Le Tour de France d’un petit Parisien/3/9

Librairie illustrée (p. 646-658).

IX

Les rives de la Garonne

Toutes ces promenades dans les Pyrénées avaient pris bien des jours ! Comme le baronnet ne disait jamais ce qu’il comptait faire le lendemain, et que chaque soir Maurice et Jean s’étaient flattés de ne passer pas une journée de plus dans les montagnes, le jeune du Vergier n’était pas entré en communication directe avec le gendre du baronnet, sir Henry Esmond, dont la présence eût pu être d’un grand secours. Il est permis aussi de penser que Maurice, ayant mis la main sur le baronnet, non sans peine comme on l’a vu, tenait à mener lui-même son œuvre à bonne fin. Il attendait une si belle récompense ! En somme, et comptant sur l’assistance de Jean, il ne faisait aucune tentative sérieuse pour appeler à lui Henry Esmond. Sa responsabilité se trouvait couverte par cette parole du baronnet, bien des fois répétée :

— Je parté démain… Et vô ?

— Moi, je vous suis… avec votre permission.

— Cette départemente que je voulé acheter ? Dites-moi où ?

— Je vous y conduirai, sir.

— Mais son nom ? dit une fois le baronnet toujours désireux de savoir jusqu’à quel point le jeune Normand faisait semblant de croire à ce prétendu caprice d’un prétendu fou.

— C’est l’Orne, hasarda Maurice au risque de brusquer les choses.

— Pas loin de Caen ? demanda sir William finement.

Maurice et lui se regardèrent et éclatèrent de rire au nez l’un de l’autre. Lequel des deux se moquait de son partenaire ?

Mais Jean commençait à s’impatienter.

— Et mes études ? disait-il à tout propos à son ami. Et mes études ?

— Ingrat ! répliquait Maurice ; il me semble que vous avez depuis plusieurs jours quelques grandes pages d’un bien beau livre, ouvertes sous vos yeux.

— C’est vrai ! murmurait le Parisien ; mais j’ai une si grande envie de savoir !… de savoir ce qu’il est indispensable de connaître. C’est merveilleux les Pyrénées, mais c’est du luxe. Mon ignorance réclame le pain quotidien de l’instruction. Que vous êtes heureux d’avoir eu des maîtres de toute sorte !

— Hélas ! repartit Maurice d’un ton piteux, voyez si cela peut attendrir cet insulaire ! si ça l’empêche de me désavouer pour gendre ! Croyez bien que s’il changeait jamais de manière de voir, ma fortune y serait certainement pour beaucoup.

— C’est que je n’ai pas de fortune, moi ! Vous savez ce que je me suis proposé. C’est bien difficile, allez ! Le célèbre potier Bernard de Palissy se posait cette question : « Si pauvreté empêche les bons esprits de parvenir ? » Il finit par prouver à lui-même et aux autres que non. Mais cela est-il permis à qui voudrait l’imiter ?

— Par le travail, les hommes, ainsi que les sociétés, peuvent se transformer. Honneur aux plus courageux !

— Sans doute, répondit Jean. Mais la pauvreté, quel obstacle presque invincible ! Si jamais j’arrive à quelque chose, je fais vœu de m’attacher à combattre ce qu’on a appelé le paupérisme.

— Si jamais vous arrivez à quelque chose vous ferez comme les autres, mon cher ami : vous serez tellement fatigué par le chemin parcouru que…

— Que je ne songerai qu’à me reposer ? Je vous vois venir. Détrompez-vous. J’ai déjà mes idées sur tout cela, — mes idées et les idées des autres.

— Quelles idées ?

— Des réflexions, des axiomes, des maximes que je note au cours de mes lectures.

Et Jean exhiba à son ami Maurice un cahier qu’il portait sur lui. Il y avait écrit des pensées dans le genre des suivantes :

« Créez des institutions bienfaisantes qui préviennent le mal et l’étouffent dans son germe (Thomas Morus). »

« Un temps viendra où l’on ne concevra plus qu’il fut un ordre social dans lequel un homme comptait un million de revenu, tandis qu’un autre n’avait pas de quoi payer son dîner (Chateaubriand). »

« Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères (La Bruyère). »

« La science du gouvernement se propose ou doit se proposer le bonheur des hommes réunis en sociétés (de Sismondi). »

« Les seules conquêtes utiles, celles qui ne laissent aucun regret, sont celles qu’on fait sur l’ignorance (Napoléon). »

« Il faut chercher la vérité avec un cœur simple (Bernardin de Saint-Pierre). »

« Toutes les sciences sont encore dans l’enfance, et celle de rendre les hommes heureux n’est pas encore au jour (le même). »

Il y en avait comme cela une cinquantaine de pages.

— C’est vous qui avez glané toutes ces vérités utiles ? s’écria Maurice. Mais vous allez devenir un philosophe, un savant.

— Je ne vise pas aussi haut, répondit Jean ; j’ai pourtant mon ambition.

— Votre ambition me plaît en ce qu’elle n’a rien de trop personnel. Vous pensez un peu à votre prochain, à la société, à l’humanité.

— C’est ma seule excuse, dit Jean avec gravité. Sans cela je rougirais de vouloir sortir d’une condition bien humble, mais qui a été celle de mon père, et du père de mon père. Savez-vous ce qui me pèse, en ce moment ? C’est ma balle absente. Je n’aurais pas cru qu’un tel poids de moins puisse tant vous alourdir. Voyez-vous j’ai hâte de me remettre à mon petit commerce, car tout doit sortir de là !

— Vous valez mieux que moi, Jean, lui dit Maurice.

Cette conversation avait lieu devant le fameux hôtel « confortable » du village de Gavarnie. Tout à coup les deux jeunes gens virent déboucher de l’hôtel, sir William qui venait de régler sa note au bureau et qui s’en allait droit et raide — suivi de Méloir, chargé des bagages de tous. Décidément on partait !

— Je parté ; et vô ? fit l’insulaire flegmatique et résolu.

Et il s’achemina d’instinct du côté où se trouve la voiture qui relie Gavarnie à Luz. Ces Anglais ont pour ces sortes de choses un flair exquis… Maurice et Jean n’eurent que la ressource de grimper à leurs chambres pour s’assurer que rien n’avait été oublié, et de courir après sir William, qui prenant au mot le jeune du Vergier, agissait à l’égard de Méloir comme s’il lui eût appartenu.

À Luz, la diligence conduisit sir William « et sa suite » à Pierrefitte. Ils longèrent un magnifique défilé de huit kilomètres et franchirent le pont de
Méloir fut expédié avec les bagages (voir texte).
Villelongue sur le gave de Pau. Où allait le baronnet ? Lui seul le savait — peut-être. Ce qui semblait le plus probable, c’est qu’à Pierrefitte on monterait en wagon. C’est en effet ce que sir William avait décidé : on prit le chemin de fer qui passe par Argelès-de-Bigorre et Lourdes, pour aller… à Toulouse. Maurice et Jean apprirent cela avec une véritable consternation…

Argelès est adossé aux pentes boisées du Gez, sur la rive gauche du gave d’Azun, près de son confluent avec le gave de Pau. Un peu avant Lourdes, la voie longe la rive de ce cours d’eau et entre dans la célèbre vallée de Lavedan, où viennent déboucher sept autres vallées dites rivières. Enfin, on laissait derrière soi les Pyrénées : il fallait se contenter decela. Les deux amis se trouvaient délivrés d’un souci : celui de voir le baronnet passer en Espagne. Qu’auraient-ils fait ?

À Lourdes, ils virent la belle route bordée d’hôtels et de villas qui va de la gare au joli village de la grotte. Mais qu’importait cela à Maurice et surtout à Jean qui s’éloignait à contre-cœur de Bordeaux, — de Bordelais la Rose. Ils ne voulaient rien voir, ni l’un ni l’autre, boudaient sir William, et répondaient à peine à ses paroles.

L’Anglais, au contraire, épanoui, radieux s’amusait du bon tour qu’il jouait à ses jeunes amis, ce dont milady ne manquerait pas d’être informée ; et il semblait prendre intérêt à tout. La voie côtoyait de près un cours d’eau :

— Quel est cette petite ruisseau ? demanda-t-il à un gentilhomme campagnard qui lui faisait vis-à-vis.

— Un ruisseau ! Peste ! mais c’est la Garonne, monsieur l’Anglais !

— Très vite ! Elle arrivera avant nous à Toulouse, remarqua le baronnet avec un gros rire.

— Elle y est déjà, milord, et je n’ai pas à vous apprendre qu’elle va plus loin, notre Garonne, elle va à la mer, ni plus ni moins.

— Yes ! dit « milord », la mer, yes ! Aux Anglais, la mer…

Le gentilhomme campagnard eut un regard furieux, suivi d’un haussement d’épaules. C’était un brun, grand — car ses jambes semblaient le gêner — orné de superbes moustaches qu’il tournait en vrille. « Milord » lui fit pitié ; et il se contenta de répondre :

— Oui, oui, à la mer les Anglais !

— Yes ! fit le baronnet qui ne saisit pas la nuance.

Ce que voyant, le gentilhomme campagnard fut tout à fait calmé et reprit d’un ton plus libre.

— Cette Garonne, qui donne son nom à toute une région, à toute une race d’hommes dont on dit : les enfants de la Garonne, prend sa source en Espagne, dans leval d’Aran ; elle commence là par un petit torrent formé des neiges et des glaces du pic Nethou, et bientôt, ce torrent grossi de plusieurs autres, s’abîme dans le gouffre deClèdes. Quand elle en sort c’est en jaillissant aux flancs d’un promontoire couvert de sapins, entre les racines des arbres et les fentes des blocs amoncelés ; elle bondit en cascades de trente mètres de hauteur des deux côtés d’un véritable escalier de roches. Elle entre en France par l’étroite gorge du Pont-du-Roi où son lit est très profondément encaissé. La Garonne descend alors vers Montrejeau, forcée de se replier vers l’est par le plateau de Lannemezan.

— Yes, fit l’Anglais, Lâneméchant !

Le gentilhomme campagnard haussa les épaules, et se tournant avec affectation du côté de Maurice et de Jean, il reprit :

— La Garonne décrit une grande courbe en longeant le faisceau de collines d’Armagnac ; elle passe près de Saint-Gaudens et arrive à Saint-Martory où elle prend la direction du nord-est. Au-dessous de cette ville, elle reçoit le Salat, qui doit son nom aux sources salées de ses bords et elle devient navigable ; puis elle entre dans une plaine d’alluvion où elle arrose Muret, reçoit l’Ariège, dont les premières eaux sourdent du milieu de pâturages appartenant à la république d’Andorre, et elle vient se heurter contre les dernières pentes des Cévennes, qui la rejettent alors vers le nord-ouest. En cet endroit elle a créé Toulouse, comme la Seine à créé Paris. Toulouse est en face du col de Naurousse, au débouché du canal du Midi dans la Garonne.

» Au delà de cette ville, la Garonne passe près de Castel-Sarrazin, et reçoit le Tarn. Elle coule alors à pleins bords ; elle arrose Agen, Marmande, la Iléole, forme le port de Bordeaux, se grossissant sur son parcours du Lot et du Gers. A Bordeaux, la Garonne, large de sixcents mètres est accessible aux grands navires ; la marée s’y fait sentir. A quelques lieues au-dessous de cette ville — au Bec d’Ambez — les eaux de la Dorgogne viennent se réunir à ses eaux, qui prennent alors le nom de Gironde. Ce n’est plus un fleuve, c’est un estuaire de onze à treize kilomètres de largeur qui débouche dans la mer entre la pointe de Grave et la pointe de la Coubre, au milieu de grands bancs de sable, en avant desquels s’élève sur un rocher le beau phare de Courdouan. »

Le gentilhomme campagnard eut pu ajouter que la Garonne fait quelquefois parler d’elle — en mal ; et que la plus grande de ses inondations durant les trois derniers siècles a été celle de 1875. « L’eau, s’éleva en certains endroits de plus de treize mètres au-dessus de l’étiage, dit M. Elisée Reclus dans sa belle Géographie ; un grand nombre de ponts furent emportés ; Toulouse, située au confluent de toutes les eaux pyrénéennes du bassin et à un endroit du fleuve beaucoup trop rétréci par les quais, se trouva partiellement inondée ; ses usines furent démolies ou dévastées, ses ponts s’écroulèrent, à l’exception d’un seul, le plus ancien de tous ceux qui existent sur le fleuve en aval de l’Ariège ; le faubourg Saint-Cyprien, ville de vingt mille habitants, qui occupe toute la rive gauche, en face de Toulouse, et plusieurs villages bâtis en briques crues, cimentées par un mauvais mortier, furent presque entièrement rasés ; des centaines de personnes restèrent ensevelies sous leurs décombres. Les pertes matérielles causées par l’immense débâcle, qui renversa près de 7,000 maisons, furent évaluées à 85 millions de francs ; en outre, des campagnes, que l’inondation recouvrit de pierres, devinrent incultivables pour des années. Quant aux plaines d’une si étonnante fécondité qu’arrose le fleuve dans son cours moyen, leurs terres labourées par le flot, leurs arbres déracinés, présentaient l’aspect le plus lamentable. »

Tout en se défendant de rien voir, Maurice et Jean se firent en quelque sorte malgré eux une idée du pays traversé. À Montrejeau, ils descendirent au buffet, où ils dînèrent avec le baronnet. Il leur fallut bien payer le tribut des touristes et reconnaître que de l’extrémité du plateau où se trouve cette ville on jouit d’une vue sur les Pyrénées, justement célèbre. De même, ils virent, en passant, Saint-Gaudens, sur une éminencede la rive gauche de la Garonne avec son église romane, et Muret.

Une demi-heure après, à l’approche de Toulouse, ils franchissaient le pont d’Empalot sur la Garonne, partagé en deux moitiés par une île, puis le canal du Midi.

Ils entrèrent en gare de Toulouse à la clarté du gaz allumé partout.

— Pour peu qu’il s’attarde ici, murmura Maurice à l’oreille de Jean, c’est dans cette ville que je le ferai pincer. Dès que nous aurons un hôtel, je télégraphierai à Caen, pour que miss Kate nous envoie sir Henry : décidément le morceau est trop gros pour moi tout seul.

Méloir fut expédié avec les bagages à la suite d’un courtier d’hôtel, qui réussit à faire agréer ses services par « Milord ». Le baronnet entraîna les deux jeunes gens, qui ne demandaient pas mieux, du côté des promenades et des cafés.

—Aôh ! Il n’est pas dix heures, disait-il ; je ne voulé pas me coucher. Je voulé dépenser bôcoup à Tou-louse, bôcoup !

Et le baronnet répétait : Tou-louse ; et il riait : ce nom ainsi coupé signifiait en anglais, avec une autre orthographe, trop large. — Tou-louse ! Tou-louse ! ô yes !

Non loin de la gare se trouve la place Lafayette ; c’est de ce côté que sir William entraîna ses jeunes amis, et il les poussa dans le Grand-Café, très éclairé, très animé, très bruyant, plein d’un grand bruit de dominos remués, de conversations d’une table à l’autre, débordant de consommateurs au dehors : endroit bien choisi — si on l’eût choisi — pour se faire une idée de ces populations méridionales au milieu desquelles on se trouvait : — bourgeois, négociants, ouvriers, étudiants et commis voyageurs mêlés et confondus, ce dont personne ne s’étonne. Notons que Toulouse appartient bien plus à la Gascogne qu’au Languedoc.

Les Gascons ont de l’esprit et de la gaieté dont ils font montre dans un langage coloré, pittoresque, plein de vives saillies. On leur a reproché de se laisser aller trop facilement à l’exagération, à la hâblerie, comme on dit d’après un mot espagnol. Cela tient sans aucun doute à la vivacité de conception et à une chaude façon de parler particulière à la plupart des peuples méridionaux et qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. On a signalé aussi une autre cause, sociale et historique celle-là ; l’habitude prise par les cadets de Gascogne d’aller chercher fortune loin de leur province. Dans un pays sans commerce, sans industrie et purement agricole, la fortune ne peut s’augmenter que par l’économie domestique, établie qu’elle est sur des propriétés foncières. Ces propriétés, avant la Révolution, passaient presque en entier dans les mains de l’aîné de la famille. Force était aux autres garçons de se créer au dehors une existence indépendante.

Ils allaient au loin, dans des pays où l’on ne connaissait ni leur famille ni leur position, et quand il parlaient avec emphase — et respect — du château paternel qu’ils venaient de quitter, quand ils dénombraient les serviteurs, les chiens et les chevaux, quand ils racontaient le train de vie mené par eux jusque-là, la pauvreté de leur accoutrement, leur misère trop accusée semblait donner un démenti à leurs paroles ; et on leur riait au nez ; et ils se fâchaient ; et ils mettaient hors du fourreau la longue rapière rouillée reçue au moment du départ comme un digne présent. On croisait le fer ; et s’ils n’étaient pas de force, au grief de vantardise s’ajoutait celui de fortanterie.

Il leur fallait, à ces aventuriers que les romanciers ont su nous rendre si sympathiques, une extrême confiance en eux-mêmes et dans l’avenir pour braver le froid dédain ; confiance robuste qui leur permettait de s’imposer dans les milieux les plus ingrats. On sait le mot d’Henri IV à l’un de ses jardiniers qui se plaignait d’un terrain où rien ne pouvait venir à bien : « Sèmes-y des Gascons, ils prennent partout. »

Grâce au penchant naturel qui nous porte à charger les ridicules pour les rendre plus comiques, on devait se plaire à exagérer la jactance des Gascons. Et les anecdotes et les gasconnades de voler de bouche en bouche.

Un Gascon appelé en duel s’étant rendu de très bonne heure au lieu choisi pour la rencontre, y avait trouvé deux spadassins plus matineux encore, gisant sur le pré, après s’être enferrés l’un l’autre. Il se fit un siège des deux corps morts et attendit tranquillement son adversaire. Celui-ci arrive enfin, s’étonne, s’alarme, demande des explications. « C’est, dit le Gascon qui comptait bien recevoir des excuses, que je me suis amusé à peloter avec ces deux messieurs, en attendant partie. »

Un autre Gascon disait : « Qu’en quelqu’endroit de son corps qu’on le blessât, le coup était mortel, car il était tout cœur.

Un autre encore : « Dès que le duel fut défendu (sous Louis XIII) il poussa du poil dans la paume de la main de mon père. »

On formerait des recueils entiers des gasconnades du même genre.

De nos jours, l’originalité des caractères provinciaux s’effaçant et tout étant ramené sans cesse chez nous à l’unité par excès de centralisation, il ne reste plus aux habitants de la Guienne, de la Gascogne et du haut Languedoc que cet amour excessif de leur pays, qui les porte à le placer toujours au-dessus de tous les autres. Le mal n’est pas grand, et la contagion du chauvinisme n’est plus à craindre chez nous.

C’est toujours une grande surprise pour un Parisien de trouver au dehors de l’enceinte de la capitale une ville grande, belle et populeuse. À Paris, on s’accoutume de bonne heure à considérer le reste de la France comme un éloignement des horizons champêtres où l’on va se promener le dimanche. On sait bien qu’il existe de grands centres, mais on ne veut pas le croire ; l’esprit se refuse avec une singulière obstination à accepter avec résignation cette réalité de l’existence de grandes villes, et la cécité volontaire l’emporte sur l’évidence. De là cette tendance à généraliser certaines expressions, telles que ruraux, provinciaux, qui sonnent assez mal à bien des oreilles françaises.

Jean sentait donc se renouveler en lui des étonnements déjà éprouvés à Nantes, à Bordeaux, à Lille, au Havre, à Rouen… Il en parlait à sir William avec abondance, — pour dissimuler le mouvement opéré par Maurice vers les bureaux du télégraphe, ouverts sur cette même place Lafayette.

Au retour de son ami, il le pria de se joindre à lui pour obtenir du baronnet qu’avant de rentrer à l’hôtel pour la nuit, on parcourût la ville, si séduisante aux lumières, avec toute cette foule, vive, joyeuse, délivrée enfin des soucis de la journée et se répandant par les rues et les promenades, des refrains plein le gosier. — Des refrains ! Des grands airs d’opéra très bien chantés à la cantonade.

Ainsi vue par une soirée d’été, la métropole du Languedoc a quelque chose de capiteux qui monte à la tête.

De la place Lafayette, ils gagnèrent aisément la place du Capitole. Là est le Capitole ou hôtel de ville, centre de la vie politique de la cité. Tout le quartier est également le centre du commerce toulousain. Aussi trouve-t -on sur cette place et aux environs les principaux hôtels, cafés et restaurants. De cette place rayonnent les omnibus dans les directions les plus diverses et jusque dans les faubourgs.

Nos touristes prirent — à pied — la rue du Taur, qui conduit à la basilique Saint-Sernin, l’un des monuments du style roman les plus intéressants du midi de la France, et ils trouvèrent que le clocher qui repose sur des piliers octogones n’est pas en harmonie avec l’ordonnance générale.

Puis ils se mirent à la recherche des places publiques, et rencontrèrent les allées Saint-Michel, Saint-Étienne, des Zéphirs, des Soupirs, la Grande-Allée aboutissant au Grand Rond ou Boulingrin orné d’un jet d’eau ; ils longèrent encore le cours Dillon, reconnurent l’allée Lafayette où se dresse la statue en marbre de Riquet, le créateur du canal du Midi, par Griffaut-Duval, enfin les places Saint-Georges, Saint-Étienne et de la Trinité décorées de fontaines.

Ramenés vers le fleuve, ils virent avec intérêt le Pont-Neuf et le Châteaud’eau qui en orne l’une des extrémités, le pont Saint-Michel et le pont suspendu de Saint-Pierre. Chemin faisant ils avaient côtoyé ou aperçu la plupart des édifices religieux et civils du chef-lieu de la Haute-Garonne : la cathédrale Saint-Étienne, l’église de la Daurade (dorée) qui conserve la tombe de Clémence Isaure, considérée comme la vraie fondatrice des Jeux floraux ou Collège du Gai-Savoir, l’église du Taur et son bizarre clocher, l’Université, le Palais de justice, avec la statue de Cujas devant la façade, le Musée, quelques hôtels remarquables, des maisons historiques, notamment celle de Calas, au n° 50 de la rue des Filatiers.

Toulouse, avec ses 140,000 habitants, est la sixième ville de la France. Malgré tout, elle n’eut pas l’heur de plaire au baronnet qui sut faire entendre qu’il trouvait ses rues étroites, tortueuses, mal pavées, bordées de maisons en briques rouges d’un aspect peu gai. C’était une déception pour lui. Il « voulé pâlir tute suite, tute. »

Et Maurice qui attendait le résultat de son télégramme, c’est-à-dire l’arrivée de Henry Esmond ! Le jeune Normand se mit à vanter les curiosités de la ville : il ne les connaissait point ; mais n’était-il pas sur les bords de la Garonne ? L’influence ! Toutefois il se rappela avoir entendu dire que l’ancien couvent Saint-Augustin, qui possède deux cloîtres débordant de verdure, est un édifice remarquable que les touristes ne manquent pas de visiter : c’est dans les salles et les galeries des bâtiments de ce couvent que sont renfermés les trésors du musée, débris archéologiques, sculptures et tableaux. Il parla du couvent Saint-Augustin avec enthousiasme.

— Eh bien, dit l’Anglais, nous pâtirons démain.

— Mais où voulez-vous aller ? s’écria Maurice désespérément. Jean est fatigué, — c’était un prétexte — restons au moins quelques jours dans cette belle ville où il y a tant de choses dignes d’être vues !

Ils rentrèrent à leur hôtel de la rue d’Alsace-Lorraine sans que le baronnet eût pris aucun engagement.

Le lendemain, pour gagner du temps, Maurice et Jean se concertèrent et réussirent à conduire le baronnet au Capitole, où il parut s’intéresser à l’examen de la longue suite de bustes de la salle des Illustres, — des illustrations locales, parmi lesquelles le mathématicien Fermat, le compositeur Dalayrac, P. P. Riquet, le savant botaniste Picot de la Peyrouse.

Le baronnet s’obstinant à ne point visiter les églises, Jean indiqua comme une curiosité qu’on ne pouvait se dispenser de voir le moulin du Bazacle, et l’Anglais consentit à diriger ses pas de ce côté.

Première ville commerciale du Midi languedocien, Toulouse est aussi la première ville industrielle de la même région. Le moulin monumental du Bazacle, en aval d’une chaussée qui traverse la Gironde, renferme une minoterie très importante, ou trente-quatre meules donnent en moyenne soixante et quelques hectolitres de farine par heure. Il s’y trouve en outre une papeterie, des laminoirs, et la manufacture des tabacs qui occupe plus de douze cents ouvriers. Le canal de fuite du moulin sert de moteur à plusieurs autres usines, telles que scieries, amidonneries, fonderies, filatures situées plus bas, entre le fleuve et un embranchement du canal du Midi. Dans la partie d’amont, la longue île de Tounis est également couverte de moulins et de fabriques.

Toutes ces choses Maurice les regardait à peine. Tandis que le baronnet mettait son doigt dans chaque engrenage, s’exposant vingt fois à avoir la main broyée, les deux jeunes gens se concertèrent sur un moyen de retenir un jour encore à Toulouse le père de miss Kate, afin de donner le temps d’arriver à sir Henry.
— Sauriez-vous ce qu’il y a de bon à manger dans la ville (voir texte).
À la fin, Jean suggéra un moyen ne consistant en rien moins qu’à « perdre » Méloir pendant quarante-huit heures. Ce plan adopté, Jean se chargea de l’expliquer au Breton.

Retenant Méloir un peu en arrière, il lui fit comprendre qu’il était indispensable d’attendre à Toulouse l’arrivée du gendre du baronnet. Pour y réussir, il n’y avait qu’un moyen : il allait, lui Méloir, s’installer dans une auberge à sa convenance, et il ne reparaîtrait que le surlendemain à la fin de la journée : il serait censé s’être « égaré » dans Toulouse — chose assez difficile ! — et avoir cherché d’hôtel en hôtel jusqu’à l’hôtel de la rue d’Alsace-Lorraine. Le jeune baron se refuserait à quitter la ville avant d’avoir retrouvé son fidèle serviteur…

— Ça me flatte tout de même cette manigance-là, observa le Breton. Dommage que ce soit à cause de ce faille merle d’Ingliche !

Jean glissa quelque argent dans la main du gars, heureux de le voir s’associer résolument à leur stratagème.

— Par sainte Nonne et saint Divy, son fils ! s’écria Méloir, vous ne me reverrez brin ni miette avant le moment que vous avez dit. Sauriez-vous pas ce qu’il y a de bon à manger dans cette ville ?

Très sérieusement, Jean réfléchit : il fallait bien entrer dans les idées de ce garçon gourmand sur qui reposait peut-être le succès des efforts communs.

— Des foies gras, peut-être, dit-il… mais il me semble que ce n’est pas encore la saison… Attends un peu : on fait ici des pâtés de foies de canard excellents…

— Je verrai bien, dit le Breton en se pourléchant d’avance, surtout si vous n’êtes pas regardant a l'argent blanc que je puis dépenser…

— Nullement ; mais quitte-nous avec adresse !

C'est ce que sut faire Méloir. Et lorsqu’une heure après en rentrant à l’hôtel, sir William voulut donner l’ordre au Breton de tout préparer pour le départ du lendemain, Jean et Maurice firent semblant de chercher le gars partout.

— Je parté sans lui, voilà !

— Mais, sir, je ne puis abandonner ce garçon dans une ville ou il ne connaît personne…

— Fort bien ! Je parté sans vô !

— Oh ! sir, vous ne me feriez pas une semblable peine ! Mon domestique sera facilement retrouvé… s’il ne retrouve lui-même notre hôtel…

— Fort bien ! Allons dîner, dit flegmatiquement le baronnet, qui se dirigea vers la table d’hôte, accompagné de Maurice et de Jean assez inquiets sur la réussite de leur combinaison.

Ils ne s’attendaient certes pas à ce qui allait arriver.