Le Travail dans la grande industrie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 368-404).
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LE TRAVAIL
DANS
LA GRANDE INDUSTRIE

LA LAINE ET LA SOIE

Parlant de l’industrie textile en général, j’ai déjà indiqué sommairement[1] les différentes opérations, et par conséquent les différentes espèces d’usines, — car il y en a presque autant que d’opérations mêmes, — auxquelles donnent naissance le travail de la laine et le travail de la soie. Au nombre de près de cent pour les quatre matières principales qui alimentent la filature et le tissage : lin, coton, laine et soie, elles sont très nombreuses encore pour les deux dernières seulement, la laine et la soie ; une vingtaine, d’un côté, une douzaine, de l’autre, sans compter les établissemens auxiliaires ou accessoires de teinture, apprêt et impression.

Elles sont d’ailleurs entre elles d’une importance fort inégale : c’est ainsi que, pour la laine, tandis que les « fabriques de draperie, frisage et épluchage de drap » occupent en France 30 200 ouvriers, les « cardages, peignages et filatures de laine » 31 000, les « fabriques de nouveautés, laine, drap » 36 300, les « tissages de laine, fabriques de lainage » 48 500, en revanche, les « dégraissage, épaillage et lavage de laines » n’en emploient que 800 ; les « battage, effilochage, affinage » que 700 ; la « foulerie d’étoffes et de bas » que 300. Pour la soie, le « dévidage, » le « cannetage, » le « pliage » occupent 100 000 personnes, la « filature » 14 400, le « moulinage » 18 100, le « tissage » (avec la fabrication des couvertures de soie, de filoselle, de satin) 75 100 ; mais la « peignerie ou carderie de bourre de soie » n’en occupe que 1 100 ; la « fabrique de soie à bluter » que 600 ; le « tirage, le polissage, » que 200.

Au total, 200 000 personnes pour la laine, 136 000 pour la soie, plus d’un tiers des 900 000 ouvriers et ouvrières qui vivent de l’industrie textile et qui représentent 14,17 pour 100 de la population industrielle active ; groupe si considérable qu’il n’est primé que par celui que les statistiques officielles désignent sous le nom de « travail des étoffes, vêtement, » et qui représente, lui, 20,47 pour 100 de cette population : quand bien même l’art de la laine et de la soie, Roubaix, Sedan, Reims, Elbeuf et Lyon, n’auraient pas porté aussi loin ni aussi haut le renom de la fabrique française, quand bien même tant d’honneur ne s’y attacherait pas, il s’y attacherait tant d’intérêt qu’à ces études sur le travail dans la grande industrie, quoiqu’elles ne puissent tout embrasser, il manquerait sûrement quelque chose, si l’ouvrier de la laine et l’ouvrier de la soie en demeuraient tout à fait absens.


I

Cependant l’ouvrier de la laine n’y paraîtra, pour l’instant, que d’assez loin, ou n’y passera qu’assez vite. En effet, je ne voudrais pas prendre toujours mes exemples dans le même milieu, ni peindre toujours le même pays, de crainte de n’avoir, en des occupations diverses, qu’un seul homme que la même race, en dépit de ce qu’il fait, a fait incorrigiblement ce qu’il est. Or, pour la laine comme pour le lia et pour le coton, le Nord affirme sa suprématie, en la poussant parfois presque jusqu’au monopole. Sur 100 personnes employées aux mêmes travaux dans la France entière, ses « tissages de laine et fabriques de lainage » en fournissent 47 ; ses « cardages, peignages et filatures » 51 ; ses fabriques de nouveautés, laine, drap 99 ; outre les 87 pour 100 qu’occupent ses peignages qui ne sont que des peignages, sans cardage ni filature, et les 89 pour 100 qu’occupent ses fabriques Spéciales de tissus d’ameublement. A côté de lui et le plus souvent au-dessous, se retrouvent les deux autres grandes régions textiles, l’Est et la Normandie, avec quelques coins du Midi, le Tarn ou l’Hérault, pour quelques articles. Mais le Nord, ou l’Est, ou même la Normandie, c’est précisément là que nous sommes allés chercher les sujets de nos monographies d’usines pour le lin et pour le coton ; la laine n’y ajouterait rien de bien autre, ni par suite rien de bien neuf : ce qui nous inquiète ici, les conditions, la durée, la peine et le prix du travail, sont à peu près les mêmes dans les mêmes contrées, à égalité de circonstances locales ou économiques, pour toutes les branches de l’industrie textile, quelle que soit la matière travaillée, lin, coton ou laine ; le tisseur de laine et le tisseur de coton de Roubaix ou de Tourcoing se ressemblent comme des frères, et comme un frère aussi leur ressemble le tisseur de lin d’Armentières : ils pourraient au besoin passer d’un métier à l’autre, il n’y aurait dans leur vie qu’un très petit changement.

Le temps de travail est le même, fixé par la loi pour les ateliers mixtes. Au-dessus de soixante-cinq ans, il reste 4,14 ouvriers et 1,90 ouvrières sur 100 dans l’industrie linière, et dans l’industrie lainière, il reste 4,39 ouvriers, et 2,15 ouvrières <[2] : la peine, ou du moins l’usure professionnelle est donc sensiblement pareille, et plutôt un peu moindre pour la laine que pour le lin. Quant aux salaires, on relève (en s’en tenant toujours au département du Nord) des moyennes de 2 fr. 25, 3 fr. 75, 3 fr. 95, 3 fr. 15, 2 fr. 90 pour les filatures de laine, 3 fr. 50, 2 fr. 75, 2 fr. 60, 4 fr, 50 pour les tissages, 2 fr. 85 pour les fabriques de draps, molletons et couvertures, selon qu’il s’agit d’établissemens occupant de 500 à 999 personnes, ou de 100 à 499, ou de 25 à 99, ou de 1 à 24 seulement, mais sans qu’il y ait lieu, semble-t-il, d’en tirer une conclusion certaine, ni, à plus forte raison, de prétendre en déduire une règle générale. Le salaire moyen par dix heures des ouvrières pour la filature du coton serait de 1 fr. 90 à 2 fr. 50 dans les établissemens occupant de 500 à 999 personnes, de 1 fr. 60 à 2 fr. 05 dans les établissemens en occupant de 100 à 499 ; pour la filature de la laine, il serait de 1 fr. 75 (établissemens de 500 à 999 ouvriers et ouvrières), de 1 fr. 45 à 1 fr. 55 (établissemens de 100 à 499), de 1 fr. 85 à 2 fr. 10 (établissemens de 25 à 99 personnes).

Il en est du tissage comme de la filature, à un degré plus frappant encore. Du coton à la laine, les salaires coïncident exactement : tissages de coton, département du Nord, établissemens qui occupent de 100 à 499 personnes, salaire moyen des ouvrières par dix heures : 2 fr. 05 ; tissages de laine, même département, établissemens analogues, salaire moyen : 2 fr. 05 (2 fr. 30 dans les établissemens occupant de 500 à 999 ouvriers et ouvrières, 2 fr. 45 dans les établissemens en occupant de 25 à 99 ; là, non plus, point de règle générale à tirer du plus ou moins grand nombre d’ouvriers employés). Et voici maintenant les salaires par catégories, (mais géographiquement mêlés, pris au hasard un peu partout, tels que les donne l’Office du travail) : industrie lainière, épisseuses (Charente), 3 fr. 80 ; doubleuses, (Seine-et-Oise), 2 francs ; rentrayeuses (Marne), 2 fr. 20 ; bobineuses, 0 fr. 85 : les ouvrières, sans désignation plus particulière, des Deux-Sèvres gagneraient ainsi 340 francs par an ; les rentrayeuses du Nord, 780 francs, soit, à 300 jours de travail, chômage annulé, 2 fr ; 60 par jour ; les brodeuses des Hautes-Pyrénées se feraient 400 francs, et les tisserandes des Deux-Sèvres 560 francs. D’autres tisserands ou tisserandes (Lozère) ne gagneraient qu’un salaire quotidien de 0 fr. 50 ; mais il s’agit évidemment de tisserands à domicile, qui tissent pour remplir les heures que le travail des champs laisse vides. Plus heureux, le tisserand de Lot-et-Garonne gagnerait 1 franc ; le bobineur de la Marne, 1 fr. 55 par jour ; des tisserands de l’Allier et des Deux-Sèvres, respectivement 1 000 et 700 francs par an. Dans les fabriques de draps, les salaires seraient : Ardennes, tisseurs, 600 francs par an ; Isère, tisseurs, 1 060 francs, épinceteuses et autres, 550 francs ; Lozère, fileurs, 2 fr. 75 par jour, 780 francs par an, canneteuses, 1 franc par jour, 310 francs par an, tisserands, de 1 fr. 75 à 2 francs par jour, de 540 à 620 francs par an, tisseurs, 2 francs par jour ; Tarn, épailleuses, 0 fr. 80 ; Ariège, tisserands, 2 fr. 50, énoueuses, 1 fr. 50 ; Tarn-et-Garonne, tisserands ou tisserandes, 200 francs par an.

Mais je transcris simplement à titre d’indication, sans les expliquer, ces chiffres qui ne se rapportent pas tous à « la grande industrie, » et qui ne me viennent pas d’une enquête personnelle[3]. Peut-être suffiront-ils à une comparaison, à laquelle je ne demande au surplus que de justifier le demi-silence que m’impose, à mon vif regret, sur l’industrie de la laine, la nécessité d’en finir, et, pour en finir, d’abréger, et, pour abréger, de passer. Mais si, pourtant, ils ne suffisaient pas, on voudrait bien alors se souvenir que cette industrie, dans ses parties essentielles, n’a en quelque sorte pas bougé, ou, si c’est trop dire, parce qu’enfin elle n’est pas plus que les autres restée inaccessible au progrès, du moins elle n’a subi ni transformations, ni modifications profondes depuis les observations qu’en ont faites et les descriptions qu’en ont données les Andrew Ure, les Villermé, les Audiganne. L’art de la laine aussi est un art ancien, de longtemps si rapproché de son point de perfection que le seul perfectionnement possible touchait non sa technique, mais la mécanique du métier ; ce perfectionnement réalisé, la conséquence ou le résultat en a été, d’une part, pour le fabricant, l’accroissement de la production, d’autre part, et surtout, pour l’ouvrier, la diminution de la peine. Les opérations sont aujourd’hui ce qu’elles étaient il y a un demi-siècle, et, en lisant soit le chapitre de la Philosophie des manufactures qui a pour titre : Nature et opérations d’une manufacture de laine, soit la section du Tableau de l’état physique et moral des ouvriers qui traite des ouvriers de l’industrie lainière[4], je revois atelier par atelier, sinon machine par machine, l’usine d’Elbeuf, un peu traditionnelle et familiale, il est vrai, que l’on me fît visiter voilà quatre ou cinq ans. Mais l’opérateur, lui, qui est l’homme que nous cherchons, l’ouvrier, n’est plus ce qu’il était, il n’est plus comme il était : il est mieux.

Je n’ai pas constaté là, et nulle part on ne constaterait plus, les mauvais traitemens que, suivant Andrew Ure, le boudineur, dans les factories, exerçait couramment sur ses appiéceurs. « Il est d’usage que le boudineur soit pourvu d’une longe de cuir ; et si ses jeunes apprentis laissent manquer les bouts, ou s’ils font un trop grand nombre de cardées interrompues, il fait venir les délinquans à la porte du chariot et les frappe de sa longe. La sévérité du châtiment dépend nécessairement plus du caractère de l’homme que des règlemens de la factorie. Quelquefois il corrige les enfans avec le grand rouleau, qu’il peut facilement enlever de dessus le métier, ce qui permet de les atteindre de l’autre côté du métier. » C’était peut-être sa faute à lui et non celle des enfans, mais, comme il était payé aux pièces, il voulait rattraper par eux le temps perdu par lui-même au cabaret, et, ne le pouvant point, il se payait sur eux. Et sans doute, mérité ou immérité, ce châtiment n’était pas réglementaire, mais, dans bien des usines, il était toléré, admis ou subi en forme d’usage et en force d’habitude. « On préfère les enfans comme appiéceurs, non seulement à cause du bas prix de leur travail et de la souplesse de leurs muscles, mais aussi pour leur taille, car ils peuvent travailler sans être gênés à la table inclinée, qui doit être basse pour la facilité du boudineur, ce qui ne pourrait se faire par des personnes d’une taille plus élevée, à moins qu’elles ne fussent courbées péniblement, et dans une position nuisible à leur santé. » Par-ci par-là un patron s’indigne et s’insurge : ainsi M. Gamble, « un des hommes les plus humains qui aient jamais existé, dit Ure : il ne veut pas permettre que les ouvriers touchent les enfans, sous quelque prétexte que ce soit ; et, quand ils ne veulent pas travailler, il les renvoie. » Mais le même auteur s’empresse d’ajouter : « Malheureusement, comme il est si important pour les pauvres parens de suppléer au déficit de leur chétif revenu par les gages de leurs enfans, ils ne sont que trop enclins à fermer les yeux sur les mauvais traitemens que leur font souffrir les boudineurs, et à étouffer les justes plaintes de leurs pauvres enfans. On s’accorde à dire que ces ouvriers sont des êtres sauvages et intraitables, qui demandent des contre-maîtres d’un caractère dur pour les gouverner ; les appiéceurs sont souvent leurs propres enfans ou leurs pupilles[5]. »

N’oublions pas qu’Andrew Ure parlait en ces termes des factories, des fabriques anglaises, et que ces choses, nous ne savons pas si on les a jamais connues en France, mais en tout cas on ne les y souffrirait plus. De même y souffrirait-on à peine que des enfans, filles ou garçons, fussent employés à une besogne semblable à celle du preeming ou nettoyage des chardons naturels, avec obligation de porter les châssis à la sécherie et de les en rapporter, travail très fatigant et qui exposait à de brusques changemens de température ; ou encore qu’ils fussent mis, ainsi qu’ils l’étaient jadis, aux laineuses ou aux tondeuses[6]. Sans doute le triage, qui « se fait sur des claies en bois, et consiste à dérouler chaque toison, puis à en extraire les plus grosses ordures, les mèches feutrées qu’elle peut contenir, en la déchirant avec les mains et en séparant les diverses qualités de la laine ; » le dessuintage ou le dégraissage « avec de l’urine en putréfaction ou bien avec un alcali dissous dans l’eau chaude ; » la teinture et le lavage en pleine humidité, « les jambes et les cuisses dans l’eau ; » le battage, au prix d’un « effort musculaire considérable » et « parfois, pour les laines déjà teintes et celles qui viennent des peaux mortes, lorsqu’elles n’ont pas été lavées ou qu’elles l’ont été mal, » au milieu d’ « une poussière qui occasionne aux ouvriers de la toux, de l’étouffement, et peut forcer d’interrompre le travail ou même de l’abandonner ; » le foulage et le lainage, toujours sous l’eau qui ruisselle ; toutes ces opérations d’une manufacture de laine avaient, quelques-unes peuvent avoir encore, malgré les perfectionnemens mécaniques ou chimiques introduits abondamment de 1810 à 1840, et non moins abondamment depuis lors, de quoi incommoder les nerfs ou les poumons des délicats.

Villermé le ressentait vivement en rédigeant ses notes : « Les ouvriers sont debout ; toute leur personne, surtout leurs mains, est d’une saleté repoussante et répand autour deux l’odeur des laines surges ou conservées en suint, c’est-à-dire sans avoir été lavées ni dégraissées[7]. » Même aujourd’hui, le pavé d’une fabrique de draps ne présente guère l’aspect d’un parquet ciré ; il ne reluit pas, astiqué et frotté comme le pont d’un navire de guerre : à chaque pas, il y faut enjamber un ruisseau savonneux, huileux, jaunâtre ou noirâtre. Mais sont-ce là des conditions de travail réellement et directement anti-hygiéniques ? Andrew Ure, qui était médecin comme le docteur Villermé, ne le pensait pas et déclarait même le contraire. « Les fileurs de fil de laine, écrivait-il, prétendent, non sans raison, que l’opération du boudinage, dans leurs fabriques, n’offre aucun inconvénient pour la santé. Quoique l’extérieur malpropre des ouvriers à leurs métiers, et les miasmes de l’huile animale qui frappent l’odorat dans quelques fabriques, laissent d’abord une impression bien différente dans l’esprit d’un étranger, ni les hommes ni le peu d’enfans qu’on y emploie ne souffrent de ce genre d’occupation. » Mais voici plus fort : « et plusieurs, au contraire, s’en trouvent bien[8]. » À ne rien exagérer, disons qu’ils ne s’en trouvent pas mal, et que les statistiques le prouvent, par la proportion, déjà citée, de 4,39 ouvriers et de 2,15 ouvrières pour 100 au-dessus de soixante-cinq ans, qui dépasse légèrement celle des ouvriers et ouvrières du lin, notablement celle des ouvriers et ouvrières du coton et de la soie[9].

Pareillement, qu’ils se trouvent mieux maintenant qu’il y a un demi-siècle, non seulement par la diminution de la peine, due aux progrès de la chimie et de la mécanique, mais aussi par l’augmentation du salaire, les chiffres de Villermé et ceux de l’Office du travail en témoignent. Villermé avait étudié Elbeuf, Louviers, Reims, Rethel, Sedan, Amiens, Lodève, Bédarieux et Carcassonne, le Nord et le Midi. Pour la région normande, autour de Rouen, à Darnetal, il attribue comme salaire moyen, dans les tissages ou les filatures : aux hommes, de 1 fr. 80 à 2 francs ; aux femmes, de 1 franc à 1 fr. 10 ; aux enfans, de 0 fr. 50 à 0 fr. 75 par jour[10] ; et l’on peut, sur ses renseignemens, dresser des salaires réels, selon les catégories ou spécialités, le tableau ci-après :

HOMMES


Darnétal. Elbeuf (1887).
fr. c. fr. c. fr. c. fr. c.
Fileurs 2 80 3 » à 3 67
Tondeurs de draps 2 75 2 » à 2 25
Laineurs 2 » 2 » à 2 25
Manœuvres ou journaliers 1 75 à 2 » 2 »
Tisserands travaillant chez eux[11] 1 67 à 2 » 2 25
Boudineurs dans les filatures 1 67
FEMMES


Darnétal. Elbeuf (1887).
fr. c. fr. c. fr. c.
Soigneuses ou veilleuses de cardes. 1 10
Rentrayeuses et couturières 1 » 1 25
Fileuses qui n’ont pas de rattacheurs 1 »
Boudineuses 0 90 à 1 »
Femmes à la journée 0 90 à 1 » 1 »
ENFANS


Darnétal. Elbeuf (1887).
fr. c. fr. c. fr. c.
Rattacheurs aidant les fileurs 0 75 à 1 » 0 67
Boudineurs 0 60 à 0 75
Rattacheurs des carderies 0 40 à 0 60

Pour plus de clarté ou plus d’évidence, et afin de ne pas nous égarer en de longues et tortueuses colonnes de francs et de centimes, si nous ne retenons que les catégories d’ouvriers et d’ouvrières mentionnées sous le même nom par le docteur Villermé en 1840 et par l’Office du travail en 1897, nous trouvons que les rentrayeuses (et justement dans la Marne), qui touchent à présent 2 fr. 20, touchaient à Reims, en 1836, 1 fr. 20 ou 1 fr. 25 ; que les épinceleuses, qui gagnaient (Reims, 1836) 1 fr. 20 par jour ou 360 francs par an, gagnent (Isère, 1897) 550 francs par an, [ou un peu plus de 1 fr. 80 par jour[12]. Quant aux fileurs, le prix n’aurait que très peu, ou même n’aurait pas du tout changé : 2 fr. 75 (Lozère, 1897), de 2 fr. 50 à 3 francs (Reims, 1836), de 2 fr. 50 à 2 fr. 80, pour le gros, de 1 fr. 75 à 2 fr. 70 pour le fin (Sedan, 1836). Les bobineuses gagneraient dans la Marne 0 fr. 85 par jour ; à Sedan, en 1836, elles gagnaient de 0 fr. 50 à 0 fr. 75. Ainsi de toutes les spécialités, dans la filature et le tissage de la laine : il y a partout ou presque partout amélioration, premièrement par augmentation de salaire, mais cette augmentation est néanmoins relativement faible, et les salaires dans l’industrie lainière, comme dans l’industrie textile en général, sont des salaires relativement et même absolument bas.

Amélioration encore par la réduction du temps de travail : plus de longues journées de douze, treize, quatorze et quinze heures, telles qu’Andrew Ure et Villermé en connurent. Plus d’enfans employés à une tâche si manifestement au-dessus de leurs forces qu’il fallait, pour faire cesser cet abus, prendre des arrêtés municipaux[13] ; à dire le vrai, plus de tâches au-dessus des forces de l’homme, enfant ou adulte ; la force substituée à ses forces, une force tirée non de lui-même, mais du dehors, dont il use sans qu’elle l’use, et, — c’est le grand bienfait de la science appliquée à l’industrie, — qu’il n’a plus à produire, qu’il n’a qu’à conduire. À cet égard, l’industrie textile ne le cède en rien aux autres industries, et il en est du travail de la laine comme du travail du lin ou du coton, du travail de la soie comme du travail de la laine.


II

La Flandre, la Lorraine et la Normandie sont les trois provinces privilégiées du coton, de la laine et du lin : Lyon est la ville de la soie. La soie règne à Lyon, ou Lyon règne sur la soie. Par « régner » il faut entendre : exercer un empire qui n’est guère moins qu’universel, et par Lyon, non seulement Lyon, mais tout le pays de Lyon, assez loin vers le Sud, le Sud-Est et le Sud-Ouest : les uns disent six, les autres huit, et d’autres encore treize départemens ; Rhône, Isère, Loire, Savoie, Ardèche, Drôme, Ain, Haute-Savoie, Haute-Loire, Saône-et-Loire, Vaucluse, Gard, Puy-de-Dôme[14]. Ce vaste territoire, le cinquième ou le sixième de la France, relève en fief de la fabrique lyonnaise, soit pour la production, soit pour la filature, soit pour le tissage, soit pour l’apprêt ou la teinture de la soie. Un même établissement fait l’une ou l’autre de ces opérations, rarement deux, jamais toutes à la fois.

C’est une opinion commune à Lyon, et comme un sujet de fierté, que l’organisation du travail n’y ressemble pas à ce qu’elle est ailleurs et « déconcerte les étrangers curieux d’étudier notre industrie si insaisissable dans ses contrastes et son originalité[15]. » Au seuil de la fabrique lyonnaise, si vous en croyez les regards et les sourires de bienveillante, mais sceptique indulgence qui vous accueillent, vous êtes au seuil du mystère. Isis ne se dévoile qu’aux habitans de la Croix-Rousse. Quant à l’organisation elle-même du travail, autant qu’un « étranger curieux » peut en juger, l’originalité, de cette industrie réside principalement en ce que le « fabricant » ne « fabrique » pas. Il ne produit pas la soie, il l’achète ; il ne la file pas, il la reçoit toute filée ; il ne la teint pas, il la fait teindre ; il ne la tisse pas, il la fait tisser ; jadis, avant le métier mécanique, par des ouvriers travaillant chez eux, avec quelques compagnons ; et maintenant, depuis que le métier mécanique l’emporte, — on en comptait déjà, en 1888, plus de 20 000 dans les treize départemens de la région lyonnaise, — en usine, par des entrepreneurs, qui ne sont pour la plupart, comme l’étaient les vieux canuts, mais en grand, que des chefs d’atelier à façon. En somme, le métier n’appartient pas à qui appartient le fil, ni le tissu à qui appartient le métier : le « fabricant » fournit la matière, on lui rend la marchandise[16].

Mais cela, c’est connu. C’est une forme antique, et périmée autre part, de l’organisation du travail. C’était l’organisation du travail, précisément dans l’industrie textile, avant l’industrie concentrée, avant le moteur général, avant l’introduction de la vapeur, du temps de l’industrie sporadique, dispersée, à domicile ; avant l’usine, du temps de l’atelier de famille. Des faubourgs et de la campagne, les tisserands venaient ainsi chez le maître chercher le fil, la laine ou le coton, et, la façon achevée, ils rapportaient l’ouvrage. Plus tard, on adapta, on plia cet usage au régime de la fabrique, Villermé l’a remarqué pour Reims et pour Sedan : « Dans les campagnes, où il n’y a que des peigneurs de laine, des tisserands et des dévideuses de trames, tous les ouvriers travaillent chez eux ; mais dans la ville tous les autres sont employés chez des fabricans ou bien chez des entrepreneurs. Je dis chez des entrepreneurs ; car celui qui achète des laines et en fait fabriquer des étoiles ne fait pas toujours laver, teindre, filer dans ses ateliers, ni même donner chez lui, aux étoffes que les tisseurs lui rapportent, toutes les façons ou tous les apprêts qu’elles doivent recevoir avant d’être livrées au commerce ; il a recours à des entrepreneurs particuliers pour chacune de ces opérations[17]. »

L’originalité de l’industrie lyonnaise, en ce point, est donc d’avoir conservé, sous le régime de l’industrie concentrée, les procédés de l’industrie dispersée ; dans l’usine, les coutumes du petit atelier. Mais elle est trop hautement et hardiment intelligente, trop novatrice et initiatrice quand il le faut, pour l’avoir fait sans de bonnes raisons. « Les fabricans lyonnais, habitués de longue date à s’affranchir du souci d’un matériel industriel, trouvent dans cette constitution originale qui survit aux petits ateliers les avantages de la grande manufacture et en même temps une liberté d’allures précieuse pour une industrie dépendante de tous les caprices de la mode[18]. » Et en même temps, devrait-on sans doute ajouter encore, elle y trouve un moyen de maintenir la tradition, dans une industrie qui est un art et qui, du moins pour le beau, depuis le XVe et le XVIe siècle, depuis la Renaissance italienne, a beaucoup plus à imiter qu’à inventer. Quoi qu’il en soit, originale ou non, et peut-être un peu moins que le patriotisme local ne l’imagine, telle est l’organisation du travail dans la région lyonnaise : transition ou transaction entre autrefois et aujourd’hui, entre le système de la petite et le système de la grande industrie.

« L’étranger curieux » qui, de ce qu’il aurait vu, — ou plutôt de ce qu’il n’aurait pas vu, — se hâterait de conclure que l’industrie de la soie est « restée rebelle, » radicalement et invariablement, à toute pratique de la grande industrie, qu’elle existe toujours et n’existe encore qu’à l’état de petits ateliers, celui-là, vraiment, en porterait un jugement trop sommaire, et contribuerait pour sa part à répandre « une légende, » très accréditée au dehors, mais qui n’est pourtant qu’une légende. « Si l’on n’aperçoit pas les panaches des hautes cheminées fumantes sur le plateau de la Croix-Rousse, celles-ci peuplent les campagnes des départemens circonvoisins, où notre industrie, remontant en quelque sorte à ses origines pastorales, avait déjà associé la culture des champs au tissage de la soie[19]. » Du quartier de Saint-Just et des rives de la Saône, où elle s’était formée et comme ramassée du XVe au XVIIIe siècle, de la Croix-Rousse, de Vaise, de la Guillotière, des Brotteaux, où elle avait grandi au XIXe siècle, cette glorieuse et féconde industrie a essaimé, par Tarare, l’Arbresle, Saint-Genis-Laval, Neuville, Limonest, Saint-Laurent-de-Chamousset, Givors, le Bois-d’Oingt, vers la Loire, Saône-et-Loire, la Drôme, l’Isère, l’Ain, etc. : en 1819, sur « un rayon de plus deux myriamètres ; » en 1889, sur un rayon de plus de 80 kilomètres. « A l’ancienne et grande unité du travail dans l’enceinte de la ville, la marche du temps a substitué cette trinité du travail à la main dans la ville, avec 12 000 métiers ; du travail à la main dans les campagnes, avec 55 ou 60 000 métiers ; et enfin du tissage mécanique, avec plus de 20 000 métiers, qui constituent aujourd’hui, dans leur étroite alliance, les trois grandes assises de notre production manufacturière[20]. »

Ce mouvement qui devait fractionner « l’ancienne unité du travail » en « trinité » dont le troisième terme serait le tissage mécanique, on le prédisait, et des économistes l’appelaient de leurs vœux dès 1848 ou 1850. Audiganne en analysait, en 1854, les conséquences bonnes et mauvaises :

« L’agglomération des métiers dans les ateliers mécaniques commence à menacer le travail à domicile, surtout celui qui est le plus coûteux, celui de l’industrie urbaine. Quelques établissemens munis de moteurs hydrauliques sont en pleine activité dans les départemens voisins du Rhône, dans l’Ain, dans l’Isère ; si quelques essais à la vapeur n’ont pas aussi bien réussi, on peut du moins prévoir que le succès sera le prix de nouvelles études et de persévérans efforts. Le mouvement qui s’annonce paraît devoir répondre à notre civilisation, qui tend si ostensiblement à remplacer, dans la production industrielle, la force humaine par des forces conquises sur la nature physique. Appelé à d’infaillibles progrès, ce mouvement a débuté avec une prudente mesure. La mécanique a d’abord été appliquée aux étoffes les plus communes, à celles qui sont teintes après la fabrication ; puis on a employé des fils teints à l’avance, mais seulement pour des tissus peu serrés auxquels un apprêt était ensuite nécessaire ; maintenant la machine a saisi des étoffes plus compactes, ou, comme on dit en fabrique, plus réduites. On pourrait peut-être soutenir qu’elle finira par s’attaquer aux riches tissus façonnés ; toutefois, ces étoffes sans rivales dans le monde, ces tissus soumis à tous les caprices de la mode, résistent à la fabrication en grand bien plus que les articles dont la consommation est uniforme et constante. Il ne faut pas craindre d’ailleurs, même pour les tissus unis, une brusque transformation. Le changement sera ralenti par l’intérêt des fabricans, que le régime actuel dispense d’acheter un matériel coûteux, et affranchit de ces frais généraux qui deviennent écrasans en cas de longs chômages. Si l’avenir, un avenir plus ou moins lointain, appartient au nouveau système, jusqu’à quel point faut-il s’en alarmer ? Le travail en fabrique, en retour d’inconvéniens qui lui sont propres, présente des avantages dont profiterait la cité lyonnaise. Disposé, comme il paraît l’être, à se répandre dans un rayon de vingt à vingt-cinq lieues, il remédierait à une concentration fâcheuse d’intérêts vivant au jour le jour. D’ailleurs, tant que le travail à domicile reste dans des conditions qu’on peut appeler patriarcales, tant qu’il se mêle de près à la vie agricole, s’il ne favorise pas les progrès de la fabrication, il peut conserver du moins parmi les familles des habitudes calmes et régulières ; mais quand il devient exclusivement industriel, quand il transforme la demeure de l’ouvrier en une petite fabrique sans règle, et qu’il rassemble sur un même point une multitude d’ateliers placés sous la menace d’alternatives d’activité ou d’inertie qui les bouleversent, il a perdu le caractère original qui séduisait en lui. Le régime de la grande industrie permet plus facilement de fabriquer à l’avance certaines étoffes et de restreindre ainsi la durée des chômages ; de plus, sans impliquer une réglementation absolue qui entraînerait, dans l’état présent de l’industrie nationale, les plus graves embarras, le travail aggloméré s’accommode de certaines mesures disciplinaires, qui sont des garanties de bien-être et de bon ordre. Au point de vue général de l’avenir, il serait donc permis de bien augurer de la modification qui semble attendre sous ce rapport le système actuel ; mais, si lente qu’elle doive être, elle n’en constitue pas moins, pour le moment de la transition, une nouvelle cause d’inquiétude[21]. »

La modification, en effet, a été lente, mais elle n’a pas cessé. Dans une publication préparée par la Chambre de commerce de Lyon pour l’Exposition de Vienne, en 1873, on en fait remonter les origines à la Restauration. C’est le temps où « lentement et par degrés, les métiers commencent à prendre le chemin de la campagne ; le tissage rural s’apprête à devenir l’auxiliaire de celui de la ville, en attendant qu’il s’y substitue presque entièrement. La fabrication des articles bon marché fait rechercher les moteurs hydrauliques ; la vapeur, à son heure, sera appliquée au tissage des soieries. Le nombre des petites maisons décroît ; le chiffre des affaires grossit ; l’industrie lyonnaise perd peu à peu cette physionomie de petite fabrique, qui, à côté des usines de coton, de laine et de lin, lui donnait un caractère à part. L’époque de la grande industrie s’annonce de toutes parts, pour elle comme pour les autres industries ; elle ne se dérobera pas à la loi commune. » Et, plus bas : « Les conséquences de ce mouvement, ou, pour l’appeler de son vrai nom, de cette révolution ont été immenses ; la constitution intérieure de la fabrique lyonnaise en a été modifiée profondément. On avait souvent reproché à cette constitution l’isolement où elle laisse l’ouvrier par rapport au patron, l’absence de liens entre eux, de telle sorte qu’au moment des crises le patron, non propriétaire des métiers, restait libre d’arrêter subitement sa fabrication, sans s’inquiéter du sort de l’ouvrier autrement qu’à titre de bienfaisance ou de charité. Si cette séparation donnait à l’ouvrier plus d’indépendance, si elle respectait mieux la vie de famille, elle avait aussi ses inconvéniens, qui devenaient presque un péril social au moment des longs chômages. On se souvient des émotions, de l’effroi qu’ils causaient, des troubles populaires qui les ont quelquefois accompagnés. Heureusement, la dissémination des métiers dans les campagnes, l’accroissement du tissage rural au détriment du tissage urbain, l’association du travail de la soie à celui des champs, surtout la formation des grandes maisons par suite de l’augmentation de la production, la nécessité pour ces maisons de maintenir, même aux époques de mévente, leur organisation intacte, afin d’être prêtes à l’heure de la reprise, tout cela a créé entre le patron et l’ouvrier une solidarité d’intérêts, latente, mais effective, qui est une garantie pour celui-ci. Tout en restant, selon les exigences de sa nature, divisée en petits ateliers, la fabrique lyonnaise en est venue néanmoins à présenter, au peint de vue de la permanence du travail, des avantages qui semblaient l’apanage exclusif des agglomérations de métiers en usine ; tous ses élémens ont plus de cohésion. Ne lui est-il pas aussi permis de montrer, avec une complaisance partiale, comme témoignage de ce qui peut être fait dans cette voie, outre les cinq mille métiers mécaniques qu’elle emploie, ces beaux et grands établissemens peu nombreux, il est vrai, mais d’autant plus remarquables, où toutes les opérations de la soie sont concentrées, depuis la filature jusqu’au tissage[22] ? »

Ici, la Chambre de commerce de Lyon, et son porte-parole autorisé, qui, dans l’espèce, était, je crois, son secrétaire, allaient peut-être un peu loin, comme Audiganne l’avait fait. Il n’y avait point de « transformation, » encore moins de « révolution ; » modification suffisait ; » il n’y a point eu substitution, mais superposition ou juxtaposition de l’usine à l’atelier. Ce qui est exact et ce qui est caractéristique, c’est que le travail est allé de « l’unité » à « la trinité, » par les deux adjonctions successives du tissage rural au tissage urbain, et du métier mécanique au métier à la main. Le mouvement, puisque c’est le mot consacré, a été double ; l’industrie de la soie a d’abord reflué de Lyon sur les campagnes environnantes, puis s’est concentrée, et tend encore à se concentrer en usines.

Elle est moins strictement et moins spécifiquement lyonnaise qu’elle ne le fut pendant des siècles après que les proscrits lucquois, florentins ou génois, Guelfes ou Gibelins, chacun à son tour, ces fuorusciti dont les uns allaient devant eux cherchant la paix et les autres cherchant leur pain, y eurent introduit et acclimaté leur art subtil et délicat. Quiconque ferait ou referait le dénombrement de ses métiers aux diverses époques : 10 000 avant la révocation de l’édit de Nantes, 2 000 après 1685 ; 18 000 en 1787, 2500 après la Révolution ; 12 000 de 1804 à 1812 ; 20 000 en 1819 ; 27 000 en 1825 ; 40 000 en 1837 ; 50 000 en 1848, admirerait le développement quasi constant, — sauf le contre-coup des bouleversemens politiques ou sociaux, — l’épanouissement magnifique de l’industrie ; et en y regardant mieux, à partir de là, ou même d’un peu plus haut, car l’irritation des tisseurs urbains contre les ruraux fut pour beaucoup dans les émeutes de 1831 et de 1834, il verrait la fabrique lyonnaise, durant la seconde moitié du XIXe siècle, sortir, pour ainsi dire de Lyon, y gardant seulement 30 000 métiers sur les 120 000 qu’elle faisait battre en 1890[23]. Et deuxièmement, il découvrirait, sur les rôles des patentes à cette même date, 188 établissemens mécaniques pour le travail de la soie dans la région lyonnaise, desquels il importait peu que 34 seulement fussent la propriété des fabricans lyonnais, et les 154 autres créés par des entrepreneurs à façon. Ce n’en était pas moins des « établissemens mécaniques, » et quelques-uns de grands établissemens : en 1897, 5 peigneries ou filatures de soie, 8 tissages occupaient plus de 500 ouvriers. Il n’y a sans doute pas de quoi crier à la « révolution, » ni à la « transformation, » ni au « triomphe » de la grande industrie, « se substituant » au petit atelier et soumettant la fabrique lyonnaise « à la loi commune ; » mais il y a de quoi nous justifier d’introduire dans ces études sur, la grande industrie la fabrique lyonnaise qui, à première vue, et ; en tant qu’elle se définissait par la dispersion même de ses métiers et de ses opérations, paraissait ne devoir ni ne pouvoir y figurer.


III

L’usine que j’ai visitée peut bien être prise pour type. Elle emploie ordinairement environ 500 personnes (presque toutes femmes, quelques hommes seulement) ; tantôt plus, tantôt moins, l’effectif varie, il est en ce moment de 464 ouvriers et ouvrières. C’est une usine neuve ; elle a été construite en 1903, et ne marche donc que depuis dix-huit mois. Elle est située, non dans Lyon même, mais à la porte de Lyon, en un faubourg que sépare de la ville le beau parc de la Tête-d’Or, à Villeurbanne. Elle n’a qu’un seul étage et ne forme qu’un seul atelier, une vaste salle où sont réunies toutes les opérations du travail de la soie, ou à peu près toutes, toutes celles que réunit l’usine qui en réunit le plus, car je ne sais si nulle part on fait en même temps dans le même lieu la filature et le tissage : à l’usine D… on fait tout, et tout dans le même local, du dévidage du fil au baguetage ou pliage final de l’étoffe. Pour moteur, la force électrique : tout se meut et s’arrête instantanément. Tandis que j’étais là, un accident banal, un plomb qui venait de sauter, coupa tout d’un coup le travail, et tout d’un coup, l’accident réparé, le plomb remplacé, le travail reprit : en une ou deux minutes, il recommença à battre son plein. De la cage vitrée où se font les écritures, ces cordes qui pendent, ces fils qui se tendent, ces lisses qui s’abaissent, ces leviers qui remontent, ces battans qui frappent, ces poulies qui tournent, ces sortes de hunes qui couronnent les hauts métiers, tout cet entre-croisement de lignes verticales et de lignes horizontales, on dirait les agrès très fins d’un très grand et très puissant navire ; ce bureau même domine l’énorme atelier comme une passerelle de commandement, et, s’il y a peu de cuivres, avec ce va-et-vient d’acier qui y met un reflet bleuâtre, l’irréprochable propreté du pavé aide à l’illusion, en complétant l’image. Ce n’est plus la crasse grasse et glissante de l’ancienne manufacture de draps ; toutes les opérations de la soie se font ici, excepté deux, celles justement qui salissent, le tirage des cocons et la teinture.

Le tirage « consiste à dissoudre, dans de l’eau très chaude, l’espèce de gomme qui enduit et colle à lui-même dans toute sa longueur le fil unique dont se compose le cocon ; à saisir le bout de ce fil, à le tirer pendant que le cocon plonge dans l’eau, à le réunir à d’autres tirés de la même manière et en même temps que lui, pour n’en former qu’un seul plus gros et plus fort, et à dévider celui-ci en écheveaux sur un asple ou dévidoir. — Il serait difficile, notait le docteur Villermé, de se faire une idée de l’aspect sale, misérable, des femmes employées au tirage de la soie, de la malpropreté horrible de leurs mains, du mauvais état de santé de beaucoup d’entre elles, et de l’odeur repoussante, sui generis, qui s’attache à leurs vêtemens, infecte les ateliers et frappe tous ceux qui les approchent[24]. » L’usine D… ne fait pas le tirage ou le dévidage des cocons ; elle reçoit en écheveaux ses soies grèges : soies jaunes de France, d’Italie ou d’Espagne, soies blanches de Canton. « La soie grège est formée d’un certain nombre de fils élémentaires soudés entre eux par le grès coagulé, suivant des directions à peu près parallèles. En cet état, elle pourrait être soumise au tissage, mais elle est incapable de supporter les opérations de la teinture en flottes. Ces manipulations, en effet, nécessitent l’immersion de la soie dans des bains dont la température atteint 100°. Sous l’influence d’un pareil traitement, le grès perdant sa consistance, pouvant même entrer en dissolution, les fils élémentaires auraient une tendance à se séparer les uns des autres, à former des boucles et des nœuds ; il serait impossible ensuite de les soumettre au tissage. Pour donner à la soie grège plus de résistance, pour la transformer en un fil capable de subir le mieux possible les diverses manipulations qui lui sont imposées d’ordinaire avant d’être transformée en tissus, on la soumet au moulinage, appelé aussi ouvraison[25]. » Sous le régime de l’industrie dispersée, cette ouvraison était la spécialité de certaines manufactures appelées moulins, établies surtout dans la Haute-Italie, Piémont et Lombardie, aux environs de Bergame, dans le Midi de la France et le Sud de la Grande-Bretagne[26].

« Le moulinage, qui constitue une des préparations fondamentales de la soie, comprend quatre opérations :

1o Dévidage des écheveaux de la soie grège, pour la transporter sur des bobines ;

2o Torsion donnée séparément à chaque fil de grège provenant des bobines ;

3o Doublage de deux fils de grège préalablement tordus, isolément ou non, torsion imprimée au double fil obtenu, et nouveau dévidage sur les bobines :

4o Formation, par torsion nouvelle, des fils provenant de l’assemblage de deux ou d’un plus grand nombre de fils de grège préalablement tordus ou non ; dévidage sur des guindres et mises en écheveaux.

La torsion d’un seul fil de grège porte le nom de premier tors ou premier apprêt et donne un fil qui est désigné sous le nom de poil.

Deux ou plusieurs fils de soie grège tordus ensemble sans être tordus au préalable individuellement fournissent un fil appelé trame.

Enfin, si l’on donne à deux ou plusieurs fils de grège tordus préalablement et individuellement de droite à gauche une torsion de gauche à droite après les avoir assemblés, on obtient des fils employés pour la chaîne des tissus et connus sous le nom d’organsins[27]. »

Tout le monde sait comment se fait le dévidage. « Pour être dévidées, les soies grèges sont placées sur des tavelles, cadres très légers en bois de pin, dont les bras sont réunis par des fils de fer : les tavelles disposées verticalement tournent sur un axe horizontal passant en leur centre ; des roquets ou bobines, tournant par friction, attirent et enroulent la soie, et font tourner les tavelles… On évalue la qualité d’une grège au point de vue du dévidage par le nombre de tavelles qui peuvent être surveillées par une seule ouvrière. On dit qu’une grège est d’un dévidage de 40 tavelles lorsqu’une ouvrière peut suffire à la marche de 40 tavelles… Il est admis comme règle qu’une ouvrière peut trouver et nouer 80 bouts en une heure avec une soie bien croisée[28]. »

Le moulinage proprement dit ou tordage ou torsion, nécessaire pour faire de la soie grège un fil apte à être tissé, et qui s’opérait au fuseau par les filleresses de la vieille France, qui s’opère encore à la main, comme procèdent les cordiers pour leur corde, au Tonkin et dans d’autres contrées de l’Asie, se faisait depuis le XIVe siècle en Italie et se fait même de nos jours en Piémont sur un moulin, appelé moulin rond, à cause de sa forme, lequel n’est qu’un gros tour, volumineux et encombrant, outil médiocre, justement comparé pour l’inutile complexité et la grossièreté de ses organes, à l’antique machine de Marly[29]. L’usine D… emploie le moulin ovale, d’invention française, plus facile à loger et d’un mécanisme très simple. Il est « comme divisé en deux étages : « à la partie inférieure se trouvent une ou plusieurs ! rangées de fuseaux placés verticalement et tournant avec rapidité (cinq à six mille tours par minute). La soie qu’ils débitent se déroule, se tord en même temps en proportion de leur vitesse, et s’enroule ensuite sur des guindres ou des cylindres placés horizontalement à la partie supérieure[30]. » Des trois espèces de fils produits par le moulinage : le poil, la trame et l’organsin, la première, le poil ne subit qu’une faible torsion ; elle fournit des fils qui servent de chaîne pour les étoffes légères, la rubanerie, la passementerie, la broderie. La trame exige une torsion de 80 à 150 tours par mètre. Quant à l’organsin, soumis, après le filage et le doublage, à une nouvelle torsion en sens inverse, ou tors, les deux torsions qu’il subit varient selon les apprêts, au premier apprêt ou filage de 400 à 2 500 tours, au second apprêt ou tors de 300 à 1 500 tours[31].

Le moulinage fini, on met le fil en flottes, ou en paquets dont la longueur, autrefois de 1 500 mètres, peut atteindre maintenant de 15 à 20 000 mètres. On marque avec des capies, petits nœuds de schappe ou de coton, la croisure des fils, afin de les empêcher de se mêler et de conserver la forme de la flotte. Si cette méthode a ses désavantages, en ce qu’elle rend la teinture plus malaisée, les fils étant serrés les uns contre les autres et moins divisés que dans les petites flottes, elle permet cependant de grandes économies, moins de main-d’œuvre et moins de déchet, lors du nouveau dévidage, au retour de la teinture[32], où la soie en flottes est envoyée à la suite d’un triage et d’un classement qui porte le nom de mettage en mains. Ordinairement les fils sont classés, suivant leur grosseur, en trois catégories ; les flottes de même espèce sont réunies entre elles par un lien et donnent une pantime. Le groupement de plusieurs pantimes constitue une masse appelée main[33].

Quand les flottes de soie reviennent teintes, alors s’ouvre, avant le tissage, la deuxième série des opérations : dévidage et détrancanage ; la dévideuse doit enrouler la soie sur le roquet d’une manière parfaitement uniforme avec une tension convenable, de façon que sous le doigt les roquets garnis soient résistans, mais non pas durs ; elle doit rattacher rapidement les fils cassés, éviter le déchet, prendre garde à ne pas ternir la nuance et le brillant de la soie, mettre en un mot les roquets en état de pouvoir se dévider régulièrement et sans secousse pendant le tissage[34] ; cannetage : c’est le chargement ou la charge des cannettes. Dans le cas où les fils enroulés sur le roquet doivent servir pour la trame, une ouvrière, la canneteuse, réunit le nombre de fils fixé par le fabricant ; elle les enroule sur un tuyau, petit cylindre en jonc, en buis, en canne ou en roseau, qui viendra, à son tour, charger la navette du tisserand, et qui en effet s’y glisse comme la cartouche dans le magasin du fusil : le tuyau couvert de soie prend le nom de cannette.

Ainsi que le cannetage est la préparation de la trame, l’ourdissage est la préparation de la chaîne : il a pour objet de juxtaposer, parallèlement et avec une tension uniforme, les fils de même longueur, en nombre déterminé, — musettes de quarante fils, portées de quatre-vingts, etc., — qui composeront la chaîne, en leur gardant leurs places respectives, sans quoi les fils pourraient s’entremêler et le tissage deviendrait impossible. (Comme s’éclaire et s’explique soudain, se dégage dans toute sa force l’expression : ourdir un complot ! ) L’appareil à ourdir se nomme naturellement l’ourdissoir : c’était et c’est généralement encore, dans les petits ateliers, un grand tambour, creux, cylindrique, de deux mètres de haut, dont l’axe doit être parfaitement vertical. L’ouvrière donne à l’ourdissoir un mouvement de rotation au moyen d’une manivelle. Elle enroule d’abord la première musette du haut en bas sur le tambour, puis elle juxtapose une seconde musette en remontant de bas en haut et continue ainsi jusqu’à ce que le nombre voulu de musettes ou de portées ait été mis sur l’ourdissoir… Il est essentiel, dans l’ourdissoir, de conserver à chaque fit son rang déterminé ; les fils doivent être assez distincts les uns des autres pour qu’on puisse retrouver la véritable place des fils qui se cassent. Lorsque l’ourdissoir a reçu un nombre suffisant de musettes, l’ouvrière lève la chaîne et l’enroule autour d’une cheville en un peloton très serré[35]. » A l’usine D…, on se sert de préférence d’un modèle plus récent, où le tambour est horizontal, peut tourner autour de son axe et progresser en même temps suivant une direction parallèle à cet axe. « Avec ce modèle perfectionné, la juxtaposition exacte de chaque musette est assurée par le passage des fils au travers des dents d’un peigne qui règle la largeur d’enroulement. Les dimensions du tambour sont telles que la chaîne se trouve répartie suivant une longueur d’axe justement égale à la largeur de l’étoffe à laquelle elle est destinée[36]. »

Vient ensuite le pliage. Il s’agit d’enrouler la chaîne sur l’ensouple ou rouleau, qui alimentera le métier à tisser, dans la largeur que doit avoir l’étoffe, bien parallèlement et avec une tension égale. Quand tous les fils sont uniformément tendus, impeccablement parallèles, et chaque fil à sa place, la chaîne est bonne et prête pour le tissage. Du tissage même, il n’y a assurément rien à dire qui n’ait été dit, si ce n’est quant à l’allégement de la peine, et je le dirai en son lieu ; après le tissage, il ne reste que les apprêts, mais il y en a autant et plus que de genres d’étoffes : finissage, polissage, pincetage, déjumellage, cylindrage, rasage, grillage ou flambage, encollage, gommage, glaçage, gaufrage,… tous ces tours de main, d’où sortent, en uni, les taffetas, les sergés, les satins et les velours, parmi les façonnés, les lampas, les satins lamés, les droguets, les brocatelles, les brocarts ; enfin, métrage et baguetage ou pliage final.


IV

A ces diverses, opérations, nécessaires, préliminaires ou consécutives au tissage de la soie, correspondent autant de catégories, de spécialités d’ouvriers, ou plutôt d’ouvrières, car l’usine D… n’emploie guère outre le patron, les trois directeurs (un à la préparation, deux à l’atelier), les commis et les machinistes, que cinq ou six gareurs, sortes de mécaniciens tisseurs qui font ce qu’une femme ne pourrait pas faire, et notamment les réparations aux métiers, lorsque quelque chose s’y dérange ; cinq ou six apprêteurs, cinq ou six polisseurs ou finisseurs de tissus. C’est, à eux seuls, tout le personnel masculin. Les femmes sont partout ailleurs, et partout indifféremment, sans distinction d’âge : au moulinage de la trame avant le départ du fil pour la teinture, dévideuses, doubleuses, moulineuses, flotteuses, plieuses ; au retour de la teinture, dévideuses encore, ourdisseuses, canneteuses, remetteuses, tordeuses, monteuses de métier pour façonnés, tisseuses) après le tissage, pinceteuses[37]. La plupart, pourtant, presque toutes, sont jeunes ou encore jeunes, et il me semble, après avoir parcouru d’un bout à l’autre la quadruple ou sextuple haie de métiers, en avoir vu très peu de vieilles. La journée est de dix heures, comme le veut la loi, avec une heure et demie ou deux heures d’interruption pour le repas de midi. Auprès de chaque métier est un tabouret sur lequel l’ouvrière peut de temps en temps s’asseoir, tout en surveillant son travail, et se délasser de cette longue station debout, si pénible et parfois si dangereuse pour la femme. De toutes façons on s’ingénie à réduire l’effort au moindre effort, et, par une suite d’applications heureuses, on y a en partie réussi. Les métiers à la Jacquard y ont grandement contribué, en permettant à un ouvrier de produire sans aide, sans tireur de lacs, les étoffes les plus compliquées. Ils y ont contribué directement : « grâce à eux, la fabrication des étoffes dites façonnées, c’est-à-dire de celles dans lesquelles on représente des fleurs, des dessins, ou que l’on broche d’or et d’argent, est maintenant plus facile, plus prompte qu’autrefois et moins fatigante, à durée égale de travail ; » et indirectement, pour les tisseurs en chambre : la « hauteur du métier Jacquard force les propriétaires et constructeurs de maisons d’espacer beaucoup les planchers, et, par conséquent, de donner abondamment de l’air et de la lumière dans l’intérieur des logemens. Enfin, ce métier a fait supprimer la classe entière des tireurs, qui était composée d’enfans, dont la constitution, m’a-t-on assuré, se détériorait toujours par la grande fatigue à laquelle ils étaient soumis et par les attitudes vicieuses qu’ils étaient obligés de prendre[38]. »

Néanmoins, et bien que son invention fût destinée à épargner à tant de victimes tant de misères, Jacquart fut d’abord, comme beaucoup d’inventeurs, la victime de son invention. Quelles épreuves il dut traverser, Andrew Ure l’a raconté en une page très intéressante :

« L’histoire de l’introduction du métier Jacquard[39] est une leçon des plus instructives sur l’avantage de la libre communication et de la rivalité entre deux pays. L’inventeur de ce beau mécanisme était originairement un obscur fabricant de chapeaux de paille, qui n’avait jamais appliqué son esprit à la mécanique automatique, avant d’avoir eu l’occasion, par suite de la paix d’Amiens, de lire, dans un journal anglais, l’offre faite par notre Société des Arts d’une récompense à celui qui tisserait un filet par une mécanique. Son génie assoupi s’éveilla aussitôt, et il fabriqua un filet à la mécanique ; mais, n’ayant obtenu aucun encouragement de la part du gouvernement de son pays, il oublia son invention pendant quelque temps, et plus tard il en fit présent à un ami comme une chose de peu d’importance. Cependant le filet tomba par hasard entre les mains des autorités, et fut envoyé à Paris. Longtemps après, lorsque Jacquard ne songeait plus à son invention, le préfet du département l’envoya chercher, et lui dit : « Vous êtes-vous occupé de la fabrication d’un filet à la mécanique ? » Il ne s’en souvenait pas d’abord ; mais, le filet lui ayant été représenté, il se rappela toutes les circonstances. Le préfet l’ayant prié de construire la machine avec laquelle il avait fabriqué ce filet, Jacquard demanda trois semaines pour l’exécuter. Au bout de ce temps, il revint vers le préfet, avec la machine ; il lui demanda de frapper du pied sur une certaine partie de la mécanique, mouvement dont l’effet fut d’ajouter une nouvelle maille au filet. La mécanique ayant été envoyée à Paris, Napoléon, avec sa brusquerie et son despotisme ordinaire, fit expédier un mandat d’arrêt contre le constructeur. Jacquard fut aussitôt placé sous la garde d’un gendarme ; on ne lui permit même pas de se rendre chez lui pour se pourvoir de choses nécessaires à son voyage. Arrivé dans la métropole, on le conduisit au Conservatoire des Arts et Métiers, où on lui commanda de construire sa machine en présence des inspecteurs ; ce qu’il fut obligé de faire.

« Lorsqu’on l’eut présenté à Bonaparte et à Carnot, le premier lui adressa, d’un air d’incrédulité, ces rudes paroles : « Est-ce vous qui prétendez faire ce que Dieu tout-puissant ne saurait faire, un nœud à une corde tendue ? » Jacquard montra alors la mécanique, et la nature de son opération. On lui donna ensuite à examiner un métier qui avait coûté de 20 à 30 000 francs, pour faire des tissus à l’usage de Bonaparte. Il entreprit de faire par une mécanique fort simple ce qu’on avait essayé en vain à l’aide d’un mécanisme très compliqué ; et, ayant pris pour modèle une des machines de Vaucanson, il construisit le fameux métier Jacquard. Il retourna dans sa ville [natale, récompensé d’une pension de mille écus ; mais il éprouva la plus grande difficulté à introduire sa machine parmi les tisserands en soie, et il fut trois fois en danger de sa vie. Le conseil des prud’hommes, qui sont les conservateurs officiels du commerce de Lyon, brisa son métier en place publique, en vendit le bois et le fer comme matériaux de rebut, et le désigna comme un objet de haine et d’ignominie universelle. Ce ne fut que lorsque les Français commencèrent à sentir le pouvoir de la concurrence étrangère qu’ils eurent recours à cette admirable invention de leur compatriote ; et, depuis cette époque, ils ont eu la preuve que c’est la seule protection, le seul appui réel de leur commerce[40]. »

Laissons le libéralisme tendancieux, l’optimisme et comme le finalisme économique de ce petit morceau : il reste que les contemporains virent surtout dans l’invention de Jacquard qu’elle « supprimait un ouvrier. » C’est de quoi le jury de l’Exposition de 1801 le récompensa et de quoi les tisseurs lyonnais lui en voulurent. Mais nous, nous ne voyons plus que ce qu’il a supprimé de peine, et nous lui en devons être d’autant plus reconnaissans que le tireur de lacs dont il a trouvé le moyen de se passer était le plus souvent un enfant. Par lui et de ce seul fait, il y a dans le monde un peu moins de souffrance, pour la race un peu plus de force et de vie en réserve. Je ne crois pas, d’autre part, que l’on puisse dire encore aujourd’hui, comme Villermé le disait : « La circonstance qui, d’après les ouvriers eux-mêmes, leur occasionne le plus de fatigue, la seule même qui nuise à leur santé, si l’on met à part la longue durée du travail, est la percussion, renouvelée à chaque instant, du balancier du métier, serrant chaque fil de trame sur le fil précédent. Cette percussion se transmet à la partie inférieure de la poitrine par l’ensouple ou gros cylindre sur lequel on enroule l’étoffe à mesure qu’on tisse[41]. »

En somme, et pour toutes sortes de raisons, dont la plus forte est le progrès de la mécanique, la peine du travail a certainement diminué. Mais la diminution de la peine n’est qu’une amélioration pour ainsi dire négative. Il y a eu aussi amélioration positive, par l’augmentation du prix du travail. Au moment de toucher la question du salaire, je ne puis me défendre de quelque inquiétude, car je sens que cette espèce de mystère dont s’enveloppe la fabrique lyonnaise s’épaissit. Tout à l’heure, tant qu’il ne s’agissait que de l’industrie de la soie, de la fabrique en son ensemble, on regardait « l’étranger curieux » avec une bienveillance légèrement narquoise ; sitôt qu’il s’informe du salaire, il semble s’y mêler de la commisération, à moins que ce ne soit de la méfiance. Replié sur lui-même, entre les collines qui l’enserrent et bouchent au bout des rues son horizon, le Lyonnais aime bien s’occuper seul de ses affaires, et il ne veut montrer au monde que ce qu’il lui vend. Si pourtant un homme audacieux et préalablement vêtu de la triple cuirasse pousse de ce côté ses investigations, on ne le voue sans doute pas aux dieux irrités de la cité, on est de trop bonne grâce et de trop bonne éducation pour se livrer à cet excès d’humeur, — mais on l’abandonne à son sort, et on le laisse aller avec ses dieux à lui, que l’on espère tout bas et que peut-être on souhaite impuissans. Ce n’est pas d’hier que ce sentiment se révèle : « Il est peu de sujets dans toutes mes recherches, faisait observer Villermé, sur lesquels il m’ait été aussi difficile d’avoir une opinion que sur les salaires payés par la fabrique de Lyon, et sur leurs rapports avec le prix des choses nécessaires à la vie ; on ne s’entendait même pas sur le point le plus facile à constater, le chiffre des salaires[42]. » Ferai-je observer à mon tour que c’est là en effet, un point toujours obscur dans les recherches sur les industries, et principalement sur les métiers de femmes, qui sont, d’autres diraient probablement parce que ce sont des métiers à salaires bas ? Mieux vaut répondre que, grâce à l’obligeance de M. D…, si je n’ai pas tout su, je n’ignore plus tout à fait tout. De toutes les opérations ci-dessus décrites, le moulinage seul se paye à la journée : tout le reste (sauf le travail des prépareuses et celui des finisseuses) est à la tâche. M. D… estime que chez lui, — il a grand soin de préciser : chez lui, — le salaire moyen est d’environ 3 francs ; que les ouvrières les plus habiles peuvent aller à 3 fr. 50 (4 francs étant considéré comme un chiffre absolument exceptionnel même pour les meilleures ouvrières) ; que les moins bonnes gagnent 2 fr. 75 (ce chiffre étant cependant considéré comme un peu faible). D’après le tableau qu’il fit dresser pour se rendre compte du plus ou moins bien fondé des revendications de ses ouvrières en chômage, lors de la grève générale de 1903, M. D… établit ainsi la proportion des salaires, hauts, moyens et bas :


Ouvrières. P. 100.
6 13 gagnaient, par an, plus de 1 100 fr. (1 à 1 413 fr).
11 26 — — 1 000 fr. (1 à 1 085 fr.).
17 36 — — 900 à 1 000 francs.
9 18 — — 800 à 900 —
4 8[43] — — 700 à 800 —

Le salaire le plus faible avait été de 744 francs, la grande majorité des ouvrières touchant de 800 à 1 000 francs, soit, à trois cents jours de travail par an, de 2 fr. 66 à 3 fr. 33 par jour. À ce moment du reste, en 1903, l’usine D…, qui venait de naître, était encore dans la période d’organisation : depuis qu’elle en est sortie, et qu’on la peut tenir pour adulte, on peut également tenir pour acquis que tous les salaires y ont augmenté, que l’amélioration de la condition des ouvriers s’y est accusée et accentuée, du fait de l’amélioration des conditions de l’usine elle-même. Mais M. D… insiste : voilà ce que les ouvrières gagnent chez lui : il ne dit pas qu’elles le gagnent partout, et son silence fait entendre le contraire, non moins que les conseils de prudence que d’autres patrons nous prodiguent quant à la portée à donner aux chiffres relevés chez M. D… Et le mystère s’éclaircit peut-être. Si M. D… ouvre ses livres de paie, avec une complaisance qui charge d’étonnement admiratif le regard, tout à l’heure de commisération et tout à l’heure d’ironique indulgence, n’est-ce pas parce qu’il sait que, chez lui, les salaires sont, pour la fabrique lyonnaise, des salaires forts ? Mais inversement, si, chez d’autres, loin de les étaler, on les enferme à double tour, n’est-ce pas parce que… ? Plusieurs des personnes que j’ai vues eussent préféré, — à peine le dissimulaient-elles, — que M. D… se fût tu sur ce chapitre, et désiré que je me tusse sur ce que M. D… m’avait déjà appris. Je ne leur dois que delà gratitude pour l’aimable accueil qu’elles m’ont fait ; et je ne dirai donc rien de ce qu’elles sont censées ne pas m’avoir montré ; mais ce qui est dit est dit, et ce qui ne l’est pas l’est peut-être un peu tout de même.

Quoique la comparaison entre l’industrie agglomérée en usine et l’industrie dispersée en petits ateliers soit plus qu’imparfaite, impossible, et faussée encore par la différence des temps, rappelons les chiffres qu’indiquait le docteur Villermé, suivant les affirmations de Jules Favre[44]et « les notes d’un administrateur » pour les années 1833 et 1834. Selon Jules Favre, un compagnon lyonnais, travaillant sur le métier du maître, gagnait, à cette date, 1 franc, 1 fr. 50 ou 2 francs par jour, pour les étoffes unies, 2 fr. 15 pour les façonnés, tandis que le chef d’atelier gagnait de 3 fr. 06 à 3 fr. 30 sur son métier à lui, et prélevait 1 fr. 10 ou 1 fr. 11 sur celui qu’il fournissait à son compagnon. A la tâche, les salaires journaliers n’auraient ressorti qu’à 0 fr. 55, 0 fr. 66, 0 fr. 90 tout au plus[45]. Et c’étaient des salaires d’hommes ! Selon « l’administrateur, » le chef d’atelier se faisait, pour les étoffes unies, 3 fr. 50, pour les façonnés, 5 francs ; le compagnon, de 1 fr. 75 à 3 francs : l’écart, assez grand, dépendait de l’étoffe. Pour les articles de goût (tissus riches), le chef d’atelier pouvait s’élever jusqu’à 8 francs ; le compagnon (très exceptionnellement encore) à 5 francs. Un chef d’atelier veloutier, ou tisseur de velours, arrivait à gagner, avec sa femme, de 7 fr. 50 à 8 francs. Mais, Villermé a tenu à nous en avertir, ces chiffres ne sont pas sûrs : « Les premières évaluations ont été fournies par les chefs d’atelier, et les secondes doivent l’avoir été par les fabricans. On peut supposer que les unes et les autres s’éloignent de la vérité. C’est en effet ce qui m’a été affirmé à Lyon par différentes personnes et ce que j’ai pu reconnaître dans les réponses toujours plus ou moins évasives des maîtres-ouvriers que j’interrogeais sur les prix de façon des étoffes que je voyais sur les métiers[46]. » Et, découragé, il déclare, « dans ce mélange de renseignemens contradictoires, n’oser compter sur l’exactitude d’aucun, pas même sur l’exactitude de ceux qu’il a pu recueillir lui-même. » Le brouillard ne s’était pas dissipé sur la Croix-Rousse : les dieux de la cité avaient vaincu.

Autant qu’il est permis de le croire, les salaires dans la fabrique lyonnaise sont en général médiocres, et ils sont, de plus, fort variables, ou plutôt fort différens, d’une usine ou d’un atelier à l’autre. C’est ce qui fait qu’à toutes les grèves, les ouvriers réclament un tarif commun, sans réfléchir que ce tarif n’est pas possible, tout, dans le tissage de la soie, étant subordonné à la nature ou à la qualité des titres des matières employées, et qu’il leur serait en fin de compte nuisible, comme l’a malheureusement prouvé l’expérience de 1869, où, les prix étant calculés sur le nombre de portées (80 fils), il en résulta, dans la contexture des tissus, une grande gêne qui fit passer une partie de la fabrication en Suisse.

Pour le travail aux pièces, la paie, à l’usine D…, est quotidienne : toute pièce finie avant onze heures est comptée et payée le soir même. On a adopté ce mode de paiement pour plusieurs motifs, d’ordre même moral : comme la paie du mari est hebdomadaire, si celle de la femme l’était aussi, dans bien des ménages, on ferait le samedi une fête qui ne finirait que le lundi, et où tout passerait, gain de l’homme et gain de la femme, laissant le couple sans argent et peut-être les enfans sans pain. Motifs d’ordre industriel ou économique aussi : quand on faisait la paie le samedi, le travail de l’usine était à demi suspendu dès le vendredi après-midi. C’était pour la production, pour le patron, un préjudice net. Celui que causait, au travail, à l’ouvrier, le « remontage du métier, une fois la pièce tissée, et qui, dans les petits ateliers, était très important, a été réduit, dans l’usine, à n’être pour ainsi dire plus sensible ; amélioration encore qu’il ne conviendrait pas de dédaigner[47]. À l’usine D…, il n’y a pas de contrat de travail, pas de règlement d’atelier. Lorsque le patron veut renvoyer un ouvrier, ou lorsqu’un ouvrier veut quitter le patron, ils ne sont obligés à rien l’un envers l’autre, mais il est d’usage qu’ils se préviennent réciproquement trois jours à l’avance.


La teinture n’est pas la servante, elle est plus que l’auxiliaire, elle est la collaboratrice du tissage dans l’industrie de la soie. Après avoir visité l’une des plus belles maisons de la région lyonnaise, l’usine G…, je ne puis faire rien de plus, ni rien de mieux, que de transcrire les règlemens arrêtés, à la suite de la grève générale de 1903, par la Commission patronale de la teinture et des apprêts, lesquels ont maintenant encore force de loi dans la profession (c’est-à-dire dans 70 usines environ, petites ou grandes, et pour environ 9 000 personnes employées, dont environ 30 ou 35 pour 100 de femmes) :


REGLEMENT
APPRÊTS, ÉTOFFES ET MOUSSELINES

Décembre 1903.

Article premier. — La journée de travail est fixée à dix heures, de 6 heures du matin à 6 heures du soir ; l’usage d’accorder deux heures pour le repas est maintenu.

Art. 2. — Le minimum de salaire est fixé comme suit :

Il est entendu que tous les ouvriers ayant actuellement un salaire plus élevé que ceux mentionnés ci-dessous le conserveront intégralement, et que ces nouveaux salaires seront un tarif minimum et dit d’embauché.

Ouvriers chefs d’outils ou chefs de rame, à partir de 18 ans, 5 francs.

Cette catégorie comprend tous les chefs de baignage, de cylindrage de la presse, de la rame ou du palmer, les dérompeurs finissant et les baguetteurs.

Ouvriers auxiliaires, à partir de 18 ans, 4 francs. Cette catégorie comprend le cartonnage, décartonnage, vaporisage et enroulage, les aides baigneurs, aides cylindreurs, aides presseurs, aides dérompeurs et les manœuvres.


Ouvrières au-dessus de 18 ans, plieuses et pinceuses 3 50
Manœuvres femmes au-dessus de 18 ans et couseuses. 2 75
Enfans de 13 à 16 ans 1 75
— 16 à 18 ans 2 25

Pour la mousseline, il ne sera pas embauché d’hommes au-dessus de 18 ans à moins d’un minimum de 4 francs. Des pinceurs 4 fr. 25.

Art. 3. — Il est bien entendu, en ce qui concerne la mousseline, que les enfans de 13 à 18 ans ne pourront être employés aux métiers, en remplacement de l’ouvrier en période de chômage.

La paie sera effectuée tous les samedis. Il ne pourra être retenu que deux journées de garantie.

Art. 4. — Les heures supplémentaires ne pourront pas dépasser deux heures par jour ; elles seront faites le soir de 6 à 8 heures autant que possible.

Le prix en sera fixé comme suit :

Ouvriers chefs d’outils ou de rames au-dessus de 18 ans, 0 fr. 65.
Ouvriers auxiliaires et manœuvres au-dessus de 18 ans, 0 fr. 65.
Ouvrières à partir de 18 ans, 0 fr. 55.
Manœuvres femmes au-dessus de 18 ans, 0 fr. 55.
Lorsqu’il y aura des heures supplémentaires, le personnel en sera informé le matin avant le repas de onze heures.

Art. 5. — Pendant les périodes de chômage, il pourra être fait usage de la mise à pied : cette mise à pied pourra être, dans une semaine :

Soit deux heures par jour, de quatre à six heures.
Soit d’une journée entière.
Soit de deux demi-journées.
Ceci à cause des nouveaux usages de la fabrique de fermer le samedi.
La mise à pied devra avoir lieu par postes complets ou à tour de rôle. Cette mise à pied ne pourra pas dépasser douze heures par semaine.

Art. 6. — Dans le cas où le travail de nuit ou encore le travail du dimanche serait indispensable, les heures seraient payées au tarif des heures supplémentaires.

Art. 7. — Le nettoyage sera fait au compte du patron avant la sortie des usines.

Art. 8. — Après quinze jours d’inscription dans la maison, les trois jours de dédite réciproque deviennent obligatoires, aussi bien pour celui qui la donne que pour celui qui la reçoit.


Règlement.


TEINTURE EN FLOTTES, PIECES ET MOUSSELINES

Article premier. — La durée de la journée est de 10 heures pour les ouvriers, ouvrières, manœuvres et apprentis.

Art. 2. — La journée commencée ne pourra être moindre de 10 heures, qui pourront commencer à partir de 5, 6 ou 7 heures du matin, suivant les besoins du travail.

Art. 3. — La durée du repas est de deux heures, du 1er mars au 31 octobre, et de une heure et demie, du 1er novembre à fin février.

Art. 4. — Les repos sont supprimés. Les fêtes seront générales par postes complets. Le personnel en sera informé la veille au soir, avant la sortie.

Art. 5. — Il est bien entendu que tous les ouvriers ayant un salaire plus élevé que ceux mentionnés ci-dessous le conserveront intégralement, et que ces salaires sont minimum et dits d’embauché.

Ce tarif minimum de la journée est :

TEINTURES EN FLOTTES ET MOUSSELINES
Pour les ouvriers coloristes, 5 francs.
Pour tous les autres ouvriers, 4 fr. 50.
Pour les manœuvres pendant la première année de présence dans une ou plusieurs usines flotte soie, 3 fr. 75.
Après la première année, 4 francs. Ouvrières metteuses en main, 2 fr. 75.
Apprenties metteuses en main pendant l’apprentissage qui sera d’un an, 1 fr. 50.
Apprentis hommes première année, 1 fr. 50.
Apprentis hommes deuxième année, 2 francs.
Apprentis hommes troisième année, 2 fr. 75.


TEINTURE EN PIÈCES
Pour les ouvriers coloristes justifiant d’un certificat d’apprentissage, 5 francs.
Pour les manœuvres pendant la première année de présence dans une ou plusieurs usines pièces, 3 fr. 75.
Après la première année, 4 francs.
Pour les ouvrières pendant la première année, 2 fr. 25.
Après la première année, 2 fr. 50.

Art. 6. — La durée de l’apprentissage est de trois ans sans perte de temps.

Art. 7. — Le nombre des apprentis ne pourra dépasser 10 pour 100 des ouvriers.

Art. 8. — La paie aura lieu tous les samedis. Il ne pourra être retenu que deux journées de garantie.

Art. 9. — Après quinze jours d’inscription dans la maison, les trois jours, de dédite réciproque deviennent obligatoires, aussi bien pour celui qui la reçoit que pour celui qui la donne.

Art. 10. — Le décompte de la journée se fera à l’heure.

Art. 11. — Les heures supplémentaires seront fixées comme suit :

Ouvriers de 5 francs et au-dessus, 0 fr. 70.
Ouvriers de 4 fr. 50 et au-dessus, 0 fr. 60.
Manœuvres, 0 fr. 50.
Ouvrières, 0 fr. 40.
Apprentis, 0 fr. 40.


V

J’arrête ici, bien que très incomplète, et, je le crains, très insuffisante, la première série de ces monographies. Monographies d’usine, et non monographies de famille, parce que, comme je l’ai dit, si la grande industrie concentrée, de type moderne, a produit un effet certain, ç’a été précisément de dissocier, de dissoudre la famille ouvrière ; et c’est devenu, par conséquent, presque une erreur de méthode, voulant connaître l’ouvrier de cette industrie, de prendre pour base la famille et pour instrument la monographie de famille. Mais la grande industrie concentrée n’est pas, à elle seule, toute l’industrie : à côté d’elle, la moyenne et la petite industrie, de type plus ancien ou moins récent, subsistent ; et les cinq ou six espèces que nous avons dû choisir outre plus de quatre-vingts rentrant dans la même définition, et plus ou moins voisines sans être pourtant identiques ni analogues, à elles seules ne sont pas non plus toute la grande industrie concentrée. Nous n’avons fait en quelque sorte que tracer le cadre ; peut-être eût-il fallu y mettre, auprès de l’ouvrier des industries du bâtiment et du vêtement, ceux de l’alimentation et de la locomotion, afin de saisir et de tenir plus de l’homme, plus de la vie, plus de la société. Le cadre du moins est tracé : le remplir n’est qu’une affaire de temps. Les quatre-vingts espèces de la grande industrie concentrée peuvent l’une après l’autre y trouver leur place, et même la moyenne et la petite industrie (pourvu que le travail s’y fasse dans un atelier commun, autour d’un moteur mécanique).

Pour chacune d’elles, et pour chacune des catégories ou spécialités d’ouvriers qu’elles emploient, il y aurait à examiner, ainsi que nous l’avons fait, la durée, la peine, le prix et les conditions du travail.

Là-dessus, de la masse des observations que nous avons relevées et consignées, émergent quelques points saillans : le principal est que, contrairement à l’opinion généralement admise, le temps de travail est plutôt moins long, la peine du travail est plutôt moins dure, le prix du travail est plutôt meilleur dans la grande industrie que dans la moyenne, dans la moyenne que dans la petite, et dans les plus grands établissemens de la grande industrie que dans les moyens ou dans les plus petits. Le temps de travail, réglé par la loi pour les ateliers mixtes, où sont occupés à la fois des hommes, des enfans et des femmes, a constamment diminué et tend à diminuer encore, pour tous les ouvriers, hommes ou femmes, adultes ou mineurs, soit par suite de nouvelles prescriptions légales, soit en vertu de nouveaux usages industriels, que rendent possibles ou plus faciles les progrès de la mécanique, et dans la mesure, différente pour chaque industrie, différente même pour chaque usine, où ces progrès les rendent possibles sans nuire à la production. Quant à la peine du travail, nous avons vu qu’elle était la plus dure là où l’ouvrier est obligé à un mouvement rapide et continu, dans une haute température, ou dans une salle humide, ou parmi les poussières ; et qu’à bien dire, elle n’était aujourd’hui très dure que là, l’homme étant maintenant, grâce à la machine, dans toute la grande industrie concentrée, dans l’industrie textile comme dans la métallurgie, et qu’il s’agisse de mouvoir un marteau-pilon ou une aiguille, un conducteur au lieu d’un producteur de force ; non pas sans doute que toute peine soit supprimée pour lui, — il mange toujours son pain à la sueur de son front, — mais elle est réduite, et tend constamment à l’être davantage. Le prix du travail s’élève, les salaires augmentent en valeur absolue, le fait borné à cela est indéniable, et, pour l’instant, nous n’allons pas au-delà ; nous ne le rapprochons d’aucun autre fait, nous ne le posons pas, nous ne le « situons » pas en valeur relative : il est ; après quoi il vaut ce qu’il vaut : mais nous ne saurons exactement ce qu’il vaut que lorsque nous saurons ce que sont tous les autres faits dont il dépend ou auxquels il tient. Que dire enfin des conditions du travail, au sens juridique du mot ? Il n’y a pas, dans toute la grande industrie, de contrat de travail : ni contrat de travail individuel, ni, à plus forte raison, de contrat de travail collectif ; à peine quelques coutumes, observées souvent par intermittence, des règlemens d’atelier ; mais c’est tout ce qu’il peut y avoir, puisque le Code est muet ; et c’est peu de chose, puisque les règlemens corporatifs ont disparu avec les corporations, et que ce que les syndicats professionnels en ont repris ou voudraient en reprendre est contesté et d’ailleurs contestable.

D’un point de vue moins strictement économique, plus largement philosophique et social, peut-être serions-nous déjà, si nous voulions conclure, fondé à tirer de ce que nous avons vu plusieurs conclusions. L’enquête a parfois confirmé, mais parfois elle a infirmé les hypothèses que nous avions formées, et les constructions théoriques que, comme tout le monde, nous avions bâties en imagination. Nous avions, par exemple, suggéré l’idée que l’énergie électrique, distribuée à domicile, en reconstituant le petit atelier, l’atelier de famille, déferait un jour l’œuvre de la vapeur, redéconcentrerait là où l’autre avait concentré, et poserait ainsi en de tout autres termes la question sociale en tant qu’elle se compose de questions ouvrières, la concentration des ouvriers dans l’usine par la machine à vapeur ayant eu sur le développement même du socialisme beaucoup plus d’influence qu’on ne lui en accorde d’abord. Et l’idée peut bien rester vraie, à l’état d’idée ; mais, à l’état de fait prochain, le jour ne semble pas encore en être arrivé. Si, dans la rubanerie, à Saint-Etienne, 10 000 métiers sont dès à présent actionnés par l’électricité, moyennant une redevance modique, 0 fr. 40 par jour, 10 francs par mois, qui met la force à la portée de tous, chez les tisseurs lyonnais, au contraire, chez les canuts de la Croix-Housse, 700 métiers seulement jusqu’ici ont emprunté ce moteur, et il n’y a pas d’apparence que le nombre s’en accroisse très rapidement, parce qu’il est difficile de l’adapter à l’ancien métier à main, sans des changemens tels que le plus vite fait, quand on le peut, mais il faut pouvoir, est d’acheter un métier neuf[48]. Et puis, voilà les usines elles-mêmes, comme l’usine D…, à Lyon, qui n’ont plus d’autre machine que la machine électrique ! Cependant ce sont des usines ; elles emploient 500 ou plus de 500 ouvriers, dans le même local, dans un seul atelier : en elles, l’énergie électrique n’a pas déconcentré le travail. Elle ne le déconcentrera donc sans doute pas autant qu’on le pouvait croire ou concevoir a priori ; en tout cas, elle ne le déconcentrera pas tout ni partout ; et c’est une rectification, ou une correction, ou du moins une atténuation qu’il nous convenait d’apporter à ce que nous avions dit avant enquête[49]. C’est aussi une preuve de plus qu’il ne faut jamais rien dire, ni surtout jamais édifier de système avant enquête, mais seulement après, — et encore ! Il y a dans les choses sociales tant de « si, » de « mais » et de « néanmoins ! » Il y a, dans la vie et dans l’homme, tant de « peut-être ! » La construction, la généralisation, la systématisation la plus prudente est toujours une imprudence ; l’erreur est au fond, elle fait, comme un réactif tout-puissant, la dénonce, dès qu’on en approche le système. Herbert Spencer, tout le premier, s’il eût analysé d’un peu près les fonctions et les organes d’une usine, sous le régime de la grande industrie, n’eût pas risqué sa théorie du « type industriel » opposé au « type féodal ou militaire, » car justement nulle part, nous l’avons constaté, « le type militaire » ne se retrouve aussi net, aussi marqué que dans l’organisation du travail industriel. Voilà une conclusion, en voilà deux, et toutes deux concluent sinon à ne pas conclure, au moins à ne pas construire, puisque aussi bien ce n’est pas le fait qui se plie au système, mais le système qui se brise au fait.

Nous ne construirons pas, et nous ne conclurons que sur les faits, sur des faits qui nous seront connus dans toutes leurs circonstances. Ainsi, malgré tout ce que nous avons vu et tout ce que nous avons noté sur le travail, nous ne le connaîtrons vraiment que lorsque nous connaîtrons également les circonstances de travail. Nous ne connaîtrons le travail à l’état normal, le travail en état de santé, que lorsque nous connaîtrons les maladies du travail ; nous ne connaîtrons utilement les maladies du travail que lorsque nous en connaîtrons l’hygiène, la médecine ou la thérapeutique. Alors seulement nous nous risquerons légitimement à conclure. J’associe exprès ces deux termes, qu’il est un peu singulier de joindre : « se risquer » et « légitimement. » Oui, « nous nous risquerons, » parce que toujours « on se risque » et « on risque » à conclure, même sur des faits, même sur des faits munis de toutes leurs circonstances comme un chiffre de son exposant, même avec toutes les réserves et toutes les précautions. C’est de la diverse et multiple et complexe et changeante matière sociale, c’est de la matière humaine, c’est de la société et de l’humanité, c’est de la vie que nous touchons ; c’est une onde, une fuite que nous prétendons saisir et fixer. Mais pourtant nous nous risquerons aussi « légitimement » qu’il se puisse faire, parce que, cela fait, nous aurons, autant qu’on peut le faire dans un aussi vaste domaine que le règne du travail, fermé le cercle et embrassé le phénomène tout entier.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez dans la Revue du 1er août 1901, l’étude sur le Lin et le Jute.
  2. Recensement des industries et professions, t. IV. Résultats généraux, p. XCIII.
  3. Salaires et durée au travail dans l’industrie française, t. IV. Résultats généraux, p. 174-175 et 212.
  4. Philosophie des manufactures ou Économie industrielle de la fabrication du coton, de la laine, du lin et de la soie, avec la description des diverses machines employées dans les ateliers anglais, par Andrew Ure, D. M., membre de la Société royale, etc., traduit sous les yeux de l’auteur, 2 vol. in-16. Paris, L. Mathias (Augustin), 1836 ; — Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, ouvrage entrepris par ordre et sous les auspices de l’Académie des sciences morales et politiques, par M. Villermé, membre de cette Académie, 2 vol. in-8o ; J. Renouard. 1840.
  5. Andrew Ure, Philosophie des manufactures, t. 1, p. 266-268.
  6. Ure, ouvrage cité, p. 302.
  7. Villermé, État physique et moral des ouvriers, t. I, p. 200.
  8. Andrew Ure : Philosophie des manufactures, t. I, p. 274.
  9. Coton : ouvriers au-dessus de 65 ans, 2, 97 pour 100 ; ouvrières : 1, 89.
    Soie : — — — 3, 27 — — 1, 72.
    (Résultats statistiques du recensement des industries et professions, t. IV. (Résultatz généraux, p. XCIII.)
  10. A Elbeuf (1834 et 1835), aux ouvriers les plus habiles, hommes, de 3 à 4 francs ; aux ouvriers ordinaires, hommes, de 1 fr. 75 à 2 francs ; femmes, de 1 franc à 1 fr. 25 ; enfans, de 0 fr. 75 à 1 franc ; aux ouvriers les moins habiles, hommes, 1 fr. 50 ; femmes, 0 fr. 75 ; enfans, 0 fr. 45 ; à Louviers (1833), mêmes moyennes, sauf pour les enfans depuis l’âge de dix ans jusqu’à celui de dix-sept ans, qui ont gagné de 0 fr. 55 à 0 fr. 90.
  11. Mais travaillant exclusivement et toute la journée à leur métier sans aucun travail agricole.
  12. Pour les tisserands, la comparaison n’est pas possible, l’Office du travail ayant omis de dire de quel tisserand, à domicile ou en usine, professionnel ou occasionnel, il est question à la page 212 de Salaires et Durée du Travail dans l’industrie française.
  13. « Je ne puis taire ici une cause particulière de ruine pour la santé des jeunes ouvriers dans les petites filatures qui manquent d’un moteur général. Cette cause, sur laquelle l’attention de la mairie d’Amiens a été appelée deux fois, à ma connaissance, par le conseil des prud’hommes de la ville, consiste à faire mettre en mouvement, par des enfans, les machines à filer ou à carder, au moyen d’une manivelle à laquelle on fait décrire, avec la main, un cercle dont le point supérieur passe à cinq pieds des planchers, et à exiger ainsi de ces enfans plus qu’il ne convient à leur faiblesse et à leur taille. » Villermé, État des ouvriers, I, 310. Voyez, p. 311, le texte de l’arrêté du maire d’Amiens, en date du 21 août 1821. Nouvelles plaintes en 1834.
  14. Exposition universelle de 1889 à Paris. La Fabrique lyonnaise de soieries et l’industrie de la soie en France, 1789-1889. Imprimé par ordre de la Chambre de commerce de Lyon, 1 vol. in-4o ; Lyon, imprimerie Pitrat aîné, 1889, p. 23. Cet ouvrage, non signé, est, si je ne me trompe, de M. Morand, le très distingue secrétaire de la Chambre de commerce.
  15. La Fabrique lyonnaise, p. 25.
  16. « Des 188 établissemens de tissage mécanique de la soie recensés dans notre région sur le rôle des patentes de 1888, 34 seulement appartiennent en propre aux fabricans lyonnais, les 154 autres ont été créés par des entrepreneurs de travail à façon. » La Fabrique lyonnaise, p. 25.
  17. Villermé, Etat physique et moral des ouvriers, I, 220.
  18. La Fabrique lyonnaise, p. 25.
  19. La Fabrique lyonnaise, p. 25.
  20. Ibid., p. 27.
  21. Les populations ouvrières et les industries de la France dans le mouvement social du XIXe siècle, par A. Audiganne, 2 vol. in-16. Paris, Capelle, 1854 ; — t. Ier, p. 274-275.
  22. Exposition universelle de Vienne, la Fabrique lyonnaise de soieries, son passé, son présent. Imprimé par ordre de la Chambre de commerce de Lyon, 1 vol. gr. in-4o, Lyon, Perrin et Marinet, 1873. — Cet écrit n’est pas de M. Morand, aujourd’hui secrétaire de la Chambre de commerce, à qui nous devons un travail semblable pour l’Exposition de 1889, mais de son prédécesseur.
  23. Voyez les Industries de la soie : sériciculture, filature, moulinage, tissage. — Histoire el statistique, par E. Pariset. (Publications du Bulletin des soies et soieries) ; 1 vol. in-8o, Lyon, Pitrat aîné, 1890.
  24. État physique et moral des ouvriers, I, 345.
  25. La Soie au point de vue scientifique et industriel, par Léo Vignon, maître de conférences à la Faculté des sciences, sous-directeur de l’École de chimie industrielle de Lyon, 1 vol. in-16. Bibliothèque des connaissances utiles ; Paris, J. -B. Baillière et fils, 1890, p. 151.
  26. Ure, Philosophie des manufactures, I, ch. II, p. 356.
  27. Léo Vignon, ouvrage cité, p. 152.
  28. Id., ibid., p. 154-155.
  29. Id., ibid., p. 153, 157.
  30. Léo Vignon, ouvrage cité, p. 157.
  31. Id., ibid., p. 158-159.
  32. Id., ibid., p. 160-161.
  33. Id., ibid., p. 215.
  34. Id., ibid., p. 287.
  35. Léo Vignon, ouvrage cité, p. 288-289.
  36. Léo Vignon, ouvrage cité, p. 291.
  37. On dit ailleurs épinceteuses. J’ai même cru entendre dire à Elbeuf épingleuses, mais je n’en suis pas sûr, et peut-être était-ce « épinceteuses » qu’on disait.
  38. Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, I, 370.
  39. Ure et Villermé écrivent « Jacquart. »
  40. Ure, Philosophie des manufactures, I, 381-384. — La Biographie universelle de Michaud et la Nouvelle biographie générale rapportent les mêmes faits, mais en attribuant à Carnot le mot prêté par Ure à Napoléon.
  41. État physique et moral des ouvriers. I, 371.
  42. État physique et moral des ouvriers, I, 374.
  43. Si le total donne 101 au lieu de 100, c’est que j’ai forcé un peu les chiffres pour m’exprimer en chiffres ronds et sans fractions.
  44. Jules Favre, De la coalition des chefs d’atelier de Lyon ; brochure in-8o d 43 pages ; Lyon, 1833.
  45. Depuis novembre 1831.
  46. Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, I, 376-377.
  47. Dans la fabrique lyonnaise classique, il y avait, dans cet arrêt forcé des métiers, un vice énorme, auquel on remédiait ou qu’on palliait comme on pouvait : « Pour les schalls d’une grande beauté et d’une grande variété de dessins, les frais de montage s’élèvent quelquefois jusqu’à 1 000 francs. Mais alors ils sont remboursés par le manufacturier. Lorsque ces frais dépassent 100 francs, un arrangement a lieu ordinairement entre le maître et le tisserand relativement à la manière dont ils doivent être payés. » Ure, Philosophie des manufactures, I, 399. — Suivant la grosseur de la trame, le métier « finit » plus ou moins souvent, d’où un avantage pour les trames fines. Dans l’usine moderne, les ouvriers mènent, en quantité à peu près égale, un ou deux métiers selon les articles.
  48. Mes renseignemens concordent tout à fait avec ceux que M. Georges Picot a soumis à l’Académie des Sciences morales et politiques, dans sa très intéressante communication du 26 août dernier ; très probablement, ils nous viennent à tous deux de la même source.
  49. D’autre part, je lisais ces jours-ci qu’à Paris, dans le Xe ou le XIe arrondissement et dans le XIXe, la force vapeur est aussi comme distribuée à domicile et actionne un certain nombre de petits ateliers de famille, mais groupés encore sous le même toit, autour de la machine, et par conséquent, malgré tout, à demi concentrés.