Le Tigre de Tanger (Duplessis)/IV/IV

et Albert Longin
L. de Potter (4p. 95-114).

IV

Épervier et colombe.

Le lendemain du jour où Fitzgerald s’était présenté devant Jefferies, des coups du heurtoir de fer retentissaient, dès les premières lueurs de l’aube, sur la porte d’entrée de la maison de sir Charles Murray.

Les domestiques, réveillés en sursaut, s’habillèrent à la hâte et vinrent s’informer de la cause d’un appel si matinal.

C’était le vieux William qui demandait à voir sur-le-champ le maître de la maison : On lui ouvrit en l’engageant à attendre l’heure de son réveil.

— Non, non, mes amis, dit-il avec insistance. Laissez-moi voir sir Charles maintenant même. Qu’il dorme ou non, menez-moi auprès de lui, il faut que je lui parle sans perdre un instant.

Et comme les domestiques hésitaient :

— Je vous rends responsables, ajouta-t-il d’une voix assurée, de tout ce qui peut arriver, si vous m’empêchez de lui parler !

Deux minutes après, William était introduit dans la chambre de Murray. Celui-ci venait de se réveiller. Sur un signe de lui, la porte se referma sur le fidèle serviteur de lord Lisle, et les deux vieillards se trouvèrent seuls.

— Il faut que tu aies quelque chose de bien important à me dire pour être venu ici à une pareille heure ! Parle, mon ami, je t’écoute.

— Oh ! sir Charles, vous l’avez dit, quelque chose de bien important, en effet. En passant hier au soir, assez tard, dans le Strand, j’ai vu sortir d’un hôtel un homme. C’était celui-là même qui m’a enlevé sur la route de Lausanne les papiers que je rapportais à mon pauvre maître. Cet homme courait comme un fou, et cependant je l’ai vu comme je vous vois là. Je l’ai reconnu, oh ! à n’en pas douter ! et je me suis élancé à sa poursuite… il allait comme le vent… j’aurais voulu crier : À l’assassin ! mais la voix me manquait, et d’ailleurs j’aimais mieux courir que crier… Mais je suis vieux, dix minutes de course m’ont épuisé, et je me suis arrêté sans respiration et sans voix. Je m’en voulais de l’avoir laissé m’échapper ainsi, et je me désolais. Tout d’un coup une idée m’est venue : j’ai voulu savoir à qui appartenait l’hôtel d’où j’avais vu sortir cet homme. Je suis retourné dans le Strand. J’ai cherché longtemps. J’ai enfin reconnu, bien reconnu la porte d’où l’assassin s’était élancé. J’ai interrogé dix passants, tous m’ont dit que cet hôtel appartient à lord Jefferies.

William en était là quand Murray descendit du lit et commença de s’habiller. Il était évident qu’il venait de prendre une détermination quelconque, d’arrêter un projet subitement conçu :

— Continue, dit-il à William, tout en poursuivant sa toilette.

— J’ai compris tout de suite, reprit le vieillard, que les papiers que je me suis laissé enlever devaient être entre les mains de votre ennemi, sir Charles, et je suis venu vous avertir dès qu’il a fait jour.

— Merci, mille fois merci, mon ami ! dit Murray en serrant la main de William : tu me rends là un service capital… Et, dis-moi, as-tu appris cela à ton jeune maître ?

— Non, mylord était de garde au palais, et il ne doit rentrer que ce matin. Et, d’ailleurs, sir Charles, la chose m’a paru si grave, que j’aurais dans tous les cas préféré la confier d’abord à votre expérience.

— Tu as raison… Mais, maintenant, il faut que je parle tout de suite à lord Henri Lisle. Cours le chercher. S’il n’est pas encore rentré chez lui, rends-toi à White-Hall et dis-lui que je l’attends et de venir au plus tôt. Mais non, non, tout cela serait trop long… va chez lui, et, s’il s’y trouve, prie-le de m’attendre ; moi, je vais me rendre tout droit à White-Hall.

William se retira pour obéir aux instructions qui lui étaient données, et Murray ayant achevé de s’habiller, sonna son domestique et ordonna qu’on appelât sa fille.

Un instant après, Lucy, dans une simple et blanche robe du matin, présentait son front filialement incliné aux lèvres de son père. Le vieux puritain y déposa un baiser, et faisant effort pour cacher ses sombres préoccupations :

— Mon enfant, lui dit-il, il est probable que nous partirons pour Taunton dans la matinée. Prépare tout ce qui nous sera nécessaire pour ce voyage ; mais comme il doit rester secret, n’en dis rien aux domestiques.

Murray se dirigea alors vers la rue. Sa fille, sans lui dire un mot, sans lui adresser une question, le suivit d’un regard plein de tendresse et d’inquiétude, jusqu’à ce qu’il eût refermé la porte derrière lui.

Toute la vie de Lucy, depuis qu’à douze ans elle avait perdu sa mère, avait été une étude constante et douce d’obéir et de plaire à son père. On pouvait dire que le bonheur de ce noble vieillard était la méditation de tous ses instants, et la passive soumission qu’elle venait du montrer n’était qu’une des mille conséquences de la loi d’amour qu’elle s’était dictée, non-seulement de toujours satisfaire, mais le plus qu’elle pouvait de prévenir ses moindres désirs.

Elle n’en souffrait cependant pas moins vivement en se rappelant l’expression contrainte du visage de son père, et son inquiète sollicitude devinait que quelque grand malheur menaçait de fondre sur lui.

Elle se mit bientôt à faire les préparatifs commandés par Murray, et après y avoir consacré deux heures, elle était sur le point de les terminer, quand on frappa à la porte de la maison. Bien que le peuple commençât à circuler dans les rues, l’heure était cependant trop peu avancée pour que ce pût être un visiteur étranger à la famille. Elle supposa d’abord que c’était son père, et elle se disposait à aller au-devant de lui, lorsqu’elle s’arrêta brusquement dans la pièce qui précédait le vestibule : elle venait d’entendre une voix qu’elle avait reconnue tout de suite.

— Dites à sir Charles Murray, disait cette voix au domestique qui avait ouvert la porte, que le colonel Percy Kirke désire lui parler à l’instant même, vous avez entendu, à l’instant même.

— Sir Charles Murray n’y est pas, répondit le valet.

— Quoi ! si matin, déjà sorti !

— Mon maître est sorti il y a deux heures.

— Ah ! et où pourrai-je le rencontrer et lui parler ?

— Je ne sais ; il n’a pas dit où il allait.

— Il faut pourtant que je le voie, il le faut absolument ! De la promptitude avec laquelle je lui parlerai dépend son salut… Informez-vous auprès de sa fille si elle ne sait point où il est ?

Lucy avait tout entendu. Aux dernières paroles prononcées par Kirke, elle se montra, et s’avançant vivement vers le colonel :

— Entrez, monsieur, entrez ! s’écria-t-elle en proie à un saisissement douloureux.

Kirke, en suivant la jeune fille dans le salon, sentit son cœur battre violemment. Il sembla un instant, à cet homme d’une audace et d’une force surhumaines, que ses jambes allaient se dérober sous lui. Un hasard, auquel il n’aurait jamais osé croire, le plaçait, à l’improviste, en tête-à-tête avec Lucy, avec Lucy en négligé du matin, et dans des circonstances telles, que toute la cérémonieuse froideur des réceptions ordinaires devait nécessairement disparaître de leur entrevue.

— Au nom du ciel ! colonel, quel danger menace mon père ? dit la pauvre enfant le corps agité par un tremblement nerveux et le visage éploré. J’ai entendu ce que vous disiez tout à l’heure, à l’instant, dans le vestibule… Oh ! ne me cachez rien !

— C’est à votre père lui-même que je voudrais le dire, miss… Savez-vous où je puis le trouver ?

— Je n’en sais rien, colonel… Il est sorti sans me dire où il se rendait… Il ne peut toutefois tarder à revenir. Attendez-le ici… Mais dites-moi, de grâce, quel danger le menace ?

— Un grand, un immense danger, miss !

— Ô mon Dieu !

— Oui, pourquoi vous le cacherais-je ?… je sors de chez lord Jefferies. J’y ai passé la nuit, une nuit de tulle et de combat, miss ; j’ai dû user et abuser de l’influence que j’ai sur lui pour l’empêcher de faire arrêter votre père cette nuit même…

— Mais pourquoi donc ce nouvel abus de pouvoir ? demanda Lucy avec une indignation mêlée de crainte.

— Pardonnez-moi, miss, je suis obligé de vous le dire : cette fois-ci, ce ne serait pas un abus de pouvoir. Un des espions du grand juge lui à remis hier au soir des papiers qu’il a enlevés à Lausanne… Ces papiers, que votre père a signés, étaient adressé par lui à lord Lisle… Or, je vous le dis en vérité, ces lettres, même entre les mains d’un tout autre juge que Jefferies, compromettraient mortellement leur auteur.

— Mon Dieu, prenez pitié de moi ! murmura Lucy, qui, succombant sous le coup d’une invincible terreur, tomba à deux genoux, en levant les yeux et les mains au ciel.

Dans le brusque mouvement qu’elle avait fait, tous ses longs cheveux s’étaient dénoués, et maintenant répandus en nappes blondes sur ses épaules et sur ses blancs vêtements du matin, ils rappelaient cette profusion d’or que l’artiste grec savait si noblement marier à l’ivoire dans les images olympiennes de Delphes et d’Athènes.

— Dieu veille sur vous et sur votre père, Lucy ! dit le soldat de fortune, qui releva la jeune fille en la prenant par ses mains, que, dans son trouble, elle lui abandonnait. Oui, c’est Dieu qui m’a conduit hier soir chez le grand juge ; c’est Dieu qui a permis qu’il me fît voir ces papiers et qu’il me communiquât l’ordre déjà écrit par lui d’arrêter et de conduire en prison sir Charles Murray ; c’est Dieu qui m’a inspiré l’idée de déchirer le mandat d’arrêt !

— Soyez béni, colonel ! s’écria Lucy dans un élan de reconnaissance, et en jetant sur Kirke un regard où son âme tout entière était passée.

— C’est Dieu et mon amour pour vous, poursuivit le colonel avec enivrement, qui m’ont fait triompher des instincts sanguinaires de Jefferies, qui m’ont donné la force de le faire consentir à suspendre pendant trois fois vingt-quatre heures toutes poursuites contre votre père !