Le Tigre de Tanger (Duplessis)/III/I

et Albert Longin
L. de Potter (3p. 3-28).

I

Le capitaine Barca (suite).

Les deux Irlandais hésitaient sur le parti à prendre quand la porte de la chambre à coucher de lord Lisle s’ouvrit et qu’il parut dans le salon. Sa main, cachée sous le revers de son surtout, laissait deviner qu’il avait pris ses précautions habituelles.

À la vue du vieillard, l’étranger se leva, fit un pas vers lui, et tandis qu’un sourire prévenant et digne s’épanouissait sur ses lèvres :

— Vous êtes, dit-il, monsieur, je le vois avec plaisir, le maître de céans. Je regrette vivement de vous avoir, sans doute, arraché à votre sommeil… Mais à qui dois-je de ne pas mourir cette nuit sur les grands chemins changés en torrents ?

— Je me nomme Burton. Je suis citoyen anglais ; je n’ai jamais refusé l’hospitalité à celui qui me la demandait paisiblement, mais vous conviendrez, monsieur, que votre entrée ici…

— Est un peu brusque, c’est vrai ; mais je la rejette sur le temps affreux qu’il fait.

— Je ne sais si le temps peut excuser l’assaut dont vous menaciez la maison, toujours est-il que vous ne seriez pas entré si, à la place de ces messieurs, c’eût été moi qui fusse allé répondre à votre appel.

Un étrange sourire tout plein d’un doute hautain passa sur la face de l’homme au justaucorps de buffle.

— Puisqu’il en est ainsi, et que d’ailleurs vous êtes trois contre un, pourquoi n’essayez-vous pas de me chasser d’ici ? dit-il avec une sorte d’indifférence audacieuse.

— Pourquoi je n’essaie pas de vous chasser d’ici ! répéta le vieux puritain avec une dignité tranquille. Parce que vous vous êtes assis à mon foyer ; parce que vous êtes maintenant mon hôte ; parce qu’à ce titre vous m’êtes devenu sacré !

— Allons, voilà de belles et nobles paroles ! Après les avoir entendues, je ne fais nulle difficulté de déclarer que j’ai eu tort… et je suis persuadé que maintenant tout est oublié… Pour sceller notre paix, vous me donnerez votre main, monsieur Burton… Vous me la donnerez d’autant plus volontiers que je suis un de vos compatriotes…

Il y avait tant de franchise, de laisser-aller et presque de bonhomie dans le geste et la voix de son hôte, que lord Lisle prit sans hésiter la main qui lui était tendue.

— Ah ! vous êtes Anglais aussi ? dit-il Oui, certes, tout est oublié !… Et je suis heureux de recevoir chez moi, la même nuit, trois de mes compatriotes. Mais à qui ai-je l’honneur de donner l’hospitalité ?

— Au capitaine Barca. Depuis un an que le dernier roi de la Grande-Bretagne, par suite du refus de fonds fait par la Chambre des communes, a abandonné Tanger et en a retiré la garnison, dont j’étais l’un des officiers, j’ai parcouru l’Europe.

— Vous avez alors servi sous le fameux colonel Percy Kirke ? interrompit lord Lisle.

— Oui, monsieur. Le nom de cet officier est donc parvenu jusqu’à vous ?

— Hélas ! qui ne le connaît pas, ce nom sanglant ?

Celui qui aurait attentivement regardé le capitaine aurait peut-être vu, à ces mots du vieillard, une légère contraction nerveuse rapprocher presque imperceptiblement ses noirs sourcils.

— Vous conviendrez du moins, répondit-il avec une apparente indifférence, que le colonel Kirke ne s’est encore fait redouter que des ennemis de l’Angleterre, et que, s’il y a du sang sur ses mains, c’est dans la guerre contre les Maures qu’il l’a répandu…

— Vous dites vrai, capitaine. A-t-il suivi son régiment à Londres ?

— Non, monsieur. Comme moi, il voyage depuis l’abandon de Tanger. Je crois cependant qu’il ne tardera pas à retourner en Angleterre… Quant à moi, je n’ai d’autre désir que de rentrer dans ma patrie, après une absence de quinze années ! je suis, comme vous le voyez, léger de bagage, mais plein d’espérance. Je n’ai que mon épée, mais je crois en elle.

— Pardon, capitaine… puis-je, sans être indiscret, vous demander quels sont vos projets d’avenir ? dit lord Lisle avec une sorte d’hésitation.

— Mes projets, monsieur ? Eh ! sais-je moi-même quels ils sont ? répondit celui qui s’était nommé le capitaine Barca. Dans tous les pays du monde, quand on est fils de ses œuvres seules, quand on n’a pas une famille puissante qui vous protège et vous pousse, on ne marche pas ordinairement bien vite dans le sentier de la fortune et des honneurs. Cependant j’ai laissé en Angleterre un ami d’enfance qui, je l’espère, se souviendra de moi… Il me sera facile de le retrouver, car il n’est personne qui ne le connaisse. C’est Jefferies, qui est assis aujourd’hui aux côtés du garde-des-sceaux et qui, m’a-t-on dit, ne tardera pas à l’être lui-même… Vous comprenez qu’avec l’appui de cet homme puissant…

L’effet que firent ces dernières paroles sur lord Lisle fut aussi soudain que décisif. Il tourna brusquement le dos à celui qui venait de les prononcer, posa la main sur le bras de Fitzgerald, et l’entraîna dans sa chambre à coucher avec une bouillante précipitation.

Dès qu’ils y furent entrés, le vieillard se retourna vers l’Irlandais, et d’une voix brève et saccadée :

— Vous l’avez entendu, monsieur ! dit-il. Me voilà réduit à la honte de recevoir chez moi les amis de Jefferies ! Qu’il y reste puisqu’il y est. Mais je ne saurais rester un instant de plus en face de ce capitaine Barca ! Je me mépriserais moi-même si je prolongeais l’entretien avec cet homme, qui ne retourne en Angleterre que pour mendier l’appui d’un si lâche, si infâme, si sanglant protecteur !… Je vais me jeter tout habillé sur mon lit ; vous et votre frère, puisque vous voulez bien passer la nuit auprès du feu, ne perdez pas de vue cet homme… Je ne crains pas pour moi… mais qui sait ? La trahison prend tant de faces ! Je veillerais si j’en avais la force ; mais nous devons nous mettre en route demain de bon matin, quelques heures de repos, je le sens, me sont indispensables après toutes les vives émotions que j’ai éprouvées aujourd’hui. Vous, mon ami, allez et veillez.

Lorsque Fitzgerald reparut dans le salon, il trouva le capitaine et son frère assis auprès du feu et causant familièrement devant une table où plusieurs flacons de différents vins étaient placés à côté d’une demi-douzaine de verres de Venise, fragiles réalisations des plus charmants caprices de l’art du verrier.

C’était James qui les avait retirés de l’armoire que lord Lisle lui avait indiquée, quand le vieillard avait pris congé pour la première fois des deux Irlandais.

Du reste, aucun des deux nouveaux amis ne buvaient en ce moment : ils semblaient continuer une conversation commencée.

— Êtes-vous sûr, disait l’ancien officier de la garnison de Tanger, que le bonhomme ait la tête parfaitement saine ?

— Pourquoi cette question, capitaine ?

— Vous n’avez donc pas remarqué quelle affreuse grimace il a faite tout à coup, à propos de je ne sais quoi, et avec quelle prestesse il s’est esquivé en entraînant votre compagnon avec lui… Il l’a cependant relâché, car le voilà qui revient.

— Eh ! qu’importent les lubies et les exceutricités de ce vieillard ? Occupons-nous plutôt de la qualité de ses vins que de celle de sa raison. Que préférez-vous, capitaine ? Du malvoisie ? du tokai ? du chypre ?

— Avez-vous là du xérès ? je le préfère, et savez-vous pourquoi ?

— C’est que vous le trouvez meilleur. En voici.

— Ce n’est pas pour cela seulement.

— Dites, alors.

James versa trois verres de xérès. Le capitaine et lui vidèrent chacun le leur. Fitzgerald, à qui le troisième avait été offert, le refusa.

— Il est excellent ! s’écrièrent à la fois les deux buveurs.

— Et il me rappelle les femmes de l’Andalousie ! poursuivit le capitaine ; j’ai remarqué dans mes voyages que, l’Espagne exceptée, partout où la nature était féconde en vins supérieurs, elle ne l’était guère en beautés accomplies.

— La France, l’Italie, la Grèce, le Rhin, pourraient donner un démenti à vos observations, capitaine. Toutefois, si vous marchez depuis quinze ans, vous devez connaître tous les vins et toutes les femmes du monde, et je suis tenté de vous regarder comme une autorité en pareille matière, Quelles sont les femmes que vous préférez de toutes celles que vous avez vues ?

— Je les aime toutes ! dit le capitaine en vidant un autre verre de xérès.

— Sans aucune préférence ?

— Sans aucune préférence ! car toutes cachent dans leur forme première et typique quelque perfection, quelque parfum, quelque charme inconnu ! Je les aime toutes également ! Et s’il m’était donné de faire un souhait étrange, inouï, je voudrais que Dieu condensât en métal les plus purs rayons des cieux, qu’il en formât une coupe lumineuse et brûlante, et qu’y dissolvant toutes les filles d’Ève dans un vin connu de lui seul, il me la fit vider d’un seul trait !

— Toutes, capitaine ? dit en riant Fitzgerald, qui se mêlait pour la première fois à la conversation ; toutes, sans même excepter Arabella Churchill et mistress Sedley, et les autres laides maîtresses de Jacques II ?

— Avec elles-mêmes, je préférerais ce breuvage aux perles liquéfiées de Cléopâtre !

— Les idées que on rapporte de ces contrées du soleil et de la poésie, reprit Fitzgerald avec un sourire flatteur, sont curieuses et inattendues dans leur essence, ciselées et étincelantes dans leur forme, absolument comme les moindres fantaisies des artistes arabes ! Et, à propos de ces sortes de fantaisies, vous avez là, capitaine, suspendu à votre ceinturon, un poignard d’un bien merveilleux travail.

— Oui, n’est-ce pas ? répondit l’officier de fortune en dégrafant l’arme dont on lui parlait. Voyez comme les arêtes de ces ornements d’or sont fines et vives ! Admirez la délicatesse de ce filigrane d’argent ! Quant à la lame, elle n’a pas sa pareille ; elle coupe le fer et l’acier comme un rasoir coupe le liége ! C’est un présent de l’empereur du Maroc. Cet excellent chérif m’avait pris en belle amitié, et la velléité lui vint un beau jour de faire de moi un pacha et de me garder auprès de lui. Je refusai. Il voulut alors que j’emportasse un souvenir de lui, et il me donna cette arme précieuse, sur laquelle il avait fait graver, par un artiste italien établi à Fez, cette inscription que vous lisez sur la lame : « Le fils de Mahomet au capitaine Barca. »

— Je vous joue cent guinées contre votre poignard, si vous le voulez, dit Fitzgerald.

— Par le paradis du Prophète ! vous me donnez là une violente tentation ! répondit le capitaine ; car, pourquoi le cacherais-je ? le manque d’argent me force de voyager à pied ; je vois l’Angleterre s’éloigner, pour ainsi dire, de moi, ou du moins je m’avance vers elle avec une lenteur de tortue, quand je voudrais avoir les ailes de l’oiseau !

— Considérez aussi, ajouta Fitzgerald, que l’officier qui prendrait du service sous Jacques II, plus il serait élevé en grade, moins il pourrait conserver une telle arme. Votre ami lord Georges Jefferies serait le premier à vous conseiller de vous en défaire, car le papiste bigot assis aujourd’hui sur le trône du Royaume-Uni verrait avec un superstitieux déplaisir, que dis-je ? avec une invincible aversion, un présent de l’infidèle sectateur de Mahomet entre les mains d’un de ses généraux.

— Oui, oui, vous avez raison, répliqua le capitaine Barca ; tout ce que vous dites là est on ne peut plus judicieux. Et vous mettez, m’avez-vous dit, cent guinées pour enjeu contre cette arme ?

— Je l’ai dit et je le répète, répondit le tentateur en tirant de sa poche une bourse pleine d’or, que le lecteur a déjà vue passer des mains du grand-juge dans celles de l’irlandais.

— Et d’ailleurs, poursuivit celui-ci, comme pour compléter une pensée à moitié énoncée plus haut, et d’ailleurs il n’est pas dit que vous deviez perdre à coup sûr.

— Je l’entends bien ainsi, parbleu ! s’écria le soldat, tout à fait décidé par la vue de cet or qui, selon son expression, devait lui donner les ailes de l’oiseau.

Un instant après, des dés que Fitzgerald avait, déclarait-il, trouvés dans le tiroir d’un meuble du salon, mais qu’en réalité il avait retirés de sa poche, roulaient sur la table, entre les verres et les flacons vides.

Le jeu, pendant deux ou trois minutes, sembla se poursuivre avec des chances égales avec des péripéties diverses. Enfin, après un coup heureux joué par Fitzgerald, le capitaine prit le poignard et le remit avec insouciance à son adversaire triomphant :

— Vous l’avez gagné, dit-il ; prenez-le, il est à vous. Je ne vous demande à cette heure qu’une grâce ; c’est de me laisser dormir ; j’en ai, vous pouvez m’en croire, grand besoin !

— Ma foi ! nous allons en faire autant, car la nuit est déjà au milieu de sa course.

En prononçant ces mots, l’Irlandais regarda son frère, et mit, à l’insu de Barca, son index sur ses lèvres.

Le capitaine s’arrangea dans son fauteuil, lui et son épée, comme il avait déjà fait une première fois, et dix minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’il dormait profondément.