Le Tigre de Tanger (Duplessis)/III/XII

et Albert Longin
L. de Potter (3p. 305-319).

XII

L’agent secret.

Trois semaines après le jour où Kirke et Jefferies s’étaient rencontrés, un homme se présentait vers la tombée de la nuit à l’hôtel du grand juge, et demandait à être admis immédiatement en sa présence. Aux manières brusques, à l’air d’assurance du visiteur, le valet auquel il s’était adressé s’inclina devant lui en disant :

— J’ignore si mylord est visible. Néanmoins, qui dois-je annoncer ?

— Annoncez le Destin, répondit froidement l’inconnu.

Le valet ouvrit de grands yeux et regarda attentivement son interlocuteur ; il craignait d’avoir affaire à un fou.

— Eh bien, continua ce dernier d’une voix brève et altière, ne m’avez-vous pas entendu ! Je suppose que lord Jefferies n’a pas pour habitude de confier ses secrets à sa domesticité. J’ai dit annoncez « le Destin, » votre maitre comprendra.

Le valet s’éloigna en grommelant ; il n’était pas habitué à un tel langage de la part de ceux qui osaient s’aventurer dans l’antre du grand juge.

À peine une minute s’était-elle écoulée qu’il était de retour et disait à l’inconnu, en le saluant profondément :

— Veuillez prendre la peine de me suivre, monsieur. Mylord vous attend !

Lorsque la porte du cabinet de Jefferies se fut refermée sur le visiteur, le grand juge au banc du roi, alors assis devant une vaste table encombrée de papiers, se retourna vers lui, et, d’une voix presque caressante :

— Te voilà donc de retour, Fitzgerald ! dit-il. Assieds-toi ; nous avons à causer ensemble !

Le grand juge termina une lettre commencée ; puis, plaçant son fauteuil en face de la chaise de l’Irlandais :

— J’ai recu ce matin le billet par lequel tu m’annonçais ton arrivée. Il faut que tu aies des nouvelles bien importantes à me communiquer pour avoir osé revenir à Londres sans mon autorisation !

— Oui, mylord, des nouvelles très importantes.

— Ma foi, je ne te cacherai pas, Fitzgerald, que je suis fort content de ton début. Tu as dépassé mon attente… Mais avant toutes choses, raconte-moi l’agonie de ton dernier patient, de lord Lisle… A-t-il bien souffert, l’infâme régicide ? lui as-tu appris d’où partait le coup qui le frappait ? t’es-tu servi de mon nom comme instrument de torture ?

— Mylord, répondit Fitzgerald d’une voix sourde et mal assurée, ce n’est pas moi qui ai frappé lord Lisle !…

— Ah ! ce n’est pas toi ! répéta le grand juge en affectant un étonnement extrême, tu as donc manqué à ta promesse !… Quelle main dois-je récompenser !…

— Je n’ai pas manqué à ma promesse, mylord, pas plus, je l’espère, que vous ne manquerez à la vôtre lorsque viendra l’heure de la tenir. Je vous avais promis la mort de lord Liste, et lord Lisle est mort, que pouvez-vous désirer de plus ? Quant à la main que vous devez récompenser, pour me servir de votre expression, elle repose maintenant inerte et glacée dans la tombe.

— Ah ! et quel homme s’était chargé de ta sanglante besogne ?

— Ce n’était pas un homme, c’était un enfant… mon pauvre frère !…

Un assez long silence suivit cette réponse de l’Irlandais qui, la tête inclinée sur sa poitrine, les bras pendants, le regard morne, paraissait en proie à un découragement profond. Au reste, le changement qui s’était opéré dans la personne du meurtrier, depuis que James avait succombé sous la terrible étreinte de Kirke, était vraiment extraordinaire. Tout autre que Jefferies, — l’infaillible physionomiste, — aurait hésité avant de l’appeler par son nom, car il n’était plus reconnaissable. En moins de cinq semaines, le misérable avait vieilli de dix ans.

Ce fut non sans une satisfaction involontaire que le grand juge constata les ravages produits par la douleur sur cet homme qui jadis l’avait si audacieusement bravé, si brutalement insulté ; enfin, reprenant la parole :

— Fitzgerald, dit-il du même ton amical, presque patelin, avec lequel il avait commencé la conversation, je suis satisfait de la franchise de tes réponses Cette franchise m’assure de tes bonnes dispositions futures et me permet de croire à ta loyauté. Je savais déjà que lord Lisle avait succombé sous le poignard de ton frère ; j’étais instruit de la fin tragique de James.

— Que dites-vous, mylord, s’écria l’Irlandais, sur qui les paroles de Jefferies agirent avec toute la soudaineté d’un choc électrique. Vous étiez instruit de la fin tragique de James ! Mais une seule personne au monde connaît cet horrible et lamentable drame !… La personne qui l’a accompli.

— C’est aussi de cette personne que je tiens ces détails.

Fitzgerald bondit de dessus sa chaise et s’élançant vers le grand juge qui instinctivement recula son fauteuil :

— Mylord, mylord, continua-t-il, l’œil hagard, la parole sifflante, la poitrine oppressée, où retrouverai-je le capitaine Barca ? Mais parlez donc… mais parlez donc ! Ne comprenez-vous pas que repousser ma prière, c’est vous exposer à périr sous les coups d’un insensé ! Mylord, dépèchez-vous, répondez ! où trouverai-je le capitaine Barca ?

— À Londres ! s’écria Jefferies avec un empressement qui prouvait son effroi, à Londres, ami Fitzgerald !

Le grand juge, après avoir fait cette réponse, ouvrit doucement, comme en se jouant et par distraction, le tiroir de sa table, et y plongea le bras : aussitôt un fugitif sourire de satisfaction glissa sur son visage ; sa main venait de saisir la crosse d’un pistolet à double canon qui jamais ne quittait son bureau de travail.

Désormais à l’abri des emportements de son interlocuteur, le grand juge s’empressa de renouer l’entretien.

— Fitzgerald, dit-il froidement, n’oublie point, une fois pour toutes, que je déteste chez autrui les emportements et la colère… J’entends, quand je te ferai l’honneur de te parler, que tu m’écoutes dans un respectueux silence. Si je daigne t’interroger, ton devoir sera de me répondre ; autrement tes lèvres doivent rester closes. Causons maintenant de la mort de ton frère. C’est là un fait regrettable, sans doute, car ce jeune drôle, élevé à ton école, aurait fini, sans aucun doute, par devenir un sujet intéressant et utile ; mais enfin c’est là un fait accompli, irréparable… Il n’y a plus à revenir là-dessus. Celui que tu appelles son meurtrier et que je nommerai, moi, son vainqueur, le capitaine Barca, est un de mes amis intimes. Il peut se faire, il est même probable que tu le rencontreras un de ces jours sortant de mon hôtel ou y entrant.

— Que l’enfer vous entende, mylord ! interrompii l’Irlandais d’une voix étranglée par la fureur.

— Je t’ai déjà prévenu que je n’aimais pas les interruptions, poursuivit tranquillement Jefferies. Je continue : si le hasard te met jamais en présence du capitaine, j’exige, non-seulement que tu ne te portes envers lui à aucune violence, — ce qui, soit dit en passant, te vaudrait, à n’en pas douter, un coup mortel, — mais même que tu lui marques tous les égards dus à son rang. Par les joujoux de Rose ! celui que tu appelles Barca ne mérite en rien ton ressentiment ! Il y a eu simplement un quiproquo, un malentendu. Et puis c’était à toi de mieux prendre tes précautions… Après tout, comme je suis satisfait, — je te le répète, — de tes faits et gestes, si cet évènement te tient tant au cœur, eh bien, on te paiera la mort de ton frère… À combien estimes-tu les services qu’aurait pu te rendre ce jeune vaurien, cet enfant du diable, ce précoce gibier de potence ?…

À celle horrible question du grand juge, une expression de démence furieuse bouleversa le visage de l’Irlandais ; ce fut un éclair, la foudre resta muette. Presque aussitôt, grâce à l’empire qu’il avait sur lui-même, Fitzgerald reprit une attitude humble, soumise, et d’un ton respectueux :

— Mylord, dit-il, pardonnez à ma douleur ; j’aimais James tout à la fois comme un fils et comme un frère… Quant à recevoir le prix de son sang, jamais je n’y consentirai… J’espère seulement que Votre Grâce daignera se rappeler, si j’ai jamais besoin d’elle, qu’il est mort pour son service… N’est-ce pas, mylord, que vous vous en souviendrez ?

FIN DU TROISIÈME VOLUME.