Le Tigre de Tanger (Duplessis)/III/XI

et Albert Longin
L. de Potter (3p. 271-302).

XI

Demande et refus.

Un instant après, Kirke et Murray se trouvaient seuls dans le salon de ce dernier. Durant quelques secondes, ils s’observèrent curieusement et essayèrent de deviner mutuellement leurs plus secrètes pensées. Il était évident que ces deux hommes n’éprouvaient l’un pour l’autre aucune sympathie ; mais chacun d’eux avait un motif sérieux d’être plein de prévenance pour l’autre. L’ami de lord Lisle tenait compte au colonel de l’assistance qu’il avait prêtée à la victime de Jefferies et de Fitzgerald ; l’amour de Kirke pour la fille de Murray lui donnait le plus vif désir de se faire bien venir du vieux puritain.

— Sir Charles, dit l’officier de fortune en rompant le premier ce silence de courte durée, lorsque je vous ai raconté tout à l’heure les derniers moments de lord Lisle, je ne vous ai pas tout dit : j’ai dû taire devant d’autres que vous certains avertissements que votre ami mourant m’a prié de vous transmettre. J’ai, en outre, de mon propre mouvement et dans votre seul intérêt, des communications véritablement importantes à vous faire. Je vous demanderai seulement, avant que je ne commence, votre parole d’honnête homme que la conversation que nous allons avoir restera à tout jamais entre nous, que vous n’en révélerez jamais un seul mot à qui que ce soit, qu’enfin, si vous jugez utiles les avis que je vais vous donner, vous les mettiez à profit pour vous seul… Votre parole, sir Charles, et je commence..

— Je ne puis la donner, colonel.

— Mais quels peuvent être les motifs d’un tel refus ?

— Il ressort des paroles prononcées par vous, monsieur, qu’un danger me menace, et qu’il est prêt aussi à fondre sur d’autres personnes : comment voulez-vous que je jure de me mettre hors de son atteinte, en m’obligeant dès aujourd’hui à laisser exposés à ses coups d’autres malheureux, des amis peut-être ?…

— Tenez, monsieur, dit Kirke avec un imperceptible sourire de raillerie, laissez-moi vous le dire : vous êtes d’une école trop honnête pour être bien pratique. L’honnêteté à du bon, sir Charles Murray, mais il ne faut pas en abuser. Examinons par exemple le cas dont il est ici question. Je vous offre, à la condition que la chose restera entre nous, de vous communiquer certains secrets dont la connaissance peut, dans un moment donné, vous sauver vous et votre fille… Mais il vous est interdit d’avertir et de sauver avec vous qui que ce soit. Là-dessus, vous refusez de garder le silence que j’exige de vous… Dites-moi, monsieur, si, par suite de votre refus, je me tais, moi, est-ce que ce danger en frappera moins ceux que vous paraissez tant tenir à sauver ? Non certes ! Ils périront, et vous aurez, volontairement et presque de gaîté de cœur, entraîné dans leur chute vous et votre adorable enfant, pour m’avoir refusé le serment si simple que je vous demande…

Il y avait dans ce que disait le colonel une logique si claire, les raisons énoncées par lui étaient si vraies et si concluantes, que le rigide puritain en fut vivement frappé.

— Vous avez raison, colonel, reprit-il ; tout ce que vous venez de dire est parfaitement juste. Il ne me reste plus qu’a en appeler à votre générosité ; je vous demande donc comme une grâce de me dispenser de vous donner ma parole.

— Je ne le puis, monsieur. En vous parlant même sous la condition expresse acceptée par vous d’un secret absolu, je commets déjà une grave indiscrétion. Je n’en suis cependant pas moins prêt, par suite de l’intérêt que je vous porte, à vous et à miss Lucy, à vous faire ces communications. Mais rien ne me décidera à parler si je n’ai au préalable votre parole.

Le silence se fit de nouveau entre les deux interlocuteurs. Kirke suivait d’un œil satisfait, sur le visage de Murray, l’effacement successif des traces de l’hésitation. Quant à sir Charles, en songeant que le colonel donnait à Jefferies et recevait de lui des accolades en pleine rue, que cette familiarité si extraordinaire pour un homme du caractère du grand juge indiquai à n’en pas douter que Kirke jouissait de toute l’amitié, de toute la confiance de l’adjoint du garde-des-sceaux, de l’homme qui depuis quelque temps avait su captiver l’oreille de Jacques II, il était instinctivement convaincu de la réelle importance des choses que Kirke s’offrait à lui dire.

En pensant, d’un autre côté, aux papiers enlevés sur le vieux William, Murray se doutait qu’il allait être question de la prochaine tentative de Monmouth ; on allait probablement lui dire qu’elle était compromise, ce qu’il soupçonnait déjà, et lui conseiller de l’abandonner et de se tenir à l’écart, ce qu’il ne voulait pas faire, tant qu’il conserverait la plus faible espérance de renverser Jacques II du trône.

Sir Charles Murray avait donc le plus pressant intérêt à connaître d’une manière précise et certaine jusqu’à quel point le projet de débarquement en Angleterre avait été vendu et trahi, quels dangers courraient ceux qui l’exécuteraient, enfin quelles chances de réussite lui restaient encore.

— Vous pouvez parler, monsieur, dit-il ; d’une voix résolue au colonel ; je vous donne la parole que vous exigez de moi.

— Vous me comblez de joie en me permettant de vous sauver, sir Charles ! s’écria Kirke avec une chaleureuse effusion ; de vous sauver, vous et votre fille !… Oui, votre fille, ne vous étonnez pas !… Miss Lucy court de plus grands dangers que vous ne pensez. Déjà Le valet de chambre de Charles II, qui jouit en ce moment de toute la faveur de son nouveau maître, déjà l’infâme Chiffinch a failli la perdre !… Vous doutez, je le vois à votre regard, de ce que je vous dis là… Avez-vous donc oublié votre réception clandestine à White-Hall ?

— Clandestine ! monsieur, interrompit Murray tremblant d’émotion… Je n’aurais jamais consenti, sachez-le bien, à conduire ma fille à White-Hall, si la reine ne m’avait fait expressément appeler !

— Le mot que je viens de prononcer ne saurait vous blesser, sir Charles… Et d’ailleurs le mot n’y fait rien : nommez cette réception comme il vous plaira, je n’y tiens nullement. Ce sur quoi je veux attirer votre attention, ce sont les circonstances bizarres qui l’ont accompagnée… N’y avez-vous donc jamais réfléchi ? Avez-vous un seul instant cru que la reine Catherine de Bragance fût avertie de votre visite et qu’elle vous attendît ?… Si vous avez pu croire à la réalité de cette fable inventée pour vous attirer, vous et votre innocente enfant, dans un piége maudit, dans un antre de corruption où sa virginale pureté devait être ternie à jamais, c’est que vous êtes trop candide, sir Charles ; c’est que, je ne crains pas de le répéter, c’est que vous abusez de l’honnêteté !… Ce collier de brillants passé au cou de miss Lucy…

— Il a été vendu dès le lendemain, monsieur, et l’argent qu’il a produit a été distribué aux pauvres ! s’écria Murray, qui ne put contenir plus longtemps son indignation.

— Ce collier, reprit Kirke d’une voix vibrante, ce collier était un de ces vulgaires moyens tant de fois employés par Charles II pour triompher des faciles beautés !… La piété et la foi ne m’ont jamais aveuglé, sir Charles, et je ne suis guère porté à croire au gouvernement de la providence, mais je me figure volontiers que Dieu a frappé de mort ce Stuart le jour même où il a songé à lever une main sacrilége sur Lucy ! Oh ! laissez-moi la nommer par son nom !… Et n’allez pas révoquer en doute le plus léger des détails que je vous donne là… Je les liens tous de la propre bouche de l’infâme Chiffinch… Il n’y a pas encore deux heures qu’il me les racontait, dans le cabinet de lord Jefferies, avec de cyniques éclats de rire !

L’indignation de Kirke, en prononçant ces paroles, n’était pas jouée. La colère qui bouillonnait en lui faisait scintiller son œil et trembler sa voix.

Murray, à la vue de cette brûlante sympathie montrée pour ce qu’il avait de plus cher au monde, pour l’honneur de sa fille, sentit s’’évanouir la plus grande partie de ses préventions et de ses défiances contre l’ami du grand juge au banc du roi.

Il s’avança vers lui, et, lui tendant la main.

— Je vous suis reconnaissant, dit-il, pour les sentiments que vous venez de me manifester sur un objet qui me touche plus sensiblement que tous les autres, colonel. Mais vous ne m’avez parlé que du passé, parlons de l’avenir, s’il vous plaît. Quels dangers peuvent désormais menacer ma fille ?

— Je vais vous les dire tout à l’heure, sir Charles, répondit Kirke. Mais pour que vous puissiez les voir, les sentir, les toucher du doigt vous-même, et surtout les prévenir, permettez que je passe à un ordre de choses en apparence étranger à miss Lucy, et qui, cependant, se lie intimement à ce qui peut lui arriver un jour d’heureux ou de malheureux.

Le colonel s’arrêta un moment, parut rassembler ses souvenirs, puis reprenant bientôt la parole :

— Sir Charles, dit-il, tandis qu’agenouillé devant lord Lisle, je tenais sur sa poitrine l’appareil au moyen duquel j’essayais d’étancher son sang, votre infortuné ami me parlait… Il me disait, ce sont les termes mêmes dont il se servait : — « Je n’exige de vous, monsieur, aucun serment de garder le secret que je vais vous confier… J’ai tort de dire secret… Vous iriez tout raconter à votre ami d’enfance, — je n’avais pas caché à lord Lisle mes relations avec Jefferies, — que vous ne lui apprendriez rien. Des deux scélérats envoyés pour m’assassiner, celui qui vous a échappé a en sa possession certains détails d’un plan de descente en Angleterre ; il connaît quelques-uns de ceux qui vont exécuter cette descente. Vous ne pouvez donc faire aucun mal nouveau à cette grande entreprise, qui reste toujours possible, quand bien même vous seriez contre elle ; mais vous pouvez vous honorer par un acte de chevaleresque générosité… Courez en Hollande, avertissez le duc de Monmouth, le comte d’Argyle, lord Grey, le brave Rumbold, et tous les autres exilés, avertissez-les que Jefferies et Jacques connaissent une partie de leurs projets… Qu’ils les modifient ! Instruits à temps de la trahison, ils peuvent encore réussir… Ah combien cette réussite serait certaine si Guillaume d’Orange se chargeait de l’affaire ! » Ces paroles de votre ami mourant, je ne suis allé les redire à aucun des hommes auxquels il aurait voulu qu’elles fussent transmises… Qu’ils se hâtent, au contraire d’exécuter leurs projets éventés, et, par l’épée flamboyante de saint Georges ! nous en verrons de belles !

En prononçant ces derniers mots, Kirke se leva brusquement et fil un geste de superbe provocation.

Le front de Murray se plissa légèrement et ses sourcils se rapprochèrent. Le colonel s’aperçut de l’effet qu’il venait de produire sur le vieillard, et il reprit :

— Vous me permettrez bien, sir Charles, de détester ces puérils brouillons, ces fous et ces écervelés, qui vont tenter avant l’heure une entreprise aujourd’hui impossible !… Mais autant je souhaite de les tenir devant moi sur un champ de bataille, autant je m’efforcerai de vous en éloigner… C’est pour cela que j’ai voulu vous répéter à vous, à vous seul et pour vous seul, les suprêmes avertissements de lord Lisle expirant… Engagé par votre parole, vous ne pouvez rien tenter pour arracher à une perte certaine ce ramas de proscrits impatients, qui ne savent pas attendre le moment fixé par le destin ! Laissez-les périr, et réservez-vous pour la grande, pour la bonne occasion. Attendez que Guillaume d’Orange « se charge de l’affaire, » pour me servir des expressions de l’ami que vous avez perdu. Alors, il est probable que nous combattrons dans les mêmes rangs ; et, soyez-en persuadé, nous n’aurons pas à faire de bien rudes efforts : Jacques d’York tombera du trône comme un fruit mûr tombe de l’arbre !

Kirke fit une légère pause, puis se plaçant devant Murray et le regardant fixement :

— En bien, sir Charles, dit-il, ces conseils sont-ils bons, et les suivrez-vous ?

— Non, colonel, il est trop tard ! répondit tranquillement le puritain.

— Est-il donc jamais trop tard pour ne pas commencer une folie ?

— Je serai plein de confiance envers vous, colonel, comme vous l’avez été envers moi. Il est trop tard, je le répète, et j’aime mieux mourir sur le champ de bataille que sur un échafaud,

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Je veux dire qu’il est probable qu’au moment où nous parlons, votre ami, lord Jefferies, a dans les mains des lettres écrites et signées par moi, et dont la moins compromettante suffira pour me faire condamner à mort par ce juge clément.

— Il y a deux heures, lord Jefferies n’avait en sa possession, je puis vous le certifier, aucun papier de ce genre provenant de vous… À qui étaient-elles adressées, ces lettres ?

— À lord Lisle.

— J’ai brûlé, vous le savez, sur sa prière, tout ce qu’il y avait de papiers de cette nature chez lui.

— C’étaient des lettres qu’il n’avait pas encore reçues, et que son assassin a enlevées à son vieux domestique sur la route de Lausanne.

— Voici qui simplifie singulièrement la question, sir Charles ! S’il est vrai que vous soyez sous la menace d’un tel coup, et vous le serez bientôt, si vous ne l’êtes déjà, vous n’avez qu’un moyen de salut !

— Oui, je le sais : le combat !

— Non, vous succomberiez sûrement, et votre fille resterait à la merci de Jefferies, qui a sur elle de sinistres projets.

— Lors même que je devrais être arrêté aujourd’hui, dès demain, du fond de ma prison, je la marie à lord Henri Lisle. J’aurais voulu que cette union n’eût lieu que sous certaines conditions, mais il faut savoir subir les lois de la nécessité, Je laisserai ainsi à Lucy un protecteur qui saura la soustraire aux fureurs de Jefferies.

— J’en doute… Mais il ne s’agit pas de savoir si ce bel enfant, avec toute sa science de l’escrime, sera assez puissant pour la protéger. Il y a un empêchement plus radical à ce qu’il devienne son protecteur : lady Lisle ne consentira pas au mariage de son fils.

— Pour votre séjour si court à Londres, colonel, vous paraissez fort au courant des chroniques intimes des familles.

— J’en ai plus appris en quelques heures que d’autres en des années.

— On s’en aperçoit !… Et le motif du refus de lady Lisle, malgré les paroles échangées entre elle et moi, quel est-il ?

— Sa Majesté le roi Jacques Il ne veut pas entendre parler de ce mariage.

— Qui vous l’a dit ?

— Chiffinch !

L’expression de détresse qui se refléta tout à coup sur le visage de ce père dont la dernière espérance venait de sombrer, aurait profondément attristé un autre homme que Kirke. Mais, excité par sa passion pour Lucy, il poursuivit la victoire qu’il croyait déjà tenir.

— Pourquoi cet air abattu, presque désespéré ? demanda-t-il à Murray. Ne vous ai-je pas dit que j’avais un moyen de sauver vous et votre fille ?

— Dieu m’est témoin, colonel, dit le vieux puritain avec un calme douloureux, Dieu m’est témoin que si ma vie seule était en jeu, je ne ferais pas le plus mince effort pour la sauvegarder. Mais l’honneur de ma fille est en péril… Quel est ce moyen de salut dont vous me parlez, colonel ?

— Laissez-moi, avant de répondre, vous poser moi-même une question, sir Charles. Vous n’ignorez point, n’est-il pas vrai ? la haine que lord Jefferies porte à ce représentant de Taunton sur la motion duquel, lui, George Jefferies, alors recorder de Londres, a été obligé de se mettre à deux genoux devant la chambre des communes pour recevoir une sévère réprimande ?

— Je n’ignore pas plus sa haine féroce que le serment qu’il a fait de tirer de moi une éclatante vengeance.

— Et vous savez qu’il est tout-puissant en ce moment ?

— Je sais qu’enhardi par l’inexplicable faveur de son nouveau maître, il peut passer, selon sa fantaisie, d’un excès à un crime, les couvrir du large prétexte de l’intérêt de l’État et de la justice, et, pour tout forfait commis, trouver, au lieu de châtiment, des sourires et des récompenses !

— À mon tour, sir Charles, j’admire comme vous êtes au courant de tout ce qui se passe dans l’intimité du roi et de son grand juge.

— Je sais enfin, poursuivit Murray, qu’a l’heure qu’il est, nul homme dans le Royaume-Uni ne serait assez fort pour disputer sa tête à Jefferies ou pour lui arracher une victime.

— Ici, vous cessez d’être dans le vrai. Il est un homme, un seul à la vérité, qui peut regarder Jefferies en face, mettre la main sur une proie qu’il a déjà flairée, la lui arracher et dire à sa fureur qui monte et rugit : recule et calme-toi !

— Vous ne m’apprenez la rien de bien particulier. Cet homme, c’est le maître du tigre Jefferies, c’est Jacques Stuart !

— Non, c’est moi !

— Vous, colonel ?

— Cela vous étonne, je le vois… Oh ! ce n’est pas par la violence que je dompte celui que vous nommez un tigre ; c’est par la persuasion. Il m’aime, je l’aime aussi, et je suis, il le sait, le seul homme qui l’aime ; c’est ce qui me donne sur lui cette influence.

— Mais tout cela ne me dit pas quel est ce suprême moyen de salut qui reste à ma fille et à moi.

— Que miss Lucy devienne ma femme, et je vous couvre tous deux d’une invulnérable égide !

Le front du puritain se montra subitement empreint d’une expression d’étonnement hautain. Le regard baissé, le visage détourné de Kirke, le geste exprimant le refus :

— Jamais ! murmura-t-il.

— Je m’attendais à ce refus, sir Charles, et il ne m’étonne ni me blesse. Je ne veux point en rechercher les motifs. Je ne vous demande qu’une chose, et vous ne pouvez rejeter ma prière : c’est de regarder votre refus d’aujourd’hui comme non définitif et de revenir, quand je le jugerai à propos, chercher une nouvelle réponse… Jusqu’à mon retour, vous n’avez rien à redouter de Jefferies, eût-il déjà entre ses mains vos lettres à lord Lisle !

Murray resta immobile et silencieux. Le colonel le salua et sortit.