Flammarion (p. 217-240).

VII


L’éteigneur des réverbères avait saisi le marteau de la porte et les trois coups espacés qu’il frappa retentirent comme au flanc sonore d’une barrique vide.

Les deux soldats enveloppèrent la maison d’un regard de connaisseurs experts.

Vraiment elle ne marquait pas mal, toute proprette, avec un tantinet de banalité bourgeoise, revêtue d’un jaune doux et sobre de café au lait fort en crème, sur lequel six volets hermétiquement clos mettaient des bruns plus vigoureux : le châtain distingué des purées de marrons. La montée à pic de la rue biseautait son pied de meulière, et, de sa toiture débordante, une ombre en demi-teinte, coulait, baignait tout l’étage supérieur d’une vapeur légère et de bon goût. Seul, sur la discrétion parfaite de l’ensemble, le numéro-enseigne jurait ; il jurait comme un possédé, troublait à l’égal d’une clameur la paix de ce coin de petite ville, toujours plongé en un vague alanguissement de demi-éveil. Il n’était point, selon la formule, de tôle en saillie et dorée, mais peint à même la maçonnerie, dans un incarnat éclatant emprunté au sang même des bœufs et que parsemaient agréablement des joyaux de couronnes royales : l’améthyste violette et la pâle turquoise, alternées de topazes ardentes mêlant à la splendeur de ce feu d’artifice des rondelles de sucre de pomme.

Mais le plus beau c’était l’épaisse masse d’ombre ménagée au côté de chaque chiffre, cet extraordinaire dégradé qui passait sans que l’on sût comment du noir opaque de la tombe au blond diaphane des nouveau-nés, atteignait d’un extrême à l’autre avec les subtilités insaisissables d’une étude psychologique puissamment fouillée et rendue. Sous la poussée violente du relief, le numéro avait le saut d’une grenouille, jaillissait hors de la muraille. Il débordait en travers du trottoir comme s’il eût voulu, au passage, arrêter le chapeau du promeneur, et l’aperçu de ce petit chef-d’œuvre jetait un trouble en les âmes pures, déchaînait l’enthousiasme bruyant des galopins.

— Ça dégotte ! souffla Croquebol à l’oreille de La Guillaumette.

— Oui, déclara le brigadier ; c’est mieux q’chez nous ; y a pas d’erreur.

Le bonhomme, qui avait frappé trois nouveaux coups, en frappa trois autres encore. Étonné de ne voir rien venir, il grognait : “ Ah çà, nom d’un chien, y sont donc tous morts là-dedans ! ” quand une voix partit de l’envers d’une persienne, une voix de mâle enroué demandant ce qu’on lui voulait. Alors, le nez au vent, parlant au vide, il dit :

— M’sieu Frédéric, c’est des militaires de passage qui voudraient rigoler un peu. Vous pouvez t’y pas leur ouvrir ?

L’interpellé, toujours invisible, prit le temps de la réflexion. À la fin, cependant, il se décida ; il entrebâilla les volets et inclina légèrement au dehors la plus curieuse tête de cochon, molle et blême, qui se fût rencontrée depuis François Ier. Immédiatement il fut fixé, flaira un galvaudage de troupiers en bordée, le coup de noce énorme des lendemains de débet.

— Parfaitement, messieurs, parfaitement, dit-il avec une exquise politesse ; une seconde, si vous voulez bien ! Je suis à vous !

Et là-dessus il disparut, ramenant sur lui sa persienne.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent. Tenant son rôle pour terminé, l’homme au gaz s’en était allé et rapetissait dans la buée incertaine du matin. Il y eut un traînement de semelles, puis une clé grinça dans la rouille d’une serrure, et M. Frédéric, s’effaçant, fit aux deux cavaliers les honneurs de son chez-soi. Simplement, il avait enfilé sa culotte que maintenait serrée sur ses hanches l’enroulement d’une ceinture rouge. Ses deux pieds nus dansaient dans ses savates de cuir et les pointes effilées de son madras safran lui arrondissaient sur le crâne le croissant d’une Diane antique.

— Messieurs, je vous souhaite le bonjour. Donnez-vous la peine d’entrer. Un triste temps pour la promenade, n’est-ce pas ? Tout droit devant vous, s’il vous plaît.

Que d’égards, mon Dieu, que d’égards ! Ils saluèrent, un peu confus, point faits à une telle débauche de courtoisie.

M. Frédéric continuait :

— La porte vitrée, messieurs ! Si vous voulez bien ouvrir la porte vitrée ! C’est le salon bleu, ici, messieurs ! Veuillez vous asseoir, je vais prévenir.

Mais une suffocation les clouait sur le seuil, et ils y demeuraient, méfiants, avec un recul de la tête instinctif et simultané, chassant devant eux, d’un souffle fort, l’aigre bouffée qui les saisissait à la gorge. C’était une tiédeur complexe, intraduisible, défiant l’analyse ; un méli-mélo de tous les relents, le fond de bock, le fond de culotte, le fond de pipe ; un bouquet d’haleines surchauffées et de féminines moiteurs, mariant à l’écœurante douceur du beurre qui fond, l’âcreté assassine d’une cage où des fauves auraient dormi. Le salon, au reste, était bien, et les deux hommes, du premier coup, en embrassèrent toute la classique élégance : aux murs, des torchères de zinc singeaient le bronze à s’y méprendre ; dans un angle, un piano fermé reflétait des blancheurs d’aurore, alors que le plafond, par cette aube de boue, ouvrait une échappée ovale et cerclée d’or sur un azur printanier que traversait le vol immobile d’une alouette.

Le patron les poussait doucement, inconscient de leur répugnance.

Il dit encore :

— Prenez donc des chaises, messieurs. Je vous demanderai une petite minute de patience.

— Faites ! Faites ! dit La Guillaumette.

Il les laissa, et tandis que le carillon d’une sonnerie électrique secouait la maison du grenier à la

« Mesdames, au salon. »

cave, on l’entendit, emplissant de son organe puissant les échos d’une cage d’escalier :

— Mesdames, au salon ! Pressons-nous ! Il y a des personnes qui attendent !

Sur la molesquine d’une banquette, La Guillaumette et Croquebol s’étaient affalés côte à côte avec un « ouf ! » parti à la fois de leurs deux bouches et où tenait l’immensité d’une lassitude qu’ils n’eussent jamais supposée telle. À eux deux, des pieds à la tête, ils n’étaient qu’une courbature ! C’était comme si, durant des heures, on les eût roués à coups de matraque, et ils eussent juré qu’une brute sauvage leur avait lardé les jarrets avec des chevilles. Sur leurs têtes, des sommiers craquaient, un brouhaha assourdi de petites pattes trottant à nu sur le plancher et de bottines chaussées à la dépêche les initiaient à la turbulente éveillée d’un pensionnat de demoiselles. Et bientôt, une à une, ces dames apparurent, ébouriffées, dormant debout, l’œil humide, avec des coins de lèvres tordus qui trahissaient des commencements de gueules-de-bois arrêtées en pleine gestation.

La première qui entra fut une brune maigrillotte. Sa toison abondante et sombre, réédifiée d’un tour de main, au petit bonheur, la coiffait du talpack incliné et frisé des anciens hussards de la garde, pendant que son peignoir, point clos, bâillait comme une porte entr’ouverte sur sa grêle nudité de toute petite fille. Ayant reniflé elle dit :

— Bougre ! Ça ne fouette pas qu’un peu, ici ! Ohé, mon père Frédéric, machin-chouette, si on renouvelait l’atmosphère ? Y a de quoi en crever, ma parole d’honneur !

Mais l’épaisse blonde qui la suivait protesta avec énergie :

— Dis donc, ma fille, tu te fous de nous ? Les fenêtres ouvertes, à cette heure-ci ! pour attraper des fluxions de poitrine ? Jamais ! J’tiens pas encore à clamecer[1], moi !

La brune continua :

— Ça pue pourtant assez !

— Eh ! fit l’autre qui le prit de haut, c’est toi qui pues ! T’as l’blair[2] bien délicat, ce matin ! Pour sûr que j’aime mieux être ici q’dans tes chaussures !

Il y eut querelle, ces dames échangèrent de la fange. M. Frédéric qui, tout juste, faisait sa réapparition, se vit contraint d’intervenir :

— Allons, voyons, un peu de calme ! Rosa, s’il vous plaît, taisez-vous !

Aussi bien était-ce là de l’histoire ancienne. Il n’avait pas achevé de dire “ taisez-vous ” que déjà elles n’y pensaient plus : brune et blonde, le dos l’une à l’autre tourné, chevauchaient en amazones les cuisses tombantes des deux soldats. Elles avaient l’acrimonie facile des filles mais aussi le manque absolu de toute rancune, pareilles à ces pierrots rageurs bataillant sur les toits, du bec et de la griffe, pour une simple miette de pain que dans le même temps et sans transition ils se partagent fraternellement. Elles s’octroyaient un mot énorme, voire une claque ou un coup de savate sans que cela tirât à conséquence, et volontiers s’étant qualifiées, un quart d’heure, de saloperies et de chameaux, elles coupaient court à la discussion pour s’emprunter ou se rendre dix sous. Apportant dans leur existence l’imprévu de dialogue d’une opérette folle, tour à tour elles riaient, pleuraient, s’offraient des consommations, se volaient aux lèvres, l’une l’autre, des bouts de cigarettes commencées : elles se lançaient des infamies, s’enlaçaient pour un tour de valse, s’appelaient “ sale gueule ” ou “ mon cœur ”, criaient “ vive la noce ! ” puis hurlaient à l’ennui, et s’interrompaient brusquement de se lamenter sur leur sort, pour s’étirer les membres en chantant à tue-tête :

Amis, la mer est belle,
La fille est encore mieux,
J’en pinc’ pour la mèr’ 
J’en pinc’ pour la fille,
J’en pinc’ pour tout’ les deux !

C’est ainsi que la brune, ayant, de chaque main, saisi entre le pouce et l’index les joues rebondies de Croquebol et mignardement embrassé les deux bourrelets de chair violette qu’elle amenait jusqu’à ses lèvres, ne lui donna pas le loisir de répondre à sa question : “ Mon petit homme, qu’est-ce que tu me payes ? ” ; elle sauta sur ses pieds et courut au piano, y jouer d’un seul doigt le bon roi Dagobert.

Sur les genoux du jeune homme une nouvelle arrivée vint prendre la place toute chaude.

Car la descente continuait.

D’autres pensionnaires apparurent.

On vit des têtes hâves, blafardes, gardant l’hébètement inquiet des premiers sommeils mal secoués ; des yeux culottés d’azur tendre, des bouches dont le mauve fiévreux avait la flétrissure des violettes fanées ; des joues vertes, comme aperçues dans le demi-jour coloré d’un cabinet d’antiquaire et où les plis de l’oreiller laissaient des marques de coups de fouet. Des peignoirs rouges et des peignoirs bleus alternèrent, des écharpes de gaze, blanches et noires, et de familières camisoles. Même, un moment, une couche-toute-nue se montra dans l’encadrement de

« Et bientôt, une à une, ces dames apparurent. »

la porte, venue telle quelle, sans plus de cérémonies, les pieds dans des babouches brodées.

Quand elle eut vu de quoi il s’agissait, elle afficha un extrême dédain.

Elle dit :

— Des fiflots ? Y a rien d’fait ! j’travaille pas dans c’te partie-là !

Et elle fut regagner son lit.

D’autres, au contraire, s’exclamaient :

— Ah ! chouette alors ! c’est des soldats !

Installé derrière son comptoir, la nuque reflétée dans la glace, M. Frédéric, d’un coup d’œil, passa en revue son personnel. Puis ayant, comme pour les bénir, étendu ses deux mains ouvertes sur les goulots de ses bouteilles, il demanda avec toute l’obséquiosité d’usage :

— Qu’est-ce que ces messieurs désirent prendre ?

Ils étaients crevés, ces messieurs ! infortunés morts à la peine, assassinés de la fatigue et de l’abrutissement de cette nuit ratée !

Oh ! cette nuit ! Ainsi vue à travers la douceur d’un repos si laborieusement conquis, il leur semblait qu’elle n’eût jamais eu de commencement, qu’elle se perdît en un éloignement de siècles écroulés les uns sur les autres ! Sans la force d’une tentation, insensibles, annihilés, ils couvaient de leur œil éteint ce déballage de magnificences féminines. De l’ouate coulait en leurs veines ! Ils avaient réussi à libérer leurs cuisses, — sournoisement, d’une poussée lente qui ressemblait à une caresse, — et précipitamment s’étaient mis à l’abri de toute invasion nouvelle, en ramenant devant eux leurs sabres, plantés droits entre leurs genoux. Et ainsi, les mains en avant, posées sur les gardes des armes, renversés eux-mêmes en arrière dans le dossier amolli de la banquette, ils goûtaient, calmes et béats, l’infinie jouissance d’être assis.

À la voix de M. Frédéric, La Guillaumette, cependant, s’éveilla.

Il éleva vers le maître de l’établissement un regard que voilait un rêve, et déjà il ouvrait la bouche pour répondre quand le cadran d’un œil-de-bœuf couronnant le chambranle supérieur de la porte, accrocha son regard au passage.

Alors il bondit, mis debout, comme sous la surprise d’une décharge électrique :

— Tonnerre ! Quatre heures moins un quart ! Croquebol, vite, vite, détalons ! Messieurs et dames, bien le bonjour !

Croquebol, qui n’était jamais à la question, eut besoin que son compagnon l’ébranlât d’une bourrade violente.

En fait il commençait à s’assoupir doucement, le nez aplati dans les poings.

Edifié, il fut pris d’une frousse formidable.

Il répéta :

— Quatre heures moins le quart ? mais alors nous sommes dans le lac !

— P’t’être pas ! dit La Guillaumette ; seul’ment, pour moisir, c’est pas l’jour ! Allez ! allez ! en chasse !

L’autre, dit :

— J’te crois !

Et d’un bond ils furent à la porte.

M. Frédéric la gardait ! Dégringolé de son comptoir avec la soudaineté d’une avalanche, il barrait la sortie, de ses jambes écartées et de ses abatis en croix.



  1. Mourir.
  2. Le nez.