Le Tigre de Tanger (Duplessis)/IV/VI

et Albert Longin
L. de Potter (4p. 139-175).

VI

La fille de Jephté.

Pendant les trois semaines qui s’étaient écoulées depuis son entretien avec le colonel, Murray avait supporté avec un chagrin profond l’idée d’être protégé par Kirke. Vingt fois par jour lui étaient revenues à l’esprit les paroles que cet homme lui avait dites en le quittant : « Jusqu’à mon retour, vous n’avez rien à redouter de Jefferies, eût-il déjà entre ses mains vos lettres à lord Lisle. » Et à chaque ressouvenir, il sentait comme un remords de subir, même involontairement, ce service que lui rendait un ennemi politique. C’était pour lui une humiliation de tous les instants dont il avait hâte de s’affranchir.

En trouvant chez lui le colonel, il crut que celui-ci venait lui demander le prix de ce service ; en entendant les mots que lui adressait Lucy, il comprit que Kirke, afin de le lier encore davantage, venait lui imposer un nouveau bienfait.

Murray, sans savoir au juste quel pouvait être ce bienfait, le devinait vaguement, et il en avait d’avance une instinctive horreur.

— Vous venez m’apprendre, dit-il froidement au colonel, que votre ami le grand juge à en sa possession cette correspondance volée sur la route de Lausanne. Je le sais, monsieur ; mais ce que j’ignore, ce que je désire savoir, c’est le motif de la visite dont vous m’honorez.

— Je le disais à l’instant à miss Lucy, répondit Kirke, en jetant un regard de défiance sur le vieillard qui était entré avec Murray, et je vous le répéterais moi-même si nous nous trouvions seuls. Cette redite serait d’ailleurs inutile, puisque votre fille peut en deux mots vous mettre au courant de tout. Je me retire, monsieur, et j’aurai l’honneur de me représenter avant trois jours révolus.

Puis, s’approchant de Murray et baissant la voix :

— Il serait parfaitement inutile, sir Charles, de tenter de partir avant de m’avoir revu, ajouta-t-il. Restez tranquille chez vous jusqu’à ce que je vous dise : Vous pouvez quitter Londres. Ce conseil suivi vous sauvera ; négligé, vous êtes perdu.

Le colonel salua, en disant à haute voix :

— Au revoir, sir Charles Murray ; et vous, miss, prenez courage et comptez sur moi.

Dès que Kirke fut sorti, le vieux puritain, se tournant vers le vieillard qui tout à l’heure était entré avec lui :

— Sir John Wildman, dit-il, je suis à vous à l’instant. Je n’ai qu’un mot à dire à ma fille.

— Faites, sir Charles, répondit celui à qui la parole était adressée ; permettez seulement que je me livre à une sainte lecture, tandis que vous causerez avec miss Lucy : quelque courte qu’elle soit, une lecture du texte sacré est une œuvre profitable à l’homme et agréable à Dieu.

John Wildman, tout en prononçant ces mots, s’était avancé vers la Bible placée sur la table de chêne, l’avait prise et était allé s’asseoir dans un coin du salon.

Murray passa son bras sous celui de sa fille, et l’ayant conduite à l’angle opposé :

— Que t’a dit le colonel Kirke ? lui demanda-t-il.

— Que lord Jefferies avait entre les mains des papiers qui vous compromettaient mortellement, mon père ; que le grand juge voulait vous faire arrêter la nuit dernière, et que lui, le colonel Kirke, avait obtenu que toutes les poursuites contre vous seraient suspendues pendant trois fois vingt-quatre heures. Le colonel a ajouté, mon père, qu’il fallait que vous quittassiez Londres et même l’Angleterre dans cet intervalle de temps. Il promet de protéger votre départ.

— Bien, ma fille nous recauserons de cela dans quelques heures. Toi, il faut que tu te prépares, Lucy, à un grand acte qui, je l’espère, s’accomplira aujourd’hui même. Lady Lisle et son fils sont en, ce moment même à White-Hall. Ils vont demander à Jacques d’York son consentement au mariage de lord Henri Lisle avec toi. Tu comprends bien, mon enfant, que ce n’est point Henri, encore moins moi, qui avons jugé ce consentement nécessaire… Mylady Lisle seule à tenu absolument à l’avoir… Quoique j’aie pu entendre dire sur le refus du Stuart, il me paraît impossible qu’il réponde d’une manière négative. Lord Henri Lisle lui est assez dévoué depuis que sa mère l’a entraîné, encore enfant, dans ses déplorables croyances… Va donc, ma fille, prépare-toi, par la méditation et par la prière au sacrement saint que tu recevras aujourd’hui… Moi, je partirai seul pour Taunton dès que je l’aurai remise aux mains de ton époux.

— Mon père ! me séparer de vous dans un moment dont je comprends vaguement tous les dangers, c’est chose au-dessus de mes forces, dit Lucy d’une voix suppliante. Oh ! laissez-moi aller avec vous !… La nouvelle de mon union avec Henri m’eût, dans toute autre circonstance, comblée de joie… Mais aujourd’hui, mon père !… Oh ! laissez-moi vous accompagner… À notre retour vous m’unirez à Henri…

— À Dieu ne plaise, ma chère fille, que je te fasse un reproche pour ce que tu me dis là ! répondit tristement Murray en pressant dans les siennes les mains de Lucy. Je t’en remercie, au contraire, du plus profond de mon cœur… Mais si jamais ton obéissance filiale à toutes mes justes volontés m’a été agréable, Lucy, et m’a fait tous les jours demander à Dieu de te bénir, songe que nulle autre fois je ne t’aurai été aussi reconnaissant que celle-ci de faire ce que je te demande aujourd’hui, et surtout de le faire avec joie, avec bonheur… Songe, mon enfant, qu’il faut que je te mette, sans perdre un jour, à l’abri des poursuites du colonel Kirke ; car, vois-tu, bien que la peur de me faire une grande peine t’ait portée à garder le silence, je crains que ce grossier soldat, qui ne respecte rien, ne t’ait fait quelque insulte…

— Mon père !

— Oh ! je sais bien que tu l’auras repoussée avec une noble indignation, avec le courage que je te connais… Mais elle doit te faire comprendre jusqu’à quel point est urgent l’accomplissement de ton mariage avec lord Henri Lisle, Sa bravoure personnelle, le grade qu’il occupe dans le régiment des carabiniers royaux, le consentement de son roi, le rendent éminemment propre à te mettre à l’abri de tout danger… Va donc, Lucy, va… médite et prie, mon enfant.

Murray conduisit sa fille vers une des portes du salon et fit sortir Lucy ; puis il marcha tout droit vers le personnage qui était entré avec lui et qui, toujours assis, semblait profondément absorbé dans la lecture qu’il avait commencée quelques instants auparavant.

Cet homme, que Murray avait nommé John Wildman, nom qui du reste a déjà été prononcé dans ce récit, était l’agent, sinon le plus accrédité, du moins le plus influent du parti qui poursuivait dans l’ombre le renversement de Jacques II.

C’était un vieillard de soixante-dix ans au moins, à la taille élevée, au corps maigre comme celui d’un anachorète, et couvert de vêtements usés jusqu’à la trame. Son œil gris flamboyait au fond de son orbite creusée par la fatigue, peut-être par la misère, et complétait l’expression d’illuminisme empreinte sur son long visage osseux.

Quarante ans auparavant, il avait servi dans l’armée parlementaire, et c’était là qu’il avait connu pour la première fois sir Charles Murray.

Mais, contrairement à celui-ci, il s’était dans les camps beaucoup plus distingué comme agitateur que comme soldat. Aussi, n’avait-il pas tardé à quitter la profession des armes pour se livrer à des occupations plus en rapport avec son caractère. En haine de la monarchie, il avait trempé dans une longue série de conspirations, d’abord contre le Protecteur, ensuite contre les Stuarts. Toutefois, à son fanatisme, il avait toujours joint un soin prudent de sa propre personne, et aucun jury ne l’avait jamais pu prendre en flagrant délit de haute trahison. Nul ne savait comme lui exciter les autres à des entreprises périlleuses par des discours qui, répétés ensuite devant les tribunaux, pouvaient paraître innocents ou tout au plus ambigus. Sa ruse était telle, que, quoiqu’il conspirât toujours et qu’il fût surveillé avec acharnement par un gouvernement sur ses gardes, il avait toujours su éviter le danger, et les plus clairvoyants de ses coreligionnaires politiques avaient depuis longtemps prédit qu’après avoir vu mourir sur l’échafaud deux générations de complices, il trouverait moyen de mourir paisiblement dans son lit.[1]

— Sir John Wildman, lui dit Murray, de quelle cave ou de quel grenier sortez-vous ? Quelles nouvelles avez-vous donc à m’apprendre, pour vous être décidé enfin à braver l’œil des officiers de justice ? Parlez : que font-ils en Hollande ? Tout est prêt, je m’imagine ? Ne vont-ils donc pas s’embarquer et mettre à la voile ?

Le vieillard leva les yeux de dessus le livre et les arrêta sur Murray, mais il ne répondit à aucune des questions qui lui étaient adressées.

— Je sais déjà, continua le puritain, que Monmouth et Argyle se sont entendus pour débarquer sur deux points différents du Royaume-Uni. Mais quels sont-ils, ces points ? Argyle va en Écosse, je ne l’ignore pas ; mais Monmouth, est-ce bien à Luyne, dans le Dorsetshire qu’il compte prendre terre ? je manque de renseignements précis là-dessus, et il m’est de la plus haute importance d’en avoir le plus tôt possible. Dites, Wildman, est-ce pour me les donner que vous êtes venu chez moi ?

Le vieil homme se leva, marcha vers la table, y déposa la Bible ouverte à la page qu’il lisait, et tout en tenant le doigt sur le texle sacré, porta ses regards sur Murray.

En voyant son air inspiré, un spectateur qui aurait assisté à cette scène, eût pu croire que Wildman n’avait pas entendu une seule des paroles qui venaient de résonner à ses oreilles, et celles qu’il prononça presqu’aussitôt ne l’auraient assurément pas fait changer d’’idée.

— C’est une merveilleuse histoire que celle de la fille de Jephté ! dit-il d’une voix lente et solennelle. Quels graves et sublimes enseignements ne nous donnerait-elle pas si nous savions la comprendre !… Sir Charles Murray, voulez-vous que nous la lisions et la méditions ensemble ?

— Je la connais, dit le vieux puritain avec un étonnement mêlé d’une certaine impatience. Et d’ailleurs, ne l’eussé-je jamais lue, qu’il me semblerait bien inopportun d’en prendre connaissance dans ce moment… Il s’agit de choses bien différentes !

— Il s’agit de choses bien différentes, sir Charles ? Est-ce bien vous qui le dites ? Eh quoi ! ce père qui sacrifie sa fille après le triomphe ; cette fille qui va sur la montagne pleurer avec résignation sa virginité et prêter ensuite sans résistance son sein au fer du sacrificateur, ne vous disent donc rien ni à vous ni à votre fille ? Votre œil de chair pénètre-t-il donc si peu avant dans les enseignements que le Seigneur a dictés pour vous à ses prophètes ?

— Ah ! çà, Wildman, interrompit brusquement Murray, il me semble que le moment est assez grave pour ne pas perdre notre temps en paroles inutiles. Je vous demande des nouvelles du projet capital que nous sommes sur le point de mettre à exécution, et vous me répondez…

— Je vous réponds, s’écria Wildman avec véhémence, comme je dois vous répondre ! Vous voulez sans doute que cette grande entreprise réussisse, n’est-ce pas ? Eh bien ! faites donc tout ce qu’il est en votre pouvoir de faire pour assurer cette réussite ? Ne négligez aucun des moyens que Dieu met en vos mains pour renverser ce Jacques Stuart, ce papiste maudit, et pour faire triompher notre sainte cause !

— Eh ! ne suis-je pas prêt, répondit le vieux puritain avec chaleur, à verser tout mon sang pour arriver à ce résultat ?

— Cent mille autres peuvent dire comme vous, et si c’était tout autre que le père de miss Lucy, qui me fit une semblable réponse, je lui dirais : C’est bien ; Dieu ne demande de vous rien autre chose ; le sacrifice de votre vie suffit. Mais pour vous, sir Charles Murray, ce sacrifice n’est pas la centième partie de ce que vous devez faire pour arriver à ce triomphe ; car tout votre sang répandu peut ne pas nous assurer la victoire, tandis que cette victoire, le Seigneur l’a mise entre vos mains, si vous consentez à exécuter ses ordres souverains.

— Que voulez-vous dire, Wildman ?

— C’est le colonel Percy Kirke qui sort d’ici, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Il était avec miss Lucy, et lui parlait d’amour ?

— Wildman !

— Au lieu de vous indigner contre moi, écoutez donc mes paroles avec respect, sir Charles ! C’est le duc de Monmouth, ce sont tous nos amis proscrits par le feu roi et le roi actuel, c’est le pays tout entier, qui vous parlent par ma bouche ; ils vous crient de les délivrer de ce règne odieux, et de leur rendre des jours prospères ; ils vous disent qu’à vous seul vous pouvez plus qu’eux tous ensemble !… Ne savez-vous donc pas que l’homme qui sort d’ici est déjà désigné pour être le chef électif, sinon nominatif, des troupes qui recevront l’ordre de marcher contre nous, dès que le débarquement de Monmouth sera effectué ? Ne savez-vous pas qu’il commandera surtout ces terribles soldats revenus de Tanger, qu’il appelle ses agneaux, qui l’aiment d’un amour fanatique, et qui lui obéiraient aveuglément, essayât-il de les entrainer dans les abîmes de l’enfer ?… Ne comprenez-vous pas que si cet homme, au lieu de nous combattre à la tête de ces troupes régulières et aguerries, les tournait contre Jacques d’York, rien ne lui résisterait, et que notre triomphe serait assuré ?

— Tout ce que vous dites là est très vrai, sir John Wildman, dit Murray avec tranquillité, mais je ne vois pas que Dieu, pour me servir de vos expressions, ait mis en mon pouvoir d’exécuter ces choses.

— Les voies de la Providence sont secrètes, détournées, insondables, et l’homme est ignorant et aveugle, sir Charles… Tâchons cependant de les connaître… Voyons, répondez-moi : le colonel Kirke ne vous a-t-il pas demandé la main de miss Lucy ?

— Oui.

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Y avait-il donc deux réponses possibles ?

— Certes ! non ? Il n’y en avait pas deux à faire dans notre position actuelle ! Je le vois, vous avez accordé ?

— J’ai refusé !

John Wildman fronça le sourcil, baissa la tête et parut un instant frappé d’un profond étonnement. Puis, sortant tout à coup de cette sorte de stupeur :

— Ah ! tant mieux ! dit-il ; sa passion va s’accroître de ce refus ! Attendez… oui… oui… Avec son caractère, il ne saurait se retirer pour si peu. Il faut seulement savoir lui imposer nos conditions !… Quand il reviendra, que ferez-vous ?

— Je refuserai encore.

— Cela ne sera pas, c’est moi qui vous le dis, sir Charles ! Cela ne sera pas, non, mille fois non !… Quand il vous sera prouvé qu’en accordant votre fille au colonel Percy Kirke, vous devenez le maître d’opérer une grande révolution ; quand vous vous direz qu’il vous est donné de sauver l’Angleterre, non, vous ne repousserez pas la main de Dieu, qui se mêle évidemment de tout ceci ! Non, vous ne voudrez pas que tous nous maudissions un jour ! vous ne voudrez que, par votre faute, l’Angleterre reste si bas dans l’estime des nations, lorsque, par un simple acte de volonté, elle peut se relever et redevenir glorieuse et puissante ! Est-ce que Dieu vous demande, par hasard, d’égorger votre fille après une victoire remportée ? Non. Combien il est plus clément et miséricordieux pour vous ! Comme celle de Jephté, votre fille n’est point appelée à périr dans un sacrifice sanglant. Loin de là ! bien loin de là ! elle vivra fortunée et bénie pour avoir consenti à relever et à sauver son père, sa patrie et sa religion.

John Wildman se tut, et demeura debout devant Murray comme pour attendre une réponse.

Le père de Lucy garda le silence et se contenta de secouer la tête à plusieurs reprises. À son air triste, à son regard sérieux, il était aisé de voir que les paroles de John Wildman n’avaient pas laissé de l’impressionner jusqu’à un certain point.

— Sir Charles Murray, reprit le conspirateur émérite qui, d’une prudence à toute épreuve dans une réunion d’où pouvaient surgir contre lui des témoins accusateurs, se montrait toujours plein d’audace dans les têtee-à-tête politiques, — sir Charles Murray, vous me demandiez tout à l’heure de compléter vos renseignements sur le point précis où en est la grande entreprise. Voici une note que le duc de Monmouth lui-même vous adresse. Vous y verrez que le comte d’Argyle, avec une flottille de trois vaisseaux chargés d’armes, de munitions et de vivres, doit, d’ici à huit ou dix jours, faire voile pour la côte occidentale d’Écosse ; que le duc de Monmouth, avec trois autres vaisseaux et un matériel de guerre plus considérable, quittera la Hollande six jours après le départ d’Argyle, et viendra débarquer à Lyme, avec les plus illustres proscrits anglais, accompagnés de quelques Écossais, de votre ami Fletcher de Saltoun, entre autres. Mais ce qu’elle tait, je vais vous le dire, moi… Les deux expéditions manquent d’argent. Me fiant aux promesses de nos amis et de nos partisans qui vivent en Angleterre, j’avais cru pouvoir moi-même annoncer au duc de Monmouth et à ses adhérents l’envoi d’une somme de six mille livres sterling. Je n’ai rien reçu et rien pu envoyer par conséquent. Le duc a pourvu à ce déficit en mettant en gage ses bijoux et ceux de lady Henrietta Wentworth. Je ne sais, sir Charles, ce que vous pensez d’une expédition de la nature de la nôtre, dont les chefs sont obligés d’avoir recours à de semblables expédients ? Pour moi, j’en ai mauvaise opinion, car sans argent, point de soldats, sans soldats, point de victoire !… Et dire cependant que toutes ces craintes se dissiperaient, que tous ces dangers s’évanouiraient, si vous le vouliez ! Penser qu’une seule parole de vous, sir Charles, peut nous donner une armée que des centaines de mille livres sterling ne suffiraient pas à créer ! Cette parole, oh ! vous la direz, sir Charles !…

— Elle ne sortira jamais de ma bouche ! s’écria le vieux puritain ; non, jamais !… Et là-dessus, assez, sir John, assez, brisons là, s’il vous plaît.

— Oh ! que vois-je, mon Dieu ! s’écria l’illuminé avec une véhémence inouïe, avec un pathétique inattendu. Que de morts dans les champs ! comme la terre est rouge de tous côtés ! Et ces ruisseaux, et ces rivières, ce n’est donc pas de l’eau qui coule dans leur lit ?… Non, c’est du sang ! Vous êtes tombés tous, ô mes courageux amis, sous les balles des agneaux de Percy Kirke !… Levez-vous de la terre sanglante où vous êtes étendus frappés en pleine poitrine : j’ai un secret noir comme l’enfer à confier à votre oreille indignée, ô mes chers morts !… C’est Charles Murray qui vous a tués !… ô Patrie égorgée, c’est Charles Murray qui a tenu le couteau !… Ce juge infidèle d’Israël a refusé de sacrifier sa fille pour vous donner la victoire, ô mes frères ! pour te sauver, ô mon pays !

John Wildman, en achevant ces mots, étendit vers Murray ses longues mains sèches en signe de malédiction, et se précipita hors de la maison.

Le père de Lucy, resté seul, ouvrit la note qui venait de lui être remise. Elle était en effet de la main de Monmouth. Il n’y vit rien de plus que ce que lui avait dit l’agent des proscrits, si ce n’est que le duc lui donnait rendez-vous dans une quinzaine de jours à Lyme.

Il la déchira en morceaux presque imperceptibles, et les éparpilla à ses pieds ; puis, s’’approchant de la Bible, il se mit à la lire à la page où Wildman l’avait laissée ouverte.

Ses regards tombèrent sur ce verset :

« Sa fille lui répondit : Mon père, si vous avez fait vœu au Seigneur, faites de moi tout ce que vous avez promis, après la grâce que vous avez reçue de prendre vengeance de vos ennemis, et d’en remporter une si grande victoire. »

— Je n’ai rien promis, moi, murmura-t-il. Cela ne peut donc me regarder. Et cependant je ne puis me dissimuler qu’il y a d’étranges rapports entre l’histoire de Jephté et la mienne… Mais non ! non ! je ne puis ! Et d’ailleurs, Wildman est un fou… Est-ce que Percy Kirke consentirait jamais, même pour Lucy, à combattre pour nous !…

Le noble vieillard se tut, et son front s’inclina sur ses deux mains pensif et soucieux.

  1. Voyez Macaulay.