Le Théâtre d’hier/Emile Augier/L’écrivain

IX

L’ÉCRIVAIN.


Avec Molière, Émile Augier est le seul auteur dramatique qui ait écrit d’une égale supériorité en vers et en prose. Son style poétique, dont il ce servit surtout à ses débuts, est nourri des grands modèles. S’il est excessif de prétendre, comme on l’a fait, qu’il ne s’éleva d’abord guère au-dessus des pastiches de Regnard et de son maître, il est juste de reconnaître que son vers ne s’affranchit pas tout de suite de l’imitation. Et je ne dis pas seulement qu’il s’est sans hâte dégagé de la poésie classique, dont il était imprégné, mais aussi de la tirade romantique, dont la forme et la couleur — sinon le lyrisme et la poétique même — n’ont pas laissé que de le séduire. Si parfois, dans Paul Forestier, on rencontre des vers comme celui-ci :

Tudieu ! quelle gaillarde aux tentations promptes !


on trouverait dans l’Aventurière quelques couplets à la Musset :

Ventrebleu ! Plus je bois et plus ma soif redouble !
Regarde-moi ce jus, l’abbé, ce jus divin,
Que le monde a nommé modestement du vin !


et jusque dans le Joueur de flûte quelques morceaux qui ont, à défaut de l’envergure, l’éclat de Victor Hugo ou d’Alexandre Dumas :

Tout un monde invisible à mes yeux a brillé :
Monde de volupté, de parfum, de lumière.
Dont l’éclat rayonnait autour de ta litière,
Monde resplendissant, aux jours d’été pareil,
Dont ta fière beauté me semblait le soleil !


Mais parmi ces imitations mêmes, il est aisé de reconnaître la marque propre d’Émile Augier. Il a de l’imagination, de la fantaisie ; il est riche, somme toute, en sensations poétiques ; mais d’abord il est poète dramatique, c’est-à-dire que sa période prend de soi et d’emblée l’allure du théâtre, qui est un rythme démonstratif, et non pas, comme chez les lyriques, l’infinie variété des rythmes. Il a, sans effort, le mouvement qui convient à la scène, et sa tirade s’y plie sans révolte, comme par un don de nature. Émile Augier a eu ce don dès le début. Il possède le rythme dramatique, peut-être moins uniforme et émietté, moins arrêté en ses contours que celui de Molière, aussi net d’ensemble, et toujours dans le train de la scène. Cette professionnelle qualité de son style poétique se fortifie encore dans la prose.

Joignez qu’il a, sinon inventé, du moins mis en valeur avec obstination la poésie bourgeoise et modeste. La philosophie de son théâtre l’y inclinait. Mais cela encore était assez nouveau et osé après le lyrisme exalté de Hernani, à côté même du classicisme éloquent et indiscret de Ponsard. Toute une école est sortie de là, qui a ses partisans et ses renommées[1]. C’est la poésie des humbles, le chant des joies domestiques, des intimités, des honnêtes misères, du travail, du ménage, de la campagne, de la province et de la banlieue, l’hymne familial des peines récompensées, de la vie régulière, et de l’avenir consolidé.

J’ai quinze mille francs chez Lassusse, dix mille
Chez Blanche, hypothéqués sur sa maison de ville.


Le « luxe d’un garçon » et le « machin au fromage », qui firent bondir M. Vacquerie à la première représentation de Gabrielle, sont les exagérations concertées d’un auteur jeune, et qui fondait un genre dont l’audace ne nous bouleverse plus aujourd’hui. Et c’en était une pourtant que d’écrire, à cette époque, des pièces en vers, où l’on chiffre, où l’on mange, où l’on vit simplement, et d ajouter l’épice de la rime à celles du pot-au-feu. Il a le sens du bien-être, l’amour du gîte, le rayonnement d’une belle santé physique et morale. On peut lui reprocher quelques vers prosaïques ou d’un esprit entortillé :

Permettez à vos pieds. Madame, qu’on se jette.


ou encore :

Je m’appelle Michel, et quand on ajoute Ange,
C’est qu’on veut me gratter où cela me démange.


Mais on ne saurait lui dénier la faculté de sentir vivement le bonheur calme, et de l’exprimer dans une langue puisée à la bonne source, populaire et savoureuse. Par ce côté, il rappelle Regnard ; si son style est moins pur quelquefois, il est de la même venue, jaillissant, résonnant, abondant en images familières, en digressions exquises, en vers qui pétillent et perlent comme les vins mousseux. Et surtout, il a le précieux don du rire, même en vers, de ce rire sain et prolongé, à la façon de nos ancêtres, de ce rire débridé qui secoue corps et âme. Relisez cette variation sur le bâillement, qui est pourtant le symptôme contraire, où l’écrivain se joue avec la franche gaité d’un style alerte et d’un bel estomac.

C’est très contagieux le bâillement, marquise.
Lorsque le bailleur peut bâiller avec franchise.
Un jour mon héritier bâillait, et par dedans
Me montrait le pâlis de ses trente-deux dents :
Ah ! me dis-je en bâillant moi-même à claire-voie.
Ces trente-deux dents-là laissent tomber leur proie.
J’étais vaincu, marquise, et me mis à chercher
À quelle blanche main je pourrais m’accrocher.


Et puis, avec cette santé intellectuelle, cette fantaisie honnête, cette richesse d’images simples et de tours aisés, il avait tant de verve naturelle, de sensibilité délicate, de clairvoyance dans l’observation, que j’avoue le préférer encore, lorsqu’il est délibérément moderne et qu’il écrit en prose.

Son goût y est plus pur. Il n’a le loisir de s’attarder ni aux jolies choses ni aux digressions agréables. Il est plus maître de lui, parce que son sujet est là, qui le ravit, qui le saisit, qui le presse, qui lui coupe les velléités de s’amuser aux mille gentillesses de la fantaisie. Quand d’Estrigaud parait, le moyen de flâner parmi les délices de la garçonnière ou de dénombrer les curiosités de l’armoire aux médailles ? Alors le rythme dramatique s’accélère en un mouvement rapide, serrée qui ne s’arrête ni aux à-côté ni aux bagatelles du développement. Le principal mérite de cette prose est dans l’ordonnance unie et la composition sévère, presque austère du sujet. On sait qu’Émile Augier fixait et arrêtait dans son esprit, avant de prendre la plume, jusqu’aux moindres phrases de ses comédies de mœurs, se reposant sur la mémoire du soin d’élaguer ce qui était de trop. Il y parait. À chaque fois que se fait une reprise de ses grandes pièces, les coupures concernent des allusions démodées ou des tirades qui datent : mais il est de ceux dont on ne retranche rien, sans nuire à l’ensemble. Cette solide précision est plus que du talent : la probité du style se règle sur celle de la pensée.

De là vient qu’il n’a besoin, pour atteindre à l’effet, ni des crudités téméraires ni des audaces concertées. Nulle intempérance de langage ; nul réalisme, au sens aujourd’hui si commode du mot. Dans les scènes les plus poussées de la Contagion, des Lionnes pauvres, vous ne relèverez aucun trait de méchant goût, aucun mot de derrière les coulisses. L’ordre même et la suite des pensées donnent au tableau toute sa couleur et tout son relief. C’est la marque d’un art supérieur, où la forme n’a toute sa valeur que parce qu’elle disparaît. Ceux qui s’élèvent contre l’abus du style, au théâtre, ont raison mille fois, à la condition d’en user ainsi avec le mouvement et la pensée.

Au fait, Émile Augier n’a pas, à proprement parler, de style. Je ne l’entends pas comme ses détracteurs. À part quelques tirades un peu rédigées, dans lesquelles la déclamation est relativement nécessaire, il laisse la parole à ses personnages et se garde de les faire écrire. Il a plus de force que de grâce, plus de naturel que de brillant. Et comme il possède tous les genres d’esprit, il lui manque précisément l’esprit d’auteur. À peine trouverait-on quelques mots deci delà, qui accusent la complaisance d’un écrivain en coquetterie avec son public. L’excès est rare, tant la verve est jaillissante. Autour d’une table de célibataires en liesse, dans la Contagion et Jean de Thommeray, il jette les confetti de la verve à pleine poignée, sans compter, de la pire et de la meilleure, en prodigue qui a observé de près ces promiscuités de la gaudriole et du plaisir. M. Poirier a une façon d’être spirituel, qui n’est pas celle de Gaston de Prestes, lequel n’a pas encore le flegme de d’Estrigaud. Ils blaguent également, mais chacun selon sa nature et dans sa condition. M. Poirier donne dans la trivialité, Gaston prend le ton gouailleur, et d’Estrigaud affecte l’ironie dédaigneuse et blasée. Ce sont nuances délicates. « Vous saurez qu’il y a plus de cervelle dans ma pantoufle que sous votre chapeau », dit le boutiquier enrichi. Amas de substantifs, mauvaise humeur. Avec quelle finesse pincée le gendre se joue, à son tour, des prétentions artistiques de son beau-père, et détaille, et distille la moquerie ! Quant à d’Estrigaud, il frappe ses maximes à son effigie, avant de les mettre en cours. « La sœur d’un ami m’est aussi sacrée que sa femme… ni plus ni moins. » Cela s’appelle n’avoir pas de style ; croyons-en Beaumarchais, qui s’y connaissait assurément, s’il n’y réussissait pas toujours.

Cet essentiel soin de la composition, cet instinct du mouvement dramatique, soutenu d’une verve impersonnelle et variée, suffisent à expliquer qu’Émile Augier n’ait jamais bronché dans les narrations ou les théories, qu’il coupe, anime, lance dans le train du théâtre, et qui reflètent en passant l’image des caractères. Je sais un récit, le plus joli du monde, qui se débite parmi les fusées du rire, qui s’interrompt, se poursuit, se reprend, se rattrape d’une bouche en l’autre, et s’achève enfin sur les lèvres de celui qui l’a commencé. L’aventure, au fond, reste la même ; mais chacun collabore suivant son tour de tête et sa fantaisie. C’est le modèle des narrations dramatiques, — et syndiquées[2]. D’un art égal il sait faire passer la thèse ou le point de morale à débattre dans l’économie même de la pièce, tant y a que tous y participent et s’y intéressent selon leur humeur ou leur éducation. Témoin les discussions où intervient Giboyer. Et il enlève pareillement d’une main légère tous les morceaux de coquetterie ou de diplomatie, dont il est indispensable qu’aucun mot ne s’écarte, sous peine d’entraîner et de dévoyer l’ensemble. Rien de plus achevé, en ce genre, que la scène des Effrontés, dans laquelle Henri fait sa cour à la marquise. Rien de direct, tout oblique et parallèle ; l’allusion voile et décèle l’intention ; et pas un mot, pas un geste qui ne trahisse la complexion entreprenante d’un des partners et l’humeur un peu lasse et curieuse de l’autre. Aucune réplique ne s’en détache : tout n’y est qu’acheminement discret, et d’une logique très détournée. Quant à faire paraître sur le théâtre, à décrire par le menu et pourtant à grands traits les séductions du vice, les oscillations de la conscience, les capitulations de l’honneur, c’est le triomphe de l’écrivain dramatique, qui n’écrit point. Toutes les nuances dégradées y prennent leur valeur, y sont en leur vrai jour, sans empâtement ni recherche ; la scène est filée d’un art imperturbable : cela est uni et définitif.

De sorte que le style d’Émile Augier se pourrait définir d’un mot connu et légèrement modifié : l’ordre et le mouvement dramatiques qu’il a mis dans ses pensées. Il est proprement une désillusion pour les esprits un peu courts ou les goûts très modernisés, qui cherchent avant toute chose les mots à effet, les phrases vécues, les audaces faciles et qui déconcertent, — dont on dit d’un air entendu (et à peine dédaigneux pour les éducations vieillottes qui y répugnent) qu’elles sont vivantes, et poignantes, et saignantes. Ceux-là ne trouvent pas ici leur compte et demeurent déçus par cet art supérieur à l’artifice, et ce style qui s’efforce uniquement à la vérité et à l’harmonie de la pensée. Et enfin, c’est, pour tout dire, chez l’écrivain comme chez l’homme, une indiscrétion de bon sens et d’honnêteté, poussée jusqu’au génie.

J’ai dit : génie, et ne m’en dédis pas. Au moment où Émile Augier vient à peine de disparaître, il serait outrecuidant de présager ou de prévenir les arrêts de la postérité. Nous sommes encore trop intimement liés à la société qu’il a observée et à l’époque qu’il a peinte, trop directement soumis à leurs préjugés et à leurs influences, pour prononcer sans appréhensions sur les parties de cette œuvre qui sont de marbre, et immortelles. Mais d’ores et déjà peut-on dire ce qui constitue le génie d’Émile Augier, ce qui a fait de lui un classique, avant même qu’il fût mort.

« J’ai gardé de ma naissance, déclare un personnage du Post-Scriptum, un fonds de bonne humeur, dont la vie n’a pas encore pu triompher. Il est vrai que j’ai une santé athlétique, mauvaise disposition pour la mélancolie. » Émile Augier a été un esprit sain, l’un des plus sains peut-être de ce siècle. De là lui viennent deux qualités essentielles au caractère français, et qui sont les solides assises de notre littérature : le bon sens et la gaité. C’est en vain que nous entreprenons, à de certaines périodes, de nous exercer à la sensiblerie, à la mélancolie, au pessimisme : il nous est malaisé de faire violence à notre nature et de nous assimiler ces germes exotiques, qui ne rencontrent pas en nous un favorable terrain. La mode passe, notre tempérament reste. Avec nos airs légers, évaporés, nous ne sommes qu’un peuple de bon sens, foncièrement heureux de vivre. Qu’y faire ? On ne s’amende plus, quand on a tant de siècles sur les épaules. Et par ces deux mérites, qui ne lui ont point coûté, Émile Augier se rattache à la grande tradition des écrivains de race, des Rabelais, des Molière, des Regnard. Il est classique de famille.

Classique, il l’est aussi par l’équilibre et la probité de son esprit, par son idéal de raison et de clarté, par une tendance à voir nettement le mal, à l’observer avec pénétration, à le révéler sans faiblesse ni tristesse, et avec mesure, à en rire enfin pour n’en pas pleurer.

Il est classique même, parce qu’il représente, à l’époque précise — et peut-être provisoire, n’importe — de son avènement, une classe de notre société, qui depuis trois siècles n’avait fait que croître et grandir, tant qu’enfin de rien qu’elle était elle devint tout, et pensa devenir davantage. Il a montré la bourgeoisie triomphante, avec ses qualités moyennes et solides, — intelligence, activité, probité, — et ses excès de pouvoir et ses impatiences du succès, et son ambition démesurée, et ses vues un peu étroites, — âpreté au gain, morgue de la fortune, tolérance pour l’argent, d’où qu’il vienne, où qu’il aspire ; — et il a eu assez d’honnêteté pour opposer les vertus aux vices, sans sacrifier aux lions du jour les braves gens, assez de décision pour démasquer les uns et rappeler aux autres que « l’opulence est un état difficile à exercer ; qu’il faut y être acclimaté pour la pratiquer sainement »[3]. Il est sur la scène le plus bel exemple de ce que ce tiers état régnant a pu faire voir de raison forte et de bon sens courageux : et cela même est son génie. Dans quelque deux cents ans, lorsque le temps aura passé sur son œuvre et poursuivi les destinées de notre société, les éditeurs mettront en vente, revu, corrigé, accompagné d’un commentaire historique et de notes morales et philologiques, le Théâtre classique d’Émile Augier, bourgeois de Paris.



  1. François Coppée, Eugène Manuel.
  2. Jean de Thommeray, iii, 1.
  3. Pierre de Touche, i, 1.