et Albert Longin
L. de Potter (4p. 117-136).

V

Épervier et colombe (suite).

Kirke parlait encore, que Lucy avait déjà dégagé ses mains de l’étreinte ou elles étaient emprisonnées depuis quelques instants et s'était éloignée du redoutable visiteur. Celui-ci s’aperçut de ce mouvement.

— Il faut, miss, dit-il d’un air sombre, il faut que je vous inspire une bien grande aversion, pour vous éloigner ainsi de moi, au moment même où je vous annonce ce que je viens de faire pour votre père…

— Vous vous trompez, colonel… balbutia la jeune fille tremblante.

— Quand je vous aurai dit ce que je veux encore faire pour lui, vous reviendrez peut-être de vos injustes préventions contre moi, contre le féroce commandant de Tanger, comme on m’appelle, n’est-ce pas ? contre cet avide soldat de fortune qui met son épée au service de toutes les causes, bonnes ou mauvaises, n’est-il pas vrai ?… Car je ne veux pas croire, miss, que vous m’ayez gardé rancune parce que j’ai croisé le fer avec lord Henri Lisle ?

— Je n’ai aucune prévention, aucune rancune contre vous, colonel… Et j’en eusse eu, qu’elles auraient déjà disparu, puisque c’est à vous que je dois de n’avoir pas été frappée cette nuit d’un si épouvantable malheur ! dit la fille de Murray, qui leva de nouveau sur Kirke des yeux pleins de larmes et de gratitude, tout en se tenant éloignée de lui dans une pose pleine. de réserve et de dignité.

— Je me suis peut-être trompé, miss, dit le colonel d’une voix douce et triste : cela vient du peu de confiance que j’ai en moi, quand, auprès de vous et vous parlant, je songe à ma sinistre renommée !… Ah ! l’ambition fait commettre bien des fautes ! Ces fautes, vous me les pardonneriez, miss, si vous n’étiez pas une jeune fille si candide et si pure ; vous me les pardonneriez si votre cœur avait jamais pu connaître l’ambition… Et comment connaîtriez-vous cette insomnie éternelle de la volonté, pendant laquelle, le regard fixé Sur un seul but, l’homme y monte, y monte, n’importe par quel sentier !… mais ne vous effrayez pas, miss, ce n’est point là mon ambition. Et, vous le dirai-je ? je me suis surpris bien souvent à rire de moi-même. Combien de fois, mesurant de l’œil les sommets de l’Atlas, me suis-je mis, par une belle matinée, sous un ciel enchanté, à monter le versant occidental de ces monts. Je me disais qu’arrivé sur un pic que n’aurait jamais foulé le pas de l’homme, il serait beau de voir, autour de moi, à mes pieds, le désert, la Méditerranée, l’Espagne, l’Atlantique !… Et à peine avais-je poursuivi ma route quelques heures, que je me laissais distraire et arrêter par une source, par une fleur rencontrée au flanc de la montagne… Et je ne montais plus… C’est là, miss, l’histoire de toute ma vie… Je me suis toujours fatigué sans résultat… Aussi, me sentant déjà vieilli à trente-trois ans, je me suis souvenu que j’avais une patrie, et que les jours de mon enfance n’y avaient pas été trop malheureux : je résolus d’y revenir… En revoyant mon pays, j’ai senti que mon âme se reprenait à la vie ; en revoyant les femmes de mon pays, j’ai connu que la Circassie, ce berceau de la beauté humaine, n’en possédait pas de plus belles. Mais une surtout ! En la voyant, je me suis dit que si elle paraissait dans les jardins de Mahomet, tous les élus se lèveraient de leur lit de soie pour lui présenter leurs coupes d’or, et qu’agenouillés devant elle, ils oseraient jurer par le coucher des étoiles que le prophète a menti et que Dieu a une fille !

Le soldat de Tanger fit une pause.

Les épaules couvertes d’un large burnous blanc dont les plis flottaient au gré de son geste superbe, le corps enveloppé de son costume si remarquable par sa richesse et son excentricité orientale, le visage pâli plus encore par une émotion profonde que par sa nuit passée sans sommeil, l’œil inondé de rayons, la voix harmonieusement accentuée, magnifique à voir et à entendre, il allait s’enivrant de plus en plus de la vue de celle qu’il aimait d’un fol et immense amour.

Lucy, tremblante, oppressée, chancelante, toujours échevelée, restait sous son regard embrasé comme sous une sorte de fascination douloureuse.

— Depuis mon adolescence, reprit bientôt l’officier de fortune, j’ai vécu dans ces brûlants climats où la jeunesse de l’homme se tarit si vite au feu des passions, où la volupté et l’amour sont dans l’air… Eh bien ! miss, je vous le dis en vérité, l’amour n’a pas un seul jour apporté le moindre trouble dans ma raison. Ma première passion devait naître à Lausanne. Écoutez : c’est un récit bizarre et fatal que je vais vous faire. J’étais auprès d’un illustre exilé, de l’ami de votre père, miss. Sa poitrine, entr’ouverte par le fer de l’assassin, s’emplissait du sang qu’y versait la blessure. Quelques instants encore, et la vie allait s’éteindre en lui. Ce vieillard, dans son délire, parla d’une jeune fille. Je compris, à son langage à peine articulé, qu’elle était belle et pure… Les paroles de la mort créaient en moi une nouvelle existence. Elles me révélaient dans mon âme des mystères que je n’y avais pas soupçonnés avant cette scène solennelle. Je compris que j’aimais, pour la première fois, une femme que je ne connaissais pas ; je compris que sa vue augmenterait mon amour… Je l’ai vue depuis : mon amour est sans bornes… Le vieillard, en expirant, avait prononcé un nom qui résonne encore à mon oreille… il avait murmuré : Lucy !

— Mon nom ! s’écria la jeune fille avec un frisson de terreur.

— Le plus doux de tous les noms !

— Mon Dieu !

— Oh ! dites un mot, Lucy, un seul mot d’espoir, et je fais de mon nom maudit un nom étincelant et glorieux, que toute femme porterait avec orgueil ! un mot de vous, ô ma Lucy, et je sauve votre père des fureurs de Jefferies ! Eh quoi ! vous restez muette ! vous tremblez et vous chancelez ! Pourquoi donc vous désoler ainsi, ô ma bien-aimée ? Tenez, Lucy, voyez ce médaillon… il ne m’a jamais quitté depuis que je l’ai… Dites-moi seulement de le garder, que vous me le donnez, et dans trois jours votre père est en Hollande, à l’abri de tout danger !

La pauvre enfant, poussée par un invincible mouvement de curiosité instinctive, fit un pas vers Kirke, et regardant le médaillon :

— Mon portrait ! dit-elle ; comment l’avez-vous ? Oh ! rendez-le moi, colonel !

— On ne me l’arrachera qu’avec la vie ! dit froidement Kirke, qui remit le bijou dans sa poitrine, et ajouta d’un ton d’arrogante dureté :

— Ah ! quoi que j’ai pu faire, quoi que je sois encore prêt à faire pour vous prouver mon amour, je ne puis obtenir de vous un seul mot, un seul geste qui ne soit un témoignage de votre haine pour moi ! Eh bien ! je me retire, pour remplir à coup sûr ainsi le plus ardent de vos souhaits. Je ne veux cependant pas, en partant, vous laisser en de mortelles inquiétudes… Je suis meilleur qu’on ne me fait communément… et puis je vous aime… Dites à votre père qu’il peut profiter du sursis que j’ai obtenu pour lui. Qu’il parte ! Je veillerai sur sa fuite et je la protégerai… Je ne me réserve qu’une vengeance, et celle-là, nul ne me l’ôtera : je tuerai l’homme qui m’enlève votre amour ; je tuerai ce charmant damoiseau qui porte le doux nom d’Henri Lisle. Adieu, miss ; ou plutôt, au revoir !

Kirke se dirigea vers la porte, mais il ne sortit pas. Il tenait à voir auparavant l’effet que produiraient sur Lucy ses dernières paroles.

Cet effet fut terrible. La malheureuse enfant était à bout de forces ; elle pâlit, chancela, et pour ne pas tomber fut obligée de s’appuyer sur un meuble.

Celui sur lequel elle porta la main était précisément la table de vieux chêne qui supportait encore la Bible manuscrite dont il a été précédemment parlé.

La vue de ce livre, témoin sacré des serments que Lucy et Henri avaient échangés peu de jours auparavant, sembla communiquer à la jeune fille une force soudaine et mystérieuse.

Elle se redressa ; une empreinte inattendue de calme et d’assurance remplaça sur son visage l’expression des angoisses morales que tout à l’heure elle subissait. Elle leva sur Kirke étonné un regard tranquille et résolu, et s’adressant à lui avec un geste plein de noblesse :

— Colonel, dit-elle d’une voix ferme, vous venez de me promettre, de me jurer que mon père ne courrait aucun risque pendant trois jours, et que vous assureriez son départ, s’il jugeait à propos de quitter Londres ou même l’Angleterre : c’est probablement une parole sérieuse que vous m’avez donnée là, colonel, et je puis, n’est-ce pas, compter sur votre serment ?

— Comment pouvez-vous en douter, miss ? répondit Kirke qui sentit l’espérance renaître dans son cœur et s’avança vers Lucy. Ne vous l’ai-je pas promis à l’instant même où vous me repoussiez avec la plus blessante dureté ?.. Mais quoi ! votre geste m’ordonne de me tenir éloigné de vous ?… Ah ! cruelle enfant !… N’importe, je le jure encore, je sauverai votre père quoi qu’il arrive !

— Quoi qu’il arrive, colonel ?

— Oui, Lucy.

— C’est bien, monsieur… Maintenant, permettez que je vous adresse une autre question. Vous allez tuer lord Henri Lisle, m’avez-vous dit : l’arme dont vous vous proposez de vous servir, est-ce le couteau du traître, ou bien l’épée du soldat ?

— Lucy, vous abusez étrangement de l’amour que vous m’inspirez.

— Ah ! très bien, colonel, votre indignation me rassure. Je le vois, c’est en face et l’épée à la main que vous attaquerez lord Henri Lisle ! Eh bien, monsieur, faites ! Tentez une seconde épreuve, et et voyez si elle vous réussira mieux que la première.

La colère qui avait un moment enflammé les regards du terrible colonel s’éteignit comme par enchantement et fit place à l’admiration la plus vraie.

— Par l’épée de Percy Kirke ! s’écria-t-il en se précipitant aux genoux de la jeune fille, je ne vous ai jamais vue aussi belle, Lucy, et c’est ainsi que je vous aime !

— J’entends les pas de mon père, colonel… Levez-vous ! sir Charles Murray n’est point un homme d’épée, mais il vous tuerait, s’il vous voyait ainsi agenouillé devant moi… Levez-vous, vous dis-je !

Kirke obéit.

Au même instant la porte du salon s’ouvrit et Lucy dit à Murray qui entrait, accompagné d’un vieillard :

— Mon père, voici le colonel Kirke qui vient vous parler d’un important service qu’il veut bien vous rendre.