Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Le « Théâtre populaire » de Belleville

Depuis que les pages précédentes sont écrites, nous avons pu suivre les premiers essais des Théâtres populaires de Belleville et de Clichy. Le Théâtre Populaire de Belleville, qui en est à son quatrième mois d’existence, est très vivant. Parfaitement situé, au milieu d’une des populations ouvrières de Paris les plus denses et de l’esprit le plus éveillé, il a dès à présent son public, et même sa clientèle populaire, qui suit assidûment ses pièces. L’élément ouvrier y tient une grande place. J’ai eu l’occasion d’observer plusieurs fois ce public, aussi bien à des représentations de Sardou, qu’à des premières de Jean Jullien. J’ai été frappé de l’attention et du sérieux avec lesquels il suit les œuvres, exprimant souvent ses impressions tout haut, donnant raison à tel personnage, ne cachant pas son antipathie pour tel autre, prêt à applaudir et à huer tour à tour. On m’a dit que lorsqu’on lui joua Danton, il apostrophait vertement les personnages de la Révolution qui ne lui plaisaient pas : les Vadier, les Fouquier-Tinville. À la représentation de Madame Sans-Gêne, à laquelle j’ai assisté, j’ai vu l’instant où il allait siffler Napoléon, parce que Napoléon reprochait à l’héroïne d’avoir été blanchisseuse. Il prend parti toujours et partout ; il ne saurait rester indifférent. Ce public populaire de Belleville est doué d’une intelligence vive ; c’est en somme, parmi le peuple de France, une sorte de petite aristocratie populaire. Remarquez à une de ses représentations, à une de ses matinées du dimanche, ces figures de jeunes gens, de jeunes filles, aux traits fins, au teint pâle, souvent diaphane, presque tous étiolés par l’ouvrage de la semaine. Comme on y sent l’empreinte de conversations, de lectures, — faites au hasard, pêle-mêle, — d'expériences continuelles ! Quelles expressions aiguës, complexes, ironiques et soucieuses, aux sourires étranges, aux yeux intelligents et un peu troubles ! Sous ces visages transparents et mobiles, il semble qu’on voie passer des flots de désirs, de soucis, d’ironies changeantes. C’est vraiment le peuple très intelligent, — presque trop intelligent, — un peu morbide, des grandes villes. Et ce pourrait être très vite, après quelques années de bon théâtre, un public idéal, spirituel et passionné.

Le théâtre de Belleville n’a pas seulement un bon public populaire ; il a aussi une troupe intéressante. Il y a là naturellement des faiblesses, des inexpériences, mais aussi beaucoup de talents jeunes et ardents, ou de comédiens habiles ; et surtout elle offre une cohésion et une homogénéité remarquable ; l’ensemble se tient certainement mieux qu’à tel grand théâtre, comme l’Odéon. Quand on pense que, chaque semaine, on monte une pièce nouvelle, on a une sincère estime pour les courageux efforts de cette jeune troupe, et pour le talent de son directeur, M. E. Berny, qui en est l’âme.