail, deux filatures, dans le département du Nord, occuperaient de 500 à 1 000, et deux encore de 1 000 à 2 000 ouvriers et employés. Mais, en revanche, seize en occupant seulement de 200 à 500, quinze de 100 à 200, dix pas plus de 100, la moyenne demeure entre 100 et 200. — d’une manière générale, pourtant, ou peut dire que la moyenne industrie du Nord est la grande industrie des Vosges.

Dans la région vosgienne, l’industrie textile du coton se divise en trois branches ou se compose de trois branches : la filature, le tissage, et le finissage, consistant dans le blanchiment, la teinture, l’impression, les apprêts divers. Mais le finissage n’est pratiqué, — ainsi d’ailleurs que dans le Nord, — qu’en de très vastes établissemens, au nombre de deux ou trois pour toute la région ; c’est moins une branche d’industrie qu’une industrie spéciale ; et nous le laisserons donc à part, pour ne retenir que ce qui regarde expressément la filature et le tissage.

Ces deux dernières branches d’industrie sont le plus souvent séparées ; toutefois, il y a tendance à les réunir, et cette tendance s’affirme de plus en plus. Dans ce cas, chacune d’elles, filature d’un côté, tissage de l’autre, constitue, dans la même usine, un atelier distinct. Certaines conditions sont communes à la filature et au tissage, d’autres sont particulières à celui-ci ou à celle-là.

A proprement parler, filature ou tissage, l’usine tout entière ne forme qu’un seul atelier. Cependant si, par « ateliers divers, » on entend « phases diverses » du travail industriel, on discerne :

a) Dans la filature : 1° la préparation, comprenant partout (et dans les Vosges comme dans le Nord ou en Normandie) le mélange et le battage des cotons, le cardage, le peignage (pour les cotons à longue soie), l’étirage sans torsion, l’étirage avec torsion ou banc-brocheuse ; 2° le filage, qui s’opère soit sur des métiers renvideurs ou self acting, soit sur des métiers continus ou à anneau ;

b) Dans le tissage : 1° la préparation, comprenant le bobinage, l’ourdissage et l’encollage (ou parage) des chaînes ; 2° le tissage, la fabrication de la toile.

Préparation d’un côté, filage ou lissage de l’autre, voilà bien, si l’on veut, deux ateliers distincts, mais logés matériellement en un seul ; voilà plutôt deux opérations distinctes, en un seul atelier, en une seule salle fort spacieuse ; , surtout pour les usines à rez-de-chaussée unique, lesquelles sont, dans les Vosges, le type couramment adopté.

Les catégories ou spécialités d’ouvriers et ouvrières sont, dans les Vosges, comme dans le Nord et partout :


Filature
Préparation. — Au battage : des soigneurs de batteurs, — hommes ;
Au cardage : des soigneurs et des aiguiseurs de cardes, — hommes ;
A l’étirage (avec ou sans torsion) : des soigneuses d’étirage, des banc-brocheuses, des bobineuses, — femmes ;
Au filage : sur le self-acting, des fileurs, des rattacheurs, des bobineurs, — hommes ;
Sur le métier continu : des soigneurs ou soigneuses de continu, — hommes ou femmes, mais, à l’habitude, femmes.


Tissage
A la préparation : des bobineuses, des ourdisseuses, des encolleurs avec aides-encolleurs, — hommes et femmes ;
Au tissage proprement dit : le tisserand ou la tisserande, — indifféremment homme ou femme.

Comme partout encore, s’y joignent les ouvriers ou équipes accessoires, soit pour la filature, soit pour le lissage ; manœuvres employés aux différentes manutentions d’avant et d’après le travail : à « l’amenée » au lieu voulu des balles de coton, des caisses de filés, des pièces de tissu, à la distribution de la chaîne ou de la trame, à la réception et à l’examen des produits fabriqués, au pliage des pièces dans les lissages, à l’encaissage des filés dans les filatures. Joignons-y enfin les chauffeurs, machinistes, électriciens, graisseurs, le portier et le gardien de nuit, les ouvriers forgerons et mécaniciens d’un petit atelier de réparations annexé à l’usine, en tout un dixième à peu près, — ou un peu moins, — de l’effectif total.

Le personnel dirigeant, dans les Vosges comme dans le Nord, même pour une assez grosse usine, est des plus restreints, et pourquoi ne le serait-il pas ? La direction d’une filature de coton consiste principalement « dans l’emploi judicieux, dans l’exploitation intensive d’une machine compliquée, mais dont le type est fixé ; dans l’application minutieuse de règles bien connues de tous les praticiens, et non dans une sorte d’initiative quotidienne poursuivant sans cesse des changemens et des perfectionnemens de quelque importance. Cette machine, chef-d’œuvre de précision, — et Ton serait tenté de dire d’intelligence, — a été imaginée et construite par un habile ingénieur chez un grand constructeur d’Alsace ou d’Angleterre. Une fois construite et montée, un manœuvre, le premier venu, ou presque, suffit à la faire marcher. Pour le tissage, le caractère mécanique et rigide de l’industrie est moins accusé que pour la filature. Il y a matière à plus d’initiative, mais à une initiative qui s’exercera de préférence à varier les tissus entrepris, à créer des modèles et trouver des dessins nouveaux. Dans les Vosges[16], la plupart des tissages se bornent à la fabrication des genres les plus simples ; et par conséquent aussi le personnel dirigeant peut se restreindre, en dehors du patron ou, dans les sociétés anonymes, du gérant, qui se réservent le contrôle général de l’usine et sa gestion commerciale, à un directeur pour la partie technique et mécanique, assisté, s’il est nécessaire, d’un sous-directeur ; un ou plusieurs contre-maîtres de préparation ; un ou plusieurs contre-maîtres de filage (ou de tissage), avec quelques surveillans, qui doublent en quelque sorte les contre-maîtres, et qui ont pour rôle de veiller à ce qu’aucune machine ne chôme sans motif, d’activer le travail, d’empêcher les flâneries d’un personnel ouvrier composé souvent de gamins et de fillettes.

Du reste, ce n’est pas seulement par leur organisation technique, mais bien par l’organisation du travail, par la distribution de la main-d’œuvre, que toutes les fabriques de la région vosgienne se ressemblent. Le nombre des ouvriers est le même, à quelques unités près, pour des usines de même importance, et, pour des usines d’importance variable, il est à peu près proportionnel au nombre de broches dans les filatures, au nombre de métiers dans les tissages : environ 6 ouvriers par 1 000 broches, et 60 ouvriers par 100 métiers. Ainsi une filature de 36 500 broches emploie, contre-maîtres et surveillans compris, 220 personnes. Elle pourrait alimenter de 900 à 1 000 métiers, travaillant dans les genres moyens de tissus qu’on fait dans les Vosges (calicot, shirting, cretonne). Le tissage où seraient réunis ces mille métiers occuperait de 500 à 600 ouvriers environ.

Au point de vue de l’âge, les 110 ouvriers et ouvrières de l’usine C se répartissent ou se groupent ainsi[17] :


Hommes Femmes
De 13 à 18 ans 16 15
De 18 à 50 ans 35 39
Au-dessus de 50 ans 5 «
56 54

Les manufactures des Vosges étant, comme celles du Nord et de la Normandie, des ateliers mixtes, et la durée de la journée de travail dans ces ateliers étant par la loi uniformément fixée à dix heures, la durée en est ici de dix heures, comme partout en France depuis l’application de la loi du 30 mars 1900. Elle n’est coupée que par un seul repos vers midi, pour le déjeuner ; repos dont la durée varie suivant les besoins des établissemens, les coutumes locales, les convenances des ouvriers, le plus ou moins d’éloignement de leurs demeures, mais peut, en général, être estimée à une heure et demie, par exemple de onze heures et demie à une heure ou de onze heures trois quarts à une heure un quart. Avant que la loi eût imposé le régime de dix heures, quand la journée était ordinairement de onze ou douze heures, il y avait, dans beaucoup d’usines, vers huit heures du matin, un arrêt de le à 20 minutes, arrêt complet (machines arrêtées) pour permettre aux ouvriers de prendre leur petit déjeuner, ce que les mineurs nomment « faire briquet. » La réduction légale à dix heures sans exception ni dérogation a eu pour conséquence d’amener, dans presque tous les établissemens, la suppression de ce premier arrêt. Ce n’est d’ailleurs pas le seul changement que la législation ait produit dans l’organisation et la marche de l’industrie textile, laquelle est, par excellence et comme par définition, une industrie à ateliers mixtes. Il y a quelques années, le travail de nuit, s’il n’était jamais usité dans les tissages, était au contraire assez répandu dans les filatures. On y employait alors deux équipes, de composition semblable, lune de jour, l’autre de nuit, et qui se relayaient alternativement par quinzaine. Sur ce point, la première conséquence de la loi du 30 mars 1900 n été de faire totalement disparaître le travail de nuit, et de faire, par là même, dissoudre les équipes de nuit : il est permis de penser que tout n’en est pas mauvais, et d’autant moins mauvais que cette double suppression a amené, à son tour, l’installation de nouvelles broches destinées à compenser, par leur production, la demi-inaction de celles qui cessaient de tourner la nuit.

Quant à la peine du travail, la réponse est toujours pareille. Ni dans la filature, ni dans le tissage, cette peine n’est particulièrement dure[18]. S’il y a fatigue, et il y en a partout où il y travail, elle vient du caractère fastidieux et machinal de l’ouvrage, beaucoup plus que de la dépense musculaire qu’il exige. C’est le sort commun, non seulement de toute industrie textile, mais de toute industrie quelle qu’elle soit, depuis que la machine est souveraine et conduit l’ouvrier. Car il m’est arrivé de dire et de répéter qu’avec elle, l’ouvrier n’est plus, ou qu’il est moins, un producteur qu’un conducteur de force, mais ce n’était pas encore assez dire ; en même temps qu’il conduit la force, en même temps il est conduit par elle ; et elle se fait payer par lui le service qu’elle lui rend, en substituant une fatigue à une autre et la monotonie du geste à l’énergie de l’effort ; de lui à elle, et d’elle à lui, il y a échange et remplacement ; et il la fait chaque jour un peu plus homme, mais elle le fait chaque jour un peu plus machine. Même à effort égal, — et l’effort est moindre, — dix heures pèsent cependant moins que douze, et les ouvriers le constatent et s’en félicitent, avec une pointe de malice : « Maintenant, disait un ouvrier après l’application de la loi, nous voici comme des employés de préfecture ! »

En outre, le repos du dimanche est religieusement, ou rigoureusement observé. Tout au plus, et par mesure exceptionnelle, emploie-t-on parfois ce jour-là quelques ouvriers spéciaux à des travaux urgens de nettoyage ou de réparation, qu’on ne peut exécuter en semaine, tant que les machines marchent. Ce repos du dimanche est-il, au surplus, toujours un repos ? Les hommes vont au cabaret, et peut-être y vont-ils un peu trop ; mais, dans ce pays de grandes forêts et d’eaux courantes, ils ne négligent pas tout à fait des exercices plus sains. Ils jouent volontiers aux quilles, font de longues promenades, ramassent du bois mort pour leur foyer, pochent à la ligne, et, qui sait ? se livrent, si l’occasion les tente, à un innocent et peu destructif braconnage. Les femmes rangent le logis, soignent les hardes, bavardent entre elles. Le soir, beaucoup de filles vont danser dans les bals publics.

La peine du travail est donc la même, mais le prix du travail est un peu moins élevé, ou, si l’on le préfère, un peu plus bas dans les Vosges que dans le Nord, à cause des circonstances extérieures, pour des raisons qui tiennent au milieu. Ainsi, dans les usines des Vosges, les ouvriers et ouvrières touchent par jour :


Filature


Manœuvres, ouvriers du mélange, soigneurs de batteurs, soigneurs de carde 2 fr 75 à 3 fr.
Rattacheurs de self-acting 3 fr. 25 à 3 fr. 50
Fileurs 5 fr. à 5 fr. 25
Soigneuses d’étirage 2 fr. 50
Banc-brocheuses 3 fr. à 3 fr. 50
Fileuses de continu 3 fr. à 3 fr. 25


Les filles et garçons de treize à seize et dix-huit ans, qui n’ont pas encore de fonctions bien définies, reçoivent de 1 franc à 2 francs, suivant leur âge et le travail auquel on les occupe. Les contre-maîtres ont de 150 à 180 francs par mois, quelquefois plus : c’est le salaire des fileurs, mais ils sont au mois.


Tissage


Bobineuses 1 fr. à 2 fr.
Ourdisseuses 4 fr.
Encolleurs 5 fr. quelquefois davantage.
Tisserands ou tisserandes 2 fr. 50 à 4 fr. et au-delà (suivant qu’ils ou qu’elles conduisent 2, 3 ou 4 métiers. Les tarifs sont toujours les mêmes pour les hommes et les femmes. Ce qui fait la différence de salaire entre eux ou entre elles, c’est le plus ou moins grand nombre de métiers conduits.)


On peut compter dans l’année 300 journées de travail, jamais moins, sauf les cas de chômage extraordinaire, provenant soit de l’ouvrier lui-même (maladies ou absences pour motifs personnels), soit de l’entrepreneur forcé de suspendre par suite d’une situation mauvaise ou d’une crise de l’industrie. Ces chômages de crise étaient pour ainsi dire inconnus jadis dans les Vosges. Mais, au cours des dernières années, et surtout île la dernière année 1904, les patrons, après s’être concertés, ont dû avoir recours à ce procédé extrême pour alléger les stocks considérables de marchandises fabriquées et enrayer la baisse des prix. Ils se sont alors, disons-le à leur louange, senti comme une obligation morale de venir un aide aux ouvriers qu’ils frappaient autant et plus encore peut-être qu’eux-mêmes étaient frappés, et ils ont pris l’habitude de leur verser, pour les journées de chômage que leur imposait aux uns et aux autres cette espèce de fatalité économique, la moitié, et, dans certains établissemens, plus de la moitié de leur salaire quotidien[19].

A part les manœuvres et les ouvriers du battage et du cardage, tous les ouvriers de la filature travaillent aux pièces, ils sont payés à la production, c’est-à-dire au nombre de kilogrammes produits, d’après un tarif établi en raison de la marche de la machine et de la nature, indiquée par le numéro de la mèche ou du fil fabriqué. Dans les Vosges comme dans le Nord, quelques machines sont munies de compteurs mécaniques, mais trop peu, si c’est, ainsi que nous l’avons déjà dit, le meilleur moyen de prévenir et d’éviter les discussions ou les suspicions. Dans le tissage, les ouvriers sont également payés à la production, mais il y a pour eux divers poids et mesures : les bobineuses et les ourdisseuses ont leur salaire réglé au kilogramme, les tisserands à la longueur de la pièce produite, d’après un tarif établi en raison de la nature du tissu, et notamment, en raison du duitage, autrement dit du nombre de duites ou fils de trame par centimètre, qui est en effet le principal facteur de la production sur les métiers à tisser, du moins pour les tissus unis ou à armure peu compliquée.

La paye se fait, dans les filatures des Vosges, à la quinzaine, laquelle, quand elle est une quinzaine pleine, comporte douze jours de travail effectif, mais, quant aux nécessités de la vie, est toujours une quinzaine pleine : il faut bien vivre quinze jours, ne travaillât-on que douze, ou même moins de douze. Dans les tissages, les comptes sont plus longs et plus difficiles : aussi ne les fait-on généralement que tous les mois ou toutes les quatre semaines. Mais on sait bien que c’est plus que l’ouvrier, sans avances et sans crédit, ne peut attendre, et, vers le milieu du mois, on lui donne un acompte rapidement calculé sur le travail déjà fait.

Il en est des amendes et des retenues dans les Vosges comme dans le Nord. Leurs motifs sont les mêmes : malfaçons (on a même dressé une sorte de tarif qui prévoit les cas les plus fréquens de malfaçon) et menus désordres : retards, troubles dans le travail, gamineries. Ici encore, elles sont « assez minimes » et, sauf de rares exceptions, ne diminuent que d’une fraction peu sensible le salaire de l’ouvrier. Ici encore, elles sont « reversées » à une caisse de secours, ou « rendues sous une forme quelconque à la collectivité des ouvriers ; » les amendes de police intérieure, toujours, et souvent, à ce qu’on nous assure, les retenues elles-mêmes pour malfaçon.

C’est l’usage de l’industrie, et tout le monde s’y conforme, puisqu’il n’y a pas de contrat de travail, au sens précis et juridique du mot. Le règlement de la fabrique fait loi. Quand on embauche un ouvrier, on lui montre le règlement, qui l’intéresse peu et qu’il ne regarde pas, car il le connaît déjà, comme étant à peu près le même partout, dans la même industrie et dans la même région. Ici, il est engagé définitivement, à partir du septième jour, et ne peut plus dès lors quitter l’usine, sans avoir prévenu quatre semaines à l’avance. Le même délai est obligatoire pour le patron qui veut renvoyer l’ouvrier. Ailleurs, il suffit de deux semaines, et les tribunaux s’en contentent, en particulier les prud’hommes, lorsqu’il y a litige. L’ouvrier, venu pour s’embaucher, présente ou ne présente pas son livret, presque indifféremment ; de part et d’autre, on semble à présent n’y attacher que peu d’intérêt. L’apprentissage, selon l’ancienne formule, n’existe plus. Il n’y a plus d’apprentis : il y a tout de suite de jeunes ouvriers et de jeunes ouvrières, ayant, aux termes de la loi, au moins treize ans révolus, et qui gagnent en entrant : 1 franc par jour pendant les deux ou trois premières quinzaines, 1 fr. 25 après ce temps-là ; puis qui deviennent bobineurs ou se casent dans un autre poste vacant, au bout, tout au plus, de quatre à cinq mois. Le jeune ouvrier est alors ouvrier, et son salaire s’élève assez vite. Les chiffres que nous avons cités montrent jusqu’où il peut atteindre, à quel âge il y atteint, et jusqu’à quel âge il y reste.


IV

Telle est, quant à l’organisation du travail, à sa peine et à son prix, la condition de l’ouvrier ou de l’ouvrière des filatures et tissages de coton dans le Nord et dans les Vosges : elle n’est point autre en Normandie. Est-il besoin de faire observer qu’elle s’est améliorée depuis le commencement du siècle ? Le progrès, dans l’espèce, a une mesure certaine ; c’est l’échelle des salaires, qu’il est aisé de comparer, d’autrefois à aujourd’hui, par suite, justement, de cette enquête perpétuelle ouverte dès 1801 et continuée sans interruption à travers cent ans. De ces comparaisons, dont le moindre tort est d’embrouiller les choses en entassant les chiffres, nous ne voudrions point abuser. Mais il est nécessaire de relever trois points et de marquer trois étapes. En 1801, dans une filature du Nord, d’après le rapport du préfet Dieudonné, les ouvriers se divisaient en deux classes : la première travaillait aux pièces. C’étaient des hommes faits, intelligens et laborieux, pouvant gagner par jour de 1 fr. 50 à 2 fr. 50 et même 3 francs ; quelquefois des enfans de douze à seize ans, gagnant de 0 fr. 90 à 1 fr. 10. Dans la seconde catégorie figuraient des hommes, des femmes et des enfans, moins capables, travaillant à la journée ; les salaires sont alors pour les hommes de 1 fr. 10 à 1 fr. 30, pour les enfans, de l’un et l’autre sexe, très souvent au-dessous de douze ans, de 0 fr. 30 à 0 fr. 75[20]. En 1835, le Conseil de prud’hommes de Lille fournissait à M. Villermé des renseignemens d’où il résulte que, dans les filatures de coton de la région du Nord, les hommes gagnaient de 2 fr. 50 à 3 francs ; les femmes, première classe, de 1 franc à I fr. 75, deuxième classe, de 0 fr. 75 à 1 fr. 25 ; les enfans, de 0 fr. 50 à 0 fr. 60. Dans la région de l’Est (fabrique de Mulhouse), les salaires étaient, en cette même année 1835, pour les fileurs et fileuses proprement dits, de 2 fr. à 3 francs ; pour les rattacheurs (enfans des deux sexes,) de 0 fr. 50 à 1 franc ; pour les bobineurs, de 0 fr. 35 ; pour les débourreurs, de 1 fr. 50 à 1 fr. 75 ; pour les ouvriers employés au battage, de 1 fr. 25 ; pour les soigneuses de cardes, les dévideuses jet femmes à la journée, de 0 fr. 75 à 1 fr. 10 ; pour les manœuvres et journaliers, aux environs d’un franc. Au tissage mécanique, les pareurs gagnaient de 2 fr. 50 à 3 francs ; les tisserands des deux sexes, de 1 fr. 50 à 1 fr. 75, contre 1 fr. 50 ou 2 fr. 50 aux tisserands du tissage à la main ; les enfans et les femmes employés aux préparations du fil touchaient de 0 fr. 50 à 0 fr. 70, les contre-maîtres, les ourdisseuses et les teinturiers, 2 francs. Non loin de là, à Sainte-Marie-aux-Mines, les gains ordinaires étaient : pour les tisserands, communément de 8 à 10 francs, 10 francs et quelques centimes par semaine, et, terme moyen, de 9 francs. Au-dessous de 7 et au-dessus de 12 francs, ce sont des exceptions. Mais, sur ces salaires, le dévidage ou bobinage de la trame était partout aux frais du tisserand, du moins du tisserand à domicile ; ce qui les réduisait de quarante sous par semaine. Une dévideuse de trame, payée par les tisserands, recevait de 4 francs à 4 fr. 50, et une dévideuse de chaîne, payée par les fabricans, de 4 à 6 francs, également par semaine. Un enfant avait depuis trente sous jusqu’à 3 francs par semaine, quelquefois 4 francs, suivant son Age, sa force et la nature de l’ouvrage qu’on lui confiait[21]. Louis Reybaud, reprenant, vingt ans plus tard (1859),, pour l’Académie des sciences morales et politiques, l’enquête du docteur Villermé, estimait que le salaire des fileurs, qui, suivant lui, aurait été en 1840, de 1 fr. 75, 1 fr. 80, et, pour les meilleurs ouvriers, de 2 fr. 25, était, en 1800, pour les bons fileurs, de 3 fr. 50 à 4 francs, et, par exception, 5 francs. En parcourant l’ouvrage de Louis Reybaud, j’ai noté, pour Lille et Roubaix, les prix de : 3 fr. 50 à 4 francs par jour (fileur d’élite), 3 francs (fileur ordinaire) ; 1 fr. 50 à 1 fr. 75 (tissage dans les campagnes), 2 francs à 2 fr. 25 (tissage dans les faubourgs des villes) ; 1 fr. 25 à 1 fr. 50 (femmes), 0 fr. 40 à 0 fr. 75 (enfans) ; soit des salaires annuels, pour les hommes, de 600 à 1 200 francs ; pour les femmes, de 375 à 450, et pour les enfans, de 120 à 225 francs. Dans la région de l’Est, un bon tisseur, gagnant, en 1836, suivant Villermé, 1 fr. 50 par jour, aurait, en 1859, gagné, suivant Louis Reybaud, 2 francs ou 2 fr. 25 : la moyenne des ouvriers « formés » recevait 1 fr. 75. Mais, dans la même région, le salaire variait sensiblement d’un lieu à un autre, non seulement de la ville à la campagne, mais de la montagne à la plaine. Le même fileur mécanique et le même tisserand qui, à Saulxure, gagnaient respectivement 2 fr. 50 et 1 fr. 80, gagnaient, à Mulhouse, 3 fr. 50 et 2 fr. 25 ; mais le prix de la vie variait en proportion, et tandis qu’à Saulxure on pouvait vivre pour 0 fr. 30 ou 0 fr. 35 par jour, il y fallait mettre, à Mulhouse, 0 fr. 65 ou 0 fr. 70. En Normandie, à la même date (1860), un bon fileur reçoit de 4 francs à 4 fr. 50 par jour ; une femme ou une jeune fille, dans les tissages, de 1 fr. 65 à 2 fr. 75. Autour de Rouen et dans le pays de Caux, l’industrie est encore, à cette date, disséminée entre 601 fabricans, qui emploient 110 000 ouvriers ruraux : c’est le tissage à bras ; un ourdisseur y gagne de 2 francs à 2 fr. 50 ; une bobineuse (ou un bobineur, enfant ou vieillard) de 0 fr. 25 à 0 fr. 30 ; un tisserand, de 0 fr. 90 à 0 fr. 95. Le tissage mécanique occupe, pour sa part, 32 000 ouvriers ; les femmes et les jeunes filles y gagnent, par jour, de 1 fr. 25 à 2 fr. 50. En somme, les salaires sont ou assez bas dans le tissage mécanique ou très bas dans le tissage à bras ; la seule explication possible des prix qui ne dépassent guère une moyenne de 0 fr. 75 est que ce sont, pour beaucoup, des salaires d’appoint. Il y a, par compensation, de hauts salaires, qui sont, dans la filature, de 3 fr. 70 pour les fileurs, et, dans le tissage, de 3 fr. 50 pour les pareurs.

Mais c’étaient là, en 1860, les sommités de la main-d’œuvre du coton, que l’on citait quand on voulait faire voir la profession en beau. Pour le commun, c’est-à-dire pour la masse, pour la très grande majorité des ouvriers, on peut tenir que la moyenne générale était : hommes, 2 francs ; femmes, 1 fr. 50 ; enfans, 0 fr. 75. A trois cents jours de travail par an, c’eut été un salaire annuel de 600 francs, 450 francs, 225 francs ; mais il y a lieu de déduire pour chômages, arrêts, etc., une cinquantaine de francs ; restaient donc : aux hommes, 550 francs ; 400 francs aux femmes, et 175 aux enfans. Rappelons d’un mol qu’on nous donne maintenant comme assurés des salaires annuels de 975 à 1 050 francs par an pour les hommes (usine A) ; que les fileurs gagnent de 6 fr. 50 à 7 fr. 40 par jour (usine B, région du Nord) de 5 francs à 5 fr. 25 (usine C, région des Vosges), au lieu des 3 fr. 70 auxquels parvenaient difficilement, voilà quarante-cinq ans, les plus habiles de la profession. Comparés aux salaires d’autres industries, les salaires de l’industrie textile (filature et tissage du coton) ne sont sans doute pas de hauts salaires, mais comparés à eux-mêmes, aux mêmes lieux, à différentes époques, par périodes et connue par tranches de tiers ou de quart de siècle, ils ont certainement et très sensiblement haussé, plus et plus vite que ne haussait le prix de la vie, ce qui laisse au total un accroissement de bien-être pour quelques-uns, pour tous une diminution de gêne ou de souffrance.

Ce n’est pas d’ailleurs l’unique amélioration que l’on puisse et l’on doive constater. D’autres, qui ne sont pas moins appréciables, ont découlé de la réduction du temps de travail ; de la protection légalement accordée aux enfans ; des perfectionnemens de la mécanique en général, et, en particulier, de la mécanique des métiers ; de la préoccupation plus grande de la sécurité et de l’hygiène. On ne connaît plus les journées de quinze et seize heures dont parlait Villermé, les journées de douze ou treize heures dont parlait Louis Reybaud. On ne voit plus (et il faut dire que personne ne souffrirait plus qu’on le vît) l’ouvrier de huit ans que connut Jules Simon, l’ouvrier de six ans, ou même de quatre ans et demi, que connut Villermé. On ne travaille plus dans les caves de Lille, et, chaque jour, l’air, la lumière, pénètrent à flots dans les ateliers. La machine est de moins en moins traîtresse, de plus en plus sûre, de plus en plus soumise. Le mieux n’est donc pas douteux : et si ce n’est pas encore tout à fait le bien, comme les patrons sont les premiers à le reconnaître, c’est du moins de quoi l’attendre, dans la paix, et n’en point désespérer.


CHARLES BENOIST.

  1. Résultats statistiques du recensement des industries et professions (dénombrement général de la population du 29 mars 1896), t. IV, Résultats généraux, p. XXXV et XXXVI.
  2. Renseignemens pour servir à l’enquête, ouverte le 12 décembre 1853, au Ministère du Commerce, fournis par M. Henri Loyer, Archives du Comité des filateurs de coton, Lille. 1873 ; document cité par M. Jules Houdoy, la Filature de coton dans le Nord de la France, Histoire, monographies, conditions du travail (thèse pour le doctorat en droit), 1903. Arthur Rousseau.
  3. D’après M. Jules Moudoy, ouv. cité.
  4. Rapport sur l’enquête relative à l’état actuel de l’industrie du coton en France, 1829 ; Paris, imprimerie de Selligne.
  5. Renseignemens pour servir à l’enquête ouverte le 12 décembre 1853 au ministère du Commerce, fournis par M. Henri Loyer, Archives du Comité des filateurs de coton ; Lille.
  6. La Commission fut nommée le 7 février 1870. L’enquête elle-même forme quatorze fascicules des Documens parlementaires, 1870.
  7. Delessart, la Filature de coton par les machines modernes. Paris, 1900.
  8. Jules Houdoy, ouvrage cité, p. 233.
  9. Jules Houdoy, ouvrage cité, p. 237 et 238.
  10. Saladin, la Filature de coton.
  11. Jules Houdoy, ouvrage cité, p. 239.
  12. Dupont, Filature du coton, p. 185 et suivantes. — Je profite de cette occasion pour signaler deux très intéressans ouvrages de M. Paul Dupont, en collaboration, l’un : Filature du coton, avec M. J. B. Haeffelé ; l’autre : Tissage mécanique, avec M. V. Schlumberger.
  13. « C’est l’opération qui consiste à exposer les fils à la vapeur d’eau ou à l’action de certains gaz, le gaz d’éclairage, par exemple. De même que le coton brut, les filés absorbent des quantités d’eau variables ; de plus, le filage demande une certaine humidité de la matière travaillée. Avec, les énormes vitesses données aux broches des métiers, il se produit par la ventilation une véritable dessiccation des fibres et il est impossible d’employer tout de suite les filés sans leur avoir rendu une certaine proportion d’eau. » On le fait par le vaporisage. Jules Houdoy, ouvr. cité, p. 247.
  14. Voyez Jules Houdoy, ouvr. cité. — Cf. Jules Simon, l’Ouvrier de huit ans.
  15. A l’usine A, pour un nombre d’ouvriers et d’ouvrières à peu près égal (405), il est de : 1 directeur. 3 contre-maîtres chefs, 6 surveillans. « Le directeur reçoit les ordres des patrons, les contre-maitres obéissent au directeur, les surveillans sont sous la dépendance des contre-maîtres et en rapports directs avec le personnel, qui conserve le droit, en cas de difficulté, de recourir aux patrons sans intermédiaire. » Je transcris ici les termes mêmes de la note qui m’a été remise.
  16. C’est un devoir pour moi de remercier, entre autres personnes qui se sont mises avec tant d’obligeance à ma disposition, M. Léon Gautier, député des Vosges et manufacturier à Golbey, dont les notes m’ont été du plus grand secours.
  17. Pour cette usine, M. Léon Gautier a bien voulu dresser, année par année, le tableau de l’âge des ouvriers et ouvrières. Je crois inutile de le donner tout au long, me contentant de faire observer que deux jeunes garçons seulement commencent à travailler à treize ans, âge légal ; aucune fillette. De même, au-dessus de cinquante ans, il reste à la fabrique un homme de cinquante-deux ans, un de cinquante-trois, un de cinquante-cinq, un de cinquante-neuf, un de soixante-quatre ; aucune femme. Il n’y a du reste pas de conclusion bien directe et bien sûre à tirer de cette circonstance, due en grande partie au hasard.
  18. Les fileurs et les rattacheurs des métiers self acting, astreints à suivre le continuel mouvement de va-et-vient du chariot, sont peut-être ceux qui ont à fournir la plus grande somme d’efforts physiques ; mais c’est, parait-il, affaire d’entraînement, et d’entraînement assez facile. Notons aussi, d’une part, que ces ouvriers sont les plus remuâtes ; d’autre part ; qu’ils sont les mieux payés.
  19. Notes de M. Léon Gautier.
  20. Rapport de M. A Dieudonné. Voyez le livre de M. Jules Houdey, p. 22.
  21. Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, ouvrage entrepris par ordre et sous les auspices de l’Académie des Sciences morales et politiques, par M. Villermé, Paris, 1840, t. Ier, p. 39, 65. 93, etc.