Le Trésor de la caverne d’Arcueil
La Revue de ParisTome Seizième (p. 225-227).
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III.


Le repas fut des plus joyeux. La pitance ne fut pas ménagée, ni surtout le vin ; mais le maraud, quand on ne le ménage pas, ne nous épargne guère : il a bientôt mis à l’envers cette raison humaine dont nous sommes si fiers. Quand je dis à l’envers, je parle dubitativement, et je suppose, ce qui est certainement fort contestable, qu’elle est ordinairement à l’endroit. C’est une chose vraiment merveilleuse que la puissance du vin ! elle sait en un instant nous faire un âne du lion le plus superbe. Un génie homérique qui dominerait tous les génies, une raison à la Descartes qui surpasserait toutes les raisons, avec une cruche de jus de raisins vous l’anéantissez. Avec six sous d’alcool, vous enlevez à un Blaise Pascal toute sa logique, et pour un petit écu d’hydromel ou de marasquin, vous faites d’un élégant M. Regnard un chien couché sous une porte.

Mais revenons à nos sorciers, que nous retrouvons aimables et tout remplis d’une gaieté apportée de la cave, comme nous l’avons dit. La conversation s’était échauffée ; c’était un bruit à rendre sourd, un véritable désordre.

— Il est bien convenu, criait l’un, que le partage sera fait également entre tous.

— En vérité, reprenait l’autre, si le trésor est aussi riche qu’on nous l’assure, et si la part de chacun est énorme, je ne sais, foi d’honnête homme, ce que je pourrai faire de la mienne.

— La chose pourtant n’est pas embarrassante, répliquait le prieur pour mon compte, cela ne m’inquiète guère. J’en ferai… que sais-je ?… bâtir une chapelle…, ou plutôt un couvent délicieux, que j’emplirai de nonnes fraîches et bien choisies. Et comme directeur et fondateur, il va sans dire que je m’y réserverai mes grandes et petites entrées.

— J’approuve fortement ce ravissant dessein, et je l’imiterais volontiers, mon révérend, si je n’étais laïque, dis-je alors moi-même pour prendre part à cette folie générale, qui commençait sérieusement à me divertir.

— Belle difficulté, mon ami ! repartit de nouveau le bon moine. Vous êtes laïque ; allez en Syrie, et bâtissez un harem.

— Vous avez l’esprit fertile et plein de ressources, cher et vénérable prieur ; mais je vous remercie, lui répondis-je gaiement à mon tour ; je n’aime pas les Turcs, et ils n’aiment guère les papistes, ces huguenots sauvages qui se permettent d’accommoder si rudement tout ce qui tombe entre leurs mains. Vraiment, je ne suis pas comme le perdreau qui veut être rôti, ou comme le râble du lièvre qui demande à être mis à la broche, ainsi qu’on peut le voir au Cuisinier royal. — Et vous, père Le Bègue, poursuivis-je, me tournant vers un petit personnage d’un aspect fort original qui jusque-là avait gardé le silence, et que je venais de reconnaître pour un célèbre musicien de Saint-Roch ; allons, voyons, dites-nous, je vous prie, que ferez-vous de votre part ?

— Ce que j’en ferai, messieurs ! riposta vivement le bonhomme avec l’énergie que procure un bon repas et s’adressant à l’assemblée, qui se calma aussitôt pour mieux entendre sa réponse ; ce que j’en ferai !… Je donnerai sur-le-champ congé au roi ; je lui dirai : Sire, vous m’ennuyez ; cherchez un autre organiste. Puis, au lieu de fonder, à votre instar, des réclusions ou des sérails, je ferai bâtir une immense salle de concert, avec un buffet d’orgues merveilleux, où tout le peuple serait admis gratuitement, comme jadis le peuple romain dans le cirque ; puis j’établirai un conservatorio comme il en existe depuis longtemps en Italie, ce dont notre pauvre France a grand besoin… Hélas ! messieurs, la musique s’en va ! L’école flamande est morte ! La bonne école de Lully s’efface de plus en pins chaque jour ! C’est à peine si vous trouveriez deux bons chanteurs en Picardie, ma patrie, en Picardie, où toute l’Europe, où Rome et Naples, il n’y a pas un siècle, venaient chercher leurs habiles musiciens, comme aujourd’hui on va chercher la morue au grand banc de Terre-Neuve !

Un rire unanime accueillit cette étrange palinodie, et chacun de déclarer au père Le Bègue qu’il avait le cerveau détraqué comme ses orgues, qu’il était fou.

Les plus turbulents criaient : Vivent les buffets d’office ! à bas les buffets d’orgues ! Et de ce nombre était notre moine à la voix forte et à la mine rubiconde et joufflue.

— Quant à moi, messieurs, leur dis-je, croyez-en le comte de Brederode ; je vous tiens, tous tant que vous êtes, pour autant de triples et quadruples fous ! et je fais si peu de cas de la fortune, que, chose à laquelle je ne crois nullement, s’il m’advenait sur ce trésor cinquante mille louis pour ma part, j’achèterais immédiatement pour vingt mille louis d’encens, de myrrhe et de cinnamome, et pour trente mille de bois de cèdre et de santal, que je ferais porter triomphalement au beau milieu de la plaine de Saint-Denis, afin de prouver au moins une fois, en y mettant le feu, ce dicton mensonger et vulgaire, que la richesse, comme la gloire, n’est qu’une vaine famée.

— Ah ! pour le coup, pardonnez-nous cette franchise, c’est vous qui avez l’esprit égaré, monsieur le comte !… me cria-t-on là-dessus de toutes parts.

Ma proposition burlesque avait produit l’impression que j’en attendais : elle avait mis la gaieté à son comble.

Je laissai passer les premiers transports de cette hilarité, et, lorsque le bruit se fut assez apaisé pour qu’il me fût possible de placer quelques paroles, j’entrepris avec un grand sang-froid de démontrer à nos tapageurs qu’eux et non pas moi étaient en démence, leur apportant pour dernière preuve qu’il n’y avait que des insensés qui pussent ainsi vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.