Le Tigre de Tanger (Duplessis)/III/II

et Albert Longin
L. de Potter (3p. 31-50).

II

L’assassinat.

Fitzgerald, le regard fixé sur le cadran d’une pendule Louis XIV, placée dans sa gaîne à l’un des angles du salon, laissa, avec une infernale patience, l’aiguille parcourir vingt minutes, — vingt siècles — puis il se souleva lentement sur les deux coudes appuyés sur les bras de son fauteuil, et tendit de nouveau son ouïe, comme eût fait un Indien des forêts de l’Amérique, pour s’assurer si tout dormait dans la maison.

Cet examen parut avoir pour lui un résultat satisfaisant, car il se leva avec précaution, et se penchant à l’oreille de James :

— Place-toi derrière ce siége, — lui dit-il avec un murmure presque imperceptible, en lui montrant le fauteuil où le capitaine Barca dormait, comme si, au lieu de xérès, il eût bu de l’opium, — et si cet homme se réveille, mais seulement s’il se réveille, enfonce-lui ton poignard dans la gorge !… Moi, je vais entrer dans cette chambre : dès que j’en sortirai tout sera fini, et nous nous enfuirons.

— Mais pourquoi ne pas tout de suite nous débarrasser de celui-ci ? dit James en désignant d’un signe de tête l’officier de fortune… Il est bien plus dangereux que l’autre.

— Oui, mais tu oublies que si lord Jefferies vient à découvrir que son Barca a péri par nos mains, il lui prendrait peut-être fantaisie de le venger sur notre sœur ; ensuite, je vais tuer le vieux Liste avec le poignard du capitaine, et je le laisserai planté dans son cœur : si la justice se mêle de l’affaire avant que nous soyons à l’abri de ses coups, celui dont le nom est gravé sur cette lame répondra pour nous !

— C’est vrai, c’est vrai, murmura James. J’approuve tout ce que tu viens de dire, excepté un seul point : je t’ai promis de frapper de ma propre main lord Lisle et tu y as consenti. Laisse-moi donc faire. Prends le poste que tu me destinais auprès du capitaine et donne-moi le poignard que tu lui as gagné ; c’est moi qui vais entrer dans cette chambre.

— Prends garde, enfant ! dit Fitzgerald toujours à voix basse. Que ta faiblesse de tout à l’heure le soit un avertissement ! Tu es bien ému pour avoir la main ferme. Or, si tu le laisses pousser un seul cri, une plainte…

— Ne crains rien, frère, interrompit le jeune homme ; je saurai être digne de ta confiance…

— Non, non, James ! reste ici. Ta complicité morale me suffit pour cette fois… Reste ici, te dis-je !…

— Eh bien ! rien ne se fera, alors ; car je suis décidé, une fois pour toutes, à me réhabiliter à tes yeux.

La contenance de James, qui indiquait une surexcitation extraordinaire et un parti pris irrévocable, était un commentaire on ne peut plus significatif de ses paroles. Fitzgerald ne lui dit pas un mot : il tendit le poignard du capitaine à son frère et lui montra de la main la porte de la chambre à coucher de lord Lisle.

James fit trois ou quatre pas vers elle, l’ouvrit et pénétra dans la pièce. Fitzgerald, la respiration suspendue et l’âme dans la plus terrible anxiété, attendit, le poignard levé sur le dormeur qu’il surveillait.

Un râle sourd se fit à peine entendre dans la chambre de lord Lisle ; James apparut effaré sur le seuil, fit un signe à son frère, et tous deux se dirigèrent avec précipitation vers la porte de sortie de la maison.

Au bruit qu’ils firent en fuyant, l’officier, réveillé en sursaut, se dressa sur ses pieds et promena ses regards autour de lui, comme pour se rendre compte de ce qui se passait ; au même instant, lord Lisle, tenant à la main un poignard qu’il venait d’arracher de sa poitrine ensanglantée, se montra à l’entrée du salon.

— Ils m’ont assassiné, les lâches ! dit-il d’une voix éteinte ; et il se laissa tomber dans un fauteuil, tandis que le fer qu’il tenait glissa de sa main sur le parquet.

Dans le trouble inséparable d’une pareille fuite, les deux assassins n’étaient point parvenus à ouvrir la porte avec toute la rapidité qu’ils auraient voulu y mettre. Ils y avaient cependant réussi, et allaient s’élancer dans la campagne, quand une main formidable s’abattit sur la nuque de l’un d’entre eux.

Saisi par le cou et enlevé de terre comme si c’eût été une plume, il fut reporté en trois bonds dans le salon.

L’autre accourait à son secours, quand un violent coup de vent ferma devant lui la porte avec fracas.

— Voici l’un des misérables qui vous ont frappé ! dit le capitaine Barca en jetant sur le plancher, aux pieds de lord Lisle, le corps inanimé de James. Voyez, sa main est encore rouge de sang !… Attendez un instant, j’aurai bientôt rattrapé l’autre…

— Oh ! non, non, monsieur ! murmura le blessé d’une voix désespérée, ne m’abandonnez pas !… Je me meurs, et il me reste bien peu d’instants pour vous dire beaucoup de choses…

— Ah ! pardonnez-moi, monsieur ! Je ne songeais qu’à vous venger, tandis qu’il faut maintenant vous porter secours… Voyons votre blessure… Je m’y connais, j’en ai tant vu !…

Le capitaine Barca se mit sur un genou devant lord Lisle, entr’ouvrit sa chemise, et vit à deux pouces au-dessus du cœur une large plaie béante ; le sang s’en échappait en bouillonnant.

— Du linge ! où trouverai-je du linge ? dit-il au vieillard.

— Là, dans cette armoire.

Le capitaine prit un drap, le déchira en plusieurs fragments, en trempa un dans de l’eau fraîche, et l’appliqua sur la plaie. Le sang fut étanché, ou du moins coula moins abondamment.

— J’ai vu des blessures plus terribles encore, et ceux qui les avaient reçues sont aujourd’hui pleins de vie, dit-il en s’efforçant de mettre l’expression de son visage en harmonie avec ses paroles.

— Pourquoi essayer de me donner des espérances que vous n’avez pas, capitaine ? interrompit le puritain. Parlons bien vite de choses plus importantes… Oh ! quelles excuses n’ai-je pas à vous faire ! quels pardons n’ai-je pas à vous demander !… Vous êtes un brave et loyal soldat, vous ! un généreux cœur, un honnête homme ! et moi qui vous soupçonnais, parce que vous vous étiez déclaré l’ami d’enfance de Jefferies !… parce que vous retourniez à Londres pour vous placer sous sa protection !… Mais vous comprendrez bien facilement et vous me pardonnerez mes soupçons, quand vous saurez que je suis, non point M. Burton, comme on me nomme ici, mais lord Lisle…

— Lord Lisle ! répéta le capitaine… le compagnon d’armes de Cromwell… le juge de Charles Ier ?

— Moi-même, capitaine !… Et le rôle que j’ai joué sur la terre ne n’empêcherait pas de mourir l’âme calme et sereine, si d’ailleurs je n’avais d’autres causes de désespoir…

— Oh ! mylord, n’allez pas voir un reproche dans les mots que je viens de prononcer !… J’honore en vous le compagnon d’armes du protecteur… Quant au juge de Charles Ier, qu’il soit bien persuadé qu’à sa place j’eusse agi comme lui…

— Dites-vous vrai, capitaine ? reprit le vieillard en s’animant. Oh ! jurez-moi que c’est bien là le fond de votre pensée ! qu’il n’y a dans vos paroles ni un désir d’adoucir mes dernières douleurs, ni une pitié dont je n’ai que faire.

— Je jure, sur mon honneur de soldat, que ce que je vous ai dit, je le pense !

— Alors, ces Stuarts…

— Je ne prends pas la peine de les haïr, je me contente de les mépriser.

— Le mépris ne suffit pas contre le mal, contre la cruauté, contre la honte, contre l’infamie ! il faut aussi savoir les combattre et les terrasser.

— C’est-à-dire qu’il faut chasser ces Stuarts ?… Eh ! si l’occasion s’en présentait… si elle était bonne… j’entends avantageuse… je ne dirais pas non !…

— Elle se présente, capitaine… elle est telle que vous la souhaitez.

— Je vous écoute, mylord.

— Je n’exige de vous, monsieur, aucun serment de garder le secret que je vais vous confier… J’ai tort de dire secret… vous iriez tout raconter, tout répéter à cet ami d’enfance dont vous parliez tantôt, que vous ne lui apprendriez rien. Des deux scélérats envoyés par Jefferies pour m’assassiner, celui qui vous a échappé a en sa possession certains détails d’un plan de descente en Angleterre ; il connaît quelques-uns de ceux qui vont exécuter cette descente. Vous ne pouvez donc faire aucun mal nouveau à cette grande entreprise qui reste toujours possible, quand même vous seriez contre elle ; mais vous pouvez vous honorer par un acte de chevaleresque générosité… Courez en Hollande, avertissez le duc de Monmouth, le comte d’Argyle, lord Grey, le brave Rumbold, et tous les autres exilés ; avertissez-les que Jefferies et Jacques connaissent une partie de leurs projets… qu’ils les modifient ! Instruits à temps de la trahison, ils peuvent encore réussir. Ah ! combien cette réussite serait certaine si Guillaume d’Orange se chargeait de l’affaire !… Et maintenant que je me suis acquitté d’un devoir politique, permettez, puisque la mort, en tardant, me laisse encore un instant l’usage de la parole, permettez que je vous demande un dernier service, que je vous fasse une prière suprême : Prenez cette clé, ouvrez ce coffre de chêne. Bien, c’est cela… Tous ces papiers, prenez-les et jetez-les au feu.

Le capitaine fit ce que lui demandait lord Lisle. Une vive et éphémère clarté se répandit dans le salon et éclaira un dernier sourire sur le visage du vieillard mourant.

Et s’adressant de nouveau au capitaine :

— Je vous remercie du plus profond de mon âme, continua-t-il d’une voix où tremblaient des larmes de reconnaissance. Mais ce n’est pas tout, écoutez-moi… Ce médaillon contient une miniature… c’est le portrait d’une jeune fille… d’un ange… miss Lucy Murray… Je devrais vous prier de remettre ce portrait de Lucy à son père, sir Charles Murray, le membre de la Chambre des communes… Mais que Dieu me le pardonne ! je n’en ai pas le courage… remettez-le à mon fils, à sir Henri Lisle… qu’il le garde, à une condition toutefois… Il renoncera, pour épouser Lucy, au service de Jacques d’York, ainsi qu’aux idées politiques et religieuses de ces Stuarts !… S’il y persistait, qu’il rapporte, rouge de honte, cette image à la jeune fille, et qu’il lui dise en la lui remettant : « Mon vieux père, au moment où il allait expirer sous le poignard de Jacques II, me l’avait donnée, croyant que j’étais digne de la posséder : il s’est trompé, je vous la rends ! » Adieu, mon généreux ami ; puisse mon fils être sauvé par Dieu, par vous et par Lucy !