Le Tigre de Tanger (Duplessis)/III/X

et Albert Longin
L. de Potter (3p. 249-267).

X

Les fiançailles (suite).

Le soleil de mai, en pénétrant par les fenêtres avec l’air tiède et embaumé de la senteur des arbres et des fleurs, inondait le salon de lumière, tandis qu’un faisceau de rayons, tombant en plein sur le vase dé fleurs et sur la Bible ouverte, faisait de la table où ils étaient placés comme un autel resplendissant de clartés, et qui semblait dressé là tout exprès pour recevoir les serments sacrés d’un amour immortel.

Lord Lisle se leva tout à coup, fit lever Lucy, et passant son bras gauche autour de la taille de la jeune fille, il s’avança gravement avec elle vers la table de vieux chêne.

Arrivé auprès d’elle, il leva la main droite sur le saint manuscrit, et se tournant vers sa compagne, tout émue de la solennité de la démarche du jeune homme et de l’expression de son visage :

— Je jure, dit-il d’une voix ferme et recueillie, je jure de n’avoir jamais d’autre épouse que vous, Lucy. Mais ce serment, trop facile à tenir, n’est que la moitié des choses que j’ai résolues en moi-même, tandis que vous parliez. Je jure encore d’accomplir, en vous épousant, la volonté de mon père, quand bien même mylady Lisle, ma mère, s’opposerait à cette union ; quand bien même Sa Majesté le roi Jacques II refuserait d’y donner son consentement.

Lord Lisle achevait à peine de prononcer ces mots, que la porte du salon s’ouvrit et que sir Charles Murray entra avec une dame âgée et richement vêtue.

Le visage de la nouvelle venue présentait de grandes lignes fièrement accentuées. Il était empreint d’une telle expression de souveraine fermeté et de volonté inflexible, qu’il paraissait dur au premier abord. Mais en l’examinant avec une bienveillante attention, on s’apercevait bientôt que cette femme avait plus souffert, durant sa vie déjà longue, par les affections douces de l’âme que par ses passions ambitieuses ; en un mot, qu’elle avait plus aimé encore que voulu. On eût dit la tête masculine d’Élisabeth à soixante ans, mais adoucie par je ne sais quel transparent reflet d’amour maternel.

C’était lady Lisle.

Elle et sir Charles Murray étaient suivis d’un vieillard au visage pâle et amaigri, à l’air triste et souffrant.

Lady Lisle, dès qu’elle eut aperçu son fils, s’avança vers lui aussi rapidement que le lui permettait son âge, et ouvrant ses bras, l’attira sur son sein.

— Henri, dit-elle en éclatant en larmes, il fallait qu’un grand malheur me frappât aujourd’hui ! J’accourais chez sir Charles Murray, croyant te trouver grièvement blessé, car le bruit de ton duel avec un officier supérieur de l’armée royale était parvenu à moi, presque en même temps que le message de sir Charles, qui m’invitait à me rendre ici.

J’arrive… Dieu soit loué ! tu es sain et sauf ! Mais je rencontre, en entrant dans celle maison, William que voici, William, le vieux et fidèle serviteur de lord Lisle, William qui ne l’a pas quitté durant tout son long exil… Et j’apprends de sa bouche l’horrible mort de ton père !…

— William ! s’écria Henri Lisle en marchant vers le compagnon d’exil de son père ; ah ! mon pauvre ami, embrasse-moi, et viens que nous pleurions ensemble, tandis que tu vas nous faire ce triste récit…

— Non, mylord, ne me touchez pas, dit tristement le vieillard en avançant la main comme pour s’opposer à l’action du jeune homme. Je suis indigne d’un semblable honneur, car, malheureux que je suis, j’ai laissé tuer mon noble maître !

— Tu l’as laissé tuer, William ! Tu étais donc auprès de lui quand cet abominable crime a été commis ?

— Je suis devant vous, mylord, et je vis : cela seul doit vous dire que j’étais loin de la maison quand votre honoré père a succombé… car si j’avais été auprès de lui, je serais mort avant lui ou je l’aurais sauvé.

— Où étais-tu donc ?

— À Lausanne, où sur son ordre réitéré, j’avais dû me rendre pour chercher des papiers importants… C’est égal, je ne m’en accuse pas moins ; j’aurais dû rester auprès de lui, j’aurais dû désobéir ; il m’aurait chassé le lendemain, mais, du moins, il serait vivant aujourd’hui.

William, tout en prononçant ces paroles, fondait en larmes.

— Qu’avez-vous vu en rentrant dans la maison de mon père ? demanda Henri.

— Oh ! mylord, avant d’y entrer, j’étais déjà presque certain qu’un horrible malheur était arrivé… Comme je revenais de Lausanne, de grand matin, et que je n’étais qu’à une vingtaine de pas de la maison, je fus assailli si brusquement par un homme, qu’il me terrassa avant que je n’eusse le temps de me mettre en défense… Il m’enleva les papiers que je rapportais à mon maître, et s’enfuit.

— Cet homme, as-tu vu son visage ? demanda vivement Henri Lisle.

— Oui, mylord.

— Et tu pourrais le reconnaître ?

— Oh ! certainement… entre dix mille !

— C’est bien, continue.

— Au lieu de le poursuivre, reprit William, j’ai préféré courir à la maison… Là, un affreux spectacle s’est offert à mes regards, mylord Lisle était étendu mort dans un fauteuil ; à ses pieds était couché tout de son long un jeune homme ; il était mort aussi ; mais il n’avait reçu aucune blessure, tandis que mon pauvre maître avait la poitrine trouée par une large plaie, immédiatement au-dessus du cœur. Les armoires étaient ouvertes, les vins pillés avaient été bus par les assassins… Mais ce qui m’a frappé d’étonnement, ce que je n’ai pas pu m’expliquer, c’est que votre honoré père a été bien certainement pansé… il y avait encore sur ses genoux un linge mouillé qui avait servi à étancher son sang… Ce n’est pas lui-même qui a pu aller ouvrir une armoire, déchirer surtout un drap dont la toile était forte et solide… qui ce peut être ? Je me perds en conjectures… Et ce n’est pas tout… un coffre de vieux chêne, où mylord mettait tous ses papiers précieux, était ouvert avec la clé et sans avoir été forcé… Or, il faut que ce soit mylord qui ait donné lui-même cette clé à quelqu’un, car lui seul savait où il la mettait… Tous les papiers paraissent avoir été brûlés… du moins, j’ai retrouvé dans la cheminée de la cendre de papier, qui est, comme vous savez, bien reconnaissable… seulement, je n’ai pu retrouver un objet que mon maître avait reçu depuis quelque jours et auquel il tenait beaucoup… C’était un médaillon.

Le récit du vieux William fut interrompu par la voix d’un domestique qui, ouvrant la porte, annonça :

— Le colonel Percy Kirke !

— Si l’homme qui va entrer est celui qui t’a enlevé les papiers sur la route de Lausanne, dit rapidement et à voix basse Henri à William, tu sortiras du salon tout de suite, sans faire mine de le reconnaître… Si ce n’est pas lui, tu resteras ici, et tu écouteras en silence tout ce qu’il dira.

— J’obéirai dans l’un et l’autre cas, mylord, répondit respectueusement le vieillard.

L’officier de fortune salua la compagnie avec aisance, s’inclina plus profondément devant Lucy, et s’avançant vers le lieutenant aux gardes :

— Mylord, lui dit-il avec une grave politesse, comment vous sentez-vous de votre blessure ?

— Fort bien, colonel ; et vous, de la vôtre ?

— Oh ! une égratignure…

— Absolument comme la mienne, alors mais veuillez vous asseoir, colonel… Vous nous avez promis des détails sur la mort de mon père, nous les attendons avec impatience.

Henri, tout en prononçant ces mots, observait William à la dérobée : aucune émotion ne se traduisit sur la figure du vieillard qui resta dans le salon.

Kirke prit bientôt la parole, et raconta a ses auditeurs tout ce que le lecteur sait déjà. Il ne garda le silence que sur les communications politiques qui lui avaient été faites par lord Lisle mourant et sur le médaillon qui contenait le portrait de la fille de sir Charles.

Le récit du colonel concordait si bien avec tout ce que William avait dit quelques instants auparavant, qu’il devenait clair comme le jour que Kirke avait en effet tout tenté pour sauver lord Lisle et pour le venger.

Aussi dès que le narrateur eut terminé son récit, Henri Lisle se leva, et tendant la main à son adversaire de Lincoln’s-Inn-Fields :

— Colonel, lui dit-il avec une noble franchise, pardonnez-moi mes doutes injurieux de tantôt : la colère seule me les inspirait… Recevez l’expression de toute ma reconnaissance. Cette main que je vous offre est celle d’un ami qui vous sera désormais fidèle et dévoué.

— Je vous remercie de l’honneur que vous me faites, mylord, mais je ne puis l’accepter, répondit Kirke à voix basse et en reculant d’un pas. Oh ! ne voyez point une injure là où il n’y a qu’une preuve d’estime et de franchise. J’ai des principes à moi, principes bizarres peut-être, mais fermement arrêtés. Non, pour rien au monde je ne voudrais serrer la main d’un homme avec l’arrière-pensée que plus tard… que bientôt peut-être je me trouverai en face de lui l’épée au poing… Ce n’est pas, je vous le répète, une provocation que je vous adresse, mylord : c’est un pressentiment auquel j’obéis, une précaution que je prends, pas autre chose.

Le colonel, après avoir prononcé ces mots de manière à n’être entendu que de Henri Lisle, se retourna vers le maître du logis :

— Sir Charles Murray, dit-il, pouvez-vous m’accorder quelques minutes : j’aurais à vous parler en particulier.