Le Travail dans la grande industrie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 667-696).
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LE TRAVAIL
DANS
LA GRANDE INDUSTRIE

V
LA FILATURE ET LE TISSAGE[1]

L’ORGANISATION ET LES CONDITIONS DU TRAVAIL


Dans la nomenclature des professions, les industries textiles sont de celles qui fournissent le plus grand nombre d’articles. On file et l’on tisse le lin, le chanvre, le jute, le coton, la laine et la soie. La manipulation et la transformation de ces six matières premières, qui sont sinon les seules, — car on fait encore des tissus de crin, d’amiante et d’alfa, — du moins les principales, donnent naissance, avec leurs dérivés ou leurs succédanés, avec leurs complémentaires : la teinture et l’apprêt, la bonneterie, les broderies et dentelles, la passementerie et les rubans, etc., à une centaine de spécialités reconnues par les statistiques officielles[2].

Ces spécialités peuvent du reste se ranger en quatre grands groupes, précisément selon la nature de la matière première : lin, chanvre ou jute ; — coton ; — laine ; — soie. Au premier groupe se rattachent le rouissage, le teillage, le peignage, l’épluchage, l’affinage de lin et de chanvre ; la filature d’étoupes et l’effilochage de chiffons ; la filature de chanvre ; la filature et le dévidage de lin ; la filature de ramie ; la filature de jute ; la corderie, la fabrication de cordages, de ficelles, de filets. Au second groupe appartiennent l’effilochage, le peignage, le cardage, la filature de coton ; la retorderie et le dévidage ; la fabrication de l’ouate, des mèches, des cotonnades, calicots, coutils, et tout ce que le coton apporte pour sa part de contribution à la riche et puissante industrie des toiles. La laine comporte le dégraissage, l’épaillage et le lavage, le battage, la draperie, le frisage et l’épluchage du drap ; l’effilochage, l’affinage, le cardage, le peignage, la filature et le tissage ; la fabrication et le vernissage du feutre, la foulerie d’étoffes et de bas (la bonneterie formant à elle seule un sous-groupe), la fabrication de tissus élastiques, de tissus d’ameublement, de nouveautés, de velours de laine, de peluche, de cachemires, de châles, de couvertures de laine, de molleton, de tapis. Enfin, le quatrième groupe, outre la filature, le dévidage, le cannetage, le pliage, le moulinage, le tirage et Je polissage, le tissage de la soie, comporte le peignage ou le cardage et la filature de la bourre, la filature de déchets ou de soie artificielle, la fabrication du velours de soie, de soie à bluter, de couvertures de soie, de filoselle, de satin.

A tout cela, et pour les quatre groupes, séparément ou ensemble, il faut ajouter la teinture, l’apprêt, l’épuration, le glaçage, le lustrage, le décatissage, le blanchiment et l’impression. Encore abrégeons-nous ; mais c’est assez en dire pour que l’on voie que la filature et le tissage ne sont pas purement et simplement deux industries, mais font, déterminent ou alimentent plus de cent spécialités d’industrie.

Les cent spécialités de la filature et du tissage occupent en France environ 900 000 personnes, soit près d’un vingtième de la population active. — Comme, sauf peut-être le lin et le chanvre qui affectionnent certaines régions, — la matière première ou bien se trouve naturellement partout (la laine) ou ne se trouve naturellement nulle part et qu’il faut la tirer du dehors (le coton et le jute), l’industrie textile se répand et se répartit un peu partout sur le territoire national, en proportions très variables pourtant selon les départemens, et qui les classent sous ce rapport eu ordre décroissant, depuis les Vosges où 1 282 personnes sur 10 000 habitans vivent des industries textiles, jusqu’à la Corse où la proportion tombe presque à rien : 3 personnes seulement sur 10 000. Entre ces extrêmes, les Vosges et la Corse, s’intercalent, dans la première moitié (plus de 600 personnes vivant des industries textiles sur 10 000 habitans), les départemens du Nord, de la Loire, de l’Aube, du Rhône, le territoire de Belfort, la Haute-Loire, la Somme, la Seine-Inférieure ; au-dessous, l’Isère, l’Aisne, l’Orne, la Marne, l’Ardèche, l’Eure, l’Ain, Maine-et-Loire, les Ardennes, la Mayenne, le Tarn, la Haute-Saône, le Calvados, la Drôme, le Gard, le Pas-de-Calais, l’Oise, Vaucluse, Meurthe-et-Moselle, la Meuse, Saône-et-Loire. Ici nous touchons le chiffre 100 ; et, à partir de là, la proportion va s’abaissant graduellement et lentement vers zéro. D’une manière générale, dans cette distribution géographique des industries textiles en France, prises en leur totalité, ce sont les régions de l’Est, du Nord, du Centre, qui tiennent la tête ; l’Ouest n’apparaît qu’au neuvième rang, avec la Seine-Inférieure ; le Midi, qu’au quatorzième rang, avec l’Ardèche, pour ne revenir ensuite qu’au vingtième, avec le Tarn, au vingt-troisième, avec la Drôme, et finir en queue, avec les Alpes-Maritimes, la Gironde et le Var, qui ne précèdent la Corse que d’une petite distance.

Si maintenant, au lieu de les additionner et de les confondre en un bloc, on considère ces industries chacune à part, l’une après l’autre, on remarquera que l’industrie linière, qui, avec ses annexes ou ses succédanés, le chanvre, le jute, etc., et en y comprenant la fabrique de toile, occupe plus de 100 000 personnes, est concentrée surtout dans le département du Nord. Il y existe de très grands établissemens, employant plus de 500 ouvriers, 12 dans la filature du lin et la corderie, 20 dans la fabrication de la toile ; grands établissemens par lesquels, même en nous tenant aux termes stricts de la définition que nous avons donnée de la grande industrie, l’industrie linière rentre bien dans le cadre de notre enquête.

Il en est de même pour le coton, qui occupe plus de 150 000 personnes, les trois quarts au tissage ; 7 filatures et 38 tissages comptant plus de 500 ouvriers. Trois centres régionaux nettement accusés : l’Est, le Nord, et la Normandie. Les industries de la laine sont en France les plus importantes des industries textiles : elles emploient près de 200 000 personnes ; plus de 40 000 dans les cardages, peignages et filatures ; le reste dans les tissages ; environ 70 000 à la fabrication du drap et de ce qu’on nomme les « nouveautés. » Le Nord, terre privilégiée de toute industrie entre toutes les terres françaises, jouit, pour cette industrie encore, d’une sorte de privilège hérité des anciennes Flandres ; 3 filatures de laine, 7 peignages, 14 tissages, 21 fabriques de drap ou de tissus de nouveauté, 1 fabrique de peluche, 3 fabriques de couvertures, 1 fabrique de tapis, occupent plus de 500 ouvriers. Pareillement, la soie est l’apanage de la région lyonnaise. Elle occupe environ 136 000 personnes, dont plus de 80 000 au tissage et près de 20 000 au moulinage. 5 peigneries ou filatures de soie, 8 tissages, ont plus de 500 ouvriers.

Pour la teinture, l’apprêt, le blanchiment, l’impression, 10 établissemens occupent chacun plus de 500 ouvriers, sur les 50 000 qui vivent de ces travaux : ils sont à l’ordinaire voisins des filatures et des tissages, et l’on peut dire que, dans une certaine mesure, ils en dépendent, qu’ils ont partie et condition liées, que leur prospérité et leur existence même sont comme en fonction de la prospérité de l’industrie textile. Ainsi de toutes les branches latérales, de toutes les industries secondaires ou secondes ; des fabriques de bonneterie de l’Aube et de la Somme ; des fabriques de dentelles, guipures et broderies de la Haute-Loire, du Pas-de-Calais, des Vosges et de l’Aisne ; des fabriques de passementerie, lacets ou rubans de la Seine et de la Loire.

Mais, quoiqu’il ne soit pas une de ces industries diverses où l’on ne trouve quelque établissement de plus de 500 ouvriers, et qui par conséquent ne relève de la grande industrie, nous entendrons au sens le plus restreint, au sens propre, la filature et le tissage. Les monographies qui suivront seront donc celles de fileurs et de tisseurs, ou, pour être tout à fait exact, de filatures et de tissages, d’abord de lin, de jute, puis de coton, ensuite de laine et de soie. Telle est en effet, on se le rappelle, la méthode adoptée : dans le régime de la grande industrie, l’unité monographique, ce n’est ni l’individu, trop changeant et trop peu significatif, ni la famille, trop dissociée et d’ailleurs trop inégale ; la véritable unité, c’est l’usine.


I. — LE LIN ET LE JUTE

Je viens de dire « la grande industrie, » et je le pouvais, puisque l’on a vu que, soit pour le lin, soit pour le coton, soit pour la laine, soit pour la soie, plusieurs établissemens dans chaque catégorie occupent plus de 500 ouvriers ou ouvrières. J’aurais peut-être dû, me conformant rigoureusement à la règle jusqu’ici suivie, n’observer que des établissemens de cette importance, sans descendre au-dessous de 500. Les circonstances en ont décidé autrement ; mais, comme je ne me suis jamais condamné à ne pas ajouter à l’observation directe l’observation indirecte, lorsqu’il y aurait de bonnes raisons de la croire correcte et sûre ; comme, au contraire, je m’en suis formellement réservé le recours, et que, sur ce point, l’Office du Travail m’apporte, en même temps qu’un supplément de renseignemens, un élément de comparaison avec mes observations personnelles, il n’y a donc que demi-mal, si même il y a quelque mal, et l’erreur, si l’on veut qu’il y ait erreur, se trouve à l’avance réparée.

Au demeurant, la formule : « La grande industrie est celle où le travail se fait par établissemens de plus de 500 ouvriers » ne saurait être pourtant d’une rigidité également inflexible dans tous les cas. Ce qui est vrai des mines de houille, de la métallurgie, de la construction mécanique, ce qui est déjà moins vrai de la verrerie, peut ne plus l’être que très peu ou ne l’être plus du tout de l’industrie textile. Là où il y a des entreprises colossales occupant, comme le Creusot ou comme Anzin, plus de 10 000 ou près de 10 000 personnes, il est clair qu’un établissement qui n’en emploie pas 500 n’est point de la « grande industrie. » En revanche, un établissement de 250 ou 300 ouvriers passera à juste titre pour être de la « grande industrie » là où la plus grande industrie ne dépasse guère ou n’atteint presque pas, — et encore tout à fait exceptionnellement, — 1 000 ouvriers, comme dans la filature et le tissage du lin ; à peine 800, 700, et même 600, comme dans la filature et le tissage du coton[3].

Quoi qu’il en soit, les établissemens que nous avons personnellement observés et que nous allons décrire avoisinent tous les 500. Tous aussi sont situés dans le département du Nord, et plus particulièrement au pays de la belle toile, aux alentours de Lille, à Armentières ou dans la banlieue d’Armentières. Deux font la filature du lin ; une en fait à la fois la filature et le tissage ; une fait, la filature du jute ; deux la filature du coton.


Etablissemens A et B. — Filature de lin.

Avant toute observation et toute description, une remarque est nécessaire. La culture et la préparation du lin ont subi, depuis l’avènement de la grande industrie et la multiplication des moyens de transport, des modifications qui ne sont pas loin d’équivaloir à une transformation radicale.

De la culture nous ne dirons qu’un mot, pour ne pas sortir de notre sujet. Elle couvrait autrefois en France une surface bien plus étendue : dans les pays liniers, chaque fermier avait son lot, qui variait avec la grandeur de la ferme. Comme cette culture exige une terre bien préparée et bien nette, elle demandait des sarclages nombreux et soignés, qui procuraient à beaucoup de femmes et de jeunes filles un salaire qu’elles auraient pu difficilement tirer d’ailleurs. La récolte, mûre en juillet, ouvrait en quelque sorte la série, qui continuait par le seigle, le blé, etc., sans que, par conséquent, il y eût double emploi ou manque à gagner d’un côté ce que l’on gagnait de l’autre. La concurrence des lins de Russie, leur bon marché fréquent, ont porté à la culture du lin français un coup assez rude pour aller- presque jusqu’à la tuer.

La préparation s’en est elle-même ressentie. On sait en quoi consiste cette préparation. Le lin, aussitôt arraché, est séché sur place, mis en chaîne, c’est-à-dire en petits tas, et, dès que la dessiccation est suffisante, rentré, égrené, puis soumis au « rouissage » et au « teillage. » En cela encore, le progrès s’est affirmé par des effets qui n’ont pas d’abord été tous bienfaisans. Tant que l’usage des machines agricoles ne s’était point généralisé, les fermiers étaient obligés de garder pendant l’hiver quelques ouvriers. Les travaux de la ferme ne prenant pas tout leur temps, ces quelques ouvriers rouissaient le lin et le teillaient à petites journées. Certes, ils le faisaient dans des conditions d’hygiène déplorables, et il suffit de le constater pour regretter moins qu’il n’en soit plus ainsi. Mais alors, dans ce milieu simple et pauvre, on n’y regardait pas de si près : le profit cachait, effaçait ou compensait les inconvéniens : la préparation, ainsi menée, ne coûtait rien ; le lin était prêt à être vendu après l’hiver, et la récolte rendait son prix plein, puisqu’il n’y avait même pas à en déduire le salaire, dans tous les cas forcé, des ouvriers.

C’était de l’industrie primitive et rudimentaire, l’enfance de l’art, si l’on veut, mais l’on avait le lin à très bon compte, et tout ouvrier pouvait le travailler. Plus tard, quand se répandit l’usage des machines, les bras furent moins employés, et bientôt l’importation acheva ce que la machine avait commencé : les ouvriers se virent congédier, l’hiver venu ; l’ancien mode d’opérer devint complètement impossible. A la forme familiale succéda, si l’on ose user de cette expression, la forme « industrielle » de l’industrie du lin. Le passage de l’une à l’autre se fit à ce moment, et se marqua premièrement par un partage. Il serait bien prétentieux, pour dire des choses qui peuvent être dites tout uniment, de faire appel au langage de la sociologie ; et pourtant, c’est cela : l’industrie du lin progresse en se différenciant, et parce qu’elle se différencie. Le rouissage se sépare du teillage. Le rouissage continue à se faire chez le fermier. Quant au teillage, il est, dans cette période intermédiaire, entrepris, tantôt « à façon, » tantôt à leur compte, par des maîtres teilleurs qui procèdent soit à la main, soit mécaniquement avec un outillage d’abord médiocre, mais qui va se perfectionnant.

Seulement la concurrence des lins de Russie redouble, celle du coton s’accroît formidablement : l’industrie des maîtres teilleurs n’est qu’une petite industrie ; et, trop faible pour résister, elle recule et cède devant la grande, qui peu à peu couvre tout et étouffe tout de son ombre. Plus d’ouvriers aptes par habitude à ce travail ; les fermiers, qui, alléchés par l’appât de la prime, n’ont pas absolument abandonné la culture du lin, mais qui ne peuvent cependant le faire rouir ni le teiller, conservent dans leurs granges la récolte de plusieurs années, en attendant qu’il plaise à l’un de ces entrepreneurs rouisseurs et teilleurs, à présent si rares, de les en débarrasser au prix que lui-même fixera, et qu’il cherchera, évidemment, le plus bas possible.

L’insuffisance de la culture du lin a peut-être, pendant un certain temps, arrêté le développement du teillage ; en retour, l’insuffisance du teillage arrête maintenant la reprise de la culture du lin. On s’en rend compte, et l’on y voudrait porter remède : diverses corporations s’efforcent d’exciter par des récompenses les inventions favorables au rouissage et au teillage, et divers essais ont été tentés, avec plus ou moins de succès, mais sans que rien de bien pratique ait encore été trouvé. L’installation d’un rouissage industriel est fort coûteuse, ses opérations non moins coûteuses, les chances d’un bon résultat, mesuré au rendement en fibre, toujours douteuses. Une matière première d’une valeur en elle-même minime a besoin de manipulations simples et ne la grevant point d’une surtaxe lourde. Mais, si le rendement est incertain, la fibre alors revient cher, et il faudrait qu’elle ne fût pas chère pour que le lin français pût lutter d’une part contre les lins étrangers et d’autre part contre le coton.

Cette explication préalable donnée, — et elle intéresse de tout près les ouvriers qui, même dans la filature et le tissage, vivent du travail du lin, — entrons, dans une de ces usines où, de France ou de Russie, de chez nous ou d’ailleurs, le lin arrive roui et teille. C’est un vaste atelier, ou plutôt ce sont de vastes ateliers, comme Roland voulait que lussent, pour être des « usines, » les forges et les fonderies ; et, dès le seuil, on a, comme dans les fonderies et les forges, l’impression de la grandeur Mais l’on n’a pas au même degré l’impression de la puissance ; ici, ce n’est pas la force, c’est l’adresse qui est reine : habileté précise et agilité ; au lieu d’un poing énorme qui tombe, des milliers de doigts menus qui courent : toute la différence de la broche ou de l’aiguille au marteau-pilon. L’air est ou d’une humidité chaude et pesante, ainsi que dans les serres réservées à certaines plantes tropicales, ou chargé et comme embrumé de poussière, suivant qu’il s’agit de « filature au mouillé » ou de « filature au sec. »

Du reste, qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre, l’organisation du travail est identique. Le travail est divisé entre les cinq catégories suivantes : peignage, cardage, préparation, filature (filage), dévidage. Les services accessoires sont représentés par l’atelier des mécaniciens, les magasins, etc. On distingue, au peignage : les garçons de machines ou presseurs, les partageurs et émoucheteurs, les repasseurs, les peigneurs ; à la préparation : les étirageuses, les étaleuses, les banc-brocheuses ; à la filature, les démonteuses, les metteuses en ordre, les fiieuses. Le personnel dirigeant se compose, — et c’est, dans les établissemens de ce genre, la composition ordinaire, — d’un directeur, d’un contre-maître par catégorie, avec des chefs d’équipe pour adjoints, surtout au démontage et à la filature.

Ainsi est organisé le travail à l’usine A, et ainsi est-il encore organisé à l’usine B, filature de lin et d’étoupes au sec.

Au résumé, quatre spécialités au peignage et repassage, une ou deux à la carderie, quatre à la préparation, quatre encore au filage, et une au dévidage, sans compter les spécialités qui n’en sont pas ou qui en sont à peine, graisseurs, balayeurs, et même surveillans, quoique les surveillans doivent être, eux aussi, spécialisés par atelier : en tout une quinzaine de catégories.

Sur la manière dont ce personnel se distribue par âge, j’ai eu quelque difficulté à recueillir les renseignemens minutieux que je désirais. De l’usine B, mon questionnaire m’est revenu, quant à ce point, sans réponse, et, de l’usine A, on s’était contenté tout d’abord de me répondre, d’un mot, que l’on compte « en général, dans la filature de lin : »


Hommes au-dessus de 18 ans 25 pour 100
— au-dessous — 12 —
Femmes au-dessus de 18 ans 47 pour 100
— au-dessous — 16 —

Mais, au-dessus de 48 ans, jusqu’à la limite d’âge qu’impose la vieillesse, il y a une très longue échelle à monter, puis à redescendre ; et il y en a une, d’autre part, bien que beaucoup plus courte, au-dessous de 18 ans, jusqu’à la limite inférieure qu’impose la loi. « Au-dessus de 18 ans, » et « au-dessous, » c’est vague. Les statistiques de l’Office du Travail n’apportent malheureusement pas, à cet égard, une bien grande précision. Elles se bornent à constater, sous la rubrique trop compréhensive et dans le cadre trop élastique d’ « industrie linière, lin, chanvre, jute et succédanés, » que, sur 100 ouvriers, 17,84 ont moins de 18 ans, 16,43 de 18 à 24 ans, 21,54 de 25 à 34 ans, 17,43 de 35 à 44 ans, 13,26 de 45 à 54 ans, 9,36 de 55 à 64 ans, 4,14 plus de 64 ans.

Le point culminant est de 25 à 35 ans, après quoi la courbe s’abaisse par une inflexion constante et progressive. Jusqu’à 18 ans, l’afflux à la profession est très abondant : elle part, pour ainsi dire, à plein, pour ne subir, vers la vingtième année, à l’appel des conscrits, et vers la vingt-quatrième, à leur libération que le fléchissement dont le service militaire est In cause au moins indirecte, par le déchet inévitable de ceux qui se casent dans quelque fonction et ne retournent plus au métier. Dans l’industrie textile, on vit, ou, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, on travaille plus vieux que dans les mines, dans la métallurgie, dans la construction mécanique, dans la verrerie. En cela encore se marque la variété du type industriel entre ces industries de force et cette industrie d’adresse ; et c’est enfin un de ses caractères, qu’elle occupe beaucoup de main-d’œuvre féminine et de main-d’œuvre jeune. Sur 100 femmes ou filles qui travaillent dans « l’industrie linière, » 24,32 ont moins de 18 ans, 32,26 de 18 à 24 ans, 21,86 de 25 à 34 ans, 10,83 de 35 à 44 ans, 5,65 de 45 à 54 ans, 3,18 de 55 à 64 ans, 1,90 seulement au-dessus de 64 ans.

Sans doute, je tiens à le répéter, ces chiffres eux-mêmes ne parlent pas aussi clairement qu’il le semble, parce que la formule, qui embrasse trop, étreint mal, confondant et mêlant, dans l’unique terme d’ « industrie linière, » outre le chanvre, le jute, et leurs succédanés avec le lin, à la fois la filature et le tissage. Ils prêtent cependant matière à quelques remarques intéressantes, dont l’une est que l’ouvrière, dans l’industrie textile, est plus jeune que l’ouvrier ; autrement dit, alors que, pour les hommes, la courbe ascendante n’atteint le sommet qu’à l’âge de 25 à 34 ans, pour les femmes, elle l’atteint dès l’âge de 18 à 24 ans : pour les hommes, elle ne commence à décroître, et assez lentement, qu’après 35 ans ; elle décroît déjà, pour les femmes, et beaucoup plus rapidement, par bonds qui, de dix ans en dix ans, font tomber la proportion de près de moitié, après la vingt-cinquième année. C’est justement à l’âge où le service militaire prend les hommes que les femmes se trouvent le plus nombreuses à la fabrique ; plus tard le mariage et surtout la maternité les reprennent, et je ne voudrais point affirmer témérairement, mais je crois qu’on pourrait expliquer en partie et presque mesurer leur diminution par l’augmentation de leurs enfans. Ajoutons à cette première raison la double fatigue de l’atelier et du foyer ; puis, au fur et à mesure que la vieillesse vient, les infirmités venues avec elle, ou un peu avant elle : voilà pourquoi, contre 17,43 pour 100 d’hommes de 35 à 44 ans et 13,26 pour 100 d’hommes de 45 à 54 ans, on ne trouve plus, dans l’industrie linière, que 10,83 pour 100 de femmes de 35 à 44 ans, et 5,65 pour 100 de femmes de 45 à 54 ans. Au-delà de 55 ans, il y a encore, on vient de le voir, plus de 9 pour 400 d’hommes ; mais, pour les femmes du même âge, la proportion est moins forte des deux tiers : à peine 3 pour 100 ; et, vers la limite, passé 64 ans, il reste plus de 4 pour 100 d’hommes, mais pas 2 pour 100 de femmes à l’usine.

Est-ce que le travail, dans la filature du lin. est très pénible ; et, s’il l’est, pour quelle catégorie d’ouvriers ou d’ouvrières l’est-il plus particulièrement ? Contre lui, on peut tout d’abord invoquer, — et l’on ne s’en est pas fait faute, — ses circonstances mêmes, les circonstances du milieu, ici la poussière, là l’humidité. Il est vrai que, dans la filature au mouillé, ou, pour ne rien dire qui ne soit rigoureusement exact, dans les filatures de lin où le filage se fait au mouillé, et dans l’atelier seul où ce filage s’opère (il n’y a pas d’autre différence entre la filature au mouillé et la filature au sec), la matière préparée pour le métier à filer passant à travers un bain d’eau chaude, il se produit des émanations de vapeur ; comme une haute température est nécessaire, il n’y a point où il n’y a que peu de ventilation ; et comme les fils imprégnés d’eau en rejettent l’excédent, le pavé de la salle est toujours ruisselant. L’odeur du lin roui et trempé, jointe à cette humidité et à cette chaleur, accroît encore pour sa part et l’incommodité et l’insalubrité de l’atelier ; aussi, — c’est l’expression même dont se sert un patron dans la réponse écrite qu’il a bien voulu m’adresser, — « la situation des ouvrières de cette catégorie laisse-t-elle beaucoup à désirer. »

Celle des « gamins » ou « garçons presseurs » ne vaut pas mieux, pour un autre motif. Leur besogne consiste à serrer avec des écrous des plaques de fer entre lesquelles on « presse » le lin pour l’assouplir ; ces plaques pèsent environ quatre kilos ; or, il faut que les garçons presseurs fassent le mouvement de les élever à cinquante ; centimètres au-dessus de leur tête, et répètent ce mouvement trois ou quatre fois par minute pendant toute une journée, de travail continu, ininterrompu, ou qui le serait, si on ne leur donnait, pour souffler un peu, et se déroidir les bras, quinze minutes de repos au déjeuner.

Puisque je vais cherchant la « peine » du travail, dans la filature du lin, la peine du travail est ici ; il faut être juste, elle n’est, si l’on le veut, qu’ici ; mais elle y est, personne ne le conteste, et on ne l’atténue pas en disant des garçons presseurs : « L’habitude est une seconde nature, et le travail continu ne les fatigue guère. » L’habitude ! mais si elle va jusqu’à les réduire à l’état de machines inconscientes, insensibles et inertes, si tout le travail n’est que de donner une certaine quantité de force et de porter, un certain nombre de fois en un certain temps, un certain poids à une certaine hauteur, pourquoi faire des hommes-machines ; pourquoi ne pas recourir du premier coup à la machine qui n’est que cela, qui n’a été inventée que pour cela, qui ne peut servir qu’à cela ; pourquoi ne pas substituer tout de suite au bras de chair le bras de fer ? Il semble que ce soit l’affaire d’un levier coudé. Le mal s’aggrave de ce que ce sont des garçons, des gamins, que l’on embauche au sortir de l’école, à partir de 13 ans, parfois même de 12, par une tolérance de la loi, et dont les plus vieux ne dépassent pas 17 ans. Ne pourrait-on du moins, — si la machine ne se prête point à les remplacer, et s’il y faut absolument, jusqu’à ce que l’on ait trouvé l’engin possible et pratique, des muscles humains, — remettre à des hommes faits ce travail simple, mais qui exige une grande dépense de force ?

Les deux solutions se présentent à l’esprit : l’une ou l’autre, mais pas la troisième ; ou la machine, ou l’homme, mais pas l’enfant. Malheureusement, nous sommes dans le domaine des réalités, non sous l’empire de la logique ou sous le règne de la justice idéale. Et les choses ne vont pas si facilement. On n’a pas encore la machine ; et quant à donner à des hommes faits le travail que fournissent aujourd’hui les garçons presseurs, il y a un obstacle, qui est platement et, au gré de certains, « bourgeoisement, » mais durement et inflexiblement tout de même, la question d’argent. Les gamins sont, en moyenne, payés 4 fr. 75 par jour. Un adulte, ou seulement un jeune homme au-dessus de 48 ans, se paierait le double, soit 3 fr. 50. Pour une filature qui occupe une vingtaine de garçons presseurs (c’est déjà sans doute une filature importante), l’augmentation, de ce seul chef, ressortirait au bout de l’année à une vingtaine de mille francs. Or, il paraît que l’état de l’industrie est si précaire et la concurrence si âpre, que c’est là un surcroît de charges que, dans les circonstances présentes, peu d’établissemens supporteraient sans plier.

Telle est, quand on leur en parle, l’unanime réponse des patrons ; et l’on ne nous fera pourtant pas croire qu’ils soient de pierre, qu’ils n’aient ni yeux, ni oreilles, ni cœur, ni entrailles, et que le dieu Mammon les ait, en les touchant ou en se faisant loucher par eux, métamorphosés tous et comme métallisés en autant de coffres-forts ! Voici ce que l’un d’eux m’écrit, à propos, justement, des garçons presseurs : « Garçons de machines. Cette catégorie comprend les jeunes garçons de 12 à 13 ans jusqu’à 17 ans. C’est le travail le plus dur de la filature ; pas une minute à perdre ; maniant des presses de 4 kilos, dans lesquelles ils insèrent le lin, ces jeunes gens doivent à tout instant déployer une somme considérable de travail. Ce travail forcé est-il bon au développement du corps, il est presque permis d’en douter ; les spécimens de cette catégorie n’offrent généralement pas de beaux sujets. Ce travail a été naturellement en butte aux attaques des chefs socialistes qui étaient venus apporter la bonne parole pendant la grève. Mais il semble n’y avoir jusqu’à présent aucun remède. D’autre part, l’atmosphère dans laquelle ces garçons travaillent est toujours chargée de poussière, malgré la ventilation. On ne pourra jamais chasser entièrement cette poussière ; pourtant, il y a progrès dans la ventilation. » — A un patron qui voit avec ces yeux-là, on peut sans crainte demander d’aller jusqu’à l’extrême limite dans la voie des sacrifices nécessaires ; et il est loin d’être le seul qui veuille voir, le seul qui sache consentir. Au surplus, combien de patrons sont ou d’anciens ouvriers ou des fils d’ouvriers ? Et combien ne s’en souviennent pas ?

Ainsi, la chaleur humide, la poussière, le trop grand effort imposé à des ouvriers trop jeunes : à cette triple cause, ou plutôt à l’une ou à l’autre de ces trois causes pour chaque catégorie ou spécialité, tient la « peine du travail » dans la filature du lin. La durée de la journée de travail est uniformément de dix heures, en vertu de la loi du 30 mars 1900, applicable aux établissemens qui emploient ensemble des hommes, des femmes et des enfans ; loi qui arrivait à son second « palier, » selon le terme mis à la mode pour elle, au 1er avril dernier, et dont l’exécution a été la principale raison ou le principal prétexte des grèves récentes. Cependant le temps de travail effectif est souvent un peu moindre. Il est, pour les garçons presseurs, diminué d’un quart d’heure par le déjeuner ; pour d’autres, en deux fois, d’une demi-heure et ramené de la sorte à neuf heures et demie.

Parmi ceux qui ne font que neuf heures et demie de travail effectif, sont, à l’atelier de peignage, les repasseurs, tous hommes faits, qui achèvent l’ouvrage des machines à peigner, en ôtant, sur des peignes fixes, les étoupes, boutons et impuretés qui peuvent se trouver encore dans les cordons ou poignées de lin peigné ; travail continu, et qui exige un effort plus ou moins grand suivant le genre de lin, mais constant, tel en somme que deux courts repos dans la journée, un le matin au déjeuner, l’autre au goûter vers quatre heures, paraissent indispensables. Non seulement l’effort est continu, et le bras, quoique plus vigoureux que celui des garçons presseurs, se lasse par la continuité même du mouvement indéfiniment répété, mais la position que l’ouvrier doit prendre, penché sur les cordons de lin et forcé par conséquent de respirer la poussière qui s’en échappe, cette posture au travail est déjà une gêne. Quoique l’on ait depuis quelque temps, en Angleterre, installé une ventilation spéciale pour les repasseurs, et qu’il soit reconnu que cette ventilation atténue en grande partie les inconvéniens de la poussière émise par le lin, cependant le système est peu ou n’est pas encore pratiqué en France, où, de l’aveu commun, il reste beaucoup à faire, surtout dans les anciennes filatures, et où sans doute on ferait plus volontiers ce qu’il faut faire, si les années n’étaient de plus en plus mauvaises et s’il n’y avait pas lieu de regarder autant à la dépense. Néanmoins, petit à petit, et à petits frais, pourraient être réalisées, en attendant mieux, des améliorations qui ne seraient pas à dédaigner.

On appelle surveillant les hommes qui « surveillent » les garçons de machines, et qui, tout en ayant charge de la bonne tenue et de l’entretien des machines, ne font personnellement que peu de travail manuel, et de travail peu fatigant : ils profitent des deux arrêts d’un quart d’heure, comme en profitent, au surplus, tous les ouvriers du peignage. Le magasinier, les hommes de peine, occupés à porter les balles de lin ou les balles d’étoupes, à placer et à ranger les marchandises, à préparer des mélanges d’étoupes, etc., doivent naturellement fournir un certain effort, mais cet effort n’est pas continu : il y a pour eux des intervalles où il est permis de respirer ; ici, dans cette atmosphère poussiéreuse, « respirer » n’est nullement pris au figuré : ne pas respirer est la plus grande peine, et respirer est le plus grand besoin.

Les partageurs sont les hommes qui disposent le lin par poignées régulières pour les machines à peigner ; ceux-là, leur travail, en lui-même, n’est pas très dur, mais il ne leur laisse presque pas de répit ; surtout, ils ne respirent pas : on ne peut pas, on ne pourra jamais peut-être les mettre tout à fait à l’abri de la poussière qui s’échappe du lin qu’ils partagent ; et l’on aura beau perfectionner la ventilation générale de l’atelier ; ils ont, en travaillant, les mains trop près du visage, ils sont, pour ainsi parler, trop collés sur ces paquets de lin qui sont aussi de vrais paquets de poussière, pour n’en pas avaler plus ou moins, au détriment de la gorge et des bronches. Et c’est d’autant plus regrettable, qu’il s’agit là de jeunes gens de 18 à 25 ans, dont le développement s’achève, et à qui il faudrait de meilleures conditions pour tirer dans la plénitude de sa force, de l’enfant qu’ils ont été, l’homme qu’ils promettaient d’être. Les mêmes observations s’appliquent aux emballeurs d’étoupes, graisseurs, etc., mais une autre observation les domine toutes ; dans cet atelier du peignage, nous n’avons vu que des hommes : dans l’atelier voisin, à la préparation, nous n’allons plus trouver que des femmes.

Le travail de la préparation est en effet un travail essentiellement féminin, qui demande de l’attention, du soin, et même de la minutie, mais point ou très peu d’effort musculaire. L’ennemi, c’est toujours la poussière. Une ventilation mécanique de l’atelier des préparations serait possible, mais coûteuse, et la même excuse revient : « Dans le mauvais état présent des affaires… » À cette ventilation parfaite, en attendant que des jours heureux permettent de l’introduire, on supplée tant bien que mal, plutôt mal ou pas assez bien, par des appels d’air et des courans d’air. De même à la carderie. Cardeurs et cardeuses n’ont pas non plus un travail bien pénible. Leur personnel, — et d’ailleurs, en partie, celui des préparations, — est à l’ordinaire recruté parmi les sujets les moins bien doués, soit intellectuellement, soit physiquement, et l’un des patrons que j’ai interrogés fait observer à ce propos, non sans raison, que, si les salaires sont faibles pour quelques catégories, au moins y a-t-il dans ces catégories des travaux qui permettent de vivre, petitement et pauvrement sans doute, mais enfin de ne pas mourir, à des gens que leur défaut d’aptitude condamnait à ne pas trouver mieux et exposait à ne gagner rien.

À la filature, quand « le travail est bon, » c’est à dire quand la matière est bonne, le travail des fileuses est « léger » et, comme à la préparation, réclame plus de soin que d’effort. Si, au contraire, la qualité du lin ou des étoupes est médiocre, la besogne devient plus pénible, car alors il faut « être sur pied » et « se dégourdir. » Toutefois, comme il est de l’intérêt des patrons que le fil « tienne » et « donne de la production, » ils ne supportent pas que la matière soit trop mauvaise, et par conséquent la peine des fileuses n’est jamais extrême. Celle des démonteuses est moindre encore. Ce sont, il est vrai, de toutes jeunes filles, des apprenties ; mais leur travail est intermittent : une demi-heure d’activité implique pour elles un quart d’heure d’arrêt ou de repos : que n’en peut-on dire autant de l’atelier des préparations, où la loi des Dix heures a eu cet effet imprévu, en tout cas non voulu, — péché du législateur ou d’un autre ? — d’imposer à tant d’ouvrières un travail sans repos ni arrêt !

L’opération du dévidage se fait en général mécaniquement. Comme presque tous les travaux qui, dans la filature du lin, sont confiés à des femmes, elle exige surtout de l’attention, mais une attention soutenue, et même tendue, qui est, en ce genre d’ouvrage, la principale fatigue. L’hygiène des salles de filage et de dévidage, longtemps défectueuse, s’améliore : elle est bonne, maintenant, ou tout près de l’être ; l’hygiène des salles de carderie commence à l’être ; partout on installe des ventilateurs, plus utiles là que nulle part, car nulle part davantage la poussière n’épaississait l’air et nulle part davantage on n’était. forcé de respirer cet on ne sait quoi d’irrespirable, il faudrait presque dire de manger l’espèce de bouillie que fait, dans l’humidité chaude des filatures, le mélange de l’air trop avarement mesuré et de la poussière du lin.

Les ouvriers spéciaux compris dans la catégorie : Divers, — si l’on en peut former une catégorie, — ne sont pas à plaindre. En tant que la définition de la peine du travail : « une action rapide et continue à une haute température, » s’applique aux industries textiles, ils sont de ceux qui ont le moins de peine, puisqu’ils se reposent quand ils se sentent fatigués et qu’ainsi, lors même que les deux autres conditions, l’élévation de la température et la rapidité de l’action, seraient réunies, la troisième manque, qui n’est pas non plus négligeable, la continuité.

En regard de la peine, mettons à présent le prix du travail. Et d’abord portons pour ordre ou pour mémoire le contremaître du peignage, qui est un « seigneur » de la filature, un « demi-patron, » et qui touche 42 francs par semaine, — soit 7 francs par jour. A côté ou au-dessous de lui, toujours au peignage, les repasseurs ; selon leur capacité et sans doute selon leur âge, reçoivent de 24 francs à 27 fr. 10 ; le surveillant à 10 centimes de plus par semaine, 27 fr. 20 ; le magasinier, 23 francs ; les hommes de peine, 18 et 19 francs ; les partageurs, tous uniformément, 16 francs ; les emballeurs, 18, 16, et, quand ils n’ont que 17 ou 18 ans, 14 francs par semaine. Avec eux, nous entrons dans la classe des adolescens, garçons ou gamins, à salaires d’enfans. Le graisseur, âgé de 18 ans, gagne 16 francs : les garçons de machine (de 15 à 17 ans) en gagnent 12, s’ils sont de la première catégorie ; 10 fr. 50 et 10 francs, s’ils sont de la deuxième ; 9 fr. 50, s’ils sont de la troisième ; apprentis, de l’âge de 13 ans et demi à l’âge de 15 ans (il y en a même un de 17 ans), ils gagnent, suivant la catégorie dont ils relèvent, 6 francs, 8 francs, 8 fr. 50, 9 francs, 9 fr. 50 et, au maximum, 10 francs par semaine.

Aux préparations, les étaleuses, presque toutes mineures, gagnent de 11 fr. 50 à 13 francs, la plupart 12 fr. 50 ; une apprentie majeure, 11 fr. 50, une apprentie de 15 ans, 10 francs ; les banc-brocheuses touchent un salaire hebdomadaire qui va de 13 à 16 francs ; elles sont toutes mineures ; les étirageuses reçoivent de 11 à 13 francs ; elles ont des apprenties de 14 à 17ans, ou même majeures, qui gagnent 7 fr. 50, 8 francs, 8 fr. 50, 9 francs, 11 francs, et 12 francs. Quatre soigneuses, de 14 ans, touchent de 6 francs à 7 fr. 50.

A la carderie, les cardeurs, de 18 à 25 ans, gagnent de 12 fr. 50 à 15 francs ; et voici, dans cet atelier encore, deux étirageuses, de 20 ans, qui touchent 11 francs et 12 francs. Les deux graisseurs, — hommes faits, — ont respectivement 15 francs et 19 francs par semaine.

A la filature, les fîleuses, toutes mineures, gagnent 11 francs par semaine, si elles sont fileuses de lin, 15 francs et 15 fr. 50, si elles sont fîleuses d’étoupes. Les metteuses en ordre de lin (de 15 à 17 ans) ont 10 francs ; les démonteuses de lin (de 13 ans et demi à 17 ans) reçoivent 6francs, 8 fr. 50, 9 francs et 9 fr. 50 ; les metteuses en ordre d’étoupes gagnent 11 francs (elles ont de 15 à 20 ans), et les démonteuses d’étoupes, qui ont de 14 à 18 ans, reçoivent, par semaine, 6 francs, 7 francs, 7 fr. 50, 9 francs, 40 francs au plus ; la porteuse de bobines, âgée de 15 ans, à 10 francs.

Au dévidage, les ouvrières sont presque toutes majeures : elles gagnent de 13 fr. 10 à 18 fr. 50 ; cinq seulement, ont de 14 ans et demi à 48 ans ; elles gagnent, de 12 fr. 40 à 16 fr. 45, plus encore d’après leurs aptitudes que d’après leur âge.

Par ouvriers spéciaux ou divers, on entend ce qu’en toute industrie on pourrait nommer les services auxiliaires, et quelques autres, plus véritablement spéciaux, dont l’industrie de la filature réclame le concours : chef mécanicien à 42 francs et mécaniciens à 30 et 24 francs par semaine ; conducteurs de machine à 30 francs ; chauffeurs à 27 et à 22 francs ; tourneur à 28 fr. 50 ; menuisier à 30 francs ; peigneron à 32 fr. 40 ; démonteurs à 32 fr. 50 et 30 francs ; aide-démonteur à 17 francs ; contremaîtres à la préparation à 25 et à 27 ; contremaître à la carderie à 22 ; graisseur à la préparation et graisseur à la filature à 22 et à 21 francs ; secoueur de déchets à 17 francs ; chef paqueteur à 30 francs et paqueteur à 23 francs ; couseur de rubans, à 12 francs ; et enfin, pour que l’usine ne soit pas trop triste, pour mettre un peu de vert dans ce noir et dans ce gris, jardinier à 16 fr. 50.

Tels sont les salaires à l’usine A ; et, à la mesure que nous avons adoptée pour les hauts, moyens, et bas salaires, il n’y a pas à dissimuler que. sauf des exceptions très rares, ce sont à peu près tous de bas salaires. Ce sont pourtant ceux que l’on paie dans toute la filature ; je me trompe : dans toutes les filatures du département du Nord, où ils sont encore plus élevés, ou moins bas qu’ailleurs, notamment dans la Somme. En résumé, et pour donner une sorte de prix courant, il est admis que, dans la filature du Nord, un homme de peine gagne 3 francs par jour ; un peigneur ou un repasseur, hommes faits, majeurs et souvent mariés, 4 francs ; parfois un peu plus, suivant la quantité ou la qualité du travail ; un partageur ou un émoucheteur, au-dessus de 18 ans, 2 fr. 65 ; un garçon de machine, de 13 à 17 ans, 1 franc, 1 fr. 50, 1 fr. 60,1 fr. 75 et 2 francs ; un emballeur ou un graisseur de peignage (48 ans et au-dessous) de 2 fr. 35 à 2 fr. 65 ; une apprentie à l’atelier des préparations, à 13 ans, 0 fr. 75, à 16 ans, 1 fr. 85, salaire maximum pour la conduite d’un étirage, avec une gratification pour tout travail supplémentaire. Une étaleuse reçoit de 2 fr. 40 à 2 fr. 25 ; une banc-brocheuse, de 2 fr. 15 à 2 fr. 35 ; une fileuse, 2 fr. 50 sur un mener ordinaire quelques centimes de plus sur un grand métier. Une démonteuse débute, vers 13 ans, à 0 fr 75, pour arriver, par augmentations successives, à 1 fr. 50 et f fr. 65 ; à 16 ou 17 ans, elle passe metteuse en ordre et touche de 1 fr. 65 à 1 fr. 90 ; après quoi, elle passe fileuse, — ce qui comble et doit épuiser toute son ambition. La moyenne d’une dévideuse adulte, soit aux pièces, soit à la journée, est de 2 fr. 50 ; celle des cardeurs ou cardeuses, de 2 fr. 10 à 2 fr. 50. Graisseurs, mécaniciens, menuisiers, tourneurs, contremaîtres, les spécialistes d’une profession qui n’est pas le unskilled labour, et à la connaissance ou à la pratique de laquelle il ne peut suppléer, ont, de tous les ouvriers, les meilleurs salaires, variant de 3 à 7 francs par jour.

Pour avoir le gain annuel, il n’y a qu’à multiplier par 300 jours ces salaires quotidiens : on trouve alors des sommes qui vont de 225 francs à 2 100, en passant par 300, 450, 480, 495, 540, 600, 645, 695, 700, 750, 795, 800, 900 et 1 200 ; et en se fixant surtout aux environs de 500 à 800.

Encore une fois, ce n’est pas un gros budget de recettes ; et il ne faut pas un gros budget de dépenses pour en venir à bout. Tout à l’heure, en copiant quelques-uns de ces chiffres, mon cœur battait et ma main tremblait, comme au temps où je recueillais, douloureusement tracés, de leurs doigts plus habiles à manier l’aiguille que la plume, sur des chiffons de papier graisseux, les budgets de misère des petites ouvrières parisiennes ! Je sais bien que les mêmes salaires n’ont cependant point la même valeur en tous lieux ; que 225 francs représentent plus ici que là ; que ces 225 francs doivent se compter moins en espèces qu’en échanges, moins en pièces d’argent qu’en marchandises, qu’en objets d’utilité. Et je sais aussi que, pour beaucoup, femmes, filles et jeunes garçons, ce ne sont que des salaires d’appoint, qui viennent s’ajouter au gain du mari ou du père, et grossir le maigre trésor de la famille. Je sais enfin que la plupart de ces jeunes gens, de ces filles et de ces femmes n’ont pas le choix ; que, s’ils ne gagnaient pas cela, ils ne gagneraient rien, ce qui fait qu’il s’en présente toujours plus qu’on n’en demande, pour gagner si peu… Et c’est le tranchant de la règle d’airain, c’est le mordant de la vis sans fin du sweating System

Il en est ainsi, je le sais ; mais que faire pour qu’il puisse en être autrement ? Car, dans le Nord, pays de mines et de métallurgie, à salaires forts et à vie chère, 225 francs, peu de chose en soi, demeurent peu de chose par ce qu’ils procurent ; et, dans le Nord comme à Paris, dans les industries textiles comme dans la mode et dans la couture, comment ne pas songer avec angoisse à celles pour qui ce n’est pas un salaire d’appoint, mais tous les moyens d’existence ; qui n’ont ni mari, ni père ; qui sont seules ; que le mal guette sous mille formes, dont la pire est peut-être qu’il leur faille plus que de l’héroïsme, de la sainteté, pour rester seules ? Elles n’ont, aussi bien, créatures de chair chez qui l’on n’a pas eu le loisir de cultiver l’esprit et d’affermir la conscience, que trop de penchant à ne pas le rester. Combien de jeunes gens et de jeunes filles ne pensent qu’à s’affranchir du joug de leurs parens, à quitter la maison, à s’en aller en quelque chambre garnie fonder un faux ménage !

Ce n’est certes pas que le bon exemple manque, mais le mauvais abonde et éclate : les pères et les frères eux-mêmes ne se retiennent pas d’en donner le scandale. Trois jours de cabaret, le samedi, le dimanche et le lundi, sans compter, pour les hommes, les combats de coqs et les concours de pigeons, avec les paris qui s’y engagent et les ripailles qui les accompagnent ; pour les femmes, la toilette, et, de temps à autre, des goûts ou des défauts moins innocens… L’extrême difficulté de la vie, l’extrême facilité de la tentation ; et voilà comment s’ouvre et s’envenime une plaie sociale ! Les démagogues du socialisme ont tort de dire que la faute en est tout entière aux patrons ; mais les patrons auraient tort de se désintéresser de la question en disant simplement que « ces bons apôtres » ont, devant eux, s’ils le veulent « un beau champ d’évangélisation. » Il y a de la faute des uns et des autres ; il y a à « évangéliser » chez les uns et chez les autres ; et, sans prétendre refaire le monde, rien que pour l’empêcher de se défaire, il y a à faire pour tout le monde.


Établissement C. — Filature de jute.

Presque tout ce qu’on vient de dire de la filature du lin pourrait être dit également de la filature du jute. Cependant le jute a sur le lin un avantage : il ne dégage pas de poussière ou en dégage peu ; et comme, pour être travaillé, il est arrosé au préalable d’eau et d’huile, sa poussière, humide et lourde, tombe au lieu de s’élever.

Cela posé, la condition des ouvriers est à peu près identique dans les deux branches d’industrie. Les surveillans sont, dans la filature du jute, ce qu’ils sont dans la filature du lin. Les hommes de peine font le travail de magasin, ils ont à manier des balles de 180 kilos, mais ne supportent point d’ailleurs de fatigue excessive. De même pour les ouvriers employés au triage et à l’ensimage. Le travail des étaleuses consiste à ouvrir et à distribuer, d’une façon égale et régulière, les poignées de jute, sur une toile en mouvement ; c’est une besogne continue, sans être trop précipitée. Les soigneurs, qui sont de jeunes garçons, veillent à ce que le ruban de jute qui sort de la carde étaleuse aille bien s’empiler dans le pot en tôle où il doit être reçu ; à changer ce pot dès qu’il est plein, et à aller le chercher ou le repoussera à une distance de quelques mètres. Les garçons de rouleaux mettent ensuite, à l’aide d’une petite machine, ces rubans de matière dégrossie en rouleaux que les cardeuses prennent pour les passer à la carde ; ils se déroulent et se transforment en rouleaux de matière plus affinée, qu’à leur tour d’autres jeunes garçons empilent dans d’autres pots en tôle ; ce sont, comme les autres, des soigneurs et, comme les autres, ils ont prêté plus d’attention que d’effort. Les travaux accessoires du moulin, de la briseuse ou teaser, le travail des graisseurs, sont eux aussi sans fatigue. Il en est des étirageuses, dans la filature du jute, ainsi que dans la filature du lin ; avec plus de facilité peut-être, et moins ou pas du tout de poussière. De même encore des banc-brocheuses et soigneuses à l’étirage, des cardeuses et étirageuses d’étoupes. En revanche, les fileuses de jute ont, pour le même travail, plus de peine que les fileuses de lin, la matière étant plus cassante ; et, comme elles, les démonteuses et metteuses en ordre, tandis que les dévideuses, bobineuses et épeleuses n’ont que le même travail, et pas plus de peine.

Voici, en regard, les salaires. Un manœuvre gagne de 17 à 19 francs ; un ouvrier à l’ensimage, de 24 à 28 francs ; un surveillant aux préparations, de 18 à 27 francs par semaine. Tous, excepté deux ou trois, sont majeurs. Les étaleuses, majeures et mineures, reçoivent de 12 à 14 francs ; les soigneurs, gamins de 13 ans et demi à 16 ans, touchent 7 fr. 50 ; les garçons de rouleaux, entre 14 ans et 19, de 8 fr. 50 à 15 francs. Les cardeurs, tous mineurs aussi, entre 15 et 18 ans, gagnent de 8 fr. 50 à 11 fr. 50 ; au moulin, les deux extrêmes, un ouvrier, de 19 ans, à 15 francs, un ouvrier de 65 ans, à 16 fr. 50 ; à la briseuse (entre 15 ans et 24), de 8 fr. 50 à 16 francs. Les graisseurs touchent l’un 14 francs, l’autre 19 fr. 50. Il y a des étirageuses de 13 ans et demi, et il y en a de 60 ans : elles gagnent 11 francs, et jamais, dans la maturité, elles ne gagnent davantage. Il semble du reste qu’avant 30 ans elles sortent de l’usine et qu’elles n’y rentrent qu’après 45 ans : sur 40 étirageuses, portées nominativement au tableau que je consulte, je n’en relève en effet aucune d’un âge intermédiaire ; les banc-brocheuses, toutes en pleine force, de 20 à 30 ans, gagnent pour la plupart 13 francs, quelques-unes 17 francs ; les soigneuses ou filles derrière, de 16 ans et demi à 24 ans, reçoivent 11 francs ou 11 fr. 50.

Aux étoupes, les cardeurs, presque tous mineurs, gagnent presque tous aussi 13 fr. 50 ; deux d’entre eux, cependant, ont 16 francs ; un, 17 fr. 50 ; un, 22 fr. 50. Le surveillant des préparations touche 23 francs ; les banc-brocheuses, 13 francs ; les étirageuses, 9, 10 et 11 francs. À la filature, le contremaître a 25 francs par semaine ; les démonteurs, 21 francs ; les /lieuses, quel que soit leur âge, — et il varie de 18 à 53 ans, avec la même lacune que pour les étirageuses, aux environs de la trentaine, — toutes uniformément 15 francs. Les metteuses en ordre gagnent 9 et 10 francs ; les démonteuses 6 francs, 7 fr. 50 et S fr. 50, selon l’âge et l’aptitude au travail ; les graisseurs ont 15 francs ; les couseurs de rubans, 14 et 15 ; les porteurs de bobines, 15 et 16 ; les garçons divers (13 ans et demi et 14 ans et demi), 8 fr. 50 ou 9 fr. 50. Au dévidage, le surveillant touche 19 francs par semaine, à 55 ans ; les paqueteurs, 33 et 36 francs, les dévideuses, de 12 francs à 16 fr. 25 ; les bobineuses, de 12 francs à 15 fr. 75 ; les épeuleuses, de 10 francs à 15 francs.

Laissons de côté, de peur d’allonger encore cette énumération déjà trop longue, les ouvriers dits spécialistes, de tous les métiers plutôt que du métier, mécanicien, chauffeur, conducteur, peigneron, menuisier ; il n’y a pas de raison pour qu’ils soient payés à des prix différens dans la filature de jute et dans la filature de lin. En rapprochant, de pari et d’autre, les salaires des catégories comparables, on verrait qu’ils sont tantôt un peu plus forts, tantôt un peu plus faibles pour le lin que pour le jute ou pour le jute que pour le lin, mais toujours à peu près les mêmes ; de telle sorte que la seule cause de l’écart en plus ou ou moins paraît bien être le plus ou moins de difficulté que présente la matière et le plus ou moins de peine qu’impose le travail.


Établissement D. — Tissage de toile et blanchisserie.

L’organisation du travail, dans un tissage mécanique, comporte en général six ateliers : 1o  le bobinage, où sont occupées exclusivement des femmes et des filles, qui entrent à l’âge de treize ans et, jusqu’à quinze ou seize ans, sont considérées comme apprenties ; 2o  l’ourdissage, qui n’emploie que des femmes au-dessus de vingt ans ; 3o  le parage ou encollage ; tous les ouvriers de cet atelier sont des hommes faits ; 4o  la lamerie, qui occupe à la fois des hommes et des gamins, ceux-ci à titre d’auxiliaires ; . 5o  le cannetage, dont le personnel se recrute comme le personnel du bobinage ; 6o  le tissage proprement dit, où travaillent ensemble des hommes, des femmes et des enfans des deux sexes, en nombre et proportions très variables suivant les établissemens. (On pourrait citer telle fabrique où il y a maintenant fort peu de femmes et où l’on n’en embauche plus ; c’est là sans doute un des effets ou l’une des conséquences de la loi du 30 mars 1900 soumettant à une réglementation spéciale les établissemens à personnel mixte.) Cependant, certains tissages occupent encore autant de femmes que d’hommes. Les enfans sont admis au tissage à l’âge de treize ans, mais ne sont traités comme ouvriers qu’à dix-sept ou dix-huit ans. Auparavant ils travaillent pour le compte et à la solde d’un maître ouvrier qui surveille leur métier tout en conduisant le sien.

Les spécialités ou catégories par atelier sont : au bobinage, les bobineuses et apprentis ou apprenties, avec un surveillant ; à l’ourdissage, les ourdisseuses ; au parage, les pareurs, le faiseur de colle, le caleur de rouleaux ; à la lamerie, le maître lamier, les passeurs de lames, le raccommodeur, le passeur au rot, les éplucheurs de lames, l’avanceur de fils ; au cannetage, un surveillant, des cannetières et leurs apprentis, des donneuses d’épeules ; au tissage, outre des contremaîtres, des monteurs de rouleaux et un graisseur, les tisseurs et leurs apprentis. Puis, les services accessoires ou annexes : à la salle de réception, des visiteurs de toiles, des plieurs, des tondeurs, un calandreur, un aiguiseur ; au magasin de fils, un magasinier ; à la machine-chaufferie, un conducteur de machine, un chauffeur, un brouetteur de charbon ; à l’atelier des mécaniciens, un mécanicien chef, des ajusteurs, des tourneurs, un zingueur ; enfin, des menuisiers, un retordeur, un maçon, un veilleur de nuit, des hommes de peine.

J’ai dit tout à l’heure que, dans le tissage, au moins dans certains tissages, depuis la loi du 30 mars 1900, le nombre des femmes tend à diminuer, mais que pourtant certains autres emploient encore autant de femmes que d’hommes : on s’en aperçoit au total. Le Syndicat des fabricans de toile d’Armentières, Houplines et localités environnantes groupe 6 808 métiers, occupant ensemble 7 900 personnes, soit pour le tissage lui-même, soit pour les préparations. Par sexe et par âge, elles se répartissent comme il suit :


1° HOMMES De 13 à 18 ans 767
« Au-dessus de 18 ans 4 375
« Au-dessous de 60 ans 194
2° FEMMES De 13 à 18 ans 508
« Filles au-dessus de 18 ans 798
« Femmes mariées 1 258
Total 7 900
PROPORTION Femmes et enfans. 43,50 pour 100
« Hommes 56,50 —

Antérieurement au 1er avril 1904, les ouvriers tisseurs travaillaient 60 heures et demie par semaine. Le Syndicat des fabricans de toile d’Armentières, examinant alors les salaires de 4 551 d’entre eux, estimait que, sur ce nombre :


234 gagnaient moins de 15 francs par semaine.
1 564 — de 15 à 20 francs — —
1 691 — de 20 à 25 — —
797 — de 25 à 30 — —
83 — plus de 30 — —
Ensemble : 4 551 ouvriers

Les jeunes gens de 13 à 16 ans, considérés comme apprentis, sont payés non par le patron, mais par le maître tisserand. C’est lui qui reçoit le prix du travail fourni par les deux métiers qu’il a sous la main, et qui fait à l’apprenti sa part ; il ne la lui fait pas très large : environ 5 francs par semaine. Ces 5 francs payés, il reste au tisserand qui dirige ou surveille deux métiers un salaire personnel variant de 15 à 35 francs et même, pour quelques-uns, un peu au-dessus : la majeure partie (547 sur 680) gagnerait plus de 30 francs. En somme, de cent ouvriers tisseurs de toute catégorie et non plus seulement maîtres tisserands à deux métiers, travaillant 60 heures et demie par semaine,


Environ 5 gagnent moins de 15 francs.
— 35 — 15 à 20 francs.
— 36 — 20 à 25 —
— 22 — 25 à 30 —
— 2 — plus de 30 —

La grande majorité, — 61 pour 400, — gagnerait donc de 15 à 25 francs. De 15 à 25 francs en six jours, de 2 fr. 50 à 4 francs et quelques centimes par jour, c’est encore, — nul ne le niera, — un assez bas salaire ; au-dessous de 15 francs par semaine, moins de 2 fr. 50 par jour, c’est un salaire très bas, et manifestement insuffisant.

On donne de cette extrême modicité plusieurs explications qui valent ce qu’elles valent. Premièrement, la proportion d’ouvriers âgés serait fort élevée (environ 4 et demi pour 100, dit-on, dans les tissages syndiqués de la région d’Armentières). Mais d’abord il conviendrait de préciser ce que l’on entend par « ouvriers âgés. » Si l’ouvrier âgé est l’homme de 55 ans et au-dessus, l’affirmation est exacte : il y a plus d’ouvriers âgés dans l’industrie textile que dans les mines, dans la métallurgie, dans la construction mécanique, dans la verrerie. Mais si l’on admet avec quelques-uns, — ce qui est peut-être excessif, — que, passé 45 ans et quand il touche à la cinquantaine, l’homme, lentement usé par le travail de l’usine, est déjà un vieil ouvrier, en ce cas, il y a dans l’industrie textile moins d’ouvriers âgés que dans les mines (12,22 contre 13,64 pour 100), que dans la métallurgie (15,06), que dans la construction mécanique (12,52) ; il n’y en a guère plus que dans la verrerie (12,18 pour 100).

Quant aux femmes, beaucoup plus nombreuses à coup sûr dans la filature et le tissage que dans les autres industries énumérées ci-dessus, un tableau en quatre ou cinq lignes montrera en quelle proportion les ouvrières âgées se rencontrent ici et là[4] :


Ouvrières De 45 à 54 ans De 55 à 64 ans 65 ans et au-dessus
Pour 100 Pour 100 Pour 100
Industrie linière, lin, chanvre, jute et succédanés 5,65 3,18 1,90
Mines et minières 8,18 4,87 1,58
Métallurgie 12,21 8,35 3,60
Constructions mécanique 11,31 6,19 2,75
Verrerie 6,55 3,20 2,15

De ce tableau il résulterait que, loin d’être plus forte, la proportion des ouvrières âgées (sauf pour les femmes de 65 ans et au-dessus, et par comparaison seulement avec les mines) serait, au contraire, moins forte dans l’industrie textile que partout ailleurs. Aussi bien, n’est-ce pas ce que nous avait laissé entrevoir l’examen monographique des établissemens A et B ?

La deuxième raison par laquelle on explique le taux inférieur des salaires est tirée de la proportion, dans l’industrie textile, « d’ouvriers infirmes ou maladifs ; » proportion « plus élevée encore peut-être » que celle des ouvriers âgés. « Car le métier de tisseur, n’exigeant pas une grande dépense de force, est adopté de préférence par les ouvriers moins bien constitués et d’une santé débile. » En outre, parmi les ouvriers classés comme tisseurs, et travaillant sur leur métier, figurent un certain nombre de jeunes gens de 16 à 17 ans, qui n’ont pas encore acquis toute l’habileté voulue et auxquels on réserve en conséquence les travaux les plus ordinaires et les plus communs. Enfin, il y a bien, par surcroît, une catégorie d’ouvriers, « d’une capacité professionnelle très faible. » Ce sont les « ouvriers de passage, » qui exercent pendant la belle saison une autre profession et ne rentrent au tissage que pour l’hiver. Naturellement, le salaire de ces ouvriers, ou infirmes, ou maladifs, ou malhabiles, ou intermittens, s’abaisse, et, naturellement aussi, la moyenne générale des salaires en est abaissée.

Toute réserve faite sur la légitimité d’une moyenne de salaires, — dois-je répéter pour la vingtième fois qu’il n’y a pas de salaire moyen, parce qu’on ne touche ni ne mange une moyenne, et que vouloir dégager cette moyenne, c’est proprement se demander utrum Chimæra bombinans in vacuo possit comedere secundas intentiones ? — sous cette réserve formelle et expresse, on peut dire, à titre d’indication, que la moyenne générale du salaire des apprentis est de 21 fr. ou « La catégorie la moins favorisée dans le tissage est celle des ouvriers conduisant un seul métier fil dans les laizes étroites jusqu’à 1m, 50 de large. Dans d’autres centres de tissage, on a couplé les petits métiers de fil, partout où la nature du travail le permettait, de manière à placer deux métiers sous la conduite du même ouvrier. A Armentières, le tarif de 1889 l’interdit[5]. » Aussi, dans le ressort du Syndicat des fabricans de toiles, la moyenne du salaire, pour 2 471 ouvriers, n’est-elle, par tête et par semaine, que de 18 francs. Pour les privilégiés, qui conduisent soit 2 métiers fil avec un apprenti, soit deux métiers coton sans apprenti, soit un métier de grande largeur (ils sont, les trois ordres réunis, 2 080), le salaire moyen par ouvrier et par semaine ressort à 25 francs. De sorte qu’au total, d’après le Syndicat d’Armentières et pour les 4 551 tisseurs dont il a analysé les salaires, 2 471 ouvriers, soit 55 pour 100, gagneraient chacun 18 francs, et 2 080 ouvriers, chacun 25 francs par semaine[6].

Après les tisseurs viennent les pareurs : chargés spécialement de l’encollage des chaînes en fil de lin : ce sont les « princes » du tissage : ils peuvent gagner, les moins adroits, de 30 à 35 francs, les fins ouvriers, plus de 50 ; la plupart, de 40 à 50 francs. « L’habileté de l’ouvrier, la souplesse du corps, le tour de main jouent dans ce métier un rôle important qui explique les variations du salaire. » De 30 à 50 francs, et plus, c’est le prix d’une semaine de 60 heures de travail ; mais, ordinairement, la semaine des pareurs n’atteint pas 60 heures ; elle ne dépasse pas 55. Or, la moyenne hebdomadaire, pour eux, est de 45 fr. 50 ; ils gagnent donc plus de 0 fr. 70 de l’heure : environ 7 francs par jour. Une fortune ! Mais, sur 7 900 ouvriers attachés aux 6 808 métiers du Syndicat des fabricans de toiles d’Armentières, ils sont en tout 154. — Je vois encore, au fond de l’échoppe où s’entassaient ses neuf enfans et sa femme, suivant attentivement, sur un petit poêle, la cuisson d’une chaudronnée de pommes de terre, les yeux blancs d’un pauvre cordonnier, à qui nous disions : « C’est dur, n’est-ce pas ? Il faut trimer. Vous aimeriez mieux être pareur ? » — S’il eût mieux aimé être pareur ! L’idée même qu’il eût pu aspirer à une aussi brillante situation paraissait ne lui être jamais venue.

Pour 60 heures de travail, les bobineuses, dans le tissage, gagnent de 6 à 25 francs, la plupart entre 13 et 21 francs ; les ourdisseuses, de 12 à 30 francs, la plupart entre 20 et 30 ; les épeuleuses, apprenties, de 6 à 12 francs, ouvrières faites, de 12 à 21 ; la plupart, entre 12 et 18 francs par semaine. Mais seules les épeuleuses, dont le travail marche de pair avec le travail du tissage, font régulièrement des semaines de 60 heures. La semaine de travail est plus courte, — et moins rétribuée, — pour les ourdisseuses et les bobineuses. Le rapport du Syndicat des fabricans de toile note à ce sujet : « La plupart des tissages étant largement outillés en préparation, les bobineuses… travaillent généralement moins de 60 heures par semaine. Ce défaut d’équilibre entre les préparations et le tissage est en quelque sorte forcé. La diversité des genres que l’on est obligé d’aborder dans la fabrication exige une préparation plus étendue afin de ne pas se trouver pris de court lorsque l’on fera beaucoup de gros. D’un autre côté, les ouvriers qui travaillent au tissage tiennent à avoir leurs enfans occupés aux préparations, et l’on est amené à remplir les salles de préparations de plus d’ouvrières qu’il n’est nécessaire, ce qui a pour effet de diminuer la quantité du travail à répartir entre elles. Il n’est pas d’usage ici de renvoyer des ouvriers parce que le travail diminue. Les ouvriers aiment mieux en général subir une réduction sur leurs heures de travail que de voir une partie d’entre eux quitter l’atelier. Du reste, les femmes et les jeunes filles occupées aux préparations s’accommodent bien de ce régime, qui leur permet de ne pas négliger les travaux du ménage. »


Point de contrat de travail particulier ; rien que les prescriptions, si vagues, du Code civil concernant le louage de services ; excepté en matière de tissage et de bobinage, matière qu’a voulu régler, il y a plus de cinquante ans déjà, la loi du 7 mars 1850, et qui, malgré cette loi, à écouter les plaintes qui s’élèvent, ne serait encore que mal réglée. La loi avait pour principal objet d’empêcher, dans un travail payé aux pièces, les fraudes sur la mesure même du travail. Il paraîtrait, si les récriminations que la Commission parlementaire a entendues sont bien fondées, qu’elle n’y a pas complètement réussi, et que certains entrepreneurs ou sous-entrepreneurs sans scrupules trouveraient, en leur conscience d’une élasticité rétrécissante, le moyen ingénieux, mais condamnable, et, à cette limite infime où il s’agit de pouvoir vivre ou de ne le pouvoir pas, presque criminel, de rogner encore le salaire de leurs ouvriers.

Ce salaire est pourtant assez maigre, et ce n’est pas avoir du superflu que de le toucher tout entier. Car les ouvriers se plaignent, d’autre part, que les amendes pour absence injustifiée, fautes contre le règlement de l’atelier, ou malfaçon, viennent trop souvent et trop durement mordre dessus. Peu leur importe que ces retenues pour malfaçon ne soient, comme elles peuvent l’être, qu’ « une réparation inférieure au préjudice causé, » ou même que le produit des amendes fasse, plus tard et indirectement, « retour aux ouvriers sous forme de secours ou de gratifications ; » ils ne voient que le fait immédiat, qui pour eux est brutal et les blesse cruellement. Puis, d’une troisième part, enfin, il y a les mortes-saisons, les chômages, avec, dans l’industrie textile, cette espèce de chômage chronique qu’entraîne périodiquement tous les mois, tous les quinze jours pour les toiles fines, tous les trois ou quatre jours peut-être pour les grosses toiles, le remontage des métiers.

Certainement, le salaire, dans la filature et le tissage, pour de nombreuses catégories d’ouvriers et d’ouvrières, est bas, et les patrons qui, au bout de la semaine, payent 60 heures de travail 12 ou 15 francs, le reconnaissent les premiers. Il doit y avoir quelque chose à faire, mais quoi ? Il y a, en tout cas, quelque chose à ne pas faire ; et c’est d’abord de ne pas aller, à tort et à travers, par plaisir d’artiste ou calcul de démagogue, chanter à des malheureux pour qui la perte d’une heure de travail représente une privation et la perte de quelques jours, la faim, une de ces vieilles chansons qui, depuis un siècle ou un demi-siècle, fouettent l’envie et la colère humaines ! Ah ! il peut être relativement facile, quand d’ailleurs on a le don d’éloquence, et l’esprit tourné à ces exercices, il est peut-être doux, du promontoire tranquille où l’on s’est hissé, de souffler des mots de tempête sur la foule frémissante, — et, jouissant de la voir s’agiter, comme une mer qui se creuse et s’enfle, à ce souffle, — d’arracher aux femmes des larmes de douleur, et aux hommes des cris de révolte : « Pauvre tisserand, c’est ton linceul que tu tisses ! » Mais, outre que c’est une chanson déjà vieille et que Thomas Hood, par exemple, avait déjà chantée, dans son Chant de la Chemise :

Couds, couds, couds toujours…
Tu couds avec un fillit double
Un linceul en même temps qu’une chemise,

ce n’est ni avec des chansons, anciennes ou nouvelles, ni avec des larmes, ni avec des cris, qu’on résoudra le grand problème. On ne le résoudra pas par la guerre, mais par la paix. On ne le résoudra, ou l’on n’approchera de la solution, qu’en prenant une à une tant de petites questions dont il est fait, et en les étudiant une à une, dans la complexité de leurs données, les yeux fixés sur la justice, les mains posées sur la réalité.


CHARLES BENOIST

  1. Voyez la Revue des 1er juillet, 15 août, 15 septembre, 1er décembre 1902, 1er juin, 15 août et 1er novembre 1903.
  2. Résultats statistiques du recensement des industries et professions (dénombrement général de la population du 29 mars 1896), t. IV, Résultats généraux, p. XXXV-XXXVII.
  3. D’après l’enquête de l’Office du Travail, Salaires et durée du travail dans l’industrie française, t. II, p. 292-344.
  4. Résultats statistiques du recensement des industries et professions, t. IV, p. XCII et suivantes.
  5. Rapport présenté à la Commission d’enquête parlementaire, par M. Louis Colombier, p. 3. — Il n’est pas inutile de faire remarquer ici que les observations du Syndicat des fabricans de toiles s’appliquent à la filature de coton, en même temps qu’à la filature de lin.
  6. M. Louis Colombier ajoute : « Nous savons que ces chiffres s’écartent sensiblement de ceux fournis par les ouvriers. Ils sont en formelle contradiction avec tout ce qui a été publié et écrit depuis quelques mois sur Armentières. Malgré cela, nous en affirmons l’exactitude. La Commission d’enquête ne pouvait pas manquer d’être frappée de ces divergences. Elle a demandé à voir les livres de paye dans un tissage qu’elle a visité le lundi 18 janvier ; au grand étonnement des commissaires enquêteurs, la vérification de ces livres a prouvé l’exactitude de nos chiffres. » — De pareilles « divergences » ont pu, en effet, étonner la Commission d’enquête ; elles n’eussent étonné pas un de ceux qui savent, par expérience, combien il est difficile d’arriver à des précisions en une matière où il semble qu’il soit aussi facile d’être précis, — et presque aussi impossible de ne pas l’être, — qu’en matière de salaires : cependant on y arrive rarement, et un peu malgré tout le monde, les uns étant portés à dire plus, et les autres à dire moins.