Le Travail dans la grande industrie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 822-846).
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LE TRAVAIL
DANS
LA GRANDE INDUSTRIE

III
LA CONSTRUCTION MÉCANIQUE[1]

L’ORGANISATION ET LES CONDITIONS DU TRAVAIL


Comme on a pu passer des mines de houille à la métallurgie par une transition naturelle, en suivant le wagonnet de charbon qui allait du puits de la mine au gueulard du haut-fourneau, de même on peut passer de la métallurgie à la construction mécanique en suivant la barre de fer, le bloc d’acier ou la plaque de tôle qui va de l’usine au chantier.

La Direction du Travail au Ministère du Commerce et de l’Industrie paraît embrasser et enfermer sous le titre de Construction mécanique les entreprises suivantes : Construction de navires en fer ; construction de chaudières ; fabriques d’appareils à distiller, d’appareils réfrigérans ; fonderie de fer (deuxième fusion), ébarbage ; fabrique de petite chaudronnerie en cuivre ; construction mécanique générale, machines à vapeur, etc. ; construction de locomotives, de matériel de chemins de fer[2].

Considérée ainsi et dans un aussi vaste ensemble, il faudrait dire de la « construction mécanique, » sinon qu’elle couvre tout le territoire français, du moins qu’elle se répartit sur tous les points de ce territoire. La localisation, la spécialisation n’en est déterminée que par les circonstances géographiques ou économiques, selon les besoins ou suivant les facilités soit d’apport de la matière première, soit d’écoulement des produits fabriqués : ici, plutôt des machines agricoles, et là, plutôt des machines industrielles.

Tout dépend donc de l’extension de sens qu’on donne au mot « construction mécanique. » Lieu par lieu, et spécialité par spécialité, la « construction de chaudières » a ses centres principaux dans les départemens de la Seine, du Nord et du Rhône ; la fabrication d’appareils à distiller et d’appareils réfrigérans, dans ces mêmes départemens de la Seine et du Nord ; les fonderies de fer forment un groupe important surtout dans les Ardennes. La Seine revient en tête pour les fabriques de petite chaudronnerie en cuivre, et pour la construction mécanique générale, les machines à vapeur, etc., toujours suivie du Nord, auquel il faut joindre Saône-et-Loire (le Creusot). Enfin, quant à la construction des locomotives et du matériel de chemins de fer, les régions de France se classent en cet ordre : Seine et Seine-et-Oise, Nord, Meurthe-et-Moselle, Sarthe.

De toutes les branches de la construction mécanique, la construction navale est évidemment celle qui est le plus soumise aux circonstances naturelles, du moins à une circonstance naturelle : la proximité de la mer. Essentiellement et nécessairement riveraine, elle occupe d’ailleurs en France 37 000 personnes, dont 15 000 travaillent dans des établissemens privés (le reste dans les arsenaux de l’Etat) ; et 15 de ces établissemens emploient chacun plus de 500 ouvriers : il y a donc une grande industrie de la construction navale, qui, par-là, rentre dans le cadre de cette enquête. A première vue peut-être semble-t-il que ce soit une « spécialité » bien « spéciale, » une espèce d’espèce, et ce n’est pas sans quelque hésitation que nous l’avons choisie. Nous nous y sommes pourtant décidés, parce que, pratiquée en forme de grande industrie, la construction navale est sans doute l’un des genres de construction les plus variés et les plus complets, s’il comporte tout le travail depuis la quille commençante jusqu’à l’ameublement fini et toutes les catégories d’ouvriers depuis le mouleur qui fait en terre ou en sable le creux ou le noyau des pièces jusqu’à l’ébéniste qui donne le dernier poli aux couchettes ou aux petites étagères des cabines. La Société anonyme des Forges et Chantiers de X… nous servira de type ; et, comme elle possède à la fois des établissemens aux deux extrémités de la France, dans le Midi et dans le Nord-Ouest, ce sont ses établissemens du Nord-Ouest, — chantiers de construction et ateliers pour les machines, — que nous étudierons plus particulièrement.


I

L’historique, si bref qu’on le fasse, des établissemens que la Société de X… appelle ses « établissemens du Nord-Ouest » nous permettra de relever un bon exemple non seulement de la croissance, mais de la transformation d’une industrie et du passage de la forme individuelle ou personnelle de l’entreprise à la forme collective ou par société.

Tout à fait au début du XIXe siècle, en 1800, il y avait à X…, rue Saint-Jacques, un atelier de serrurerie et de forges de marine qu’exploitait un sieur M… En 1824, cet atelier, chargé de travaux assez considérables, devenait trop petit, et il fallait, pour l’agrandir, le transporter rue de l’Arsenal. M. M…, aidé de ses deux fils, MM. François et Adolphe M…, en conservait la direction jusqu’en 1833. À cette date, et sous la direction nouvelle des frères M…, nouveau développement des affaires, nouveau déplacement des ateliers, de la rue de l’Arsenal à la place Louis-Philippe. La création de la marine à vapeur allait créer une industrie, faire de la construction une catégorie de la construction mécanique. C’est des ateliers de la place Louis-Philippe que sortirent les premières machines à vapeur des frères M…, machines verticales à balancier et à roues, l’une de 90, l’autre de 160 chevaux, bientôt suivies de « machines de terre, » de chaudières de divers types, de moulins à canne et autres appareils pour sucreries. Sept ans après, en 1840, les commandes affluaient au point que ces ateliers eux-mêmes ne suffisaient plus. Les frères M… achetaient alors, conjointement avec M. L…, mécanicien-fondeur, un grand terrain sur le bord du canal Vauban, et s’y installaient. C’est, dans l’entreprise, jusqu’à ce moment personnelle ou tout au plus familiale, des frères M…, la première apparition, très modeste et très restreinte encore, de l’association.

En 1841, 1842, 1844, nouveaux agrandissemens. On construit chez tes frères M…. les premières machines à hélice de la marine militaire, notamment celle, jadis fameuse, de la Pomone, d’une force de 500 chevaux, puis celles du Roland (900 chevaux), du Primauguet (1 000 chevaux), du Tourville et du Duquesne (1 625 chevaux) ; enfin, les machines de 2400 chevaux indiqués, du système horizontal et à bielles en retour, des frégates l’Audacieuse, l’Impétueuse et la Souveraine, bâtimens qui comptèrent, en leur temps, parmi les meilleurs marcheurs de la flotte française. Cette période, qu’on peut dire transitoire, où la construction navale se constitue à l’état de grande industrie, dure, pour les frères M…, environ seize ans, de 1840 à 1856. Vers 1856, une véritable révolution se produit et se poursuit dans le matériel de guerre de la marine, en conséquence de laquelle le travail surabonde ; l’activité redouble ; de plus vastes desseins exigent des moyens plus puissans : il se forme, au capital de 3 millions, une société sous le titre de Société des chantiers et ateliers du canal Vauban, M… et Cie. Les établissemens sont entièrement refaits sur un plan d’ensemble. Ils exécutent non seulement des machines pour les marines française et étrangères, mais du matériel de dragage, et toutes sortes de machines-outils. Néanmoins, ils ne s’étaient encore chargés que rarement de la construction des coques : et, après tout, ils n’étaient que l’aboutissement de l’évolution d’un simple atelier de serrurerie et de forges de marine, non d’un chantier de construction navale proprement dite.

Mais en 1863, à la fin de la deuxième période (si l’on admet que la première, Ateliers M…, s’étend de 1800 à 1856, et la deuxième, Société des chantiers et ateliers du canal Vauban, de 1856 à 1863), en 1863, donc, on estime intéressant, dans la pensée principalement d’assurer un courant de travail constant, de s’annexer un chantier de construction et de se fondre avec lui en une entreprise générale. Ainsi, par adjonction des établissemens de M. A…, constructeur de navires à Bordeaux, qui comprenaient un chantier de construction et de réparation, dit de Bacalan, des cales de halage à Lormont, les « Ateliers bordelais, » des chantiers en location à Sainte-Croix et à Ajaccio, fut constituée, la Compagnie anonyme des chantiers et ateliers de l’Océan ; et ainsi s’ouvrit la troisième période.

Entreprise « générale » par le nombre et la dispersion de ses succursales, — ateliers et chantiers de X…, de Bordeaux, d’Ajaccio, bientôt Forges de Rouen, et chantier de Penhoët à Saint-Nazaire, — autant que par la quantité et la variété de ses ouvrages : construction de yachts et de paquebots, réparations, mâture, etc. Survint la guerre de 1870 ; la Compagnie des chantiers de l’Océan mit tout son outillage et tout ce qui lui restait de personnel à fabriquer des canons, des affûts, des caissons, des mitrailleuses. Mais un tel événement fait syncope dans la vie d’une nation : un tel désastre devait entraîner des ruines : durant quelque temps, les commandes de la marine furent suspendues, les travaux pour le commerce à peu près nuls : les ateliers de X… cherchèrent un supplément d’action, un complément de ressources dans la fabrication du matériel de chemins de fer, locomotives et tenders. Vainement ; l’année 1871 vit la dissolution de la Compagnie des chantiers et ateliers de l’Océan. Cependant des négociations entamées avec la Société des Forges et Chantiers de X…[3] venaient à bien, et, au commencement de 1872, cette Société, plus heureuse, acquérait et absorbait les établissemens que la Compagnie des chantiers de l’Océan avait à X… Le nombre total des ouvriers employés dans ces établissemens était alors de 900 : 700 aux ateliers M… et 200 aux chantiers.

Quatrième période, — liquidation des trois premières, ou plutôt consolidation et installation en grand : — on déplace et on prolonge les voies ferrées à l’intérieur des ateliers ; on bâtit des bureaux et des magasins : on refait, on développe, on multiplie l’outillage mécanique ; on refait la forge et la chaudronnerie ; on refait la fonderie de fer dans des conditions qui lui permettront de doubler sa production ; machines marines pour l’État et pour le commerce, locomotives, artillerie, on entreprend tout. De 1881 à 1891, et au-delà, chaque année, chaque mois presque, amène un accroissement ou une amélioration. Si la Société abandonnait successivement, pour des raisons de préférence industrielle, la construction des canons et celle des locomotives, elle s’attachait avec d’autant plus d’ardeur et de persévérance à la construction navale, du navire tout entier, de guerre ou de commerce, coque et chaudières, dans ses chantiers et dans ses ateliers ; si bien que, dans les uns et dans les autres, rien que pour les établissemens du Nord-Ouest, sans compter les établissemens du Midi, où ils étaient un peu plus nombreux encore, elle occupait en 1899 tout près de 4 000 ouvriers[4].

Je dis qu’en 1899, dans ses chantiers et ses ateliers de X…, la Société occupait 4000 ouvriers. Je le dis d’après les documens, d’après les relevés que l’on m’a remis, car ce n’est pas ce que j’ai vu, il y a deux ou trois mois. Au moment de l’observation, la situation de l’industrie était loin d’être bonne, et, sans qu’on puisse lui appliquer les mots ordinaires de « chômage » et de « morte-saison, » elle tenait en effet de la morte-saison et du chômage, avec quelque chose de pis peut-être, qui est qu’on semblait se trouver en présence d’une crise véritable, et d’une crise durable, dans la construction navale.

La cause ou l’une des causes de cette crise serait, s’il faut en croire les intéressés, soit une mauvaise disposition, soit une mauvaise interprétation de la dernière loi sur la marine marchande en ce qui touche les primes à la construction. Quoi qu’il en soit, et pour ne parler que de ce qui est certain par évidence, des douze cales des chantiers de G…, à la fin de mai, huit étaient vides. Sur les quatre autres, on pouvait voir un contre-torpilleur achevé, dont la proue effilée et fine paraissait, quand on passait dessous, fendre le ciel comme du tranchant d’un glaive ; un éclaireur-vedette, d’une forme singulière, et tel, peint de blanc et de gris, qu’on eût dit un requin se séchant au soleil ; avec eux, et les écrasant de leur énorme masse, les dominant de leur silhouette monstrueuse, hauts comme des maisons de six étages, deux grands cargo-boats de même type et de même puissance, jumeaux ou quasi jumeaux, l’un de ces corps gigantesques déjà en chair et revêtu de sa peau, le second encore à l’état de squelette, tous deux encore sans organes et sans vie. Sur le plan incliné qui se colle à leur flanc, de bas en haut et de haut en bas, incessamment des groupes d’ouvriers vont et viennent, montent et descendent, et c’est, à l’intérieur, un continuel grincement de riveuses mordant l’écrou, un continuel fracas de marteaux frappant la tôle.

Mais, quelque colossaux qu’ils soient, deux corps ne peuplent pas à eux seuls un si vaste espace, et, hors de ce coin qu’ils couvrent de leur ombre, qu’ils emplissent de mouvement et de bruit, le chantier, fermé de trois côtés par des bâtimens longs, du quatrième côté par une palissade au-delà de laquelle est la mer, étend ses 225 000 mètres carrés sous la lumière crue, poussiéreux et plat comme un désert. Hors de ce coin où s’agitent des hommes, c’est proprement un marasme, une stagnation, et, avec cette carcasse à jour qui rappelle l’image et appelle l’idée d’une sorte d’ébauche de Colisée marin, il passe là et il pèse là on ne sait quelle impression de fièvre romaine. On sent que quelque chose de plus fort arrête et brise la volonté de travail, fait retomber inertes les bras qui se levaient, répand partout une langueur morbide. Dans le hangar, dont le plancher surchargé de lignes et de signes à la craie sert au traçage à grandeur d’exécution, trois ouvriers, tout au fond, trois ouvriers perdus en cette immensité, classent et empilent des gabarits. Un peu plus loin, à l’atelier de menuiserie et d’ébénisterie, sur une centaine d’établis, une dizaine seulement ne sont pas délaissés. Il me souvient alors que c’est lundi, et je demande si le lundi n’est pas, pour une visite du genre de la mienne, un jour néfaste. Mais non : le nombre des ouvriers qui font lundi est ici presque insignifiant.

Et les chiffres ne me répondent que trop : 4 000 ouvriers en 1899 ; en 1900, 3 863 ; et 1 925 en 1903[5] ; une diminution, une chute de plus de moitié. On vient de renvoyer un contre-maître ayant trente-deux ans de services. Le pauvre vieux est là qui pleure : « Depuis si longtemps, je m’étais habitué à la pensée que je finirais chez vous. Où aller ? Que devenir ? » L’ingénieur aussi est ému : « Restez, si vous voulez, comme ouvrier ; mais vous comprenez bien que je ne puis garder un contre-maître pour trois hommes. » Ceux que l’on ne garde pas du tout s’en vont ; ils s’en vont chercher où ils peuvent, au hasard des corvées, et comme par bordées, un salaire de raccroc, chargeant ou déchargeant des navires, quand il y a des navires à charger ou à décharger ; glissant ou précipités d’une forme de travail supérieure, d’un travail organisé, d’un métier, à la forme infime, au travail inorganisé, au métier des gens sans métier ; augmentant tristement la somme de misère, la masse de misérables, et, par-là même, la part de misère de chacun de ces misérables ; heureux s’ils n’échouent que sur les quais et ne roulent pas jusqu’au ruisseau.

Voilà pourtant ce que peut, — du moins on l’en accuse, — une loi bien intentionnée, mais mal faite : n’est-ce pas une preuve de plus que les législateurs, comme l’a dit Herbert Spencer, commettent parfois « des péchés, » et que parfois ces péchés légaux se changent, par la fatalité de leurs conséquences, en de véritables crimes sociaux ? Car la situation plus que fâcheuse que nous avons essayé de dépeindre en deux mots n’est point pour la Société des Forges et Chantiers de X… un peu enviable privilège : s’il en était ainsi, après s’en être pris à sa direction, à sa gestion, on devrait l’en plaindre, mais on pourrait s’en consoler, et ce ne serait qu’un fait de concurrence, un drame industriel de quotidienne banalité. Malheureusement, toutes les entreprises de même nature son firent au même degré du même mal, et c’est donc un mal général ; notre enquête s’en ressentira assez pour que nous avertissions que, dans l’industrie de la construction navale, nous n’avons pu, ainsi -que nous nous le proposions et que nous l’avons fait ailleurs, étudier le travail à l’état que nous avons théoriquement défini : « l’état normal » ou « l’état de santé[6]. »


II

La première opération de la construction navale, comme de toute construction, c’est l’établissement d’un plan ; et, pour faire un bateau, comme pour faire un palais, on fait d’abord « des plans fort beaux sur le papier. » On en fait beaucoup, d’ensemble et de détail, le navire entier et le navire pièce à pièce : de 300 à 400 pour un navire ordinaire, environ 800 pour un navire de guerre : un gros album. C’est à quoi s’ingénient, penchés sur leurs cahiers et sur leurs planches, tous ces calculateurs, tous ces dessinateurs. Et c’est vraiment leur coup de crayon qui doit se réaliser, se matérialiser à coups de marteau. Mais, si nombreux que soient leurs plans, et à si grande échelle, ils ne sont jamais, de cette réalité matérialisée, qu’une image très réduite. Il faut mettre au point, donner aux pièces, dont la force est ainsi indiquée, leur mesure, et, du geste, passer à l’être.

La deuxième opération est donc le « traçage, « qui est le dessin non plus sur le papier, mais sur le parquet, non plus à telle ou telle échelle, mais à plein développement. Ces signes à la craie, ces lignes qui courent parallèlement, ou se coupent, ou se croisent ; qui s’entremêlent et s’emmêlent ; où l’œil, à moins d’un exercice particulier, d’une aptitude acquise, ne peut rien suivre, ni distinguer, ni reconnaître, qui ne prennent de sens et de direction que de repères invisibles et inintelligibles au passant, cette toile d’araignée de signes et de lignes, c’est un torpilleur, c’est un paquebot, c’est l’avant ou l’arrière, la moitié d’un croiseur ; et c’est quelquefois le torpilleur, le paquebot, le demi-croiseur interposés, superposés, l’un dessous, l’autre dessus, l’un en dedans, l’autre en dehors. Le contre-maître, cependant, va sûrement dans ce labyrinthe pour nous inextricable, et il reproduit, il copie, il calque, en des découpures de tôle mince, les pièces nécessaires, les pièces calculées, dessinées et voulues une à une dans leur forme et leur dimension.

Ici et ainsi commence la matérialisation de l’idée, la réalisation du plan, qui se poursuit à l’atelier des modèles, où l’on refait en bois ce que le dessinateur a fait sur le papier : modèles en bois du navire tout entier et de chaque section, membrure ou organe du navire. Administrativement, industriellement, les chantiers de G… se composent de trois groupes : 1° les ateliers de scierie et de menuiserie (avec l’atelier des modèles) ; 2° les ateliers de chaudronnerie de fer, comprenant le barrotage, la tôlerie, le perçage, le poinçonnage, le cintrage des tôles, cornières et profilés ; 3° les ateliers d’armement, c’est-à-dire l’ajustage, les forges, la chaudronnerie en cuivre, le zingage.

Dans ces trois groupes d’ateliers travaillent des ouvriers appartenant à toutes les professions à peu près : menuisiers, tourneurs sur bois, modeleurs, chaudronniers en fer, aides et apprentis, trempeurs, pilonniers, cloutier et aides-cloutiers, boulonnier, ébarbeur, charpentiers, aides et apprentis. Joignez-y gréeurs, riveurs et teneurs de tas, chauffeurs de clous, chanfreineurs, ajusteurs et apprentis, électriciens, tourneurs sur métaux, taraudeurs, outilleur, affûteur, meuleurs, mortaiseur, raboteurs, scieurs de métaux, enrouleurs de tôles, épauleurs, cisailleurs et poinçonneurs, perceurs et fraiseurs à la machine, perceurs à la main, et leurs aides : au total, une trentaine de métiers du bois et du fer. Joignez-y, en outre, des ouvriers du bâtiment : maçons, aides-maçons, peintres et apprentis, bourrelier, vannier ; — car nous sommes loin aujourd’hui du tronc d’arbre creusé : un navire est un édifice, la construction en est devenue une architecture, et non la moins compliquée ; — mais c’est aussi de la mécanique, et il y a lieu de joindre enfin aux ouvriers du fer ou, du bois et aux ouvriers du bâtiment les mécaniciens et chauffeurs de la machine motrice, les chauffeurs et conducteurs de treuils, grues et mâts de charge, le chauffeur, de four, les graisseurs, soit une dizaine de métiers encore.

Et ce n’est pas tout. Cette armée du travail a son intendance, pour les matériaux, qu’elle consomme abondamment : distributeur d’outillage, distributeurs dans les magasins, classeurs ; elle a ses services auxiliaires : manœuvres de chacun des autres services ; elle a même son service de santé : infirmier et aide-infirmier, puisque malheureusement elle offre d’assez forts risques et que les accidens ne sont pas rares. Voilà pour les chantiers de G…, pour la construction navale proprement dite : les ouvriers s’en répartissent en une quarantaine de catégories ou de spécialités. Mais les chantiers de G… se doublent des ateliers M…, qui collaborent intimement avec eux et forment la seconde branche des établissemens de la Société des Forges et Chantiers dans le Nord-Ouest.

Les ateliers (qui ont d’ailleurs, comme les chantiers, un service des études ou bureau de dessin) sont divisés, — c’est la distinction fondamentale, — en « ateliers de fabrication » et « ateliers de construction. » Les ateliers de fabrication sont : 1° l’atelier des forges ; 2° la fonderie de fer ; 3° la fonderie de cuivre ; 4° le modelage. Les ateliers de construction sont : 1° l’atelier d’ajustage ; 2° l’atelier d’outillage ; 3° la chaudronnerie de fer ; 4° la chaudronnerie de cuivre. A côté, et, en quelque sorte, au service de ces grands services, est constitué un service des montages au dehors, soit à bord des navires, soit dans les usines pour lesquelles ont été construits les engins mécaniques ; les ateliers faisant non seulement de la construction navale, comme les chantiers, mais de la construction mécanique générale, machines de terre et de mer.

On compte, à l’atelier des forges, six catégories ou spécialités d’ouvriers : les marteleurs, les forgerons, les frappeurs, les pilonniers, les chauffeurs et aides-chauffeurs, les ajusteurs. Cinq catégories, à la fonderie de fer : les mouleurs et noyauteurs (dans le moulage, le creux donne le plein, et le plein ou « le noyau » donne le creux), les outilleurs, les fondeurs et aides-fondeurs, les ébarbeurs (ceux-ci coupent la masselotte, cette masse informe de métal qui est comme la gangue ou l’appendice inutile de la pièce fondue, enlèvent les bavures dont elle est couturée, et lui donnent du poli), les terrassiers et manœuvres (des terrassiers, parce que le moulage se fait en terre ou en sable). Cinq catégories encore, — et les mêmes, — à la fonderie de cuivre. Trois, à l’atelier des modèles : les modeleurs, les menuisiers et les charpentiers. En somme, dix-neuf catégories pour les quatre ateliers de fabrication.

Il n’y en a pas moins, — au contraire, il y en a davantage, — aux ateliers de construction. L’ajustage, d’abord, comporte deux espèces : les « ajusteurs à la main, » et les« ajusteurs à l’outil. » Par « ajusteurs à la main, » on désigne : les monteurs ; les ajusteurs et apprentis ; les perceurs et taraudeurs ; les manœuvres ; accessoirement, les bourreliers, les voiliers, les chauffeurs, les maçons, les couvreurs, les peintres (qui travaillent pour tout l’établissement). Et, par « ajusteurs à l’outil : » les tourneurs et apprentis ; les aléseurs ; les raboteurs-mortaiseurs, façonneurs et scieurs ; les fraiseurs ; les taraudeurs et perceurs ; les meuleurs. L’atelier d’outillage fabrique et répare les outils pour tous les autres ateliers ; il occupe des ajusteurs et outilleurs ; des forgerons et frappeurs ; des tourneurs ; des fraiseurs ; des manœuvres. La chaudronnerie de fer emploie des traceurs et ajusteurs ; des chaudronniers, leurs aides, et des apprentis ; des chanfreineurs (à la main) et des perceurs et taraudeurs (à l’outil et à la main) ; des riveurs et teneurs de tas ; des outilleurs ; et des manœuvres. La chaudronnerie de cuivre n’emploie que des chaudronniers, leurs aides et leurs apprentis. Ce qui fait, pour les quatre ateliers de construction, 32 spécialités : 10 pour l’ajustage à la main, 6 pour l’ajustage à l’outil, 5 pour l’outillage, 9 pour la chaudronnerie de fer, et 2 pour la chaudronnerie de cuivre.

Beaucoup de ces spécialités professionnelles, — on pourrait dire la plupart, — sont les mêmes ici que dans la métallurgie, et, pour cette raison, nous n’avons plus à les décrire. C’est, dans cet atelier monumental, où la plus magnifique des cathédrales tiendrait à l’aise, le même spectacle de fer et de feu, la même impression de noir et de rouge, la même sensation de force précise. Un peu moins de couleur, peut-être ; moins de noir et moins de rouge ; mais, la chaudronnerie y ajoutant son vacarme, encore plus de bruit. Entre les ouvriers qui frappent à tour de bras avec les lourds marteaux et la machine à river de deux cents tonnes qui enfonce en grinçant les boulons dans la tôle, c’est un concert, discordant, à mesures rompues, dont l’oreille blessée et comme bouchée emporte l’obsession ; on a la tête retentissante ; tout se dissout dans le fracas ; un cercle affreusement sonore, d’une sonorité de caverne ou d’enfer, vous sépare, vous retranche, vous isole du monde, et presque de vous-même ; on ne voit plus, on ne pense plus, on n’entend plus, tant on entend trop… Jamais je n’avais si bien compris pourquoi l’on appelle, en Normandie, les gens de Villedieu-les-Poêles des « sourdins. »

Trois catégories d’ouvriers forment ordinairement le personnel du service du dehors : ce sont les monteurs et mécaniciens, les chauffeurs, les voiliers et gréeurs ; mais il est à remarquer qu’ils ne sont pas toujours seuls à assurer ce service, qu’ils n’en ont pas la propriété exclusive, et que, selon les besoins, sur la demande des chefs de travaux, les différentes spécialités des ateliers d’ajustage, de chaudronnerie et de modelage sont appelées à fournir leur concours.

Comme nous l’avons fait pour les mines de houille et pour la métallurgie, après avoir analysé de la sorte en ses élémens, en ses unités, l’armée ouvrière, recomposons-la, réorganisons-la maintenant en la replaçant dans ses cadres d’officiers et de sous-officiers. Si, en effet, cette foule est une armée, c’est parce qu’elle est organisée, et si elle est organisée, c’est parce qu’elle est hiérarchisée, autrement dit parce qu’elle a des cadres. A la tête des ateliers M… (et sans parler ni du directeur général qui de Paris donne l’impulsion à toutes les entreprises de la Société, à ses établissemens du Midi comme à ceux du Nord-Ouest, ni du directeur particulier à X…, qui est préposé aux établissemens du Nord-Ouest dans leur ensemble, ateliers et chantiers), à la tête des ateliers M… est un ingénieur en chef, qui commande aux trois services correspondant à la division logique ou naturelle du travail : service des études, service des ateliers et service du dehors. Chacun de ces trois services est du reste aux ordres immédiats d’un ingénieur. De plus, au bureau des études, l’ingénieur est assisté de trois sous-ingénieurs entre lesquels le travail se divise également par spécialités : machines marines, machines de terre, chaudières. L’ingénieur des ateliers est de même assisté de deux sous-ingénieurs : l’un pour les ateliers de fabrication, l’autre pour les ateliers de construction. Le service du dehors est confié, outre son ingénieur, à trois sous-ingénieurs.

Au second degré, — cadre des sous-officiers, — chaque atelier est dirigé par un chef d’atelier ; le service du dehors, par un chef des travaux. Au-dessous des chefs d’atelier, et pour chaque catégorie d’ouvriers, des contre-maîtres : ainsi, à la forge, un contre-maître ; à la fonderie de fer, un contre-maître pour le moulage en terre, un contre-maître pour le moulage en sable ; à la fonderie de cuivre, un contre-maître que surveille le chef d’atelier de la fonderie de fer ; un chef d’atelier ou contre-maître, au modelage. A l’ajustage, deux chefs d’atelier ; l’un pour l’ajustage à la main, l’autre pour l’ajustage à l’outil. Le chef d’atelier de l’ajustage à la main est le chef de quatre contre-maîtres ; celui de l’ajustage à l’outil, de trois contre-maîtres, ou de quatre, avec le contre-maître de l’atelier d’outillage. Il n’est pas jusqu’à la partie à d’autres égards « inorganisée » du travail, jusqu’à la moins organisée des catégories d’ouvriers, les manœuvres, qui n’ait ici un chef pour le service général de l’atelier. La chaudronnerie de fer a un chef d’atelier et trois contre-maîtres, la chaudronnerie de cuivre un contre-maître ou chef d’atelier. Le service de l’extérieur adjoint à son chef des travaux deux sous-chefs et quatre contre-maîtres. Ce sont, on le voit, des cadres très serrés et très forts ; d’autant plus forts et d’autant plus serrés que, par suite de circonstances et pour des causes que nous avons fait connaître, l’effectif ouvrier des établissemens du Nord-Ouest est subitement, en trois ans, tombé de 3 900 ouvriers à 1 925, l’effectif des ateliers seuls de 1 444 à 877 : aux chantiers de G…, où l’organisation est pareille, il en va tout pareillement (2 419 ouvriers en 1900, 1 048 en 1903). Si la crise, comme il faut le craindre, se prolongeait ou s’aggravait, les cadres eux-mêmes s’en ressentiraient ; et déjà ils s’en ressentent, comme le prouve la lamentable histoire de ce vieux contre-maître, ramené par nécessité et la mort dans l’âme, pour qu’il puisse finir là, au rang de simple ouvrier.


III

Comme dans la métallurgie, il semble qu’il n’y ait pas, dans la construction mécanique, de répartition des ouvriers par âge calculée et délibérée, « mais seulement cette répartition naturelle et automatique que le temps opère lui-même ; » que, comme dans la métallurgie, « chaque ouvrier y demeure, tant qu’il le veut ou qu’il le peut, sans sortir de sa catégorie ou spécialité ; » que, comme dans la métallurgie, on trouve par conséquent, en toutes les catégories ou spécialités de la construction mécanique, des ouvriers de tous les âges ; que, comme dans la métallurgie, il n’existe, ni au commencement ni vers la fin de la vie de l’ouvrier, de ces grandes couches de jeunes gens, d’une part, et de vieilles gens, de l’autre, occupés, à raison de leur âge, à telle ou telle besogne ; que, comme dans la métallurgie, les jeunes gens employés dans la construction mécanique le sont, à peu près indifféremment, un peu partout ; et que, comme dans la métallurgie, où l’on ne connaît guère d’exception que pour les traîneurs de barres au puddlage, les leveurs de portes, et quelques traceurs ou apprentis-ajusteurs, dans la construction mécanique, il n’y a guère d’exception que pour les chauffeurs de clous, les pilonniers, les aides-cloutiers et quelques teneurs de tas. Comme la métallurgie, la construction mécanique, en général, « localise ses ouvriers dans l’espace, » — c’est-à-dire dans les différens ateliers ; — « mais non dans le temps, » — c’est-à-dire non pas selon les différens âges ; — elle les spécialise dès la sortie de l’apprentissage, jusqu’à la sortie de l’usine, — c’est-à-dire souvent jusqu’à la sortie de la vie ; — mais par rapport à la profession, non par rapport au temps, — c’est-à-dire encore par métiers et non par âge : dans la construction mécanique comme dans la métallurgie, les spécialités ou catégories du travail « sont vraiment des métiers où l’on entre jeune, où l’on vit et où l’on vieillit. »

Il en est ainsi aux chantiers de G… et aux ateliers M… Aux chantiers, les ouvriers menuisiers s’étagent de 18 à 63 ans. Le plus jeune des chaudronniers en fer a 20 ans ; le plus âgé en a 55 ; leurs aides ont de 17 à 60 ans. Le plus âgé des chaudronniers en cuivre a 59 ans, le plus jeune, 21 ; leurs aides, respectivement, 60 ans et 17. Les forgerons vont de 18 à 58 ans ; leurs aides, de 17 à 65. Parmi les charpentiers, le plus jeune a 22 ans, le plus âgé 69 ; 69 ans aussi, le plus âgé de leurs aides, et 16 ans le plus jeune. Les ouvriers gréeurs ont, le plus jeune 49 ans, le plus âgé 69 ; les riveurs, le plus âgé 59, le plus jeune 23 ans. Mais voici la série des jeunes : teneurs de tas, dont le plus âgé n’a que 32 ans, les autres descendant jusqu’à 16 ; chauffeurs de clous, de 14 à 18 ans ; aides-ajusteurs, de 16 à 19 ; aides-perceurs à la main, de 15 à 19 ans ; puis tous les apprentis, cela va de soi, apprentis chaudronniers, apprenti forgeron, apprentis charpentiers, apprentis ajusteurs, apprentis peintres, allant de 14 à 17 ans. Il est vrai que cette série est brève et que tout de suite le mélange reprend : vieux et jeunes ensemble, hommes de tout âge dans la même catégorie : chanfreineurs, de 33 à 65 ans ; ajusteurs, de 20 à 57 ans ; électriciens, de 26 à 35 (la spécialité est relativement nouvelle) ; tourneurs sur métaux, de 17 à 52 ans, taraudeurs, de 35 à 59 ans, meilleurs, de 32 à 59, enrouleurs de tôles, de 25 à 51, épauleurs, de 28 à 59, cisailleurs et poinçonneurs, de 25 à 58, avec leurs aides, de 24 à 54 ; perceurs et fraiseurs à la machine, de 27 à 63, avec leurs aides, de 15 à 64 ; perceurs à la main, de 25 à 68 ans, avec leurs aides, tous des jeunes gens (mais quelle part au hasard ? ) ; maçons et aides-maçons, de 38 à 58 ans ; peintres, de 19 à 57 ; chauffeurs, et conducteurs de treuils, grues et mâts de charge, de 19 ans à 49 ; distributeurs, enfin, dans les magasins, mi-employés, mi-ouvriers, de 32 à 70 ans.

Aux ateliers, constatations identiques. Pour s’en tenir aux catégories les plus nombreuses, les modeleurs ont de 18 à 57 ans ; les mouleurs de la fonderie de fer, de 17 à 67 ans ; ceux de la fonderie de cuivre, de 16 à 64 ans ; les ébarbeurs des deux fonderies ont de 21 à 58 ans ; les chaudronniers (chaudronnerie de fer) de 19 à 65 ; les chanfreineurs, de 35 à 72 ; les perceurs, de 26 à 69 ; les riveurs, de 25 à 50. A la chaudronnerie de cuivre, les chaudronniers ont de 25 à 66 ans ; leurs aides, de 17 à 68 ans. Il y a des forgerons de 15 et 20 ans, mais, par compensation, il y en a aussi de 58 et de 60 ; des frappeurs de 19 ans et des frappeurs de 65 ou même de 70 ans ; un tourneur de 18 ans, et un de 79 ans (qui paraît être le doyen des ateliers et des chantiers). Les mortaiseurs vont de 25 à 63 ans ; les aléseurs, de 35 à 71 ; les raboteurs, de 21 à 73 ; les fraiseurs, de 17 à 51 ; les taraudeurs, de 19 à 47 ; les façonneurs, de 36 à 72 ; les perceurs, de 17 à 74. Le plus jeune des ajusteurs a 18 ans ; les plus âgés, 68 et 72 ans ; le plus jeune des chauffeurs, 21 ans, le plus âgé, 63 ans.

Ce que j’ai dit des manœuvres dans la métallurgie, — à savoir que cette spécialité la moins spéciale de toutes, cette profession la moins profession de toutes, y devenait pourtant un métier, dont l’on vivait toute la vie, où l’on entrait jeune et d’où l’on ne sortait plus, — on serait fondé à le dire encore des manœuvres dans la construction mécanique. Certains d’entre eux ont 24, 23, 22 ans, 20 ans même ; mais certains ont 64, 66, et même 76 ou 77 ans. — En marquant par dizaines d’années les degrés, les échelons de l’âge, pour les principales catégories d’ouvriers, on noterait, par exemple, qu’un seul menuisier des chantiers a dépassé la soixantaine ; 5, la cinquantaine ; 9, la quarantaine ; 10, la trentaine ; que 8 ont plus de 20 ans, et que 5 n’ont pas encore 20 ans. Chez les charpentiers, 6 ouvriers ont dépassé 60 ans ; 17, la cinquantaine ; 19, la quarantaine ; 49, la trentaine ; et 33 ont de 20 à 30 ans.

Autre exemple, aux ateliers : des mouleurs de la fonderie de fer, 8 ont plus de 60 ans ; 8 ont 50 ans ou plus de 50 ans ; 15 ont passé la quarantaine ; 3 seulement ont de 30 à 40 ; 6, de 20 à 30 ans ; 5 n’ont pas encore 20 ans. 2 mouleurs de la fonderie de cuivre ont plus que la soixantaine ; 2, plus que la cinquantaine ; 5, la quarantaine ; 11, la trentaine ; 3 ont une vingtaine d’années ; 5, au-dessous de 20 ans.

Il serait facile, mais peu utile, de multiplier ces exemples, s’il n’y a pour ainsi dire pas d’autre conclusion à en tirer que cette conclusion attendue et banale, que c’est dans la force de l’âge, entre 30 et 50 ans, que la proportion est la plus forte : en deçà, il y a de jeunes ouvriers qui se forment ; au-delà, de vieux ouvriers qui résistent. Dans quelques-unes de ces catégories ou spécialités, ils résistent bien ; à la charpente, au moulage de la fonderie de fer… etc. Le Recensement des industries et professions donne, pour la France entière, sous la rubrique : « Chaudronnerie, fonderie et construction mécanique, » les chiffres suivans, auxquels les nôtres peuvent être comparés, autant que des statistiques sont comparables


PROPORTION POUR 100 DES OUVRIERS PAR AGE :


Moins de 18 ans 18 à 24 ans 25 à 34 ans 35 à 44 ans 45 à 54 ans 55 à 64 ans 65 ans et plus
13,63 19,50 26,74 18,69 12,52 6,67 2,25

D’après les données de ce tableau, la construction mécanique (avec la chaudronnerie et la fonderie) compterait un peu plus de vieux ouvriers que les mines de houille (6,11 pour 100, de 55 à 64 ans ; 1,51 pour 100, à 65 ans et au-dessus) ; moins que la métallurgie, — et cela, à première vue, ne laisse pas que d’être assez surprenant (7,93 pour 100, de 55 à 64 ans ; 2,62, à 65 ans et au-dessus) ; — un peu plus, enfin, que l’ensemble de la classe, d’ailleurs vague, baptisée officiellement : « Travail du fer, de l’acier, des métaux divers, » quant aux ouvriers de 55 à 64 ans (6,19 pour 100), mais un peu moins, quant aux ouvriers de 65 ans et au-dessus (2,30 pour 100). On y vieillirait donc un peu plus que dans les mines, un moins que dans la métallurgie, et tout à la fois, s’il est permis de le dire, un peu plus et un peu moins que dans le travail du fer en général ; un peu plus jusqu’à 65 ans ; et, après, un peu moins.


IV

Mais si, dans la construction mécanique, « on vieillit » moins que dans la métallurgie, ce n’est pas que le travail y soit plus dur et, pour employer un mot bien gros, plus meurtrier (à part les accidens qui sans doute y sont fréquens, mais qui cependant ne doivent pas l’être plus que dans la métallurgie). Et précisément, dans la construction mécanique, la catégorie ou spécialité d’ouvriers pour qui le travail est le plus dur est une catégorie ou spécialité de métallurgie : celle des fondeurs et aides-fondeurs de l’atelier de fonderie de cuivre, « qui sont exposés à la chaleur des divers foyers en surveillant la fusion du bronze dans les creusets. » Ainsi, même cause de fatigue, et même motif de peine que dans la métallurgie : l’action au feu. Encore la Société des Forges et Chantiers a-t-elle installé, pour fondre les pièces, « une salle spéciale, énergiquement ventilée ; » et, diminuant ainsi la chaleur, elle a diminué par-là même de beaucoup le poids du travail.

Si donc il y a proportionnellement moins de vieux ouvriers, ou des ouvriers moins vieux, dans la construction mécanique que dans la métallurgie, serait-ce que l’on ne pratique pas ici ce que nous avons vu pratiquer par certaines usines métallurgiques, notamment par notre usine A…, les Forges et Aciéries de… ? Nous avons dit qu’à l’usine A…, la règle est de ne pas renvoyer les vieux ouvriers et de ne pas les mettre à d’autres ouvrages : on les garde dans leur atelier et dans leur équipe, dans leur spécialité, dans leur métier, quitte à traîner pendant quelque temps cette surcharge et à faire une opération qui n’est pas économiquement très bonne. Ici, aux Forges et Chantiers l’exploitation serait-elle, indépendamment des institutions que la Société a pu créer ou encourager, plus industrielle, et, — je me sers encore d’un mot bien gros, — moins paternelle ? Quoi qu’il en soit, c’est pour les spécialités voisines de la métallurgie, pour l’une d’elles surtout, les fondeurs de cuivre, que le travail est le plus dur : il l’est pour eux par ses circonstances nécessaires, plus que par son intensité ou par sa durée : pour les autres, s’il reste quelquefois plein de risques par ses circonstances, il n’est très pénible ni par sa durée, ni par son intensité.

La journée de travail effectif est de dix heures, divisée en deux séances de cinq heures chacune, à partir de 6 heures et demie du matin jusqu’à 11 heures et demie, et à partir de 1 heure jusqu’à 6 heures du soir. Entre 11 heures et demie et 1 heure, il y a repos, pour le déjeuner, à tous les ateliers. La très grande majorité des ouvriers va prendre ce repas au dehors. Il n’y a guère que l’atelier des forges où les marteleurs, avec leurs pilonniers, manœuvres et chauffeurs, en raison du temps demandé par les réchauffages successifs de leurs pièces de forge, font onze heures et demie de présence à l’atelier ; mais, pendant le réchauffage de ces pièces, ils se reposent, ils déjeunent, et eux non plus ne donnent pas, dans la journée, plus de 10 heures de travail effectif. À l’atelier des fonderies, la journée de travail est, comme ailleurs, de dix heures. Néanmoins, par exception, les jours de coulée très importante (c’est toujours le samedi), un certain nombre de manœuvres doivent revenir dans la soirée pour déterrer les moules coulés, et passer la moitié de la nuit ou la nuit tout entière suivant la dimension des pièces. Les ateliers sont fermés les dimanches et jours fériés, que les ouvriers emploient à leur guise, sans qu’il soit exercé sur leurs loisirs ou leurs plaisirs aucun contrôle. Le travail n’est pas continu, et il n’y a par conséquent pas d’équipes de roulement. Aux chantiers, comme aux ateliers, la journée de travail est de dix heures.

Après la peine du travail, et en face d’elle, le prix du travail. On sait dans quelle mesure il est légitime de parler de salaire moyen, et qu’il y a autant de salaires différens que de spécialités, si ce n’est même que d’ouvriers. Mais, dans la mesure où il est légitime d’en parler, le salaire moyen quotidien, par spécialités, varie, pour les ouvriers des ateliers M. : aux forges, de 3 fr. 53 (pilonnier) à 10 fr. 30 (marteleur) ; à la fonderie de fer, de 4 fr. 10 (outilleur) à 5 fr. 90 (mouleur) ; à la fonderie de cuivre, de 4 fr. 20 (outilleur et ébarbeur) à 5 fr. 90 (mouleur) ; aux modèles, il est sensiblement égal pour les trois catégories (modeleur, 5 fr. 80 ; menuisier, 5 fr. 50 ; charpentier 5 fr. 70). Le perceur de l’ajustage à la main ne gagne que 4 fr. 19 et le monteur, 6 fr. 50 ; le meuleur de l’ajustage à Coutil, 4 fr. 20 ; le tourneur, 5 fr. 60. A l’outillage, le fraiseur et le frappeur reçoivent 3 fr. 90, l’ajusteur, 5 fr. 14. A la chaudronnerie de fer, le traceur touche 7 fr. 20, mais le frappeur n’a que 4 francs ; à la chaudronnerie de cuivre, le chaudronnier est payé 6 fr. 05 ; son aide, seulement 3 fr. 60. L’aide-chauffeur des forges à 4 fr. 20 ; l’aide-fondeur de la fonderie de fer, 4 fr. 80 ; celui de la fonderie de cuivre, 4 fr. 50 ; l’aide-chaudronnier de la chaudronnerie de fer, 3 fr. 10. Les manœuvres gagnent, selon les ateliers auxquels ils sont attachés, 3 fr. 80, 3 fr. 90 ou 4 francs. L’apprenti-ajusteur touche 1 fr. 37, l’apprenti-tourneur, 1 fr. 44 ; l’apprenti-chaudronnier en fer, 1 fr. 60 ; l’apprenti-chaudronnier en cuivre, 1 fr. 83.

Mais ce salaire moyen vaut et signifie ce que signifie et vaut un salaire moyen. En effet, voici des modeleurs à 6 fr. 50 ou même à 6 fr. 80, mais en voici un à 2 fr. 30 ; et voici des fondeurs à 7 francs, à 7 fr. 30, à 7 fr. 50, mais en voici à 5 francs, à 4 fr. 50, à 3 fr. 80, à 3 fr. 30, à 3 francs ; en voici un à 2 fr. 50. Voici des ébarbeurs à 4 fr. 20, en voici à 3 fr. 50 ; des outilleurs à 5 francs, et d’autres à 3 francs. A la fonderie de cuivre, il y a des mouleurs à 7 francs ; et il y en a à 6 francs, à 5 francs, à 3 francs, à 2 francs. Il y a des chaudronniers, à la chaudronnerie de fer, qui touchent 4 fr. 20 ou même 3 fr. 30 ; et il y en a qui touchent 8 francs ou même 8 fr. 30 ; à la chaudronnerie de cuivre, il y en a qui touchent 7 francs, 7 fr. 20, 7 fr. 80, et il y en a qui touchent 5 francs ou 4 fr. 80.

Il en est aux chantiers comme aux ateliers. A la chaudronnerie de fer des chantiers, voici des ouvriers à 8 francs et à 8 fr. 30 ; en voici à 6 francs, à 5 fr. 50, à 4 francs. Et voici, aux chantiers, des chaudronniers en cuivre à 7 francs et 7 fr. 30 ; mais en voici à 4 fr. 80. Il y a des forgerons à 7 francs, à 7 fr. 30, à 7 fr. 50 ; et il y en a à 3 fr. 80 et à 3 francs. Un pilonnier gagne 4 fr. 20, un autre ne gagne que 2 fr. 80. Certains menuisiers reçoivent 6 fr. 30, 6 fr. 80, ou même 7 fr. 50 ; mais certains autres ne gagnent que 5 francs, 4 fr. 20, ou même 4 francs. Voici des charpentiers à 7 francs, à 7 fr. 80, en voici un à 8 francs ; et en voici à 5 fr. 50, 5 fr. 30, 5 fr. 20, 5 francs. Les gréeurs gagnent de 4 à 5 francs ; les riveurs, de 5 francs à 5 fr. 50 ; les teneurs de tas, de 2 francs à 4 francs ; les chauffeurs de clous, de 1 fr. 50 à 2 fr. 50. Il y a des chanfreineurs et des ajusteurs à 7 fr. 50, mais il y en a à 5 fr. 30. De 5 fr. 30 à 6 francs, c’est ce que reçoivent les électriciens, et la plupart des tourneurs sur métaux (deux pourtant, âgés de 19 et de 17 ans, et considérés probablement comme des apprentis, ne touchent l’un que 3 francs, l’autre que 2 fr. 80). Les taraudeurs gagnent de 3 fr. 80 à 5 fr. 50 ; l’outilleur, 5 fr. 80 ; l’affûteur et le trempeur, 5 fr. 50 ; les meuleurs, de 4 fr. 20 à 4 fr. 80 ; le mortaiseur, 5 francs ; les raboteurs, de 4 fr. 50 à 6 francs ; les scieurs de métaux, les enrouleurs de tôles, les épauleurs, de 4 francs à 4 fr. 50 ; les cisailleurs et poinçonneurs, de 4 francs à 4 fr. 50 (quelques-uns, 3 fr. 80 ou 3 fr. 50 seulement). Il n’y a pas de perceur ou de fraiseur à la machine qui touche plus de 5 fr. 50, il y en a qui ne touchent que 3 fr. 80 : les perceurs à la main ont tous ou presque tous de 4 francs à 4 fr. 50 ; leurs aides, de 1 fr. 50 ou 2 francs à 3 fr. 50 (ce sont tous jeunes gens).

Dans les professions ou services auxiliaires, les maçons gagnent de 5 francs à 5 fr. 50, leurs aides de 3 fr. 80 à 4 fr. 30 ; les peintres, de 3 fr. 30 à 6 fr. 30 ; 6 fr. 30 aussi, le bourrelier ; et le vannier, 5 francs. On donne de 4 fr. 80 à 5 fr. 80 au mécanicien et aux chauffeurs de la machine motrice, de 4 à 5 francs aux chauffeurs et conducteurs de treuil, grues et mâts de charge ; 4 fr. 30 au chauffeur de four, 4 fr. 80 et 5 francs aux graisseurs ; 5 francs et 3 fr. 80 à l’infirmier et à son aide (taxés à l’heure comme les ouvriers) ; de 4 fr. 20 à 4 fr. 50 aux gardiens ; de 5 fr. 30 à 7 francs aux distributeurs d’outillage (avec un gamin de 44 ans, à 1 fr. 50) ; de 4 fr. 50 à 5 francs aux distributeurs dans les magasins ; 5 francs aux classeurs. Les manœuvres des chantiers sont payés 3 fr. 50, 3 fr. 80, 4 francs, 4 fr. 20, 4 fr. 30, 4 fr. 50. Un seul, qui vraisemblablement est le chef, figure en tête de la liste pour 5 fr. 50.

Que si maintenant, dans la construction mécanique comme dans la métallurgie et dans le Nord-Ouest comme dans la Loire, on tient pour un salaire bas le salaire au-dessous de 4 francs, pour un haut salaire, le salaire de 7 francs et au-dessus, et tout le reste, entre 4 et 7 francs, pour des salaires médiocres, — c’est-à-dire ni bas, ni hauts, mais suffisans ; et il faudrait encore expliquer « suffisans ! » — on peut affirmer qu’en somme la quantité de beaucoup la plus considérable des ouvriers de la Société des Forges et Chantiers reçoit un salaire médiocre, au sens étymologique, un salaire « de milieu, » intermédiaire entre 4 et 7 francs. Comme bas salaires, au-dessous de 4 francs, on ne trouve, aux ateliers, que le pilonnier des forges (3 fr. 53)[7], le frappeur et le fraiseur de l’outillage (3 fr. 90), les manœuvres, les aides et les apprentis ; comme hauts salaires, au-dessus de 7 francs, le marteleur des forges (10 fr. 30), le traceur de la fonderie de fer (7 fr. 20). Au modelage, pas de haut salaire ; parmi les mouleurs de la fonderie de fer, 11 ouvriers à haut salaire, s’à bas salaire, 26 à salaire intermédiaire. Par rapport à l’âge, les hauts salaires vont à des ouvriers de 67, 65, 62, 56, 50, 49, 47, 44, 43 et 41 ans ; les bas salaires, à de jeunes hommes de 21, 19, 18 et 17 ans ; les salaires intermédiaires, à des ouvriers de tout âge, de 23 à 67 ans.

La même observation pourrait être faite sur toutes les catégories ou spécialités d’ouvriers des ateliers et des chantiers. Aux chantiers, on trouverait comme hauts salaires : un menuisier (7 fr. 50) ; 17 chaudronniers en fer (de 7 francs à 8 fr. 30) ; 2 chaudronniers en cuivre (7 francs et 7 fr. 30) ; 3 forgerons (de 7 francs à 7 fr. 50) ; 25 charpentiers (de 7 francs à 8 francs) ; 2 chanfreineurs (à 7 fr. 50) ; 2 ajusteurs (7 francs et 7 fr. 50) ; i distributeur d’outillage (7 francs). Les âges correspondans sont : pour le menuisier, 40 ans ; pour les chaudronniers en fer, de 30 à 55 ans ; pour les chaudronniers en cuivre, 42 et 49 ans ; pour les forgerons, 30 ans et 51 ans ; pour les charpentiers, de 26 à 67 ans ; pour les chanfreineurs, 40 et 42 ans ; pour les ajusteurs, 40 et 45 ans ; pour le distributeur d’outillage, 37 ans. Comme bas salaires, aux chantiers, en dehors des manœuvres, des aides, des apprentis, et de quelques ouvriers dont l’âge permet de dire qu’ils sortent à peine de l’apprentissage, on ne relèverait que des cas individuels très rares ; et peut-être serait-il abusif d’appliquer indistinctement la qualification de « bas salaire » au prix qui rétribue le travail d’un aide, d’un apprenti, qui n’est pas encore maître de son métier, d’un manœuvre qui n’a pour ainsi dire pas de métier, et à celui qui rétribue le travail d’un ouvrier fait, de métier classé, de capacité et de productivité pleinement développées.

La base sur laquelle est établi le salaire est l’heure de travail : 10 heures de travail à 0 fr. 50 l’heure, 5 francs par jour ; à 0 fr. 70, 7 francs. Autant que possible, les ouvriers travaillent « au prix fait » ou au « marchandage, » — cette expression de « marchandage » a le tort de rappeler les sévérités de la législation de 1848, où elle est prise dans un sens péjoratif ; le sens, à peu près, de l’anglais sweating-system ; — mais, ici, de toute manière, l’ouvrier n’en souffre pas ; s’il y a perte par rapport au prix fait, ce n’est pas lui qui la supporte, on ne la lui retient pas ; et s’il y a bénéfice, il en profite, on le lui compte. L’heure de travail n’est donc qu’une base de salaire et le salaire à l’heure n’est donc lui-même qu’une taxe minima : l’ouvrier ne peut pas recevoir moins, il ne peut que recevoir plus[8]. Le marchandage se débat ou le prix se fait entre l’ouvrier et le contre-maître ; il n’est arrêté et définitif qu’après l’approbation du chef d’atelier, du sous-ingénieur, de l’ingénieur des ateliers et de l’ingénieur en chef ; toute la hiérarchie y passe, et l’on ne saurait demander plus de garanties. Lorsque, par hasard, des ouvriers doivent venir le dimanche réparer les machines ou les chaudières des ateliers, — réparations qui ne pourraient être faites en semaine sans suspendre la marche de l’usine, — la demi-journée du dimanche matin (cinq heures de travail effectif), leur est comptée six heures ; celle de l’après-midi sept heures. Pour les travaux du soir ou les travaux de nuit, les heures sont majorées de moitié ; soit 1 heure et demie pour 1 heure. Sont tenues pour heures de nuit les heures entre 8 heures du soir et s’heures et 5 demie du matin[9].

La paie se fait tous les samedis, la journée finie, après 6 heures du soir, dans les bureaux et sous la surveillance des contremaîtres. On ne consent d’avances que pour des cas « imprévus. » L’ouvrier doit en faire la demande par écrit à l’ingénieur en chef, avec ses motifs à l’appui. L’avance consentie est remboursable au moyen d’une retenue variant, suivant l’importance de l’avance, de 5 à 10 francs par semaine, et le remboursement en doit être effectué dans les deux ou trois mois.

Aux Forges et Chantiers, il n’est point infligé d’amendes Toutefois une retenue de salaire peut être opérée, quand l’ouvrier arrive en retard. Il doit être entré à l’atelier, le matin, à 6 h. 35. S’il n’est pas là, la porte lui est fermée jusqu’à 7 heures. Il peut alors entrer jusqu’à 7 h. 5, mais sa demi-journée, qui reste de quatre heures et demie, ne lui est plus comptée que pour quatre heures ; et par cette retenue, indirectement, il est à l’amende d’une demi-heure, en plus de la demi-heure perdue. Le prix de cette demi-heure est versé à la caisse de secours. L’après-midi, la consigne est plus rigoureuse encore, et l’ouvrier qui n’est pas entré à 1 h. 5. n’entre plus.


V

Le contrat de travail est très simple, si simple qu’il n’y en a pour ainsi dire pas. Les ouvriers sont embauchés par les chefs d’atelier pour un temps indéterminé, et, au bout de la première semaine, après six jours de présence et d’épreuve, taxés suivant leurs aptitudes, à tant de l’heure. On n’exige plus le livret. Au départ, tout ouvrier. qui désire quitter la Société est obligé de prévenir, huit jours à l’avance, son chef d’atelier ou son contre-maître. Le même délai de huit jours est obligatoire, lorsque c’est, au contraire, le contre-maître ou le chef d’atelier qui, pour une cause ou pour une autre, renvoie l’ouvrier. Mais, en fait, ce délai de huit jours n’est presque jamais observé, presque jamais on n’astreint l’ouvrier à faire sa huitaine ; car, en ce cas, il travaille mal, — c’est ce qu’on nous a déjà dit ailleurs ; — et il n’y a aucun intérêt à lui imposer, — et à s’imposer du même coup, — ce mauvais travail. Soit pour départ volontaire, soit pour renvoi, il n’y a, ni de part ni d’autre, indemnité.

L’apprentissage est soumis aux règles ordinaires. L’enfant qui veut se faire admettre comme apprenti doit, s’il n’est âgé que de douze ans ou de moins de treize ans, présenter, comme la loi le prescrit, un certificat d’études primaires et un certificat d’aptitude physique. Pendant environ deux mois, les apprentis sont employés dans les ateliers, sans recevoir de salaire ; après deux mois, ils commencent à être payés, 0 fr.. 05 l’heure : petits conscrits de la grande armée du travail. Mais, la fortune, ici, comme partout, a ses caprices et ses faveurs ; les apprentis-chaudronniers, traités tout de suite comme des aides, sont payés, dès le premier jour, et payés 10 centimes l’heure.


Telle est l’organisation, telles sont les conditions du travail dans la construction mécanique ; dans l’une au moins, et non la moindre des branches de cette industrie, la construction navale ; dans l’un des établissemens, et l’un des plus considérables, de la construction navale en France, les établissemens du Nord-Ouest de la Société des Forges et Chantiers de X… Nous l’avons dit en commençant et nous le répétons pour finir : il ne serait pas exact de donner cette observation faite en temps de crise comme l’image du travail dans la construction mécanique à l’état normal ou à l’état de santé ; et, scientifiquement, peut-être y perd-elle de sa valeur. Mais, socialement et, si je l’ose ajouter, politiquement, elle y gagne de l’intérêt, car elle montre non seulement l’influence des circonstances générales de l’industrie sur les conditions du travail, et jusque dans le dernier détail de la dernière de ces conditions, mais aussi l’influence d’une bonne ou d’une mauvaise loi sur les circonstances générales de l’industrie même. Et la morale qui en découle, puisqu’il y a une morale en tout, c’est que qui fait des lois, et par les lois qu’il fait tient en ses mains le travail, le prix et la vie des hommes, il ne doit les faire qu’avec une extrême prudence, non selon ce qu’il sent, mais selon ce qu’il sait ; non selon ce qu’il veut, mais selon ce qu’il peut ; que l’intention ne le dispense pas de la précaution ; qu’il lui faut avoir la sagesse de réfléchir avant d’agir, et, lorsqu’il a agi, s’il a agi de travers, le courage de réagir.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue des 1er juillet, 1er août. 15 septembre, 1er décembre 1902 et 1er juin 1903.
  2. Résultats statistiques du recensement des industries et professions (Dénombrement général de la population du 29 mars 1896), t. IV, p. L. Une autre publication de l’Office du travail : Salaires et durée du travail dans l’industrie française, t. III, p. 135 et suivantes, fait tenir, sous le titre de Chaudronnerie et fonderie en fer, construction mécanique, des établissemens de chaudronnerie et construction mécanique, chaudronnerie et constructions en fer, chaudronnerie et constructions métalliques, chaudronnerie en fer et en acier, constructions navales, chaudronnerie et fonderie, fonderie de fer, fonderie et manufacture d’appareils de chauffage, fonderies de fer et de bronze, fonderie et construction mécanique, fonderie de fer et constructions en fer, fonderie de fer et d’acier, fonderie et modelage, fonderie et forges, fonderie et fabrication de pièces en fonte et en bronze pour machines, fonderie de fer et de cuivre, construction mécanique, construction de chemins de fer à voie étroite et de vélocipèdes, fabrique de machines agricoles, construction de métiers et de filets, construction de machines-outils, construction de berlines pour houillères, construction d’appareils pour sucreries et de charpentes métalliques, construction de moteurs à vapeur, construction de moteurs à gaz, construction mécanique et scierie, construction de métiers à bonneterie, construction de voitures et wagons de chemins de fer, fabrique de pièces détachées pour filature, fabrique de pompes à incendie. Ateliers de construction pour bâtiment, ateliers de mécanique et fonderies (fer et bronze), fabrique d’instrumens agricoles, construction mécanique et travail du bois, fabrique de machines agricoles et industrielles, construction pour mines et chemins de fer, construction de matériel de guerre, fabrique de pièces pour artillerie, marine et chemins de fer, manufacture d’armes, fabrique d’instrumens de pesage, construction de machines pour tissage, fabriques de roues et fraises pour horlogerie, construction de charrues et instrumens aratoires, fabrique d’essieux, fabrique de trieurs, construction de pressoirs, fouloirs, construction de moteurs hydrauliques, construction de machines pour laiteries et vacheries, etc. — Et peut-être faudrait-il y ajouter les établissemens compris dans la « ferronnerie » sous le titre : Grosse serrurerie et constructions métalliques, ainsi que ceux ou plusieurs de ceux qui figurent un peu plus loin sous la rubrique : Travail des métaux communs.
    On compte environ 200 000 personnes occupées aux ateliers de chaudronnerie, fonderie en deuxième fusion, et construction mécanique ; plus de 60 000 personnes dans la fabrication d’appareils et articles divers en cuivre ou bronze ; 60 000 encore dans la charpente en fer et la serrurerie de bâtiment ; 50 000 dans la grosse ferronnerie, etc. 21 usines de grosse ferronnerie emploient chacune plus de 500 ouvriers, et il en est de même pour 4 grandes usines d’appareils et articles en cuivre et en bronze, comme aussi pour 2 ateliers de chaudronnerie, 5 fonderies de fer et 15 établissemens de construction de machines diverses.
  3. La Société des forges et chantiers de X…, — puisqu’il faut dire un mot de sa vie antérieure, — avait été créée en 1856 (l’année même, nous pouvons le noter en passant, où Le Play terminait son enquête sur les Ouvriers européens). « À cette époque, dit la Notice historique publiée pour l’Exposition de 1900, les affaires industrielles et commerciales se transforment et prennent des développemens nouveaux par le groupement des capitaux et la formation des sociétés. L’industrie des constructions navales en particulier entre alors dans une ère nouvelle par la substitution à peu près complète des matériaux métalliques au bois pour la construction des coques, les perfectionnemens importans apportés sans cesse aux appareils moteurs et évaporatoires ; en même temps la cuirasse fait son apparition pour la protection des navires de combat. Depuis ce moment, on voit constamment s’accroître les dimensions et le déplacement des navires, tant de ceux destinés aux divers emplois dans la marine du commerce que de ceux qui doivent constituer les flottes de guerre ; la vitesse suit aussi une marche ascendante constante, également réclamée pour les nécessités de la concurrence commerciale et pour la supériorité dans les opérations militaires. »
    La Société des Forges et Chantiers n’avait encore que ses établissemens du Midi : chantiers de construction navale, à L. S. ; groupe d’ateliers mécaniques, à M… ; mais déjà elle exécutait machineries, chaudières, navires complets, engins de dragage, etc. C’est en 1872 seulement, lorsqu’elle racheta de la Compagnie de l’Océan les anciens ateliers M…, quelle acquit son plein développement, par l’aménagement de ses établissemens du Nord-Ouest, qui font spécialement l’objet de cette étude.
  4. Exactement 3 900 ; et 4 400 dans les établissemens du Midi : en tout, 8 300.
  5. 877 aux ateliers (machines et chaudières) et 1 048 aux chantiers (construction navale proprement dite).
  6. La même observation serait vraie, au surplus, de la métallurgie, qui, elle aussi, traversait une crise, dans la Loire du moins, au moment où nous l’étudiions.
  7. Ce chiffre et les suivans sont empruntés au tableau récapitulatif du salaire moyen quotidien par spécialité.
  8. Exemple pour l’atelier des forges :
    Catégories d’ouvriers Taxe type par heure minima Taxe majorée des bénéfices
    fr. c. fr. c.
    Marteleur 1 10 1 694
    Forgeron 0 70 0 997
    Frappeur 0 40 0 52
    Pilonnier 0 42 0 5376
    Chauffeur 0 70 0 93
    Aide-chauffeur 0 55 0 69
  9. Aux travaux du dehors, dont l’effectif est essentiellement variable, mais peut atteindre le chiffre de 250 hommes, la durée moyenne de la journée de travail est subordonnée aux règlemens des ports et des usines où sont exécutés les montages. Le salaire moyen et type est le même que celui de l’ouvrier de même catégorie travaillant dans les ateliers ; mais, pour les montages effectués en dehors de X…, ce saloirs est majoré de 50 p. 100.