Flammarion (p. 241-260).

VIII


— Oh mais pardon ! fit d’un ton narquois ce préposé au maintien de la saine gaieté française, il y a de l’erreur, messieurs ! Vous n’allez sans doute pas vous en aller comme ça ?

La Guillaumette sentit ses torts.

Il voulut essayer de la conciliation, encore qu’il piétinât d’impatience :

— Voyons, vieux frère, faites-nous pas une tête pareille, hein ! Quand je vous dis q’nous sommes pressés, à la dernière minute, quoi ! C’est t’y donc que vous voulez nous faire manquer le train ?

— Eh ! je me fiche un peu que vous manquiez le train, s’écria M. Frédéric perdant sa fleur de distinction. Non, mais vous êtes encore rigolos, tous les deux ! Alors vous vous imaginez que vous avez le droit de venir en pleine nuit réveiller les honnêtes gens, chambarder une maison tranquille, nous faire lever, moi et ces dames, et tout ça pour en arriver à nous conter que vous êtes pressés par le train ? Vous vous fichez du pape, mon bon ; on ne se conduit pas de cette façon-là !

Le brigadier sentait fuir les minutes. La moutarde lui montait au nez.

— Eh ! répliqua-t-il violemment, c’est vous qui êtes rigolo ! Si nous ne sommes pas rendus à notre poste à heure fixe et que nous trinquions de quinze jours de prison, qui c’est qui les fera ? C’est t’y vous ? Allons, voyons, assez causé, r’tirez-vous d’là et laissez-nous partir ! Que diable, nous sommes gens de revue, nous prendrons ça une autre fois !

Le patron eut le hochement de tête de l’homme qui ne veut rien savoir.

Il demeura planté en X, fort de son droit, décidé à ne point céder.

Il était de ceux que la colère décompose, et petit à petit une pâleur livide s’élargissait sur son visage, l’envahissait ainsi que d’une tache d’huile partie de la pointe même de son nez en groin, lui gagnant les joues, puis les tempes, et jusqu’aux bourrelets des oreilles.

La Guillaumette, le long de ses flancs, balançait ses deux poings serrés.

Subitement, il éclata :

— Cré vingt Dieu de bon Dieu du tonnerre de Dieu ! Voulez-vous ficher l’camp d’ici ?

Pour toute réponse, M. Frédéric, d’une voix calme, appela l’une de ses pensionnaires :

— Raphaële, allez donc éveiller Honoré. Vous lui direz qu’il s’habille en deux temps et qu’il coure jusqu’au quartier des chasseurs, chercher le poste.

Quand l’excellent La Guillaumette eut ouï parler d’aller quérir la garde, dame, ça se gâta tout à fait. Avec ça que les femmes criant : « Flanelle ! Flanelle ! Y n’ont pas le sou ; sortez-les ! » jetaient de l’huile sur le feu. Croquebol, de son mieux, faisait face à l’orage, tâchait à dominer, de sa basse profonde, les clameurs aiguës du troupeau.

Il défiait :

— V’nez-y donc un p’tit peu nous sortir ! Pas l’sou, qu’a dit celle-là ; pas l’sou ! Nous en avons pus q’à toi, des sous !

— Oui ? Mets leurs-y donc le ventre au soleil, qu’on les voye !

— Je le leurs y mettrai si j’veux.

— Chiche ! chiche !

— Oh, là là ! Et ta sœur ?

— Veux-tu bien te cacher, barbouillé !

— Va donc, eh ! pas beau !

— Nez sale !

En fait, elles rigolaient, bonnes têtes, habituées de longue date à faire bon marché de tout, de leur sommeil comme du reste, et ayant la secrète tendresse, le fond de fraternelle indulgence des

« Un cri s’éleva, un seul, parti de toutes les bouches… »

pauvres filles pour les pauvres soldats. Mais le brigadier, lui, prenait l’aventure au tragique ; la main ouverte, prête pour une gifle, et ramenée derrière la fesse, dans un large geste

d’élan, il posa son ultimatum :

— Une ! deusse ! troisse ! Voulez-vous vous barrer, oui ou non ?

— Allez vous faire foutre ! hurla M. Frédéric ; Nom de nom, nous allons bien voir lesquels c’est qui auront raison, des soulards ou des honnêtes gens !

Il dit, et, de cette minute, on ne sait ce qui se passa. Le bras lancé de La Guillaumette décrivit une parabole, en même temps que de sa jambe gauche, arrondie en l’élégante courbe d’un pas de menuet, lui-même enveloppait et amenait à soi le tibia de M. Frédéric.

Un cri s’éleva, un seul !… parti de toutes les bouches ; le propriétaire du 119 venait de disparaître comme par enchantement, entré de dos dans les glaces dépolies de sa porte, laquelle, sous la violence du coup, bondissait hors de ses gonds. Ils roulèrent pêle-mêle sur le sol, lui et elle, et aux vociférations de l’homme se mêla un fracas de vaisselle mise en miettes.

Les filles s’égosillaient.

— Au meurtre ! On s’assassine ! Séparez-les ! Séparez-les !

— Croquebol ! criait La Guillaumette, les doigts à plat sur son shako, méfiance à ton casque, mon vieux ! attention au matricule ! Arrive, arrive !

— Canailles ! beuglait M. Frédéric, sales canailles !

Il se débattait à plat ventre, écrasé sous le poids de la porte. Tout de même il réussit à dégager sa tête, qui jaillit brusquement, toute blanche, dans une collerette de verre cassé. Et suffoquant, bégayant de fureur, il soufflait sur ses courtes moustaches taillées en crottes de brebis, une énorme bouteille veinée de sang. Sur l’un de ses yeux, la marque d’un coup de poing restée en rose vif disait toute la splendeur d’un arc-en-ciel prochain. Il s’embrouillait, grotesque et tragique à la fois :

— Tas d’assassins…! Ah ! les cochons…! Attendez, attendez un peu…! Casser la gueule à des personnes respectables ! Nom de Dieu de nom de Dieu, vous autres, empêchez-les donc de filer ! En voilà encore, des dindes !

Toute la bande se précipita ; La Guillaumette et Croquebol durent s’ouvrir un passage de force, avançant d’une patte, ruant de l’autre. Il y eut un branle-bas de pugilat. Des filles bramèrent, mouchées d’une claque ou d’un coup de soulier dans le ventre.

La descente précipitée du citoyen Honoré arrivant à la rescousse, emplissait les étages supérieurs d’un galop de grosse cavalerie.

On l’entendait :

— Hardi ! Tenez ferme ! J’arrive !

Mais les deux artistes étaient loin ; ils avaient conquis la sortie et ils cavalaient par la rue, d’une jolie allure ! Le terrain avait l’air de couler sous leurs pieds ; ils roulaient tout blancs de boue séchée, pareils à deux sacs de farine filant sur la chute luisante de la glissoire. Cette petite scène de famille avait remis La Guillaumette en possession de sa belle humeur, et, au souvenir de son magistral coup de poing agrémentant l’orbite de M. Frédéric, un large et silencieux sourire s’épanouissait sur ses lèvres.

Les dents serrées, toujours courant, il demanda :

— Dis donc, minc’ de marron, crois-tu !

Croquebol, très grave, apprécia.

— Sûr qu’y n’était pas dans un sac !

Et tout à coup :

— Tiens ! y n’pleut pus !

Au-dessus d’eux, en effet, c’était l’inattendu d’une matinée délicieuse, le retour capricieux à de meilleurs sentiments, d’un ciel lavé à grande eau, montrant la transparence vaporeuse, rose à peine, des teints de vierges convalescentes. Le soleil, derrière un voile, s’attardait en la mutinerie dernière d’une bouderie qui capitule ; et c’était l’été une fois de plus, un été gai, charmant, exquis, fait du parfum des verdures trempées, de l’éveil ravi des oiseaux, de la douceur ineffable des choses. À l’arrêt des toits inclinés, des gouttes d’eau pendaient encore, gonflées et telles que des larmes. Elles s’y balançaient un instant, puis, soudainement détachées, comme sous la cueillie délicate d’un doigt que l’on ne voyait pas, elles tombaient la tête la première, et le bruit saccadé de leur chute sur le sol jetait dans le mystère de ces rues endormies l’égrènement d’un rire léger : le rire du beau temps qui succède à l’averse. Dans les lointains, des coqs échangeaient un mot d’ordre.

— Bonsoir de bonsoir, murmura Croquebol inquiet, pourvu cor’ que ce pierrot-là nous aye pas fichus en retard ! Allongeons, crebleu, allongeons !

Et le torse en avant, les coudes au corps, ils allongeaient, il fallait voir ! Le tapage de leurs semelles frappant simultanément le pavé, sonnait la danse précipitée du marteau de forge sur l’enclume ; à eux deux ils faisaient patrouille. Aux rues, d’autres rues succédaient, des maisons, puis d’autres encore, s’accotaient à de nouvelles maisons, et quelquefois un trou brusque s’ouvrait ; la descente d’une ruelle à pic filant droit sur la basse ville, leur développait sous les yeux un océan de cheminées, de tuiles rouges, d’ardoises violettes, tout Bar-le-Duc dans une ceinture noirâtre de vignobles et de coteaux.

À l’horizon, un mince filet de fumée signalait l’approche du train.

Croquebol désespérait :

— Mon vieux, nous sommes dans l’siau !

— À cause ?

— À cause que nous y sommes ! Plus possible que nous arrivions !

— Eh ! criait l’autre, va donc toujours ! Si nous n’arrivons pas à temps, nous l’verrons bien !

Ils arrivèrent !

Il était temps.

Immobile sur ses essieux, la machine soufflait sa dernière minute d’arrêt.

— Bon sang de bon sort, quelle course ! râla Croquebol époumonné.

Le brigadier, de ses deux poings, commençait à tambouriner les vitres de la salle d’attente.

— Très bien ! V’là que la lourde[1] est bouclée, à présent ! Hohé là, machin, chose, monsieur ! C’est-y des fois que ces gaillards-là vont avoir le toupet de nous laisser ici et nous lâcher l’train sous le nez ?

— Ça, par exemple, ça serait le bouquet !

Mais de l’autre côté de la porte, qu’il ouvrait et repoussait rudement, un employé venait d’apparaître.

Il dit :

— En v’là des pétardiers ! Ils sont deux et ils font du foin comme trente-six.

Interloqués, ils répondirent :

— Aussi, c’est qu’nous prenons l’train.

— Eh ! reprit l’homme, est-ce une raison pour faire un chabanais pareil ! — Où allez-vous d’abord ?

— Nous allons à Saint-Mihiel.

— Vous avez vos billets ?

— Parbleu !

La Guillaumette se fouilla, les genoux fléchis, scrutant, de ses poings disparus, les profondeurs de ses poches.

L’opération s’éternisait.

Croquebol s’étonna.

— Ben quoi ? Ah çà, tu vas pas faire une image, peut-être bien ! T’es tout vert !… En v’là une histoire.

Le brigadier était devenu pâle comme un mort. Sous le drap épais de la culotte, ses mains fiévreuses avaient la danse de Saint-Guy.

Les dents claquant d’angoisse, il dit :

— T’as les biftons[2] ?

— Moi ? fit Croquebol ; j’ai rien du tout !

— Eh ben, ni moi non plus, déclara le brigadier.

— Nous v’là bien !

Ils se contemplèrent, hagards.

— Fichu malagauche, dit Croquebol, comment diable qu’t’as fait ton compte ?

— Eh ! je l’sais t’y ! gémit l’infortuné. Ah misère ! pourriture de sort ; ça d’vait finir comme ça, vois-tu, nous avions eu trop de malheur ! — Quand on pense que nous avons membré plus de cinq heures, par une pluie que le derrière, quasiment, nous aurait servi de gouttière ; que j’en ai le nez comme une vitelotte et les pattes qui me rentrent dans l’ventre, et qu’par-dessus le marché, à ce moment ici, y faut qu’j’aye perdu les biftons ! Tu crois que c’est pas de la déveine, ça !

Et il se lamentait, le pauvre ! abîmé dans l’excès cuisant de sa douleur, geignant, rotant, larmoyant, montrant au vide son poing fermé.

— Y a pas d’bon Dieu, y a pas d’bon Dieu.

Son désespoir eût arraché des sanglots à un seau de charbon de terre.

L’employé, lui, demeurait impassible.

Il conclut :

— Enfin quoi, vous n’avez pas d’billets ?

Eux, s’exclamèrent :

— Nous en avions !

— Même, ajouta La Guillaumette, que nous avons pris l’train hier soir à Commercy, le train de huit heures quarante-sept ! Croquebol est là, qui peut le dire. Voyons, Croquebol, c’est-y pas vrai ?

Celui-ci leva la main.

— C’est vrai ! devant Dieu, je le jure !

L’homme eut un geste vague :

— Je n’dis pas non, fit-il ; mais enfin on ne voyage pas sans billets, allez en prendre ; le guichet est à gauche. Vous reviendrez quand vous en aurez. Au reste, pas la peine que vous vous pressiez. Voilà le train qui part, vous prendrez le suivant.

— Le suivant !… le suivant !…

— Tiens donc ! vous croyez peut-être comme ça q’la compagnie est à vot’ disposition ? Fallait pas arriver en retard ; tant pis pour vous.

— Pourtant…

La porte retomba. Les deux soldats se retrouvèrent seuls.

Un coup de sifflet déchira l’air, puis la machine s’ébranla, le train de 4 heures quittait la gare.

— Allons, dit Croquebol, fumés ! Nous v’là marrons pour la s’conde fois !



  1. La porte.
  2. Les billets.