Librairie Hachette (p. 22-27).

UNE RIVALE


Tandis que les événements que nous venons de raconter se passaient dans la paisible ville de Versailles et dans la pittoresque cité du Puy, Arles, sous le beau soleil du Midi, voyait des scènes imprévues.

Dans une rue où se trouvent de vieilles et belles maisons, demeurait, dans un ancien hôtel datant du temps de Louis XIV, la famille Dambert, que la lecture du Coq gaulois avait bouleversée. Cette famille se composait du père, de la mère, d’un garçon de dix-huit ans et d’une fille âgée de douze ans.

M. et Mme Dambert possédaient de grands pâturages dans la Camargue, où M. Dambert faisait l’élevage des chevaux.

Le fils, Paul, avait fini ses études et, aimant passionnément la campagne, les chevaux et la liberté, il se disposait à aider son père dans sa vaste exploitation.

La petite Colette était gâtée et choyée par ses parents et son frère, heureux d’aller au-devant de tous ses désirs.

Elle menait une vie fort agréable, montait à cheval comme une amazone, conduisait une auto comme le meilleur des chauffeurs, ramait comme un matelot exercé ; bref, tous les sports lui étaient familiers.

Son frère avait coutume de la traiter comme une reine et de satisfaire toutes ses fantaisies, quelque saugrenues qu’elles fussent, tandis que son père était en constante admiration devant cette petite aux yeux noirs et aux cheveux bouclés.

La mère, qui avait toujours été d’une faiblesse extrême pour son fils, l’était encore davantage pour cette enfant pleine de santé, de vie exubérante, mais capricieuse et fantasque. On racontait qu’un jour, alors qu’elle était toute petite, son père lui ayant apporté une poupée, elle l’avait prise et lui avait cassé la tête sur une pierre, en déclarant que les poupées, c’était bête et ennuyeux.

Colette faisait son éducation à Arles. avec une institutrice très bonne, très intelligente, mais n’ayant rien de moderne, et qui regardait son élève comme un phénomène.

Cette institutrice était très myope ; aussi portait-elle constamment des lunettes dont les tours d’écaille brune formaient deux cercles autour de ses yeux : quand il y avait un dîner ou quelque réception chez les Dambert, ou dans des familles amies, Mlle Marlvin — tel était son nom — abandonnait ses lunettes et prenait un face à main, dont elle se servait avec timidité et gêne ; il en résultait qu’elle ne voyait pas grand’chose. Colette s’en donnait alors à cœur joie, de faire mille étourderies et bien des sottises.

Le 9 mai, le jour où parut dans le Coq gaulois l’article relatif au concours de M. Toupie, M. Dambert revint fort tard pour le déjeuner, avec son fils.

Le temps était superbe. La conversation roula principalement sur les progrès de la végétation dans la Camargue.

Colette, contre son habitude, était assez silencieuse.

Après le déjeuner, la famille se réunit, comme à l’ordinaire, dans un petit salon dont les fenêtres donnaient sur le Rhône ; cette pièce était particulièrement fraîche en été.

M. Dambert tira un journal de sa poche et dit à sa femme :

« As-tu vu, ce matin, le Coq gaulois ?

— Non… mais Mlle Marlvin m’a dit qu’il y avait un drôle de concours.

— Quel concours ? Quel concours ? s’écria Colette en se précipitant sur les genoux de son papa. Dis vite.

— Attends… attends… je cherche… répondit M. Dambert, en dépliant son journal.

— C’est à la troisième page, dit Mlle Marlvin… Un concours sensationnel… Il est organisé par M. Toupie !

— Oh ! Oh ! Toupie, en voilà un nom ! s’écria Colette, en secouant sa tête brune et en riant aux éclats.

— Voilà : Un concours sensationnel. »

Et M. Dambert lut l’article que nous connaissons déjà ainsi que les onze conditions du concours.

Colette avait écouté attentivement.

« Papa ! Papa ! s’écria-t-elle, je veux chercher le trésor de M. Toupie… Je veux chercher le trésor de M. Toupie ! »

La figure de Mlle Marlvin prit une expression consternée. Quelle mauvaise inspiration avait-elle eue de parler de ce concours ? Sans elle, personne sans doute n’en aurait eu connaissance. Si Colette se mettait dans la tête d’entreprendre la recherche du trésor, rien ne la retiendrait, et elle partirait ! Inutile maintenant d’opposer une objection.

Mme Dambert, aussi interdite que Mlle Marlvin, regardait l’institutrice d’un air navré.

« Mais, ma chérie, dit M. Dambert, qui partageait les mêmes appréhensions que sa femme, ce concours est réservé aux garçons ; tu n’as pas écouté : « M. Toupie a déposé la somme de 50 000 francs qu’un garçon, âgé de moins de quatorze ans, devra découvrir. » Tu vois, il n’y a rien là pour toi.

— Rien pour toi, ajouta Mme Dambert, en poussant un soupir de satisfaction.

— Rien pour vous, répéta Mlle Marlvin, comme soulagée d’un grand poids.

— Rien pour moi !… rien pour moi ! répéta Colette en tapant du pied… Il est idiot, M. Toupie, idiot… Mais (ici, un sourire de triomphe éclaira le visage de la fillette), pourquoi ne le chercherais-je pas tout de même… en compagnie d’un garçon… non, toute seule… et si je le trouvais, je dirais à M. Toupie : « Voilà, j’ai mis la main sur le trésor, avant tous les garçons. N’y ai-je pas droit ? »

— Mais il te refusera le trésor, voyons. Un concours, c’est un concours, et les conditions données sont immuables.

— Eh bien, je triompherai pour l’honneur !

— Bravo ! bravo ! petite sœur ! Voilà qui est chic ! » s’écria Paul, rempli d’admiration.

Lorsque Colette émettait une idée aventureuse, ou même parfaitement saugrenue, il se trouvait toujours un membre de la famille pour l’approuver, de sorte que la fillette était assurée de triompher.

« Alors, cher petit papa, s’écria Colette, en reprenant sa place sur les genoux de M. Dambert, c’est entendu, je cherche le trésor de M. Toupie ?

— Mais où ? Comment ? Quand ?

— Dans toute la France. Comment ? En automobile. Quand ? Tout de suite… Ne dis pas non, ne dis pas non… je pars demain, je…


mlle marlvin ne semblait pas très contente.

— Voyons, Colette, interrompit Mme Dambert, sois raisonnable. Admettons que nous consentions à te laisser concourir, prends le temps de réfléchir. Tu parles comme une étourdie… que tu es…

— Oh ! maman, tu peux venir avec moi. Je serais bien contente si tu m’accompagnais. Je n’ai jamais voyagé. Je ne connais rien, en dehors d’Arles et de la Camargue. Je m’instruirai. Mlle Marlvin répète assez souvent que je suis une ignorante. Eh bien ! en voilà une occasion de m’instruire !

— Colette a raison, dit encore Paul. Mais c’est moi qui m’offre pour l’accompagner… pas longtemps, parce que j’ai beaucoup de travail ici, Après tout, ce n’est pas si bête que ça d’aller chercher ce trésor.

— Oh ! Tu vois, papa. Paul, qui est si raisonnable, pense que mon idée n’est pas du tout folle. »

Colette riait en se frottant les mains. Elle secouait sa tête, tout en envoyant des coups d’œil ironiques à Mlle Marlvin.

« Allons, continua le grand frère, passe-moi le journal, que je lise ce que dit le grand Toupie !

— Le grand Toupie ! admirable ! s’écria Colette en applaudissant.

— Seulement, inutile de compter sur moi pour étudier le programme du concours ; je veux bien aller avec toi, m’occuper des logis, des transports ; quant à chercher à appliquer les onze points du concours, ça, non ! »


colette fit elle-même sa valise

Paul était un garçon qui avait fait de très bonnes études, mais la vie au grand air, les courses dans la Camargue l’enthousiasmaient par-dessus tout, et sa vie intellectuelle se bornait à la lecture d’un journal, où il recherchait de préférence les articles politiques.

« Ah ! s’écria Colette, on n’a pas besoin de toi : Mlle Marlvin, qui sait tout, nous dirigera…

— Mais je ne connais pas toute la France, je ne…

— Ta ! ta ! ta ! mademoiselle, vous dites ça ; seulement, lorsque vous me donnez mes leçons, vous prétendez…

— Colette, sois polie ! interrompit Mme Dambert.

— Je suis polie ! s’écria la fillette en devenant rouge comme une cerise. Mademoiselle ne veut pas partir avec moi… eh bien ! je partirai seule… avec Paul… Papa, je prendrai l’auto découverte. Dis, papa ? Tu veux bien ?

— Mon enfant, je consentirai à tout ce qui sera raisonnable ; seulement, je suis comme ta maman, comme Mlle Marlvin,… je te poserai des conditions.

— Quelles conditions ?

— D’abord il faut que tu saches bien vers quel endroit tu dois te diriger. Puis, Mlle Marlvin ne te quittera pas, à moins que ta maman…

— Oh ! voyager en auto… je déteste ce mode de locomotion, dit Mme Dambert.

— Et il sera convenu que Paul vous accompagnera.

— Eh bien : Primo, je saurai d’ici demain où diriger mes pas n’est-ce pas, mademoiselle ? Secundo : Mlle Marlvin viendra avec moi. Tertio : Quant à Paul… ? »

La fillette se tourna vers son frère d’une manière interrogative,

« Je veux bien faire une randonnée en auto, à condition que nous ne nous absentions pas trop longtemps, car je ne peux pas abandonner papa en plein travail et puis… mes chevaux, qu’est-qu’ils deviendraient, si je ne les montais plus ?…

— Oui ! Oui ! Entendu ! Nous partons demain, s’écria la fillette enthousiasmée.

— Ça, mon petit poulet, dit Paul, impossible. Le plus tôt que je puisse partir sera le 1er juillet.

— Oh ! là ! là ! Attendre aussi longtemps ! dit Colette d’un ton désespéré.

— Console-toi : vous emploierez ces semaines, Mlle Marlvin et toi, à travailler, à l’aide des livres indispensables, sur les données du concours : comme ça, tu seras plus sûre de ne pas prendre une fausse direction et tu auras plus de chance de réussir.

— Tu crois ?

— Sois-en sûre ! D’abord, lorsqu’on entreprend quelque chose, il faut toujours se dire que l’on réussira. Sur ce, bonsoir. Prépare ton expédition. »

En disant ces mots, Paul se leva, alluma une cigarette et sortit en chantant l’air de « Malborough s’en va-t-en guerre ».

« Où irons-nous ? demanda Colette à son institutrice. Où se trouvent réalisées toutes les conditions du concours de M. Toupie ?

— Comment voulez-vous que je réponde à tant de questions à la fois ? »

Mlle Marlvin avait pris un ton un peu mécontent, car la perspective de ce voyage ne l’amusait guère. D’abord, son élève, lorsqu’elle était seule avec elle, était absolument insupportable, et elle n’osait pas trop compter sur la bonne influence de Paul, qui était le comble de l’insouciance.

Ce fut donc en soupirant que Mlle Marlvin alla dans la bibliothèque chercher des ouvrages de géographie et s’y plonger. L’idée du trésor à conquérir n’éveillait en elle que des idées de fatigues et d’ennuis de toutes sortes. Lubie d’enfant gâtée, voilà tout !

D’abord, elle avait songé à faire profiter Colette de ses recherches ; en l’amusant, elle allait lui apprendre la géographie de la France, l’histoire, les particularités de chaque province, et, après tout, ce voyage ne serait pas sans résultat profitable. Mais, bah ! Au premier mot que Mlle Marlvin prononça : « Ma petite chérie, voilà un voyage qui va vous instruire… » la fillette l’interrompit en se bouchant les oreilles.

« M’instruire ? Ah ! là ! là ! Pourquoi faire ? Je ferai ce voyage pour m’amuser ! Dites-nous où nous devons aller, c’est tout… »

Là-dessus, Colette était sortie en courant et avait rejoint son père et son frère qui partaient en voiture pour une de leurs fermes de la Camargue.

Durant les jours qui suivirent, chaque matin, Colette s’informait auprès de son père et de son frère : « Parlait-on dans les journaux du concours de M. Toupie ? » M. Dambert et Paul dépouillaient les gazettes avec la plus grande attention. Ainsi, la famille fut informée de l’accident arrivé au concurrent qui s’était cassé la jambe en montant à Notre-Dame de la Garde. Chaque jour aussi, Colette demandait à Paul s’il était prêt. Mais il devait expédier des bestiaux à destination de Marseille ; puis il attendait la visite d’acheteurs, et enfin, il voulait assister à une grande course de taureaux camarguais qui devait avoir lieu aux Saintes-Maries, dans le courant de juillet. Tous ces retards faisaient enrager la fillette, mais il n’y avait rien à objecter, car son frère était aussi entêté qu’elle.

Colette profitait de cette attente forcée pour préparer ses bagages. Comme ils voyageraient en auto, il s’agissait d’emporter peu de malles et d’y mettre le strict nécessaire. La fillette se moquait de Mlle Marlvin, qui avait déclaré qu’elle enverrait ses bagages par le chemin de fer.

« Où ça ? avait demandé Colette.

— Mais dans la ville qui sera le centre de nos pérégrinations.

— Nous n’irons pas dans les villes, nous resterons dans les campagnes.

— Certainement non, » avait décidé Paul, qui n’aurait pas trouvé drôle d’être obligé de passer ses soirées dans des auberges campagnardes dépourvues de tout confort.

Alors, comme Colette était une petite fille très taquine, elle ne songea plus qu’à empêcher Mlle Marlvin d’emporter une malle, espérant que l’on séjournerait dans les lieux les plus perdus de France.


l’automobile s’avança devant le perron.

« Ma petite, avait déclaré Paul, c’est moi qui conduirai l’auto ; donc, je ne m’arrêterai qu’aux endroits où nous ne serons pas trop mal…


colette adorait de monter à cheval.

— Et le trésor ? Nous irons où il faudra le trouver !… »

— Le trésor ! Si tu crois que nous le trouverons… »

Et le grand frère riait de la figure dépitée que faisait sa sœur.

Enfin, Mlle Marlvin déclara que la Bretagne, d’après les lectures préparatoires auxquelles elle s’était livrée, lui semblait la province qui devait correspondre le mieux aux données du concours. Il était certain qu’il y avait des statues de Vierges sur des rochers, du côté de Notre-Dame-d’Auray ou de Ploërmel.

« Toute la France à traverser ! soupira Mme Dambert.

— Oh ! que ça va être amusant ! » s’écria Colette, en sautant au cou de sa maman.

Les derniers jours qui précédèrent le départ furent très agités. Mlle Marlvin, d’accord avec Paul, qui ne voulait pas trop charger l’auto, envoya deux malles à Vannes. À l’arrière de la voiture étaient fixées deux mallettes plates ; dans l’intérieur, il y avait place pour les sacs, les valises, les couvertures, les manteaux, les parapluies, les appareils photographiques et les cannes ; Paul avait pris ce voyage du bon côté. Il riait de voir sa sœur se démener au milieu des préparatifs. Il visiterait des pays amusants ; peut-être pourrait-il faire d’utiles observations sur l’élevage, et puis, après tout ; la recherche du trésor de M. Toupie ne durerait pas tout le temps. Colette se lasserait vite.

Enfin, un jour de juillet, de grand matin, l’automobile s’avança devant la porte de la maison. C’était une voiture découverte, très confortable et pouvant accomplir de longues randonnées. Mlle Marlvin parut : elle portait un grand manteau de laine taupe ; sur son chapeau, elle avait mis un voile.

Colette se jeta au cou de sa mère et lui donna de nombreux baisers retentissants, en l’appelant sa petite maman chérie, car elle était très émue à la pensée de la quitter. Puis, ce fut le tour de son papa. Celui-ci tirait ses courtes moustaches comme lorsqu’il était un peu triste.

Colette portait une robe de laine beige : elle avait jeté son manteau dans l’intérieur de la voiture, mais sa maman la supplia pour qu’elle l’endossât, ce qu’elle fit, ne voulant pas causer à cette mère qu’elle aimait tendrement la moindre peine, au moment du départ ; mais, comme Paul, elle resta la tête découverte, afin de recevoir l’air pur sur le visage.

Colette monta à côté de son frère : Mlle Marlvin s’assit au fond de la voiture. Le domestique mit en marche le moteur.

Paul s’écria :

« En avant ! » et l’on partit à très grande allure. Colette agita son mouchoir pendant un long moment.

On passa devant la promenade des Alyscamps et Paul s’engagea sur la grande route de Lyon où les voyageurs devaient déjeuner entre midi et une heure, si aucune panne ne se produisait.