Le Tour de France d’un petit Parisien/3/10

Librairie illustrée (p. 659-670).

X

Qui commence bien et finit mal

Le dîner fut très gai.

Il y avait assis à la table d’hôte une Espagnole et son mari, un Suisse et sa femme, trois Parisiens, — sans compter Jean — deux demoiselles russes, genre nihiliste, de fort bonne tenue, du reste ; sir William, Maurice et enfin trois bruns habitants de la région : un marchand de fruits secs d’Agen, un Auscitain, fabricant d’Armagnac et un rentier de Montaubin, tous trois grands et forts, et bruyants à proportion.

Chacun d’eux affichait des dispositions habituelles à la discussion et se montrait ardent à rompre une lance en faveur de son clocher. Or, le premier représentait le Lot-et-Garonne, ni plus ni moins, le second le Gers tout entier, le troisième le Tarn-et-Garonne, impétueux et débordant comme ces deux cours d’eaux.

La connaissance se fit au dessert entre l’Anglais et ces excellents mais un peu vifs méridionaux, le baronnet indiquant une préférence très marquée pour le fromage « bleu.  »

— C’est à Roquefort qu’on les confectionne ces fromages, dit le rentier de Montauban. Et il ajouta quelques curieux détails sur leur fabrication.

La glace était rompue et le fromage fortement entamé.

Le baronnet stimula l’ardeur de ses commensaux par des questions qui établirent tout d’abord une sorte de rivalité parmi eux trois. L’Anglais voulait savoir lequel de leurs départements primait les deux autres. Les braves gens à qui il s’adressait avec insistance étaient à cent lieues de deviner pourquoi : ils l’auraient battu ! Ils s’animaient en conscience, gesticulaient, appliquaient des coups de poing sur la table ; si bien que les conversations particulières ne furent plus qu’un chuchotement et que peu à peu la table se vida Maurice et Jean se demandaient jusqu’à quel point les trois méridionaux se prêteraient à l’indiscrète fantaisie de sir William.

— Vous autres d’abord, criait le Gascon d’Auch, en foudroyant du regard ses deux adversaires, — car ils avaient pris une position telle vis-à-vis l’un de l’autre vous dites une « troupe » de mensonges, que ça fait trembler ! Et puis je ne suis pas ici pour écouter vos « remonstrances. quand je dis que nous reposons sur les dernières pentes des Pyrénées, il est certain que j’entends parler de mon département du Gers et non pas de moi et de mes amis. Figurez-vous, milord, que notre beau département est couvert de chaînes de collines peu élevées et disposées comme les branches d’un éventail ouvert. Là ! vous voyez ça ? Sur ces hauteurs, nombre de vieux donjons se dressent encore qui vous donnent une fière idée du temps passé, et de nos barons à rapières.

» Nous avons plusieurs rivières, monsieur, le Gers, naturellement, qui nous traverse du sud au nord, la Baïse, la Gimone, la Save, la Losse, l’Adour, l’Arros, la Nidou, la Douze ; la Baïse est même navigable. Si le sol des collines et des coteaux est peu fertile, en revanche les bonnes terres du fond nous donnent du beau blé, et qui n’a pas la jambe courte, de belles récoltes de maïs, d’orge, d’avoine, des légumes en veux-tu ? en voilà, et du lin et des fruits excellents, surtout des « arbricots. » La partie la plus fertile et la plus riante est celle qu’arrosent les eaux de l’Adour, dans le voisinage des Hautes-Pyrénées, des Basses-Pyrénées et des Landes… Que je vous dise encore : nous avons dans nos prairies des bêtes à cornes, d’une petite espèce, c’est vrai, mais beaucoup de moutons ; peu de chevaux, c’est encore vrai ; mais des chevaux pleins de vigueur, malgré qu’ils soient petits, et puis des ânes et des mulets en quantité.

Le bourgeois de Montauban ne put réprimer un sourire.

— Il n’y a pas de quoi rire, observa le susceptible Auscitain, parce que je parle en bien de nos ânes et de nos mulets. Nous élevons aussi une quantité de volailles, surtout de oies et des canards, pour les pâtés de foie. Et nos vins donc ? Nous possédons plus de cent mille hectares de vignobles. Demandez à ces messieurs s’ils oseront nier que nos vins de Mazère et de Vertus…

— N’aient des vertus et même des qualités ? interrompit le marchand de fruits secs en achevant la phrase.

L’Auscitain reprit sans se déconcerter :

— Quant à notre industrie et à notre commerce, il ne faut pas s’en moquer. On sait qu’après le « cognac », — moi je dis avant, — la meilleure eau-de-vie de France est « l’armagnac. » Avec cela, la minoterie, la tannerie, la préparation des conserves de volailles… Té ! Ce n’est pas peu de chose. Et puis donc nos scieries de planches, nos fabriques de toiles, nos cotonnades, nos rubans de fil, nos verreries, nos faïences, nos poteries ? Eaux-de-vie, laine, plumes, blé, bêtes à cornes, mulets, vins, voilà des articles de commerce de quoi enrichir dix départements et non pas un !

— Mais les villes ? demanda l’Anglais.

— Ne l’écoutez donc pas, milord ! s’écria le bourgeois de Montauban, ce qu’il vous dit c’est un tas de vantardises. C’est un « ostiné ». Il vous ferait voir le soleil dans « l’oscurité » ; il ne connaît pas « d’ostacle »

Le fabricant d’armagnac visiblement agacé eut une grimace de souverain mépris pour son voisin de Tarn-et-Garonne.

— Les villes ? fit-il. Ah ! il n’en manque pas, allez ; il y en a que ça fait trembler : Auch, d’abord.

— Oui, dit le bourgeois de Montauban, mais Auch, au témoignage de Georges Sand est une des plus laides villes de France.

— Oh ! si l’on peut dire ! La plus laide ? Mais sous le rapport du pittoresque Auch peut défier toute comparaison ! Monsieur… Milord, située sur le plateau et les versants d’un promontoire assez élevé, la ville vue de la route de Fleurance, de Mirande ou de Masseube, avec ses maisons grisâtres disposées en amphithéâtre, présente une masse fort imposante, je vous l’assure, grâce à son escalier monumental orné de fontaines qui gravit la pente rapide de la colline, grâce à sa tour de César — elle est du onzième siècle.

— Oui, oui, rendons à César ce qui ne lui appartient pas, grommela le bourgeois de Montauban.

— … le tout couronné sévèrement par les tours de sa belle cathédrale.

— Ah ! parlons-en de vos escaliers, s’écria le marchand de fruits secs d’Agen, très décidé à intervenir ; parlons-en des « pousterlos » comme on les nomme : la terreur des étrangers, monsieur, la bénédiction des « sirurgiens » pour les entorses que ça leur procure à soigner.

— Mais nous possédons aussi les quartiers de la ville basse, répondit victorieusement l’Auscitain ; et il ajouta, non sans orgueil : puisque nous avons été inondés en 1836.

— Inondés ! Je ne le lui fais pas dire ! s’écria le bourgeois de Montauban rayonnant de satisfaction. Inondés par le Gers ! si cela ne fait pas pitié !

— Laissez-moi donc tranquille ! reprit l’Auscitain. C’est à vous que je parle, milord, et à ces jeunes gens, (il désignait Jean et Maurice) pour leur instruction… Nous disons Auch, d’abord, en fait de ville.

— Il y revient toujours ! observa le bourgeois de Montauban.

— Condom, Lectoure, dont la position sur un haut promontoire offre une certaine ressemblance avec la position d’Auch, Mirande sur la rive gauche de la Baïse, renommée pour sa coutellerie… Malheureusement, il ne reste plus de ses fortifications qu’un vieux château en ruines ; il y a Lombez sur la rive gauche de la Save, l’Île Jourdain, qui doit son nom à sa situation dans une île de la Save, elle est située à moitié chemin d’Auch à Toulouse ; Vic-Fezensac, ancienne capitale du comté de Fezensac, sur la Losse, Fleurance arrosée par le Gers, Eauze sur la Gélize, qui fut saccagée par les Goths et les Sarrazins ; il y a Montréal, Casaubon, Aignan…

— Assez ! assez ! cria le baronnet avec force. Assez !

— Il n’est pas poli, cet Anglais, observa l’Auscitain subitement refroidi comme par une douche glacée. Sans effort, il fit adopter tout de suite sa susceptibilité aux deux autres méridionaux.

— Et les hommes ? demanda sir William en mettant les deux coudes sur la table.

L’Auscitain avait bien envie de ne plus parler ; mais il lui en coûtait trop.

— Les hommes… dit-il, ils ont leur mérite. Ainsi ils s’habillent encore comme ils s’habillaient il y a cent ans.

— C’est qu’ils sont arriérés, observa le marchand de fruits secs, prompt à rompre la discipline et à reprendre sa liberté.

— Laissez-moi donc parler ! Leurs vêtements sont tissés avec la laine de leurs troupeaux par des artisans du cru qui fabriquent ces tissus à la main, à tant par aune. Pour économiser la dépense de la teinture, on mêle quelque laine brune avec la blanche. En été ils s’habillent de lin, mais d’un lin semé et cultivé dans leur champ et filé en famille.

» Les femmes de la campagne se montrent aussi raisonnables que leur maris en fait de toilette ; les jeunes filles, seules, ajoutent à leur costume un tablier de cotonnade, un bonnet de toile blanche ou un mouchoir dont elles se font de très élégantes coiffures ; té ! la jeunesse ! Les souliers sont un objet de luxe pour tous ; pas de souliers, des sabots, — excepté le dimanche pour aller à l’église.

» Nos paysans sont patients, sobres, économes, infatigables. Chacun d’eux travaille pour acheter de la terre, arrondir son champ. Ils ne mangent de viande et ne boivent de vin que deux fois par an : le mardi gras et le jour de la « balocho. »

— Balocho ? fit sir William, quoi donc, « if you please ? »

— Sandis ! tout le monde sait bien que c’est la fête patronale ! Leur pain est fait de froment mélangé de seigle et de maïs. Ils vendent le vin qu’ils récoltent, et se contentent de piquette. Le surplus de leur nourriture consiste en pommes de terre cuites sous la cendre, d’ail et d’oignons croqués au sel, d’une soupe aux choux sans huile ni graisse, ni beurre — ni margarine. En hiver, ils se régalent avec des « armotos. »

— Armotos ? répéta l’Anglais interrogateur.

— Mais d’où sortez-vous donc, mon vieux ? C’est une bouillie de farine de maïs, chacun sait ça. Avec cela de rudes gaillards, allez ! Et il n’y a pas que des paysans, les bourgeois aussi sont solides ; et le Gers a fourni bien des fameux soldats, les généraux Lagrange, Soulès, Subervie, Léglise, Dessolles né à Auch, le maréchal Lannes né à Lectoure. Et je n’ai pas nommé le comte de Montesquiou-Fezensac, maréchal de camp des armées du roi, ni Villaret de Joyeuse, l’un des plus braves marins de la République ; je n’ai pas nommé non plus, pour ne pas remonter trop haut, le brave Lahire et Xaintrailles !

— Xaintrailles appartient au Lot-et-Garonne ! vociféra le commerçant d’Agen.

— « Well ! », fit le baronnet à peu près satisfait. Et le département de… Montauban ? demanda-t-il, est-il « valuable ? »

— Vous voulez dire le Tarn-et-Garonne ? corrigea le bourgeois de Montauban. Il a aussi ses grands hommes ; té ! le maréchal Caumont de la Force, général et pair de France, le général Doumerc qui commanda une division de cuirassiers de la grande armée, le général Malartic, celui qui défendit si courageusement pendant six ans l’Île de France et l’Île Bourbon, et puis le célèbre tacticien Guibert…

Le bourgeois de Montauban avait décidément la parole ; pour la garder, il éleva la voix, — un superbe creux du midi — et couvrant les interruptions du bouilleur de cru et du marchand de fruits secs, ligués à leur tour contre lui, il exposa que son département possédait et le Tarn et la Garonne et l’Aveyron, sans compter « un monde » de petites rivières. Les fertiles vallées larges, unies où coulent toutes ces eaux au milieu d’un pays ondulé par quelques coteaux, ne formant pour ainsi dire qu’une plaine immense et verdoyante, couverte de vignes et de vergers. Le bourgeois de Montauban s’extasia sur les rives de la Garonne, signalées de loin par de longues files de grands peupliers. Il garda un silence prudent sur les inondations qui ne sont que trop à craindre. Il n’en est pas de même pour le Tarn qui coule dans son lit profond de quinze à vingt mètres. L’Aveyron s’émancipe quelque peu, avoua notre homme ; mais il apporte la fertilité de son limon dans les terres qu’il envahit ; c’est un mal pour un bien, ajouta-t-il philosophiquement.

L’industrie et le commerce trouvèrent à leur tour dans l’excellent bourgeois, un habile apologiste. En faisant la part de l’exagération, on comprenait qu’industrie et commerce sont assez développés dans ce même département. L’agriculture fit son apparition sur un sol fertile, des plateaux, des vallées bien cultivées, de beaux pâturages, des céréales en abondance, des fruits, de la vigne, des légumes, des plantes textiles et oléagineuses. Le chemin de fer de Bordeaux à Cette est venu vivifier encore cette contrée. Le bourgeois assura de sa belle voix de basse qu’on envoyait des mulets, des bestiaux, des grains, des fruits à l’Espagne et à l’Italie ; et que la minoterie faisait de grandes affaires, surtout quand la récolte des blés a été bonne.

— C’est Moissac, sur le Tarn, dit-il, qui fait principalement le commerce de la farine épurée, avec le Levant et les colonies. C’est pourquoi cette ville est l’un des marchés régulateurs des grains pour la France entière. En amont de cette ville, ajouta-t-il, deux ponts traversent le Tarn, l’un en pierre portant le canal latéral à la Garonne, l’autre en fer laminé livrant passage aux trains du chemin de fer…

Montauban ne fut pas oublié. C’est en vain que le marchand de fruits secs lança l’appellation de vieille ville huguenote : l’Anglais eut une représentation fidèle de l’une des quatre places de sûreté garanties aux calvinistes au seizième siècle, qui sut résister à une armée de vingt mille hommes commandée par Louis XIII en personne. Le rentier la lui montra sur la haute berge du Tarn, avec son vieux pont ogival à huit arches, l’un des plus beaux ponts anciens de France ; les fabriques, les manufactures eurent leur tour ; les chasselas dorés ou roses qui s’expédient jusqu’en Angleterre ne furent pas oubliés. Le citadin de Montauban se montra même soucieux des beaux-arts, et parla avec conviction des curiosités artistiques léguées par Ingres à sa ville natale et qui font la valeur de son musée.
— Yes ! Démêloir !… ma valet ! (voir texte).

Le bon bourgeois ouvrit toute grande la bouche pour reprendre haleine. C’est le moment qu’attendait le marchand de fruits secs d’Agen pour lui couper la parole. L’Auscitain voulait de son côté faire une rentrée, mais l’Agénois, frappant à coups redoublés sur une carafe, ne lui en laissa pas le loisir.

— Eh bien ! Et le Lot-et-Garonne donc ! s’écria-t-il avec force. Nous ne comptons donc plus ! Tout le monde a de belles villes, de belles maisons : nous sommes peut-être logés à la charité ? Tout le monde a des amis parmi les grands hommes, et nous rien alors ? Té ! Nous avons Jasmin cependant et il n’y a pas deux Jasmin en France !

— Mais des grands hommes de guerre ? objecta l’Auscitain.

— Des grands hommes de guerre ? Nous avons Xaintrailles, — ici il éleva la voix pour couvrir les interruptions — un des meilleurs capitaines du roi… qui était roi du temps de Jeanne Darc ; nous avons Blaise de Montluc, le maréchal d’Estrades et plusieurs généraux de la République et de l’Empire. Et puis il n’y a pas que les militaires qui comptent. Baillez-moi le carafon, que je lampe une rasade à la santé des civils ! Nous avons à citer Bernard de Palissy, Lacépède, nous avons madame Cottin…

— Ce n’est pas un homme ! vociféra le bourgeois de Montauban, comme si l’Agénois trichait.

— Je apprécié, fit l’Anglais d’un air grave.

L’hôte, un Gascon pur sang, impatient d’éteindre son gaz, intervint :

— Avez-vous besoin « de rien » ! dit-il.

— De rien ni de quelque chose ! cria celui qui s’était donné la parole et entendait la garder. Apprenez, milord, par ma bouche que le Lot et la Garonne viennent se réunir dans la plaine la plus féconde de la France ! Les deux vallées de ces rivières forment l’Agénois. C’est surtout la vallée de la Garonne qui présente le plus bel aspect. Sur la rive gauche, et à travers les oseraies, ou les peupliers qui bordent la rivière, on voit se dérouler au loin les plaines de la Lomagne, magnifiquement cultivées ; la rive droite est bordée de collines basses couronnées de vignes et de bois. Des hauteurs qui commandent l’endroit où le Lot et la Garonne, marient leurs eaux, le regard est ébloui, véritablement ébloui, par un magnifique panorama de champs, de prairies, de vignobles, — attendez — de vergers, au milieu desquels apparaissent une « troupe » de villages ou de vieilles villes, si agréables à l’œil qu’on dirait qu’un peintre les a arrangés à son goût.

— Ha ! tellement ? fit l’homme au creux du midi ; mais vous ne nous dites pas, mon bon, qu’à côté de cette fertilité du pays d’Agen les landes viennent envahir une grande partie des arrondissements de Nérac et de Marmande ?

— Si, j’allais en parler ; vous me l’avez coupé sur les lèvres ; mais je n’en dirai rien puisque vous avez dénoncé nos pauvres Landes ! Milord, je passe à notre bonne ville d’Agen, dont les fabriques de toiles à voiles et les teintureries en écarlate et en cramoisi ont acquis de la renommée ; mais Agen est surtout connu par ses pruneaux…

— Pruneaux ! s’écria le baronnet.

Le marchand de fruits secs ne comprit pas le sens de cette interruption, qui faisait sourire Jean, et il reprit :

— Ils sont plus estimés que ceux de Tours.

— Pruneaux de Tours ! s’écria de nouveau le baronnet. Ô yes !

— On les expédie dans des boîtes, dans des paniers… Ces prunes sèches d’Agen, connues aussi sous le nom de prunes d’ente viennent de tout mon département : de Clairac, de Castel-Moron, de Marmande, de Villeneuve d’Agen surtout ; ces villes en font un grand commerce. Villeneuve en expédie annuellement pour plus de trois millions de francs ! Quant à ma maison de fruits secs, elle est assez avantageusement connue à Agen, j’ose le dire.

» Agen reprit le marchand, sans être une fort belle ville, a de l’animation. Les plus curieux édifices sont un pont de pierre, un pont suspendu et un pont canal sur la Garonne… admirable !!

» Villeneuve d’Agen fabrique des toiles, du linge de table, du papier ; le Lot y devient navigable. Nérac, au sud, est sur la Baïse ; c’est l’ancienne capitale du duché d’Albret, qu’Henri IV réunit à la couronne. Le Béarnais aimait le séjour de Nérac, qui fut longtemps la résidence des rois de Navarre.

» Mais, tenez : une petite ville de l’arrondissement de Marmande est aussi fort connue, par sa manufacture nationale de tabacs, dont les produits sont répandus dans tout le Midi, et même au delà. — Dix villes en France ont de pareilles manufactures : celle de Tonneins est la plus importante après celle de Paris.

— Si l’on veut ! ajouta le bouilleur de cru, du ton dent il eut dit : Amen !

C’était une concession, signe précurseur d’un apaisement général.

Les trois braves méridionaux ayant achevé de débiter ce que chacun avait à cœur de répandre, se trouvaient fort près de s’entendre.

— Enfin, tout ce qu’on peut dire, conclut le marchand de fruits secs en s’essuyant le front, c’est que nos pays sont de beaux pays !

— Sûr ! fit la voix flûtée du fabricant d’eau-de-vie d’armagnac.

— Sûr ! résonna le creux du Midi.

Le baronnet paraissait soucieux de cet accord qui ne lui permettait pas, après avoir prêté une attention soutenue, de fixer sa préférence — réelle ou fictive.

— Je voulé bien savoir, dit-il, comme si la discussion pouvait recommencer pour l’éclairer, lequel des trois départements est le plus… jiouli.

— Oh ! messieurs, se permit de dire Maurice, c’est une fantaisie…

Jean ajouta à demi-voix :

— Une fantaisie d’Anglais…

— Cela vous intéresse donc bien, milord ? dit la basse-taille de Montauban.

— Yes ; je voulé choisir.

— Choisir ? fit le fabricant d’armagnac.

— Pour acheter.

— Mais, acheter quoi ? dit l’Agénois, qui flairait un écoulement de ses fruits secs.

— Acheter un de vos départements. Peut-être celui des pruneaux… Compréné-vô le chose ?

Les trois Méridionaux atterrés, se consultèrent du regard, se demandant s’ils permettraient à cet Anglais de se moquer d’eux plus longtemps, de les mystifier et s’ils ne lui administreraient pas une correction exemplaire.

— En voilà un drôle de corps ! finit par dire le bouilleur de cru.

— Qu’est ce ? fit le baronnet.

— Pour un toqué d’Albion, c’est un toqué d’Albion ! observa le bourgeois de Montauban.

— Qu’est-ce, môsieur ? que dites-vous ? dit sir William en se levant, très rouge.

Tout le monde se leva avec lui.

— Ne faites pas attention, messieurs, dit Maurice, tandis que Jean ajoutait : Il est un peu… extravagant… un peu fou…

— Je suis fol… bôcoup ! s’écria le baronnet qui avait entendu ; mais je voulé acheter tout de même, pour dépenser bôcoup et faire enrager milady ! Celui qui riait de moi je boxé loui !

À ces mots il y eut une bousculade. Une carafe alla se briser sur le parquet. Malgré l’intervention de Maurice et de Jean, le baronnet fut poussé dans le vestibule, et l’un des garçons de l’hôtel, au bruit qu’ils faisaient tous, se mit à crier à la garde ! et courut chercher la police.

— Je boxé la prémier, je boxé la sécond et la troisième aussi, diabel ! hurla le baronnet, dont la tête se montait. Il prit du champ en faisant rouler ses poings pour se tenir sur la défensive.

— Prenez garde, vous « me marchez » ! s’écria le Gascon d’Auch, à qui le baronnet venait en effet d’écraser le pied.

Un sergent de ville apparut fort à point.

Le maître d’hôtel survint et essaya en vain de calmer la querelle.

— Il m’a « coupé » deux « garraffes » dit-il au sergent de ville, en désignant l’Anglais — on n’en avait cassé qu’une. — Retirez-nous de « ce bagar » s’il vous plaît, monsieur le commissaire.

Mais déjà quelques coups de poing s’échangeaient : les hostilités étaient ouvertes…

Le sergent de ville sépara les combattants comme il put, aidé de Jean, de Maurice, du maître d’hôtel et de son personnel, et pria l’Anglais de le suivre au bureau de police — au poste !

Il n’y avait pas à résister. Maurice et Jean accompagnèrent le baronnet. Le bourgeois de Montauban fut délégué par les deux autres plaignants comme ayant l’organe le plus grave pour une déposition à faire par-devant un commissaire. — Décidément le Tarn-et-Garonne l’emportait !

On arriva au poste… L’Anglais de la rue d’Alsace-Lorraine, sir William Tavistock y était connu déjà par M. le commissaire. Et comment ? Grâce à Méloir, arrêté un quart d’heure auparavant dans un cabaret, pour tapage et coups ; Méloir qui était présentement occupé de se recommander du baronnet « son maître ».

On entend d’ici l’exclamation de Jean et de Maurice en apercevant le gars breton, déchiré, fait comme un voleur…

— Par saint Malo et saint Brieuc et saint Houardon itou, je ne mens pas ! v’là mon milord, et notre maître le baron, et notre petit monsieur de Paris ! Un camouflet fait vingt-huit chopines.

— Connaissez-vous ce garçon ? demanda à brûle-pourpoint le commissaire à l’Anglais.

— Yes ! fit-il. Démêloir… ma valet…

— Le voilà retrouvé ! dit Jean en faisant un signe d’intelligence au Breton.

Le bourgeois de Montauban calmé par l’air frais du soir, adoucit autant que possible sa plainte collective. Sa voix se tempéra de sons argentins, et il réclama l’indulgence de M. le commissaire.

Celui-ci ne se fit pas faute d’en user et renvoya tout ce monde, très encombrant, y compris Méloir

— Pour celui-ci, dit-il en le désignant, il ne faut pas qu’il s’y fasse reprendre. Tapage, coups et blessures… Rébellion envers les agents…

— Monsieur le commissaire, dit Jean, pardonnez-lui ; c’est le meilleur garçon du monde ; mais il est de Landerneau où tous les nez pompent la moutarde !

Un dicton que Jean avait retenu dans sa tournée en Bretagne.