Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Documents/V. Textes relatifs aux travaux de la « Revue d'art dramatique » pour fonder à Paris un théâtre du peuple

V

TEXTES RELATIFS AUX TRAVAUX DE LA
« REVUE D’ART DRAMATIQUE »
POUR FONDER À PARIS UN THÉÂTRE DU PEUPLE


Projet de circulaire rédigé en mars-avril 1899, pour provoquer la réunion d’un Congrès International de théâtre populaire.


L’Art est en proie à l’égoïsme et à l’anarchie. Un petit nombre d’hommes en ont fait leur privilège, et en tiennent le peuple écarté. La partie la plus nombreuse et la plus vivante de la nation n’a point d’expression dans l’art. Il n’y a d’art que pour les blasés. Grand appauvrissement pour la pensée. Grand danger pour l’art. Car de l’assimiler aux jouissances exclusives d’une classe conduira tôt ou tard ceux qui en sont privés, à le haïr et à le détruire.

Pour le salut de l’art, il faut l’arracher aux privilèges absurdes qui l’étouffent, et lui ouvrir les portes de la vie. Il faut que tous les hommes y soient admis. Il faut enfin donner une voix aux peuples, et fonder le théâtre de tous, où l’effort de tous travaille à la joie de tous. Il ne s’agit pas d’élever la tribune d’une classe : prolétariat, ou élite intellectuelle ; nous ne voulons être les instruments d’aucune caste : religieuse, politique, morale, ou sociale ; nous ne voulons rien supprimer du passé ou de l’avenir. Tout ce qui est, a droit à s’exprimer, et nous accueillons toutes les pensées, pourvu seulement qu’elles soient des pensées de vie, et non de mort, pourvu qu’elles accroissent la puissance d’action de l’humanité. Loin d’en écarter aucune, nous cherchons à les grouper et à les fondre. L’art d’aujourd’hui est anarchique : tout y est confus, émietté, sans lien. La vie est d’un côté, et l’intelligence de l’autre. Ici la poésie, là le sens commun. Et rien ne vit, et ce sont des monstres informes qui aspirent vainement à la lumière. — Unissons nos forces. Travaillons à rétablir l’unité dans l’art et dans les esprits. Appelons tous les hommes au Théâtre du Peuple. Que chacun, sans rien abdiquer de soi-même, y apporte sa personnalité, — l’un ses facultés d’action, son énergie, sa volonté, — l’autre, son intelligence, son goût, ses sens affinés, — et qu’ils s’enrichissent mutuellement de leurs âmes mêlées en une émotion fraternelle.

Forts de cette foi dans la cause de l’Art populaire, nous entreprenons de grouper les multiples efforts, disséminés dans toute l’Europe, pour fonder un théâtre du peuple. Nous voudrions leur fournir un terrain de discussion générale et d’entente, en conviant nos amis Européens à un congrès d’études et d’action, qui se tiendrait à Paris, pendant l’Exposition universelle de 1900, et en préludant à ce congrès, dès à présent, par une Enquête sur le théâtre populaire.

Cette enquête se présente sous trois formes différentes :


1. — Nous nous adressons à toutes les bonnes volontés. Nous faisons appel à toutes les communications, ayant trait au théâtre populaire. Ces communications seront soigneusement étudiées, analysées, publiées s’il y a lieu.


2. — Nous demandons à tous les fondateurs de théâtres populaires l’historique de leurs entreprises, et les réflexions, les desiderata, qui leur auront été suggérés par leur action.


3. — Nous nous permettons d’indiquer un certain nombre de questions relatives à l’organisation du théâtre populaire, — sur lesquelles nous demandons à nos amis, soit une réponse écrite, aussi détaillée que possible, soit des réflexions qui seront oralement apportées aux séances du Congrès, et soumises à la discussion générale.


Nous ne nous flattons pas que de cet échange de pensées sorte tout armée l’œuvre d’art nouvelle. Mais nous travaillons à lui frayer la voie, en créant les conditions matérielles et morale, sans lesquelles cette œuvre ne peut se produire. Nous désirons de plus établir par notre congrès une entente durable entre tous ceux qui croient en l’art populaire. Nous espérons faire sortir de cette entente l’ébauche d’une organisation du théâtre populaire par toute l’Europe, et la fondation de théâtres d’essai, où seront appliquées les idées du Congrès.

Nous appelons à nous tous ceux qui se font de l’art un idéal humain, et de la vie un idéal fraternel. À tous ceux qui ne veulent point séparer le rêve de l’action, le vrai du beau, le peuple de l’élite.

Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici d’une tentative littéraire. C’est une question de vie ou de mort pour l’art et pour le peuple. Car, si l’art ne s’ouvre pas au peuple, il est condamné à disparaître ; et si le peuple ne trouve pas le chemin de l’art, l’humanité abdique ses destinées.


[Le questionnaire qui faisait suite à ce discours-manifeste a été repris, à peu près exactement, par la Revue d’art dramatique, et les principaux journaux, à sa suite, en novembre 1899.][1]


Le 5 novembre 1899, la Revue d’art dramatique publia une lettre au ministre de l’instruction publique, rédigée par Lucien Besnard. Elle le priait d’appuyer les efforts de la Revue, pour créer un théâtre populaire à Paris, et pour étudier au préalable l’organisation des autres théâtres populaires de l’étranger. Elle annonçait de plus l’ouverture d’un concours, dont le prix de 500 francs serait donné à l’auteur du meilleur projet de théâtre populaire ; elle constituait, pour l’examiner, un Comité composé de : Henry Bauer, Lucien Besnard, Maurice Bouchor, Georges Bourdon. Lucien Descaves, Robert de Flers, Anatole France, Gustave Geffroy, Jean Jullien, Louis Lumet, Octave Mirbeau, Maurice Pottecher, Romain Rolland, Camille de Sainte-Croix, Édouard Schuré, Gabriel Trarieux, Jean Vignaud, Émile Zola.

Le Comité se réunit à la Revue d’art dramatique, 5, rue de Rougemont, les 16, 22, et 29 novembre, 5, 6, 8, 12, 16, 20 décembre 1899, 19 janvier et 2 février 1900.

Y prirent part, plus ou moins active, tous les écrivains ci-dessus mentionnés, sauf Maurice Bouchor, Anatole France et Émile Zola. — Le Comité publia le questionnaire suivant :


PROJET DE THÉÂTRE POPULAIRE À PARIS

1. — Conditions matérielles et économiques.


a. Sera-t-il ambulant ou fixe ? S’il est fixe, peut-il s’accommoder des édifices actuellement existants ? Dans l’affirmative, lequel doit être préféré ? Raisons, et moyens d’adaptation. — Dans la négative, quelle forme nouvelle de construction réclame-t-il ? Dresser autant que possible, le plan et les devis des dépenses de la construction nouvelle.


b. Sera-t-il gratuit ou payant ? de jour ou de nuit ? quotidien, ou hebdomadaire, ou à des intervalles éloignés et des occasions solennelles ? — Quel sera le mode de représentation ? — Par une troupe d’acteurs fixes, ou par des troupes se succédant par périodes régulières, comme dans certains théâtres étrangers (Italie), ou par la participation effective du peuple aux représentations, comme aux théâtres populaires de Bussang, de Suisse, des campagnes bavaroises ?


c. Quel mode d’administration ? Collectif ou unitaire ? Un directeur, ou un Comité ? (Quels seraient les pouvoirs de l’un ou de l’autre, ou de l’un et de l’autre ?)


d. À quelles ressources convient-il de s’adresser de préférence pour fonder le théâtre populaire de Paris ? Souscription nationale, capitaux, ou protection de l’État ?


2. — Conditions artistiques.


a. Quel répertoire convient au théâtre populaire de Paris ? Existe-t-il un répertoire dans le passé ? Lequel ? — Comment en constituer un nouveau ? — Examiner les différents modes existants pour la lecture et le choix des œuvres dramatiques : directeur, jury de comédiens, jury de littérateurs. — N’y aurait-il pas lieu de faire participer le peuple au choix des pièces, — par des concours publics, par exemple ?


b. Le répertoire du théâtre populaire de Paris sera-t-il purement parisien ou français, — ou bien les traductions étrangères y auront-elles droit de cité ? — Devra-t-il prendre part au mouvement politique, ou s’ouvrira-t-il à tout idéal, quel qu’il soit ?


c. Le théâtre populaire sera-t-il uniquement littéraire, — ou faut-il faire une place à la musique, soit sous forme de drame lyrique, soit sous forme de concerts ? — Y aurait-il lieu de l’ouvrir à tous les arts ? Serait-il ainsi, non seulement le théâtre, mais la Maison d’art du peuple, — Louvre, Conservatoire, et Théâtre français réunis ?


[Le 25 novembre, une délégation du comité, composée de Lucien Besnard, Georges Bourdon, Robert de Flers, Octave Mirbeau, Romain Rolland, Gabriel Trarieux et Jean Vignaud, fait visite au ministre de l’instruction publique, Leygues, qui promet son aide efficace.

Mais aussitôt après, commence le désaccord, dans le sein du comité, entre les partisans de l’ingérence de l’État, et les partisans de l’indépendance de l’œuvre. Le délégué du ministre, M. Adrien Bernheim. se met, le 6 décembre, en rapports avec le comité. Il propose la participation effective, au théâtre populaire, de l’Opéra et de la Comédie française. Ces projets se heurtent à l’opposition de la fraction la plus avancée du comité, qui, plus intolérante, ou plus clairvoyante, soupçonne le gouvernement de vouloir accaparer le théâtre populaire.

Cependant, M. Bernheim part pour étudier les théâtres populaires d’Allemagne, et le comité continue ses essais d’organisation. Il adopte le principe d’un Comité de direction, de 9 membres au maximum, renouvelable par tiers tous les deux mois, élu par le comité dit des fondateurs. Ce Comité de direction choisirait les pièces et nommerait le directeur, qui serait choisi pour deux ou trois ans, et rééligible. — S’il était possible de bâtir un théâtre nouveau, il devrait être à places égales, tarifé à 1 franc, et gratuit certains jours de fêtes. À défaut d’un théâtre nouveau, si l’on devait, pour commencer, se contenter d’un des anciens théâtres, on adopterait trois tarifs : 0 franc 50, 1 franc et 1 franc 50, au maximum 2 francs. Parmi les diverses salles, ou emplacements, qui semblent le mieux convenir à l’établissement d’un théâtre populaire, on désigne l’Ambigu, Ba-ta-clan, le Cirque d’hiver, le Marché du Temple (qui devait être alors exproprié), la cour des Messageries, près de la place du Château d’Eau, le Marché de l’Ave-Maria, près du quai des Célestins. — En même temps, le Comité étudiait les manuscrits reçus pour le concours (une vingtaine), et il en réservait trois. Il attribua trois prix : le premier à Eugène Morel, dont le projet de théâtres populaires fut publié par la Revue d’art dramatique en décembre 1900, les autres à M. Onésime Got, et à l’auteur[2] d’un manuscrit, portant comme épigraphe : Instruire pour révolter.

Mais les efforts du comité se heurtèrent à l’indifférence du gouvernement ; et le seul résultat immédiat de cette campagne fut l’inauguration par le ministre Leygues de l’université populaire de la rue Mouffetard, le dimanche 28 janvier 1900, avec le concours des quatre théâtres subventionnés. Cérémonie plus mondaine que populaire, où assistait une fraction infime de peuple, et qui fut la première ébauche des galas populaires de M. Bernheim. J’ai dit ailleurs ce qu’il fallait penser de ces parodies officielles du Théâtre Populaire, ad usum Delphini, à l’usage de l’État. — Les travaux de la Revue d’art dramatique devaient porter leurs fruits plus tard.]

  1. À ces séances de mars-avril 1899, prenaient part Lucien Besnard, directeur de la Revue d’art dramatique, Maurice Pottecher, Gabriel Trarieux, et Romain Rolland.
  2. M. Alla.