Le Travail dans la grande industrie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 637-661).
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LE TRAVAIL
DANS
LA GRANDE INDUSTRIE

II
LA MÉTALLURGIE[1]

I
L’AGE DES OUVRIERS, LA DURÉE, LA PEINE, LE PRIX, LES CONDITIONS DU TRAVAIL


I

A considérer dans l’ensemble les ouvriers de la métallurgie, il est difficile d’en faire la répartition par âge entre les diverses catégories ou spécialités professionnelles. Pour les mines de houille, il existe, du moins au commencement et vers la fin de la vie de l’ouvrier, — surtout au commencement, avant la vingtième année et le service militaire, — comme de grandes couches de jeunes gens et d’hommes déjà presque vieux occupés aux mêmes besognes : — jeunes et au fond, aides, ravanceurs, hercheurs, rouleurs ; — vieillis et au jour, escailleurs, manœuvres, commissionnaires, etc. Ici, dans la métallurgie, rien de pareil, ou à peu près rien ; d’abord, sauf les « traîneurs de barres au puddlage, » les leveurs de portes » attachés aux différens ateliers, et quelques « traceurs » ou « apprentis ajusteurs, » la métallurgie, en général, emploie peu de jeunes gens ; et, d’autre, part, chaque ouvrier y demeure, tant qu’il le veut ou qu’il le peut, sans jamais sortir de sa catégorie ou spécialité. Il n’y a donc point entre les catégories ou spécialités de répartition par âge voulue et délibérée, mais seulement cette répartition naturelle et automatique que le temps opère lui-même.

Voici l’usine que nous avons désignée sous le nom d’usine A. On y comptait, au mois d’octobre 1902, 1 704 ouvriers qui, par âge, de la jeunesse à la vieillesse, et il serait à peine excessif de dire d’un extrême à l’autre extrême, de quinze à quatre-vingts ans, se répartissaient ainsi :

Classement des 1 704 ouvriers, par âge, et de 5 en 5 ans :


15 à 20 183
20 à 25 155
25 à 30 295
30 à 35 241
35 à 40 224
40 à 45 225
45 à 50 136
50 à 55 98
55 à 60 75
60 à 65 47
65 à 70 15
70 à 75 7
75 à 80 3

Et voici ce que disent ces chiffres, en prenant pour point de départ le premier nombre, celui des ouvriers âgés de quinze à vingt ans, qui représente l’apport de l’élément nouveau, l’appoint de la génération nouvelle. Entre vingt et vingt-cinq ans, l’obligation du service militaire abaisse ce nombre, comme il est dans l’ordre ; et si elle ne l’abaisse pas davantage, c’est que, sans tenir compte des exemptions, dispenses ou ajournemens, au-delà de vingt ans et presque de vingt à vingt et un ans, entre la conscription et l’incorporation, il y a un intervalle, un délai ; il y a une marge qui ne reste pas inoccupée ; c’est aussi qu’après vingt-trois ans ou vers vingt-quatre ans, et en tout cas de vingt-quatre à vingt-cinq ans, lorsqu’un contingent quitte l’usine, un autre, une partie d’un autre y est rentrée, et ce qui doit revenir est revenu. De vingt-cinq à trente ans, la ligne monte rapidement, la courbe s’élance comme en fusée et atteint son point le plus haut ; elle redescend, elle s’infléchit un peu de trente à trente-cinq ans ; encore un peu de trente-cinq à quarante ; elle s’aplanit là, semble prendre son niveau et le garder de quarante à quarante-cinq ans ; puis brusquement, et par bonds, qui de cinq ans en cinq ans diminuent chaque fois environ de moitié les chiffres correspondant à cinquante, à cinquante-cinq, à soixante, à soixante-cinq, à soixante-dix, à soixante-quinze, à quatre-vingts ans, en sept étapes revient toucher terre aux approches de zéro.

On se souvient peut-être, mais il n’est pas inutile de le répéter, que nous avons déjà fait exactement la même constatation, précisément dans la même région, et sur un nombre d’ouvriers à peu près égal, pour les mines de houille de M. et de la B…[2] ; ce qui, d’ailleurs, n’a rien qui puisse surprendre, puisque à travers toutes les variations et toutes les différences professionnelles, la vie se joue, appliquant inexorablement à tous les hommes sa loi universelle de sénescence et de disparition que ne sauraient mettre en échec les circonstances particulières à tel ou tel métier. La même constatation, nous la ferons encore, si nous considérons, au lieu de l’âge des ouvriers, la durée de leurs services à l’usine, qui les répartit comme il suit :

Classement des 1 704 ouvriers par ancienneté dans l’usine :


0 à 5 ans 619
5 à 10 412
10 à 15 336
15 à 20 105
20 à 25 118
25 à 30 69
30 à 35 43
35 à 40 2

et cette constatation, en ce point aussi, est pareille pour la métallurgie et pour les mines. On sent que la même loi fatale et universelle, une espèce de loi de la pesanteur, emporte ces groupes humains et règle leur chute en la précipitant d’une étape à une autre étape, et comme d’un palier à un autre palier du temps ; chute dont la vitesse s’accroît en raison et en proportion du temps même, si bien que de plus haut ils tombent, ou de plus loin, c’est-à-dire plus ils sont anciens, plus ils tombent vite. Pour les mines de houille, nous avons observé, et précisément dans cette même région, sur un nombre d’ouvriers à peu près égal, qu’au-dessus d’une certaine durée, prenons au-dessus de vingt ans, les chiffres qui expriment soit l’âge, soit l’ancienneté de services, diminuent de cinq ans en cinq ans, d’une dizaine, sans arrêt ni relèvement : si, de trente-cinq à quarante ans, le nombre commence par un 3 (une trentaine d’ouvriers), de quarante à quarante-cinq ans, il ne commence plus que par un 2 (une vingtaine seulement), à quarante-cinq par un 1 (rien qu’une dizaine), et, passé cinquante-cinq ans, cette dernière dizaine elle-même, il s’en faut bientôt de moitié, puis de plus de moitié, puis de bien plus, puis de presque tout qu’elle se complète[3].

Le temps est donc le grand et presque l’unique répartiteur des ouvriers entre les diverses catégories ou spécialités de la métallurgie. Les « traîneurs de barres au puddlage, » les « leveurs de portes, » les « traceurs » même, et les « apprentis ajusteurs, » qui sont presque tous des jeunes gens[4], sont mêlas, dans les ateliers et les équipes, à des hommes dont l’âge est très différent du leur et très différent de l’un à l’autre.

Par spécialités ou catégories, on trouve comme « âge moyen, » dans l’usine A, aux aciéries :


Chef-fondeur, cinquante ans. — Fondeur, quarante et un ans. — Aide-fondeur, trente-trois ans. — Leveur de porte, dix-huit ans. — Chef gazier, quarante-cinq ans. — Aide, quarante-trois ans. — Grésilleur, trente-trois ans. — Manœuvres pour le chargement, trente-trois ans.


De même au puddlage, où sont employés les « traîneurs de barres, » l’âge moyen est par spécialités :


Contre-maître, cinquante-six ans. — Peseur, vingt-cinq ans. — Maîtres puddleurs, quarante-sept ans. — Aides, trente-quatre ans. — Troisièmes ou rouleurs de boules, vingt-sept ans. — Cingleurs, cinquante-huit ans. — Lamineurs, quarante-trois ans. — Machinistes, trente-huit ans. — Rouleurs de fonte, cinquante-deux ans. — Casseurs de fer, cinquante ans. — Pointeur, quarante-cinq ans.


C’est aux tôleries, au cisaillage des tôles et aux forges que travaillent les « traceurs. » Ici encore, ils sont associés à des ouvriers d’âge très différent, et eux-mêmes ne sont pas tous des jeunes gens, puisque la moyenne est, aux tôleries :


Chef-cisailleur, trente-huit ans. — Aides, trente-six ans. — Manœuvres, trente-quatre ans. — Traceurs, trente-six ans[5]. — Peseur, trente-six ans. — Chargeur, quarante-six ans. — Répareurs, trente-cinq ans. — Recuiseurs, trente-trois ans. — Pointeurs, trente-huit ans.


Enfin, à l’atelier de l’ajustage et des blindages, où sont les « apprentis-ajusteurs, » ils ont, à côté d’eux, des compagnons dont l’âge moyen est :

Contre-maître, quarante-quatre ans. — Tourneurs, trente-deux ans. — Raboteurs, trente et un ans. — Fraiseurs, trente-sept ans. — Perceurs, quarante et un ans. — Manœuvres, trente-trois ans. — Ajusteurs, trente-ans. — Pointeurs, trente-quatre ans.


Mais que parle-t-on d’ « âge moyen ? » Il ne saurait pas plus y avoir une moyenne pour l’âge que pour le salaire, et l’on ne « vit » pas plus une moyenne, qu’on ne la mange. Chacun vit pour son compte, ne vit qu’une vie, et ne la vit qu’une fois, n’est jeune qu’une fois, ne vieillit qu’une fois. L’âge moyen n’a donc pas plus de réalité que le salaire moyen : et, comme l’ouvrier qui gagne six francs n’en donne pas deux à celui qui n’en gagne qu’un pour que la moyenne soit de trois, ainsi celui qui n’a que vingt ans n’en reprend pas dix à celui qui en a quarante pour faire une moyenne de trente. Si l’on veut toucher la réalité, on ne doit par conséquent pas s’arrêter à l’âge moyen, on doit aller la chercher où elle est, et elle n’est, cette réalité de l’âge des ouvriers de chaque catégorie, que dans l’âge réel de chacun des ouvriers qui la composent.

A l’usine B…, les 30 puddleurs ont de vingt-neuf à soixante-quatre ans ; les 16 aides-puddleurs, de vingt-quatre à quarante-huit ans ; les 12 troisièmes-aides de dix-huit à soixante ans. Seuls les 6 cingleurs sont en pleine force, de quarante à cinquante-quatre ans, et, si l’on veut, les 3 casseurs, de trente-deux à cinquante-deux ans ; les 2 pilonniers sont des jeunes gens, de dix-sept et de dix-neuf ans. Eux exceptés, il n’est pas jusqu’aux manœuvres, traîneurs et balayeurs, rouleurs de houille et de crasses, rouleurs de fonte, parmi lesquels il n’y ait des hommes de tout âge, entre dix-sept et soixante-six ans.

De même, aux aciéries Martin de cette usine B. Le personnel comprend entre autres ouvriers, 8 fondeurs, qui ont de vingt-cinq à cinquante-huit ans ; 8 gaziers, qui ont de vingt-sept à soixante ans ; 3 marqueurs, qui ont de dix-neuf à soixante-neuf ans ; 10 outilleurs, qui ont de dix-sept à soixante-quatorze ans (je relève les plus grandes différences d’âge) ; les aides et manœuvres, là aussi, vont de l’adolescence à la vieillesse ; ils sont 27, qui ont de vingt et un à soixante-trois ans.

De même encore aux grosses forges : les 22 chauffeurs ont de vingt-huit à soixante-neuf ans ; les 59 marteleurs et aides-marteleurs, de vingt-quatre à cinquante-sept ans ; les 15 forgeurs, de vingt-quatre à soixante et onze ans ; les 18 frappeurs, de dix-neuf à soixante-neuf ans. Et de même enfin, aux ateliers de montage et finissage, où les 28 ajusteurs ont de vingt à soixante-quatre ans ; les 77 tourneurs, de vingt-deux à soixante-huit ans ; les 17 raboteurs, de dix-neuf à cinquante-trois ans, etc, etc..

Le tableau dressé, sur notre demande, par la direction de l’usine G met, pour ainsi dire, en plein relief cette constatation que, dans la métallurgie, il n’y a point, entre les catégories ou spécialités, de répartition par âge, voulue et délibérée ; qu’on s’y spécialise par rapport à la profession, mais non par rapport au temps ; et que ces catégories sont vraiment des métiers, où l’on entre jeune, où l’on vit, et où l’on vieillit. En effet, des 2 534 ouvriers de l’usine C, si l’on prend les catégories les plus nombreuses : ajusteurs, tourneurs, raboteurs, machinistes, on compte :


Profession 18 à 23 ans 23 à 28 ans 28 à 33 ans 33 à 38 ans 38 à 43 ans 43 à 48 ans 48 à 53 ans 53 à 58 ans 58 à 63 ans 63 à 68 ans 68 à 73 ans
Ajusteurs (229) 33 39 47 21 30 21 9 14 8 6 1
Tourneurs ( 227) 41 41 47 31 33 7 12 6 6 3 «
Raboteurs ( 224) 11 39 53 39 36 26 9 5 3 2 1
Machinistes (229) 10 31 34 46 34 33 9 10 7 7 3

Mais ces quatre catégories : ajusteurs, tourneurs, raboteurs, machinistes, sont vraiment des spécialités, des professions, des métiers : il y a plus et il en est ici du travail non spécialisé, non organisé, invertébré si je l’osais dire, du travail qui n’est qu’une dépense de force, de cette sorte d’unskilled labour, non enseigné et non appris, purement physiologique et mécanique, qui n’exige presque rien que le jeu de certains muscles, comme il en est du travail spécialisé, organisé, porté dans chaque catégorie à sa plus grande puissance de rendement et à son plus haut point de perfection par cette spécialisation, par cette organisation mêmes. Dans la métallurgie, le manœuvre ne fait pas ce que fait le galibot, par exemple, ou le hercheur à la mine, qui, avec l’âge, passe successivement aide, puis ouvrier à veine : il entre manœuvre, il reste manœuvre, — manœuvre au puddlage, aux aciéries, aux forges, — s’y spécialise autant que sa profession, qui n’est pas une profession, est susceptible d’être spécialisée, et c’est à peine si, une fois affecté à un atelier, il en change. L’usine C n’occupe pas moins de 900 manœuvres, ainsi répartis par âge :

18 à 23 ans 23 à 28 ans 28 à 33 ans 33 à 38 ans 38 à 43 ans 43 à 48 ans 48 à 53 ans 53 à 58 ans 58 à 63 ans 63 à 68 ans 68 à 73 ans Au-dessus de 73 ans
36 81 122 99 72 61 54 73 38 39 23 5

Manœuvre dès qu’il travaille et manœuvre tant qu’il travaille : c’est un métier de plus à inscrire parmi les très nombreux métiers de la métallurgie.

Donc, spécialisation des ouvriers par métiers, mais non par âge, localisation de ces ouvriers dans l’espace, — c’est-à-dire dans l’atelier, — mais non dans le temps, — c’est-à-dire encore par âge ; — spécialisation professionnelle dès la sortie de l’apprentissage, et jusqu’à la sortie de l’usine, — c’est-à-dire souvent jusqu’à la sortie de la vie : telle est la première et capitale observation qui se dégage de l’examen des faits et des chiffres. On pourrait, on devrait peut-être en ajouter au moins une autre, au sujet de la stabilité ou de l’instabilité de la population ouvrière dans la métallurgie. Qui ne jetterait qu’un rapide coup d’œil sur les tableaux que nous avons reproduits, en voyant, de trente à quarante-cinq ans, la proportion demeurer à peu près la même, serait porté à s’imaginer que, comme cela paraît logique et naturel, quand l’ouvrier a atteint la force de l’âge, quand il est un homme fait, quand il a fondé une famille, cet ouvrier se fixe et s’enracine ; et l’on conclurait volontiers de la stagnation des chiffres à la stabilité de la population ouvrière âgée de trente à quarante-cinq ans. Mais on se tromperait. La population ouvrière ne serait absolument stable que si le travail était constant dans l’industrie métallurgique et distribué également entre les diverses usines ; s’il n’y avait pas de crises et s’il n’y avait pas la concurrence.

« Nous avons pour principe, remarque l’ingénieur-directeur de l’usine A, de ne pas renvoyer notre personnel lorsque le travail fait défaut, sauf pour faute grave. Mais, alors, nous supprimons tout embauchage, et les sortans ne sont pas remplacés. S’il nous était possible de faire pour 1899 (année de pleine activité et presque de surproduction) les mêmes relevés que pour 1902[6], ils nous apprendraient quel est l’âge des ouvriers sortans, et nous permettraient sans doute de constater (ce que nous croyons) que notre façon d’opérer, lorsque le travail manque ou se relâche, nous prive des meilleurs ouvriers, de ceux qui, dans la force de l’âge, vont où le travail est plus abondant. »

Cet exode, ce départ à la poursuite du travail plus abondant et par conséquent mieux rétribué, il semble que les chiffres eux-mêmes le dénoncent, en s’abaissant, pour l’usine A, vers trente ans, de 295 ouvriers à 241 et, vers quarante-cinq ans, de 225 à 136. Les manquans sont ceux qui se piquent ou sont obligés de penser que le pays est où l’on travaille, ceux qui s’en vont à la conquête d’un plus fort salaire ; et ce sont ceux qui sentent en eux le désir et la force de gagner par un plus grand travail un plus fort salaire : plus jeunes, ils n’ont pas ce souci ; plus vieux, ils n’en prennent plus la peine. Ils s’en vont donc au premier ralentissement, d’autres viennent à la première reprise, on embauche de nouveau, le vide se comble, et l’égalité se refait par équivalence. Il se retrouve autant ou à peu près autant d’ouvriers du même âge, l’âge mûr, où la population ouvrière se nivelle, entre trente et quarante-cinq ans, mais ce ne sont pas tous ni toujours les mêmes.

Le mot du vieux Guillaume Paradin ne s’est point vidé de toute vérité, et, « au voisinage de Saint-Etienne-de-Furens en Forez, » sur cette terre du Noir et du Rouge, qui est proprement le royaume de la houille et du fer, d’un bout à l’autre couvert d’usines, on peut voir encore, sinon « certaines races de pauvres étrangers forgerons, » ce qui serait trop dire, du moins certains ouvriers forgerons, aller et venir « ainsi qu’oiseaux passagers » après être demeurés plus ou moins longtemps en un lieu.


II

La deuxième question, à laquelle il faut maintenant répondre est celle-ci. Quelle est, dans la métallurgie, la durée de la journée de travail ? Et elle comporte ou emporte quelques questions subsidiaires : le travail est-il continu ; à combien d’équipes se fait-il ? De combien de repos est-il coupé chaque jour et chaque semaine ?

En termes généraux, la réponse sera que, dans la métallurgie, la durée de présence à l’usine est de douze heures, — de six heures du matin à six heures du soir ou de six heures du soir à six heures du matin, selon que l’équipe est de jour ou de’ nuit ; — mais qu’il y a, au cours de ces douze heures de présence, une interruption de travail de deux heures, qui ramène à dix heures la journée de travail effectif. Cette interruption de deux heures se fait en deux fois, aux heures des repas : une demi-heure de huit heures du matin à huit heures et demie ; une heure et demie de onze heures et demie à une heure de l’après-midi, pour le déjeuner, qu’on appelle à l’ancienne mode le dîner.

L’usine A pratique, en outre, le repos hebdomadaire, qui est pour elle le repos du dimanche. Les ateliers sont arrêtés le samedi soir, à six heures, et remis à l’œuvre, ordinairement, à six heures du matin, le lundi. Cependant on profite de la matinée du dimanche pour faire les réparations indispensables ; et, d’autre part, les fours qui doivent travailler le lundi matin sont rallumés le dimanche soir et chauffés dans la nuit du dimanche au lundi. Enfin, une exception est nécessaire pour les fours Martin, dont l’arrêt présenterait toute sorte d’inconvéniens, et qui, par conséquent, travaillent sans interruption le dimanche comme les autres jours.

Si vous ne vous contentez pas d’un renseignement aussi général, et si nous parcourons le cahier où la direction de l’usine A a bien voulu consigner pour nous tous les détails susceptibles d’éclairer le sujet, nous relevons, exprimant la durée moyenne de la journée, suivant les spécialités ou catégories, trois chiffres : douze heures, onze heures et dix heures. C’est ainsi qu’aux aciéries tout le monde est marqué pour douze heures ; et tout le monde à la fonderie pour dix heures ; au puddlage, à l’entretien, tout le monde dix heures ; aux bandages, aux forges, tout le monde onze heures ; aux tôleries, au laminage, tout le monde douze heures. Sur l’ensemble des fours, tandis que les quenouilleurs et les appareilleurs sont portés pour douze heures, les maçons, les décrasseurs et les déchargeurs de lingots ne le sont que pour dix. Au cisaillage des tôles, presque tous les ouvriers, chefs et aides-cisailleurs, manœuvres, traceurs, peseur, chargeur, répareurs, figurent pour dix heures ; seuls les remiseurs sont à douze heures. A l’ajustage et aux blindages, les tourneurs, raboteurs, fraiseurs, perceurs, onze heures ; les contre-maîtres, manœuvres, ajusteurs, dix heures. Partout, les pointeurs figurent uniformément pour onze heures.

Ces différences, au surplus, sont plus apparentes que réelles, Une note explique, en effet, que douze heures, onze heures, dix heures, représentent ici le temps de séjour dans l’usine, mais que la journée de travail effectif est toujours, dans tous les ateliers, pour tous les ouvriers, de dix heures seulement. Plutôt qu’à une différence dans le temps de travail, la différence des chiffres correspond à une différence dans le mode du repos ou du repas, que le personnel, inscrit au tableau pour dix heures, est libre d’aller prendre au dehors, tandis que le reste doit le prendre sur place, à l’usine même ; et cette différence, cette inégalité de traitement est commandée par les conditions du travail.

Les ouvriers astreints à douze heures de présence consécutive sont ceux qui opèrent avec la collaboration incessante du feu, aux aciéries, au puddlage, au laminage, aux bandages, et qui sont de ce fait obligés de prendre son heure, l’heure du feu, et non pas la leur. C’est le métal, et non leur dîner, que le four, de la gueule duquel ils ne peuvent s’éloigner, leur sert quand il est à point. Il faut qu’ils soient là pour le recueillir et l’ouvrer au moment précis où il est le plus favorablement ouvrable. Mais ni leurs douze heures de présence, ni même leurs dix heures de travail effectif ne sont d’ailleurs, — au moins ne sont pas pour eux tous, — des heures de travail continu.

Le tableau, très complet, de l’organisation du travail dans l’usine B le montre avec une clarté parfaite. Pour les fondeurs et les aides-fondeurs du haut fourneau, la journée est de douze heures, douze heures de présence, repos et repas entre les coulées ; de douze heures aussi pour les peseurs, chargeurs, routeurs, repos et repas entre les charges. Au puddlage, repos aussi entre les charges pour les puddleurs et aides-puddleurs, dont la journée est de huit heures, comme pour les troisièmes aides, les cingleurs, les pilonniers, les traîneurs et balayeurs, qui, eux, ont la journée de douze heures. Aux aciéries Martin, les fondeurs, aides-fondeurs, chauffeurs, aides-chauffeurs, chargeurs et rouleurs, aides-chargeurs, gaziers, couleurs et aides-couleurs font douze heures, avec repos entre les charges ou coulées. A la tréfilerie, les chauffeurs et aides-chauffeurs du train-machine, le lamineur, les dégrossisseurs, les doubleurs, les démêleurs, les porteurs et tourniqueurs, les empileurs de machine figurent pour dix heures ; repos entre les charges. Les douze heures des fondeurs, arracheurs, démouleurs, gaziers de l’aciérie à creusets et de la cémentation s’interrompent de repos entre les charges ou coulées. Pour tout le reste, la journée est de dix heures : repos et repas de huit heures à huit heures et demie et de onze heures et demie à une heure (je suppose qu’on doit l’entendre comme à l’usine A, où il s’agit, en ce cas, de dix heures de travail effectif, sur une journée fixée en principe à douze heures, mais dont on déduit, en deux fois, deux heures pour les repas, qui se prennent au dehors).

La brève notice de l’usine C dit simplement : « Les fondeurs de l’aciérie, les machinistes, les lamineurs, les chauffeurs font douze heures. Les puddleurs font huit heures. Les autres ouvriers font dix heures. Les ouvriers qui font dix heures ont un repos d’une heure et demie, de onze heures à midi et demi. Le travail est continu de jour et de nuit pour l’aciérie (deux postes de douze heures) et pour le puddlage (trois postes de huit heures).

L’usine B et l’usine C, comme l’usine A, ne travaillent pas le dimanche. Les feux sont éteints ou couverts. Sur l’emploi du repos hebdomadaire, une de ces usines fournit ce « renseignement de moralité » : — « Le repos du dimanche est généralement employé par nos ouvriers aux réunions de famille, promenades extérieures, etc. Ils ne se livrent guère aux jeux de hasard et d’argent, fréquentent quelque peu le cabaret, mais ne peuvent cependant, d’une façon générale, être considérés comme enclins à l’intempérance. Le sentiment de l’épargne est assez développé chez la plupart d’entre eux. »

D’ailleurs, enfin, on nous répond, et nous l’ajoutons pour comparaison : « Dans les chantiers à feu continu, douze heures de présence, coupées par des repos d’au moins deux heures au total ; chantiers de jour seulement : dix heures de présence. Le repos du dimanche est rigoureusement observé, sauf pour le service des hauts fourneaux, qui ne peut jamais s’arrêter, mais où l’organisation du travail permet pourtant à l’ouvrier de se reposer au moins un dimanche sur deux. Ce repos est employé en premier lieu à la culture du petit jardin qu’ont tous les ouvriers, ensuite à la promenade ou aux jeux sportifs. »

En somme, et quelques exceptions faites, hauts fourneaux d’une part, et, de l’autre, ateliers à feu continu, la durée de la journée de travail dans la métallurgie paraît pouvoir être déterminée par cette formule : douze heures de présence, dix heures de travail effectif, deux heures de repos quotidien, repos hebdomadaire du samedi soir au lundi matin. Quant à l’organisation du travail, ou, pour ne rien grossir, quant à sa marche, la formule est : pour les hauts fourneaux et les ateliers à feu continu, travail également continu de jour et de nuit ; aux autres ateliers, travail de jour seulement ; au haut fourneau, aux aciéries, deux postes de douze heures ; au puddlage, trois postes de huit heures chacun.


III

Mais voici une troisième question, qui n’est ni moins grosse ni moins importante. Le travail, dans la métallurgie, est-il particulièrement dur ; et, s’il l’est, pour quelles catégories ou spécialités d’ouvriers Test-il encore plus particulièrement ? Il apparaît tout d’abord que le travail est moins dur aujourd’hui qu’il ne l’était jadis. Jadis, dans les forges, certains travaux exigeaient le développement d’une grande énergie musculaire en face d’une matière incandescente (j’emprunte les propres expressions d’un témoin) « qui rôtissait la peau. » Ainsi, au puddlage, « le cinglage des loupes sous le marteau frontal ; » aux laminoirs, « le dégrossissage des lourds paquets ou lingots ; » mais, depuis que l’on dispose d’un outillage perfectionné et que se sont multipliées presque à l’infini et disciplinées comme au signal les forces de la mécanique, l’effort est produit mécaniquement, on ne demande plus à l’homme, de producteur de force devenu ici comme ailleurs un simple conducteur de force, on ne lui demande plus que de guider les mouvemens de la matière incandescente qu’autrefois il devait mouvoir, agiter et transformer lui-même ; si la fatigue ne lui est point entièrement ni suffisamment épargnée, du moins elle n’est plus guère le fait que de la chaleur seule, en sa perpétuelle et obligatoire collaboration avec le feu.

Cependant (et pour la raison contraire) le travail impose toujours une grande peine aux puddleurs et aides-puddleurs, qui non seulement ont à souffrir de cette chaleur intense en toute saison et à toute minute, accablante et débilitante, dissolvante par les jours d’été, mais qui sont en outre obligés de donner, eux, comme on le donnait autrefois, à la gueule béante du four, pour le brassage du métal en fusion, un effort musculaire prolongé, réduit tout auprès d’eux, pour d’autres besognes, à un jeu de mécanique. Travail toujours pénible, et si pénible en vérité qu’il est de plus en plus difficile de recruter des ouvriers qui consentent à s’en charger. Et, comme, d’un autre côté, les procédés nouveaux permettent de produire l’acier presque à aussi bon compte que le fer, il résulte de ces deux causes combinées que le puddlage et les puddleurs tendent à disparaître. Mais, tant que le puddlage subsiste et tant qu’il reste des puddleurs, on ne saurait nier que ce soit un ouvrage particulièrement dur, qui met les ouvriers particulièrement à l’épreuve, le plus dur assurément de toute la métallurgie et peut-être de toute l’industrie.

Le travail est très dur aussi pour les fondeurs et les aides-fondeurs, qui, au moment de la coulée du métal, exposés qu’ils sont à une température très élevée, doivent se livrer en même temps à une action rapide entraînant nécessairement une grande fatigue corporelle. par-là, il s’établit comme une gradation de la peine dans le travail métallurgique. Au fond, le troisième cercle où halettent et ahanent tous ceux sur qui pèse de tout son poids cette double condition : une action rapide à une température très haute. Tous ceux qui travaillent autour des foyers ardens le métal rouge, tous ceux qui font le gros œuvre de l’œuvre de métallurgie : fondeurs et aides-fondeurs des hauts fourneaux ; puddleurs et aides-puddleurs ; fondeurs et aides-fondeurs des aciéries ; lamineurs des tôleries ; forgerons et aides-forgerons, etc. Dans le deuxième cercle, intermédiaire, ceux qui, sans être contraints à une action rapide, et sans avoir à développer autant de force musculaire, sont cependant soumis à la température déprimante des ateliers à feu continu. Au sommet enfin, dans le troisième cercle, où la peine est la plus légère, les ajusteurs, les tourneurs, les raboteurs, etc., ceux qui achèvent à froid l’ouvrage que les autres ont ébauché à chaud.

Une hiérarchie de la peine étant établie de la sorte, du plus dur au moins dur, entre les divers travaux pour les diverses catégories ou spécialités d’ouvriers de la métallurgie, quelle place occupe, à ce même point de vue et dans cette même hiérarchie de la peine, entre les diverses branches de la grande industrie, la métallurgie considérée en son ensemble ? Si l’on admet que ce travail est « particulièrement dur » qui use les hommes particulièrement vite, et si l’on tient pour certaine la proportion donnée au tome IV des Résultats statistiques du recensement des industries et professions (Dénombrement général de la population du 29 mars 1896), à laquelle nous nous sommes déjà référés pour ce qui touche le mineur houilleur, on constate que la métallurgie fournit un contingent de 7,93 pour 100 d’ouvriers âgés de cinquante-cinq à soixante-quatre ans. Et il faut lire ici la métallurgie tout entière, au sens le plus étendu, le travail de tous les métaux, puisque ce chiffre de 7,93 est obtenu par une moyenne prise entre 8, 15 pour 100, qui s’applique à la métallurgie du fer et de l’acier, et 6,43 pour 100, qui représente la part de la métallurgie des « métaux ordinaires » (sans doute les « petits métaux, » cuivre, zinc, etc. ? )[7]. La seule métallurgie du fer et de l’acier, la métallurgie proprement dite, fournirait donc un contingent, ou plutôt une réserve, de 8,15 pour 100 d’ouvriers au-dessus de cinquante-cinq ans et au-dessous de soixante-cinq ; beaucoup plus que les mines de houille, qui ne laissent que 6,11 pour 100 ; plus que les verreries et les fabriques de faïence et de porcelaine, pierres et terres au feu (7,71 pour 100) ; à peine moins que les industries textiles (8,81 pour 100).

Dans la hiérarchie interprofessionnelle, interindustrielle, de la peine, le travail du fer et de l’acier devrait en conséquence occuper l’avant-dernière ligne par ordre décroissant, c’est-à-dire que le travail des mines et celui des verreries seraient plus durs ; qu’il n’y aurait de moins dur, parmi les industries comparables, que le travail des textiles. Il est vrai qu’en prenant les chiffres qui marquent la proportion des ouvriers âgés de soixante-cinq ans et au-dessus, la métallurgie monterait ou descendrait du deuxième rang au troisième : moins pénible, à cette mesure de l’ « usure » plus ou moins rapide de la vie, qu’il ne l’est dans les mines de houille (métallurgie : 2,62 ; mines : 1,51 pour 100 d’ouvriers de soixante-cinq ans et au-delà), le travail y serait un peu plus pénible, un peu plus usant, que dans les verreries et faïenceries (2,83 pour 100) et sensiblement plus que dans les industries textiles (3,88 pour 100).

Mais est-ce bien une mesure, et une mesure assez exacte, qui ne puisse être faussée ni altérée par rien ? Au contraire, quelque circonstance, quelque habitude professionnelle ou industrielle, n’intervient-elle point, qui suffit à modifier la proportion ? Et, par exemple, ne se sépare-t-on pas plus résolument, dans les mines, de vieux ouvriers que l’on garde, dans la métallurgie, soit en les employant à des besognes moins difficiles, soit, parfois, en les laissant dans l’équipe où ils ont toujours travaillé, quand même ils seraient pour elle comme un poids mort que pour un temps elle aurait à traîner ? En tout cas, si la vie usée plus ou moins vite ne donne pas la mesure exacte de la peine, on ne saurait contester qu’elle en soit un indice approximatif.

Tel qu’il est et sans correction, cet indice permettrait de placer la métallurgie, sous le rapport de la peine qu’exige le travail. entre les mines de houille et les verreries, d’une part, les tissages, de l’autre : métier plus dur, en somme, que celui du tisseur, moins dur que ceux du mineur et du verrier. Et, si l’on n’oublie point que, dans ce métier même, le travail le plus dur est le travail au feu, si l’on observe qu’à quantités égales ou comparables entre les catégories ou spécialités, on trouve beaucoup moins d’ouvriers ayant dépassé soixante ans là où le travail doit se faire à chaud que là où il se fait à froid ; si l’on complète cette observation en notant que le travail est en outre d’autant plus dur que l’effort musculaire est plus violent et l’action au feu plus rapide[8], on saura à peu près tout ce qu’il importe et tout ce qu’il est possible de savoir de la peine du travail dans la métallurgie et dans les différentes catégories ou spécialités de la métallurgie.

Non pas tout cependant, car il est essentiel, après avoir essayé de la mesurer en elle-même, de mesurer le salaire qui l’achète et qu’elle achète, par l’appât de quoi elle est imposée et pour l’achat de quoi elle est supportée.


IV

L’enquête du ministère du Commerce sur les Salaires et la durée du travail dans l’industrie française[9] évalue entre 4 et 5 francs le salaire moyen d’un ouvrier de la métallurgie, pour une journée de travail de dix heures et précisément en cette région de la Loire, Saint-Etienne et ses environs, où nous avons nous-même choisi nos trois exemples. A trois cents journées de travail par an, sans chômage ni mortes-saisons, le salaire annuel moyen serait donc de 1 200 à 1 500 francs. Mais, s’il n’est permis nulle part, en matière de salaires, de se contenter d’une moyenne, parce que, comme il ne faut pas se lasser de le répéter, « on ne mange point une moyenne » et qu’un salaire moyen est justement le seul salaire qui ne soit pas réel, cela est permis moins encore qu’ailleurs ici, dans la métallurgie, où les catégories et spécialités d’ouvriers sont si nombreuses et si diverses.

Ici, de toute nécessité, dès que l’on veut saisir et tenir quelque réalité, c’est le salaire réel, tel qu’il se compte et se paye, tel qu’il se verse et se touche ; c’est lui, lui seul qu’on doit considérer, et non l’on ne sait quelle imagination, quelle abstraction de salaire moyen qui n’est ni touché ni versé, ni payé ni compté : c’est le salaire réel, en sa réalité unique et exclusive, faite d’autant de réalités qu’il y a de catégories ou de spécialités d’ouvriers. Et la notation, la fixation, en exigera sans doute une abondance de chiffres qui ne va jamais sans aridité. Nous prions qu’on nous les pardonne en songeant que, dans ce cas particulier, les chiffres sont de la vie, puisqu’il n’y a qu’eux qui puissent fournir une expression, sinon donner une impression de la vie. Au demeurant, ce salaire par catégories est lui-même un salaire moyen, car, pour atteindre vraiment la réalité, pour avoir vraiment le salaire réel, ce n’est pas seulement autant de chiffres que de spécialités ou de catégories, mais presque autant que d’ouvriers, que l’on serait obligé de relever : les différences professionnelles s’accentuent et s’accroissent des différences personnelles.

On peut établir ainsi, — c’est du moins ainsi que l’usine C l’a établi pour nous vers la fin de 1902, — le salaire moyen par catégories :

Catégories ou spécialités Salaire moyen quotidien « annuel « mensuel
Ajusteurs 5 » 1500 125
Tourneurs 7 » 2 100 175
Raboteurs 5 50 1650 137 50
Fraiseurs 5 50 1650 137 50
Chaudronniers 6 50 1950 162 50
Mouleurs 5 50 1650 137 50
Modeleurs 5 50 1650 137 50
Fondeurs 8 50 2 550 212 50
Forgeurs 5 50 1650 137 50
Machinistes 5 » 1500 125 »
Manœuvres 3 50 1050 87 50
Ébarbeurs 4 50 1350 112 50
Lamineurs 9 » 2700 225 »
Chauffeurs 11 50 3 450 287 50
Cisailleurs 5 25 1575 131 25
Traceurs 5 » 1500 125 »
Dresseurs 6 » 1800 150 »
Puddleurs 6 » 1800 150 »
Marteleurs 12 50 3 750 312 50
Perceurs 4 25 1275 106 25
Charpentiers 5 50 1650 137 50
Charrons 5 » 1500 125 »
Maçons 5 » 1500 125 »
Apprentis 1 » 300 25 »

Seuls, entre les hommes faits, si l’on s’en rapporte à ce tableau, les manœuvres, — pour un travail inorganique ou inorganisé, le moins organique ou le moins organisé de tous, — reçoivent un salaire inférieur à 4 francs ; les perceurs et les ébarbeurs, un salaire à peine supérieur. Les ajusteurs, les machinistes, les traceurs, les charrons, les maçons reçoivent 5 francs ; les raboteurs, les fraiseurs, les mouleurs, les modeleurs, les forgeurs, les cisailleurs, les charpentiers touchent un peu plus ; les dresseurs, les puddleurs, les chaudronniers un peu plus encore ; avec les tourneurs, nous entrons déjà dans les hauts salaires (au-dessus de 2 000 francs par an) ; nous y sommes à plein avec les fondeurs, les lamineurs, les chauffeurs et les marteleurs ; ce qui fait quatre ou cinq catégories ou spécialités sur vingt-trois ou vingt-quatre ; et celles, tout justement, où sont les plus grandes soit la dépense de force, l’ « usure » de vie, soit la spécialisation, l’éducation professionnelle.

Mais la nomenclature dressée par l’usine C est peut-être un peu simplifiée ; certainement c’est la plus simple des trois, et ses vingt-trois ou vingt-quatre catégories ne sont rien auprès des cent dix-huit que porte le tableau des salaires de l’usine A, auprès des cent quatre-vingt-dix qui figurent au tableau de l’usine B. Sur le tableau de l’usine A, il n’y a de salaires au-dessous de 4 francs que ceux des leveurs de porte des aciéries, des tôleries et du laminage (qui sont ce que dans les mines on appellerait des gamins) ; des manœuvres de la fonderie ; des routeurs de fonte du puddlage ; des manœuvres du cisaillage et de l’ajustage.

Voilà pour les bas salaires ; pour les hauts salaires, en les faisant commencer au-dessus de 7 francs, les bénéficiaires en sont : le chef-fondeur des aciéries (qui touche ou touchait, au moment de notre enquête, 13 francs par jour) ; les fondeurs (9 francs) ; le chef-couleur (7 francs) ; les modeleurs de la fonderie (9 francs) ; les maîtres-puddleurs (10 fr. 50) et les cingleurs du puddlage (7 francs) ; les chauffeurs des tôleries (10 fr. 60) ; le chef-lamineur (13 fr. 50) et le second lamineur (8 fr. 75) ; les chefs-cisailleurs et les remiseurs du cisaillage (7 francs) ; le chef-forgeron (13 fr. 20) ; les forgerons (10 fr. 85) ; le chef-gabarieur (7 fr. 70) ; le traceur (7 fr. 15) ; les chauffeurs (8 francs) ; le pointeur des forges (7 fr. 15) ; le surveillant du laminage (7 fr. 20) ; les chauffeurs du laminage (9 francs), le chef lamineur et le second lamineur (10 francs) ; les chauffeurs des bandages (8fr. 75) ; les marteleurs (7 fr. 20) ; le lamineur (11 francs) ; le compasseur (7 fr. 08) ; le contre-maître de l’ajustage (8 francs) ; le chef-chaudronnier de l’entretien (9 francs) ; le chef-forgeron (7 fr. 50) ; le chef-maçon et le chef-électricien (8 fr. 50) ; le chef-monteur (9 francs) : soit, sur 118 spécialités, trente et une (dont quelques-unes réduites à un seul ouvrier) qui gagnent une haute paie.

Le même pointage, opéré sur les listes de l’usine B, à laquelle sont adjointes une tréfilerie et une fabrique d’outils, donnerait 22 catégories (entre 190 environ) jouissant d’un salaire égal ou supérieur à 7 francs : puddleurs ; fondeurs, chauffeurs, gaziers, couleurs des aciéries ; chauffeur du train-machine et lamineur de la tréfilerie ; fondeurs et arracheurs de l’aciérie à creusets et de la cémentation ; lamineurs, chauffeurs, marteleurs et étireurs des laminoirs ; forgeurs, étireur, meuleur et limeur de la martellerie ; forgeurs d’enclumes, chauffeurs, marteleurs, lamineur de bandages aux grosses forges ; traceurs du montage-finissage ; ensemble, 181 ouvriers sur un total de 2105. Au contraire, 56 catégories sur 190 environ et 827 ouvriers sur un total de 2 105 ne touchent qu’un salaire égal ou inférieur à 4 francs par jour. Le reste, c’est-à-dire un peu plus de la moitié du personnel ouvrier de l’usine B, reçoit un salaire qui varie, suivant les catégories, et presque suivant les personnes, autant qu’il y a d’unités, et presque de fractions, entre 4 francs au minimum et un maximum de 6 fr. 90.

Toutes les manières d’établir le salaire se rencontrent d’ailleurs dans la métallurgie. A l’usine C, les mouleurs, modeleurs, fondeurs, forgeurs, machinistes, manœuvres, ébarbeurs, cisailleurs, traceurs, dresseurs, perceurs, charpentiers, maçons, apprentis, sont engagés à la journée ; les marteleurs sont les uns à la journée, les autres au mois ; les ajusteurs, tourneurs, raboteurs, fraiseurs, chaudronniers, lamineurs, chauffeurs, puddleurs, sont souvent à prix faits.

A l’usine A, le personnel entier des aciéries est à la tâche ; il en est de même du personnel des fours, sauf les déchargeurs de lingots, qui sont à la journée ; à la fonderie, tout le monde travaille à la journée ; au puddlage, les maîtres-puddleurs, leurs aides, les troisièmes ou rouleurs de boules, les cingleurs, les lamineurs, les rouleurs de fonte, les casseurs de fer sont à la tâche ; le peseur, le machiniste et le pointeur sont à la journée. Les deux ateliers des tôleries et du cisaillage des tôles sont à la tâche : l’atelier des forges est à la journée. Tout l’atelier du laminage est à la tâche, excepté le surveillant et le machiniste. Tout l’atelier des bandages et tout l’atelier de l’entretien sont à la journée. A l’ajustage et aux blindages, les tourneurs, raboteurs, fraiseurs, perceurs sont à la tâche ; le contre-maître, les manœuvres, les ajusteurs et les pointeurs sont à la journée.

Quant à notre troisième usine, l’usine B, les leveurs et empileurs du haut fourneau sont à la tâche, les autres sont à la journée. Au puddlage, les puddleurs, les aides-puddleurs et les casseurs sont à la tâche, le reste à la journée. Aux aciéries Martin, la plupart des spécialités sont à la tâche ; cependant les pocheurs, le poseur, les marqueurs et ébarbeurs, les outilleurs, les maçons, les troisièmes-aides et manœuvres, sont à la journée. Toute la moulerie d’acier, toute l’aciérie à creusets et la cémentation, presque toutes les grosses forges, presque toute la carrosserie, tout l’entretien, les chaudières et machines à vapeur, sont à la journée ; la tréfilerie, à part les recuiseurs et décapeurs, les trempeurs et galvaniseurs, le tonnelier, les outilleurs, les magasiniers et manœuvres, donne le travail à la tâche ; à la tâche aussi, les laminoirs, l’étirage et le ressuage, à part les mêmes magasiniers et manœuvres, les mêmes casseurs, les rouleurs de houille, les tourneurs de cylindres ; à la tâche encore, toute la martellerie et la fabrique d’outils agricoles ; tout l’atelier des enclumes ; la fabrique de ressorts, l’atelier de montage et de finissage, mêlent en proportions à peu près égales la tâche et la journée.

Tout près de là, dans les ateliers analogues de l’usine A ou de l’usine C, il peut en être et l’on vient de voir qu’en effet il en est différemment : les arrangemens varient donc d’une usine à l’autre, et ce ne sont donc que des arrangemens qui ne naissent que des conventions des parties plutôt qu’ils ne dépendent des conditions mêmes de l’industrie et du travail métallurgiques.

A la tâche ou à la journée, une fois qu’il est établi, comment, à quel terme, en quel délai le salaire est-il payé ? L’usine C répond d’un mot : « La paie se fait par quinzaine. » A l’usine A, « deux paies par mois : le 1er du mois, paie d’acomptes sur le gain probable du mois précédent ; le 16, paie du solde du gain réel de ce même mois. » Comme explication : « Il faut environ une quinzaine pour relever les journées d’un mois, calculer les résultats du travail à la tâche, préparer enfin les feuilles de paie (c’est ce qui fait que le solde du gain ne peut être versé que le 16 du mois suivant). La valeur des acomptes remis le 1er est d’environ la moitié du gain probable. » L’usage, à l’usine B, est semblable : « En principe, la paie n’a lieu qu’une fois par mois, le samedi soir après le 7 du mois suivant. Pourtant, le deuxième samedi qui suit celui de la paie, soit quinze jours après, il est délivré des acomptes à tous les ouvriers qui en font la demande et jusqu’à concurrence de la moitié de leur gain présumé pour le mois courant. — Nos ouvriers, ajoute le directeur, profitent en grand nombre de cette disposition, ce qui, en pratique, se traduit par deux paies chaque mois dans nos usines. »

Un mois, ou même quinze jours seulement, l’attente est peut-être longue, pour un budget d’ouvrier, qui trop souvent n’est rendu plus élastique ni par beaucoup d’économies, ni par beaucoup de crédit : il est, par conséquent, intéressant de savoir s’il est consenti des avances. À cette question, l’usine A n’a point répondu. — « Parfois, » répond l’usine C. Elle avait d’abord dit : « Aucune, hors le cas de force majeure. » Ce que l’usine B, au surplus, confirme et complète : « Il n’est que très rarement consenti des avances à notre personnel ; mais, dans des cas particuliers, et en dehors des époques de paie indiquées ci-dessus, il est accordé des acomptes sur tout ou partie du salaire gagné. »

Maintenant, — et c’est la dernière question, — le salaire du métallurgiste est-il un salaire fixe, ferme, que rien n’augmente et que rien ne diminue ; qui, lorsqu’il est débattu et gagné, est payé intégralement, ni plus ni moins ? En plus, y a-t-il quelque bénéfice ou, comme disait Le Play, quelque « subvention ? » En moins, est-il sujet à des retenues ou des amendes ?

Aux aciéries de l’usine A, les ouvriers qui travaillent à la tâche ont une prime mensuelle sur la fabrication. Cette prime est en moyenne de 2 pour 100 ; mais les chefs-fondeurs en touchent une plus élevée, et qui s’élève avec la production de leur four (on sait que les fondeurs ont la surveillance et la direction d’un four, les chefs-fondeurs de tous les fours d’un atelier).

Pour les diminutions de salaire, retenues et amendes, à l’usine C, on n’opère de retenues « qu’en vertu de saisies-arrêts, soit le dixième des salaires. » A l’usine A, « il n’y a de retenues que celles destinées à la caisse de secours (pour maladie) et celles imposées par huissier. Les amendes sont nulles ou à peu près, et le montant en est versé à la caisse de secours. » L’usine B n’autorise et ne pratique aucune cession ou retenue sur les salaires. « L’ouvrier pour lequel nous recevons une saisie-arrêt est mis en demeure d’en faire donner main-levée dans le délai de huit jours, faute de quoi il est congédié à l’expiration de ce délai. Les amendes sont de 0 fr. 10, 0 fr. 25, 0 fr. 50 et n’excèdent pas ce dernier chiffre. Les motifs en sont généralement le retard habituel aux heures d’entrée, la sortie des ateliers avant l’heure fixée, ou des infractions légères aux règlemens de l’usine. Le produit total et annuel de ces amendes peut monter à environ 200 francs ; il tend à diminuer de plus en plus, et il est versé entièrement à la caisse de secours de l’usine. »

Les moyens disciplinaires les plus fréquemment employés sont l’avertissement et la réprimande, sauf en des cas graves et assez rares où l’ouvrier est renvoyé ou mis à pied. Et l’ingénieur -directeur de l’usine A nous en donne franchement la raison : « Le système des amendes nous a toujours paru mauvais ; l’ouvrier ne sait pas où va l’argent d’une amende ; soupçonneux et réellement offensé, il réclame beaucoup plus pour une amende insignifiante que pour une punition efficace. » Conclusion non moins nette : « Lorsqu’un ouvrier a démérité, il est mis à pied (suspendu) ou renvoyé. »

Par quoi, et tout naturellement, nous nous trouvons conduits du salaire au contrat de travail. L’usine métallurgique a sa loi, qui est son règlement, et il est impossible qu’il n’y en ait pas une dans ces agglomérations de plusieurs milliers d’hommes dont chacune à elle seule forme une petite société où chacun, comme dans la grande, lutte pour la vie. Il s’en faut heureusement, du reste, que cette loi soit inflexible et que rien n’en vienne tempérer la dureté ni assouplir la rigidité.


V

En principe, le règlement de l’usine fait loi : il n’intervient pas, entre la direction qui embauche et l’ouvrier qui s’embauche un contrat de travail particulier. Avant de s’embaucher, le nouvel arrivant reçoit un exemplaire du règlement ; et, par le fait même qu’il s’embauche, il accepte de s’y conformer. C’est tout ; et, hors cela, et lorsque cela même ne lui convient plus, il est libre.

« Le contrat de travail est librement consenti pour une durée indéterminée (usine B). Les ouvriers gardent, de même que nous, le droit de reprendre leur liberté en tout temps, sans avoir besoin de faire connaître les motifs de la résiliation du contrat, mais avec l’obligation réciproque de préavis. » Ce préavis est ordinairement ou devrait être de huit jours : « Si la Société veut se priver des services d’un ouvrier, elle le prévient huit jours à l’avance ou lui paie une indemnité égale à son salaire moyen du dernier trimestre écoulé. » Si c’est, au contraire, l’ouvrier qui veut quitter l’usine, eh droit il serait tenu à la même obligation de préavis, mais, par dérogation, l’on admet, à l’usine B, qu’il prévienne seulement deux jours à l’avance. En cas d’infraction au règlement ou de faute grave, — dont la direction est l’unique juge, — tout préavis est supprimé ; mais, dans tous les cas, et dans celui-là comme dans les autres, l’ouvrier, en s’en allant, touche les salaires qui lui sont dus.

L’usine A et l’usine C en usent pareillement. « L’ouvrier renvoyé doit être prévenu huit jours d’avance, à moins qu’il n’ait commis une faute grave. Alors il quitte l’atelier tout de suite. » Il le sait, et il y est fait : c’est la coutume, il ne proteste pas : « Nous avons très peu de réclamations (usine C). » À l’usine A, on n’est pas éloigné de penser que, du moment que l’on veut se séparer, le plus tôt est le mieux pour les deux parties : Nous n’avons aucun contrat de travail, et, là comme ailleurs, nous cherchons la plus grande liberté pour tous. L’ouvrier embauché peut sortir quand il veut, en général sans huitaine, à moins qu’il ne demande lui-même à la faire : le travail, pendant la huitaine, est toujours mauvais. L’ouvrier sort donc librement, mais nous évitons ensuite de reprendre ceux qui sont sortis. »

La rupture du contrat de travail n’étant pas ce qu’il y a de moins important pour l’ouvrier ou même de moins grave dans le contrat de travail, il valait la peine d’y insister un peu plus qu’on n’insistera sur les clauses de l’embauchage, qui sont les clauses habituelles d’âge, d’aptitude et de santé. Mais ce n’est ni l’instant ni le lieu de décider si cette liberté à laquelle il paraît que l’on tienne souverainement et que l’on se flatte de vouloir « la plus grande pour tous » est une liberté égale pour les deux parties contractantes : on discute depuis longtemps là-dessus, on discutera pendant longtemps encore, à perte de vue, et bien en vain ; car, alors même que la liberté ne serait pas égale, tant que les circonstances de l’industrie sont ce qu’elles sont, qu’y peut-on ?

Et ce n’est pas non plus le lieu ni l’instant d’exposer par quels moyens, avec une sollicitude dont il le faut louer, le patronat métallurgique, individuel ou collectif, personnel ou anonyme s’efforce d’adoucir la rigueur des choses et de remédier aux misères qui sont, comme on l’a dit, « la forme de l’humaine » et surtout, si j’ose le dire, de « l’ouvrière » condition. Je le sais, je l’ai vu, je ne l’oublie pas, et je me ferai un devoir d’en rendre témoignage. Mais, à la fin de ce chapitre où nous avons passé successivement en revue la répartition des ouvriers par âge, la durée, la peine, le prix et la police ou la discipline du travail, il semble que, de la masse des faits observés, deux faits surtout se dégagent et dominent.

Le premier, c’est que, dans la métallurgie, les ouvriers pour qui la peine est la plus lourde sont ceux qui doivent fournir l’action la plus rapide, à la température la plus forte. Le second fait, c’est que, dans la métallurgie, une assez petite partie des ouvriers (pas tout à fait le dixième, d’après le tableau de l’usine B) gagne et touche de hauts salaires : un peu moins de moitié touche un salaire dont nous ne voulons ni devons avancer qu’il est insuffisant, puisque, pour l’affirmer avec quelque certitude, il en faudrait rapprocher le prix des objets les plus nécessaires, mais que nous pouvons dès maintenant et à coup sûr qualifier de salaire bas et faible (au-dessous de 4 francs par jour et quelquefois bien au-dessous) ; l’autre moitié, ou un peu plus, touche un salaire, moyen en ce sens qu’il tient le milieu entre le plus haut et le plus bas, normal par comparaison avec les salaires payés dans les autres branches de la grande industrie.

Les ouvriers qui touchent le haut salaire, fondeurs, couleurs, puddleurs, etc., sont, de nuit et de jour, en perpétuelle et continuelle collaboration avec le feu, et, comme ils sont à la pire peine, il est juste qu’en récompense ils soient au meilleur profit. Mais sont-ils les seuls ? Et, cette élite ôtée, parmi la foule des ouvriers à bas ou moyen salaire, n’y en a-t-il point, et de plus nombreux, qui soient eux aussi à une très grande peine, qui aient eux aussi à donner un effort prompt ou violent dans une chaleur épuisante ?

Sans doute je connais la formule, et comme le barème qui sert au calcul des salaires. « La majeure partie des ouvriers et des aides sont payés suivant leur production ; » et je ne prétends pas qu’on la puisse changer, et je n’en nie pas la justesse ; mais toute sa justesse fait-elle une justice ?

Après six mois bientôt, quand je me retrouve par le souvenir en ces immenses ateliers emplis de souffles et de lueurs, quand revit devant moi la vision flamboyante, par quel miracle d’endurcissement ne me dirais-je pas ce que je me disais en les voyant : « Qu’est-ce que ceux-là produisent, ceux-là, par exemple, qui, cachés derrière les montans du laminoir, jettent sur la plaque rouge, au fur et à mesure que les cylindres la ramènent, des fagots de bruyère mouillée dont les étincelles leur sautent au visage en une pluie brûlante ? Rien évidemment, ou bien peu de chose. Si donc on ne leur doit que ce qu’ils produisent, on leur doit bien peu, presque rien. Mais compter ce qu’ils produisent n’est pas tout compter : qu’est-ce qu’ils dépensent ? qu’est-ce qu’ils usent ? A chaque va-et-vient de la plaque embrasée, à chaque poignée de brindilles qu’ils lancent, à chaque coup de feu qu’ils essuient, ils dépensent tant de leurs forces, ils usent tant de leur vie, et cette quantité de forces dépensées, cette quantité de vie usée, on la leur doit aussi justement, de toute justice, qu’on leur doit, en toute justesse, leur quantité de production.

J’entends les objections : — Oui, sans doute, mais la concurrence ? Oui, mais les nécessités de l’industrie ? — Eh bien ! la concurrence s’y plierait, l’industrie y plierait ses nécessités ; et après tout, et avant tout, la force humaine, la vie humaine, ne sont-elles pas, elles aussi, des nécessités de l’industrie ? Le produit du travail est une marchandise qu’on vend, le travail lui-même est une marchandise qu’on achète : pourquoi la dépense de force, la consommation de vie ouvrière, l’apport et l’incorporation de matière humaine à la matière marchande, ne seraient-ils pas un élément, un facteur du prix d’achat et du prix de vente ? Ainsi qu’on fait entrer « l’usure » de l’outillage dans l’évaluation du prix de revient, pourquoi n’y ferait-on pas entrer « l’usure » de la main-d’œuvre ? Pourquoi ne le ferait-on pas ? Et si l’on le faisait, la formule, pour être un peu moins mécanique, un peu moins économique, un peu plus physiologique, un peu plus sociologique, en serait-elle cependant faussée ? Le barème des salaires n’en serait-il pas plutôt corrigé et redressé ? Car, alors, il n’est pas sûr qu’il y aurait, dans ses chiffres, moins de justesse, mais il est sûr, en revanche, qu’il y aurait plus de justice. — Là-dessus, et tout de suite, je m’arrête. J’allais oublier que ce n’est ici qu’une enquête où je me suis promis de demeurer impassible et indifférent, et de constater sans conclure. J’ai simplement à rapporter les faits ; non à construire une théorie. Si j’ai été ému, si j’ai failli crier, c’est qu’il m’a semblé que les faits parlaient vraiment et criaient eux-mêmes cette conclusion.


CHARLES BENOIST

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1902.
  2. Voyez la Revue du 15 août 1902. Le travail dans la grande industrie ; — I. Les Mines de houille ; — II. L’Age des ouvriers, le temps de travail et la peine, p. 349.
  3. Ibid.
  4. L’usine C a un atelier spécial d’apprentis, dirigé par un contre-maître, où se forment 22 jeunes gens ; les autres (il y en a en tout 93 au-dessous de 18 ans) sont aux ateliers de construction et à la forge de réparations.
  5. Aux forges, le « traceur » est âgé de trente-neuf ans.
  6. En 1899, l’usine A occupait non pas, comme en 1902. 1704 ouvriers, mais 2396, presque un quart de plus. Il eût été instructif de comparer les élémens des deux nombres, pour les deux années. Malheureusement, on ne fit pas alors les relevés par âge que l’on a faits, à notre prière, en octobre 1902 ; et il serait très difficile de les faire rétrospectivement, aujourd’hui, avec une suffisante exactitude
  7. Et voilà bien encore une fois la difficulté de comparer des statistiques dont les cadres ne sont pas les mêmes ! C’est ainsi qu’un peu plus bas, dans ce tableau : Proportion pour 100 des employés et ouvriers, par catégories d’âge, pour chaque sous-profession (t. IV des Résultats statistiques du recensement des industries et professions) on trouve, sous la rubrique : Travail du fer, de l’acier, des métaux divers (6,19 pour 100), forges (6,03), fabriques de tôlerie (6,36) ; mais quelles « forges » et quelle « tôlerie ? » Sont-ce ou ne sont-ce pas de celles qui sont à l’ordinaire comprises, jusqu’à en constituer deux des ateliers principaux, dans l’industrie métallurgique ?
  8. Nous avons toutes facilités pour faire cette observation sur les 2534 ouvriers de l’usine C. Cette usine emploie 17 fondeurs ; aucun n’est âgé de plus de 53 ans : des 54 forgeurs et des 58 lamineurs, en tout 112, il y en a 2 âgés de plus de 63 ans ; aucun au-dessus de 68 ans. — Les machinistes et chauffeurs, qui travaillent, eux aussi, au feu, mais plus lentement et, pour ainsi dire, à leur aise, s’usent ; moins vite. Sur 224 machinistes en tout, 10 ont de 53 à 58 ans ; 7 de 58 à 68 ans 7 de 63 à 68 ans ; 3 de 68 à 73 ans ; et sur 139 chauffeurs : 5 de 53 à 58 ans ; 4 de 58 à 63 ans ; 4 de 63 à 68 ans ; 2 de 68 à 73 ans.
  9. T. IV. Résultats généraux, p. 112.