Le Tour de France d’un petit Parisien/3/8

Librairie illustrée (p. 633-645).


Méloir demeura accroché par sa veste (voir texte).

VII

Une chasse à l’isard.

Le chamois, le seul ruminant du genre antilope que possède notre Europe occidentale était connu par nos pères sous le nom d’isard. Ce nom lui a été conservé dans les Pyrénées. L’isard ne diffère en rien du chamois du haut Dauphiné, de la Savoie, du Piémont, de l’Espagne, de la Suisse, de l’Allemagne et de la Dalmatie.

Il a la grosseur d’une chèvre et aussi son port, avec des cornes noires, courtes, lisses et arrondies qui s’élèvent verticalement du front et se courbent brusquement en arrière à leur extrémité au-dessus de deux beaux yeux, grands et ronds, pleins de feu. Pour être exact, il convient de dire qu’il a le corps plus court que la chèvre, ramassé, les jambes longues et fortes, le cou allongé. L’isard ajuste fort joliment ses oreilles à la pointe de ses cornes.

Son poil court est au printemps d’un gris cendré, et passe successivement, selon la saison, d’un fauve de biche au brun mêlé de noir et brun noirâtre. Sa tête est d’un jaune pâle avec une bande brune qui descend de l’œil vers le museau. La queue est courte. Le mâle seul a le menton garni de barbe.

Cet animal d’une vivacité charmante et d’une admirable agilité, habite la région moyenne des montagnes. En été, comme il craint très fort la chaleur, il s’élève jusqu’aux limites des neiges éternelles ; en hiver, il préfère les vallées dans la zone forestière, où il vit de feuillage de sapins, de bourgeons d’arbres et d’arbrisseaux, de quelques herbes qui percent la neige, de mousses et de lichens.

Les isards s’en vont par groupes de trois, quatre, cinq, six, et très souvent par troupeaux de huit à dix, de quinze à vingt ; on en voit aussi jusqu’à soixante et quatre-vingts ensemble, dispersés par petits troupeaux sur le penchant d’une même montagne. Au lever du jour, ils descendent en paissant sur le flanc de la montagne ; à midi, ils se couchent au pied des rochers, à l'ombre des buissons ; après une station peu prolongée, ils remontent et cherchent un endroit pour se reposer librement et ruminer. Par le clair de lune, on les voit redescendre dans les pâturages.

On ne connaît pas de cri particulier à l’isard ; il semble n’avoir qu’un bêlement fort bas ressemblant à la voix d’une chèvre enrouée. C’est par ce bêlement que les mères appellent leurs petits. Quand un danger met en fuite ces animaux c’est par une sorte ce sifflement, un souffle aigu poussé avec force par les narines qu’ils s’avertissent entre eux.

D’une défiance extrême, leur vigilance est secondée par un même degré de perfection de l’ouïe, de la vue et de l’odorat. Jamais un chamois n’oublie de veiller à sa sécurité. Au repos même, il conserve une position pouvant lui permettre de fuir d’un seul mouvement. Un chasseur approche-t-il au vent de l’animal ? Sa présence est constatée bien avant qu’il se soit montré. C’est là ce qui rend très difficile la chasse du chamois.

Au fond de la vallée du Lys, que suit la rivière du même nom, au delà des glaciers du pic de Crabioules et du port d’Oo se trouve le Portillon, col qui s’ouvre à plus de trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer sur la ligne de séparation des Pyrénées françaises et espagnoles. En avant du Portillon, bleuit un lac qui porte aussi ce nom.

Le soleil était haut déjà lorsque sir William, Maurice et Jean occupèrent le Portillon avec leur escorte de chasseurs et de rabatteurs. Ils avaient suivi en voiture la route qui longe la rivière du Lys.

Le baronnet se montrait dispos et allègre ; et on le crut aisément lorsqu’il raconta que, dès sa jeunesse, il avait gravi Lien des fois les flancs abrupts des highlands de l’Écosse. Maurice faisait bonne figure, la carabine à la main. Quant à Jean, en sa qualité de petit Parisien, il était apte à tout, et il n’eût pas volontiers passé à d’autres cette arme dont il comptait faire un si bon usage. C’est lui qui suivait de plus près les chasseurs de chamois que le guide avait amenés ; il faut tout dire : ses fortes semelles lui permettaient d’avancer plus lestement que Maurice ou le baronnet.

Méloir ne semblait pas non plus malhabile à jouer des jambes. Son jeune maître n’avait pas voulu qu’on lui confiât une carabine et la précaution ne manquait pas de sagesse. Le Breton se dédommageait en exécutant avec un bâton de prodigieux moulinets. Mêlé aux rabatteurs, ceux-ci, en l’entendant enfiler des kyrielles de jurons et invoquer tour à tour les saints de Bretagne aux noms bizarres, pensaient qu’il procédait à sa manière à l’œuvre commune par des paroles cabalistiques.

Les trois chasseurs choisis par le guide étaient de solides gaillards pourvus de muscles infatigables, endurcis au métier, grimpeurs hardis, tireurs émérites. La chasse actuelle n’était pour eux qu’un jeu, et ils se tenaient aussi près que possible du baronnet pour ne pas l’humilier en le distançant.

Toutefois ils se plaisaient à faire montre de la justesse de leur coup d’œil, de leur sang-froid, de leur décision.

Ils prenaient sur le bord d’un précipice, le long d’une paroi presque perpendiculaire des positions exigeant une vigueur extrême des membres, s’aidant pour s’appuyer des coudes, des épaules, du menton, des dents au besoin, bondissant par moments comme l’animal agile que l’on poursuivait, rampant le moment d’après pour franchir un mauvais passage, — façons de virtuoses en quête d’applaudissements.

Ils avaient revêtu la chaude veste de laine grise des chasseurs pyrénéens et portaient des guêtres. La carabine en bandoulière, ils se servaient adroitement du bâton alpestre muni d’un crochet. Le sac aux munitions et aux vivres que tout chasseur de chamois porte ordinairement sur le dos, et qui contient avec la poudre et le plomb, du pain bis, du fromage, du lard, une gourde d’eau-de-vie, avait été abandonné cette fois, et les rabatteurs laissés en arrière, au nombre de quatre — plus Méloir — avançaient seuls avec ce surcroît de charge. On les voyait apparaître et disparaître tour à tour, se rapprochant toujours du terrain de chasse. Méloir sans se lasser courait de l’un à l’autre.

Les chasseurs embauchés connaissaient à fond les passages, les pâturages préférés, les retraites, les roches salées que viennent lécher les isards. Chacun d’eux possédait une provision de renseignements fournis par des pâtres dans des tournées préparatoires. Tenant compte de la direction du vent, ils marchaient en silence.

Un d’eux possédait une bonne longue vue ; il s’en servit pour explorer le terrain et il eut la joie de découvrir quatre isards dans un pâturage frais que le soleil n’atteignait pas encore. Il fit des signes convenus à ses deux camarades, et dès lors la chasse ne fut plus livrée au hasard.

Les trois chasseurs prirent bientôt position derrière des roches et des buissons, et ils attendirent, pour attaquer, d’être rejoints par « l’Anglais et ses compagnons. »

Le baronnet avançait lentement s’aidant du bâton à crochet ; Maurice et Jean par convenance réglaient leur marche sur la sienne, bien qu’il en coûtât à leur ardeur ; car ils avaient compris que la poudre allait parler : il fallait donc se hâter si on voulait placer son coup de carabine.

Sir William avait quelque peine à garder le mutisme qu’on lui avait recommandé. Il s’encourageait malgré tout par des « hip ! hip ! » très joyeux, et il y avait bien de quoi : cette belle journée serait racontée à milady : elle serait bien forcée de croire à autre chose qu’à un simple spleen. Dans son contentement, il n’hésita pas, pour rejoindre plus vite les trois chasseurs apostés, à suivre une corniche de deux pieds, surgissant du flanc d’une roche que bordait un précipice d’une centaine de pieds. Maurice et Jean, moins téméraires, arrivèrent en même temps que lui à l’endroit où l’on devait s’arrêter ; mais par un chemin moins dangereux, très émus l’un et l’autre de cette preuve de démence que venait de donner le père de miss Kate.

Les guides s’étaient agenouillés. Ayant ôté leurs chapeaux, ils hasardaient seulement la tête au-dessus des rochers qui les cachaient, et tenaient la main sur la gâchette de leurs carabines. Sir William vint prendre position non loin d’eux — à une centaine de mètres — et fut rejoint par Jean, puis par Maurice.

Les isards se trouvaient bien en vue.

Ils se montraient là, beaux, hardis, nobles, vigoureux. Dans leurs bonds il y avait autant de force que de souplesse.

Le guide du petit troupeau paissait à quelque distance, très attentif, flairant devant lui, dressant les oreilles, se retournant, regardant partout. Il entendit quelque bruit et se mit à siffler comme le fait la marmotte, à frapper le sol de ses pieds de devant.

Tous prirent peur ; mais ne pouvant distinguer d’où venait le danger, les pauvres bêtes se démenaient angoissées, indécises sur la route à choisir pour la fuite, tendant le cou et cherchant à découvrir l’ennemi.

De l’endroit où il était, Jean apercevait Méloir au loin, bien au-dessous de lui, contournant les hautes roches où une saillie faisait un étroit sentier, audacieusement suivi par le gars. Les autres rabatteurs avaient fini leur besogne et poussé les isards entrevus dans le demi-cercle formé par les glaciers ; sachant par expérience que les chamois ne s’aventurent pas volontiers sur les glaciers, ils se dirigeaient vers Méloir pour, de là, entreprendre un mouvement destiné à une nouvelle opération au cas où la première n’aurait pas réussi : pousser les chamois dans un de ces endroits où la piste cesse d’être possible : ils ignoraient encore que sur le revers d’un sommet et en face des glaciers mêmes les chasseurs tenaient un groupe d’isards au bout du canon de leurs armes.

Soudain, ils entendirent la décharge d’une carabine — c’était le baronnet qui ouvrait le feu. Elle fut suivie d’une formidable détonation : les trois chasseurs venaient de tirer à la fois. Maurice et Jean ne trouvèrent pas l’occasion de placer leur coup : les isards fixés enfin, demeurèrent un seul instant immobiles, regardant avec inquiétude la fumée des carabines qui s’élevait dans l’air, puis, bondissant sur leurs jambes nerveuses, détalaient au galop, chef en tête ; mais ils laissaient l’un des leurs sur le terrain — un jeune faon.

D’un saut, ils franchirent un abîme, retombèrent sur leurs quatre pattes à la pointe d’une roche et sans se concerter davantage se dispersèrent au hasard.

Glorieux, le baronnet s’était levé et le bonnet à la main, religieusement, il entonnait d’une belle voix de basse le God save the queen !

Mais Jean avait vu le bouc de la troupe s’engager sur cette corniche si étroite que suivait Méloir.

L’animal faisait des bonds de cinq à six mètres.

Jean cria au Breton de se garer. Son cri se perdit dans les actions de grâce de l’Anglais et les hourrahs frénétiques des chasseurs. D’ailleurs toute place faisait défaut pour se mettre hors d’atteinte de la bête, redoutable par son élan, et la rencontre allait être inévitable.

Désespérement Jean tira sur le bouc, et Maurice, qui devina ce qui allait arriver, l’imita, mais tardivement, et leurs corps de feu ne produisirent d’autre effet que d’accélérer la vitesse de l’animal.

Un des rabatteurs vit aussi le danger que courait le Breton et lui cria de se coucher — pour que le chamois pût lui passer sur le corps sans le renverser : trop tard : le choc eut lieu, et Méloir disparut dans le vide.

L’isard perdit pied également ; mais il s’en tira et, profitant des moindres aspérités, il opéra sa descente par bonds prodigieux, réduit par instants à faire porter tout le poids du corps sur les pieds de derrière et à ralentir la descente en faisant frotter ces pieds contre la roche.

Tout cela se passa bien plus vite qu’on ne saurait le dire.

Ce fut l’incident émouvant de la chasse et qui manqua de tourner au tragique.

Heureusement dans sa chute rapide le gars rencontra une pointe de rocher à laquelle il demeura accroché par sa veste, brusquement remontée autour de son cou.

Méloir étouffait, et il se mit à crier autant qu’il le put. Ses bras battaient dans le vide ; les manches de sa veste étaient à demi dépassées, et il se raidissait pour ne pas glisser du double fourreau des manches, cherchant aussi pour ses pieds un point d’appui qu’il ne rencontrait pas.

Le rabatteur qui avait assisté le plus près à la rencontre du chamois et du Breton réussit à se rapprocher du gars, et dénouant sa ceinture, il en fit descendre un bout jusqu’à lui. Méloir s’y cramponna, se hissa légèrement, put dégager sa tête et respirer un peu. Le plus difficile était fait. Dix minutes après — dix minutes bien longues ! — un autre rabatteur apporta une corde tenue en réserve dans son sac et, à eux deux, ces braves gens travaillèrent, non sans s’exposer eux-mêmes, à tirer d’affaire le Breton.

Sir William, Maurice et Jean, d’une élévation voisine assistaient à cette scène, séparés par un véritable gouffre de l’endroit où Méloir suait sang et eau pour accomplir son propre sauvetage. Enfin les acclamations des rabatteurs, les battements de main de Jean et de Maurice annoncèrent aux chasseurs de chamois qui étaient descendus vers le pâturage où gisait le faon tué, que tout s’arrangeait.

Bientôt après celui des trois qui exerçait son autorité sur les deux autres apparut, rapportant sur ses épaules et retenu à son front par les quatre pieds liés, la victime de la journée. L’isard avait la tête pendante, le ventre ouvert et vidé de ses entrailles, sauf le foie…

C’était une belle pièce, et les montagnards stimulés par leur passion pour la chasse, très heureux de ne pas revenir bredouilles — affaire d’amour-propre plus que d’intérêt — ne prêtaient que peu d’attention aux lamentations du Breton qui prodiguait au bouc malencontreux toutes les apostrophes de son répertoire.

En somme, belle chasse et bonne journée pour tous, — car le guide, les chasseurs de profession et les rabatteurs furent largement gratifiés par le baronnet, qui réalisait son désir de dépenser beaucoup.

— Au train dont il y va, ne put s’empêcher de remarquer Maurice, la dot de miss Kate risque d’être fortement entamée.

La journée du lendemain, consacrée à un repos bien gagné, fut employée en partie par les jeunes gens à écrire : Maurice apprit à miss Kate le résultat heureux de son voyage, brièvement télégraphié l’avant-veille ; il raconta à sa mère, à sa sœur, à la jeune Anglaise la chasse à l’isard. Jean écrivit à Bordelais la Rose, privé de ses nouvelles depuis bien des jours. Il lui dit la catastrophe de Lourches, la prise de possession de ces pièces qui ne laissaient plus planer aucun soupçon sur le caractère honnête de son père ; la rentrée de Cydalise dans sa famille ; il lui parla de ses projets d’avenir, de son intention d’aller au Niderhoff pour mettre à néant les calomnieuses inventions de Jacob Risler ; enfin, après lui avoir expliqué le motif de sa présence à Luchon, il s’excusa de ne s’être pas arrêté à Mérignac en passant par Bordeaux : il croyait si fermement pouvoir revenir le lendemain sauter au cou à son vieil et excellent ami !

Le baronnet vit avec plaisir toute cette correspondance — surtout celle de Maurice : milady allait avoir des nouvelles et en apprendre de belles !

La fantaisie de la chasse à l’isard passée, il semblait que sir William n’eût qu’à se laisser ramener loin des Pyrénées : pas du tout ! Le baronnet ne voulait pas être venu de si loin pour si peu de chose. Il prétendit qu’il serait scandaleux de s’en aller sans avoir visité le pays.

Il fallut bien en passer par là ; et ce ne furent plus, tous les jours, que promenades en voiture, à cheval ou à pied à travers la vaste région montagneuse ; ils contournaient les sommets qui s’élancent en pics, s’arrondissent en dômes, se déchirent comme les parois d’un cratère ou s’aplanissent en terrasses ; ils suivaient les lacets des pâturages escaladant des promontoires qui avancent leur tête entre deux vallées ; ils mesuraient de l’œilles pyramides neigeuses du Quaïrat, du Montarqué et de Spijoles ; ils saluaient quelque ancien castel ou une tour à signaux ; des cours d’eau, des torrents nés du dernier orage, des cascades leur barraient la route ; de ces cascades il y en avait d’imposantes comme celle du Juzet, qui tombe de quarante mètres, ou celle du lac d’Oo qui n’a pas moins de deux cent soixante-quinze mètres de hauteur : l’eau se détache du rocher en poudroyant, tantôt enveloppée d’une écharpe irisée, tantôt en pluie de perles ; ils suivaient des sentiers en zigzags au pied d’escarpements boisés, où çà et là des sapins ébranchés par des tourmentes montraient leurs têtes mutilées ; ils cherchaient leur route à travers les hauts vallons, avec l’étonnement continu de voir les gorges se resserrer et se fermer brusquement devant eux, comme si elles aboutissaient à une pente raide, à une muraille, puis l’instant d’après la gorge s’élargissait, le vallon s’agrandissait démesurément, et les sommets que l’on semblait près d’atteindre reculaient tout à coup comme par un jeu cruel.

On grimpait, et on découvrait soudain un lac profond entouré de roches escarpées ; on montait encore, on franchissait les cols — les ports — brèches aux murailles nues, aux âpres parois au-dessus desquelles planent les aigles qui descendent en tournoyant pour s’abattre sur le cadavre de quelque mouton que l’avalanche a précipité ; on laissait loin derrière soi les granges, la maison du laboureur juchée comme un ermitage, les maigres plantations de défrichement ; on dépassait les pelouses, les bois, les antres sauvages, au fond desquels tombe un ruisseau, ou qui sont fermés en guise de rideau par une nappe d’eau cristalline, qui fuit comme l’éclair, sans flot et sans écume, dans un tortueux labyrinthe de rochers.

Et l’on montait toujours. En avant ! en avant ! Et l’on arrivait aux crêtes où bondit l’isard à travers les abîmes pour fuir le chasseur, et l’on arrivait à des grands pans de montagnes sombres et boisés de chênes, de hêtres et de pins d’où s’échappaient des odeurs résineuses, à des côtes plus hautes où les
À travers ce rideau s’élançaient les pics les plus élevés (voir texte).
mousses et les lichens jaunes et rouges tachaient les rocs de rouille, — dernière végétation de ces hauteurs, que leur disputent les neiges. Et nos grimpeurs devenant intrépides, montaient encore essayant d’atteindre les cimes inaccessibles qui portent leur front dans l’éternel silence, là où plus rien ne vit sinon Dieu et la lumière.

Sans cesse, quelque part grondait l’orage qui promenait ses éclairs de montagne en montagne, et les roulements du tonnerre venaient se répercuter dans les monts chauffés à blanc par un ardent soleil ; alors les guides faisaient remarquer sur les roches les traces de fusion laissées par la foudre lorsqu’elle sillonne et frappe les hauteurs.

Dans les passages étroits, nos touristes faisaient quelquefois la rencontre de bergers en quête de nouveaux pâturages. Ils chassaient devant eux leur bétail. Un jeune garçon cheminait en tête du troupeau pour le diriger ; il ne parvenait à se faire suivre des brebis et des chèvres, toujours disposées à s’éparpiller, que par les appels de la voix et les balancements d’une petite cloche fêlée qu’on eut dit de fer-blanc. Un de ces chiens des Pyrénées, si dociles sous leur air farouche, l’aidait à rallier les bêtes incertaines ou volontaires.

Les vaches plus obéissantes venaient après les brebis, avec un air étonné de voir des lieux inconnus ; puis les juments et leurs poulains aux folles allures, les mulets à la marche prudente, au pas sûr, enfin le chef de famille et sa femme, tous deux à cheval, les plus jeunes enfants en croupe derrière eux, le nouveau-né contre la poitrine de sa mère, couvert d’un pli de son large voile écarlate.

Sur les montures, les filles déjà grandes filaient ; les petits garçons couraient sur les flancs, coiffés d’une marmite ou d’un chaudron, et jetant des regards d’envie sur leur aîné, armé en chasseur. Enfin le moins turbulent de tous, possédant la confiance du patriarche, et déjà préposé au soin du bétail, fermait gravement la marche, chargé du sac à sel marqué d’une grande croix rouge.

Enfin nos touristes arrivaient aux plus hauts sommets, et ils étaient bien payés de toutes leurs peines. Les jeunes gens considéraient avec une muette surprise les plus grandioses des spectacles. La vue s’étendait au loin de tous côtés sur la France et parfois sur l’Espagne, avec des effets de perspective aérienne marquant les distances. Comme naïvement ils trouvaient la France grande, vue du sommet de cette barrière qui lui sert de frontière : immense cassure du globe, dont les fragments se sont dressés en cent montagnes. Ce qu’ils en pouvaient embrasser du regard était pourtant fort peu de chose…

Un matin, sir William conduisit Maurice et Jean au pic de Monségu. La promenade se fit en grande partie en voiture. Du haut de ce pic qui a plus de deux mille quatre cents mètres, la vue est très belle. On y embrasse du regard le groupe des Pics de Néré, pics dont on ne se trouve séparé que par un étroit et profond ravin.

La vallée du Lys est l’une des plus charmantes des Pyrénées : ses prairies, ses forêts, ses pâturages parsemés de granges, ses cascades et son amphithéâtre de glaces offrent une succession de vues admirables. Le baronnet dans son enthousiasme semblait ne plus pouvoir s’en arracher. C’est en vain que Maurice le pressait : il voulait tout voir, et Maurice et Jean devaient aller se promener avec lui bien que, dans leur impatience de mettre fin à cette situation, les merveilles que présentent les Pyrénées commençassent à les trouver un peu froids.

Un matin, le baronnet voulut les conduire au fort de Vénasque. À cheval dès six heures, nos touristes, suivis de Méloir qui ne montait pas trop mal, se mirent en chemin par un beau temps et un soleil déjà très chaud. Amusés par les réflexions du Breton, ils arrivèrent jusqu’aux cinq lacs qui, vus d’en haut, forment un groupe très pittoresque. Le plus grand de ces lacs est d’un bleu presque noir ; le ciel et les montagnes s’y réfléchissent.

Enfin ils parvinrent au fort : un pas de plus, ils étaient en Espagne. Devant eux se trouvait le mont Maudit, — la superbe Maladetta et son magnifique glacier, beau massif de roches et de glaces où une forêt tombe de vétusté sans porter les marques de la main de l’homme.

Longuement, ils admirèrent dans sa couleur vitreuse, dans ses larges crevasses, dans ses reliefs formidables, ce magnifique glacier, le plus vaste et le plus dangereux qui soit aux Pyrénées : il rejette une telle quantité de débris, qu’on entend sans cesse le bruit des roches qui tombent, et qui en rendent sur plusieurs points les approches périlleuses.

Le lendemain fut un jour de repos forcé ; mais dans la nuit ils montèrent sur le Montné pour assister au lever du soleil. C’est un belvédère d’où l’on découvre presque toutes les Pyrénées centrales.

Aux premières lueurs de l’aube, ils virent tout l’espace occupé par une couche de nuages formant un espèce de sol aérien. Au travers de ce rideau s’élançaient les pics les plus élevés qui trouaient cette nappe de brouillards et surgissaient au-dessus comme des îles dans une mer très calme.

Le soleil se leva resplendissant du côté de l’Italie, créant des oppositions d’ombres et de lumières et éclairant de teintes magiques le lacis immense de cimes, de pics, de chaînes, qui semblèrent s’élever, s’arrondir et onduler. Les premiers rayons du soleil donnèrent une coupe nette et hardie à ces hautes roches dont les larges assises s’alignent en murailles, s’ouvrent en amphithéâtres, se façonnent en gradins, s’élancent en tours, éclairant chaque relief du sol, chaque lit de ruisseau. Alors de grandes ondulations, de grandes vagues, de véritables houles, agitèrent et déchirèrent la masse opaque qui surplombait, et qui se déchira en nuages isolés.

Ce sont là de beaux spectacles et qu’on n’oublie jamais.

Enfin Maurice décida le baronnet à abandonner Luchon ; mais alors il voulut aller à Luz : c’était si près ! Et de là on visiterait le cirque de Gavarnie, on irait voir la brèche de Roland. Quelles objections faire ? On partit donc ; et une fois à Luz, sir William voulut aller loger à Gavarnie même, où se trouvait un hôtel, un grand hôtel, sur lequel les touristes rencontrés, ne tarissaient pas d’éloge : un hôtel moderne dans un village des Pyrénées !

Gavarnie n’est en effet qu’un bien petit village — une ancienne propriété de l’ordre de Malte. Il doit sa réputation au cirque dont il porte le nom et qui se trouve à une heure de marche.

Ce cirque immense est situé au centre des plus sauvages montagnes, et à l’extrémité d’une vallée ravagée, que les paysans appellent le Chaos, à 1,220 mètres d’altitude. Il mesure trois mille six cents mètres de tour et quatre cents mètres de hauteur, et présente trois étages de murs perpendiculaires, divisés en de nombreux gradins. Au-dessus de ses sommets qui portent leurs glaces éternelles dans l’azur du ciel, il est dominé par les môles énormes d’Estazou, par les crêtes du Taillon, par le pic de Marboré, les tours de Marboré et le Cylindre. Des milliers de filets d’eau venus de la plus haute assise bondissent de gradin en gradin.

L’une des deux cascades principales, qui ne tarissent jamais, et que l’on considère comme la source du gave de Pau, se précipite du haut d’une roche qui surplombe à plus de quatre cents mètres de hauteur, vient frapper une saillie vers les deux cinquièmes de sa chute, et se brise plus bas, sur une projection plus saillante de la même roche. La fraîche et transparente vapeur se balance, flotte en avant de la roche trempée, et rejaillit en poussière d’argent, dans un murmure monotone donnant l’illusion du bruissement des feuilles que le vent froisse.

À l’ouest du cirque de Gavarnie, les guides conduisirent les touristes à la célèbre brèche de Roland. C’est une muraille creuse, dont la convexité est tournée vers la France et qui mesure trois cents pieds d’élévation. La solitude est affreuse : nulle végétation : rien que des neiges accumulées du côté de la France à une hauteur considérable. Cette barrière formidable élevée entre deux pays voisins est un véritable passage de contrebandiers.

La légende prétend que sur le point d’expirer, et pour ne pas laisser tomber aux mains des infidèles Durandal, sa vaillante épée, le preux Roland essaya de la briser contre les rochers. Mais l’acier de Durandal n’était pas un acier que le roc entame ; le roc au contraire fut profondément entamé, et chaque coup agrandit la brèche formidable.

Les montagnards des Pyrénées, mêlent ici la légende à une autre tradition relative au col de Roncevaux, — qui s’ouvre à l’extrémité de la partie occidentale de la chaîne. Là encore, « hauts sont les monts », comme dit la chanson de Roland. Le neveu de Charlemagne, avec ses compagnons, son ami Olivier et l’archevêque Turpin y eurent à soutenir l’attaque furieuse de l’armée sarrazine ; ou plutôt, ils succombèrent par l’effet de la vengeance des Basques, qui percèrent les Français de leur flèches et firent crouler sur eux les roches de leurs montagnes, ensevelissant vivante l’arrière-garde d’une armée.