Le Théâtre d’hier/Emile Augier/Les types

VIII

LES TYPES.


Les plus directement exposés à l’influence des mœurs modernes sont les jeunes gens. Sans cesse alternant entre la sérénité calme de la famille et l’existence agitée du dehors, ils affrontent le vice avec la superbe insouciance de la force neuve et du sang qui bout. Ils s’engouent de tout ce qui leur parait supérieur ; pour eux tout ce qui brille est or, et tout ce qui est or, le travers à la mode, le langage du jour, la philosophie de demain, jette à leurs yeux un éclat qui les éblouit. Toutes les fois qu’ils reviennent s’asseoir au foyer, ils y sont les naturels intermédiaires entre la modernité attractive de la haute vie et la morale grand’mérisée de la maison. Ils ont des banquiers naturels qui sont pétris d’indulgence, des sœurs veuves, qui apprécient la liberté et ne demandent qu’à être initiées aux mystères de l’indépendance ; des sœurs en âge d’être mariées, qui attrapent les demi-confidences, et s’intéressent aux révélations de la Terre promise.

D’autres, qui n’ont ni le loisir ni la fortune nécessaires au plaisir ou au dilettantisme, sont en proie à la fièvre de la lutte, aux impatients désirs, aux soudaines obsessions, et devant le tourbillon qui les fascine leurs yeux se noient, leurs consciences se troublent. Le spectacle du vice en belle posture leur donne un vertige. Ils ont derrière eux un passé d’honneur, de travail, d’enthousiasme, où ils puisent plus d’orgueil que d’espérance : proie facile à l’appel de la morgue brillante et parvenue. Ajoutez quelques femmes isolées, ennuyées ou dépareillées, trop jeunes pour la société dans laquelle elles ont vécu, trop femmes pour renoncer à paraître, assez tendres et belles pour plaire, et d’une condition qui leur ouvre toutes les portes : vous comprendrez avec quel art Émile Augier a fait la sélection de ces truchements, de ces caractères de transition, qui sont à mi-chemin entre les vertus domestiques et les élégances de haut goût, encore retenus par les préjugés de l’éducation et la droiture de l’esprit, et déjà sollicités par les parangons du positivisme sceptique et utilitaire, par les raffinés agents de l’immoralité, qui menacent l’intégrité de la famille et en sapent les traditions. Et d’une vue d’ensemble, vous découvrez la solide composition, qui relie toutes les figures de ce théâtre, qui les mêle sans désordre, les manœuvre sans artifice, sur un terrain neutre, tel que le salon cosmopolite de la haute banque, image raccourcie et condensée de notre bourgeoise féodalité.

Tous ces rôles ont un trait commun : ils valent mieux que leurs paroles, et souvent que leur conduite. Ils ont des scrupules de conscience très tenaces, dont ils se moquent plus aisément qu’ils ne s’en défont. Les femmes d’abord, qui, égarées par un coup de tête ou de fantaisie, ouvrent aux coquins les rangs des honnêtes gens, ont des regrets et des révoltes qui leur donnent droit à l’indulgence et au pardon. Il y a un abîme entre elles et Séraphine, de même qu’une barrière se dresse finalement entre André Lagarde et d’Estrigaud. L’auteur les a traitées avec quelque douceur, les abaissant juste assez pour étaler la puissance du vice, sans couper toute retraite derrière elles. Il les fait voir victimes du luxe, de la mode, de l’ennui, de la tolérance mondaine, de la morale affaissée, prêtes à succomber, déchues même ; mais il trouve jour, ou peu s’en faut, à les tirer d’erreur et les réhabiliter, ou à peu près. En vérité, c’était une mesure difficile à observer, et que la vie contemporaine, moins artiste ou moins bénévole, ne garde pas toujours. Elles forment un cortège troublant et un peu contrit, Gabrielle, Annette Galeotti, la marquise d’Auberive, Léa de Clers, esseulées, d’esprit inquiet, d’humeur curieuse, de cœur sensible, ou de sens imprudents, qui importent dans le salon familial la contagion des garçonnières. Elles y trouvent un soutien en la personne de leur frère, qui fait chorus, instruit par les mêmes docteurs de sagesse, stylé par les mêmes arbitres de toutes les élégances.

Tous bâtis sur un modèle unique, ces Clitandres sont un composé de candeur et d’indifférence, de bon sens et de paradoxe, d’enthousiasme et de scepticisme, d’honnêteté fougueuse et de dépravation factice : ils s’évertuent avec constance à mortifier en eux la bonne nature. Quelques-uns y réussissent pleinement. Témoin ce Franz Milher, de la Pierre de Touche, dont nous voyons qu’un héritage imprévu et des conseils habilement semés dessèchent le cœur et tarissent le génie. Mais tous ne trébuchent pas dans une grandeur si misérable. Leurs fluctuations de conscience sont comme le ressort de la comédie, qui tend ou détend le jeu de l’intrigue. Du vice ils n’ont souvent que le vernis, qu’il suffit de gratter au dénoûment. Variables selon la température et l’atmosphère qu’ils subissent, ils sont toujours d’après d’autres, alternativement conquis à la vérité, qui est la jeunesse, la foi, l’honneur qui bouillonnent et grondent intérieurement, ou alléchés par les sophismes d’une morale pratique et aventurière. C’est Philippe Huguet, dont la jeunesse se consume d’ambition ; Lucien de Chellebois, qui rougirait de ses bonnes actions, si rougir n’était une inélégance ; Léopold Fourchambault, un gandin qui a du genre au point qu’on croirait qu’il manque de cœur ; l’ingénieur André, qui traverse la fournaise, où quelque plume périt ; et Jean de Thommeray, le plus poussé de ces caractères flottants et dont il serait difficile de dire s’il est bon ou méchant. Il est l’un et l’autre, comme tous les jeunes gens de ce théâtre, entre le côté cour qui est le foyer de famille, et le côté jardin, où règnent les brillants exemplaires du luxe équivoque, de la fortune louche, de l’ambition effrénée, ou de la blague meurtrière, les Olympe, les Séraphine, les Vernouillet, les d’Estrigaud, qui donnent la main par-dessus les autres aux Poirier, aux Giboyer et aux Saint-Agathe. Et ainsi le tableau n’offre point de trous, et la composition est en parfait équilibre.

Oui, ils sont là six ou sept, qui résument leur époque, qui en incarnent les concupiscences et en recèlent les maladies sociales. Et ce que j’en admire davantage, je l’avoue, ce n’est pas, certes, qu’ils soient bientôt devenus ces types qui illustrent une œuvre et un nom. On est encore plus étonné et ravi que l’écrivain leur ait fait leur part, à force de goût et de souveraine raison ; qu’ils n’aient pas envahi la scène par le privilège même de leurs faux brillants et de leur modernité ; qu’ils ne raient pas encombrée de leurs machines et de leurs paradoxes à effet ; et, pour tout dire, qu’ils se tiennent dans les limites de la comédie de mœurs, sans échouer au mélodrame, qui cependant faisait ravage. Il y a là beaucoup de loyalisme et de vérité profonde. C’est surtout en présence du vice triomphant qu’il est sage de croire à l’universelle loi des compensations, et reconfortant de suivre rassurée démarche d’un esprit, qui dénonce le mal avec une audace contenue, également exempt de complaisance pour son public et pour son talent. Ils sont six ou sept, qui dominent le théâtre de tout le passionnant attrait des mœurs qu’ils personnifient, mais atténué, estompé par la conscience clairvoyante et l’observation philosophique d’un honnête homme, qui ne s’aveugle point sur de fragiles splendeurs. Ils n’en perdent rien de leur relief, même refoulés au second plan. Qui dirait que Tartufe est devenu un type populaire, au prix de cette forte sobriété, qui est de génie, ne nous étonnerait pas autrement.

Encore Émile Augier s’y est-il presque toujours repris à deux fois pour refondre et retoucher la seconde épreuve d’une planche déjà tirée. Nous avons vu qu’Olympe Taverny était d’un dessin forcé[1], et qu’il y a des réserves à faire sur ce portrait de courtisane épousée, qui a la nostalgie de la boue. Aussi dans cette galerie d’originaux est-ce la figure qui a vieilli davantage, après qu’eut disparu la mode des rédemptions romantiques. Cette peinture de ton sur ton, de blanc sur noir, n’a pas résisté aux effets du temps. Mais Séraphine Pommeau en est l’immuable réplique. Cela ne « bouge » point, comme disent les spécialistes. Cela est saisi sur le vif, enlevé en pleine pâte, d’un pinceau vigoureux et prudent. C’est la femme d’hier, l’idole improvisée et pervertie par la fureur du luxe, dépravée à froid, la belle bête de père et mère inconnus, qui déploie à la parade des actions superbes, toute frémissante du murmure flatteur des maquignons. La tentation était grande de suivre le progrès de cette dépravation graduelle ; ce réalisme ingénu et mélodramatique a valu à d’autres des triomphes discutables. Émile Augier ne s’y est pas laissé prendre. Séraphine se révèle à nous, nette en ses contours, décidée en sa démarche, sans remords, sans fierté, sans amour, avec la ligne et l’impudeur d’un marbre où rien ne bat. Et c’est pour l’avoir prise au point précis de sa chute, où la manie du luxe dévoile cette absence de cœur, cette inconscience, cette matérielle ignorance du sens moral, que l’auteur a créé sa Célimène bourgeoise, à lui, la Célimène des petits ménages cossus, sans enfants, en commandite. « Le plaisir et le luxe sont les dieux qu’on nous prêche de parole et d’exemple : quand nous les adorons, on nous traite de monstre. Monstre, soit !… Chassez-moi donc !… Je ne suis pas embarrassée de moi. »

M. Poirier n’est pas un monstre ; j’ai peur qu’il ne soit même pas une exception. Son égoïsme est aigu, mais bonhomme. Moins frivole que le bourgeois de Molière, il a un but, il a son plan ; s’il est féru de noblesse, c’est par surcroit, ou plutôt par intérêt, pour rehausser et servir son ambition. « Encore un d’arrivé ! » Voilà le cri de son cœur. Il est un vieil ambitieux. Il Test avec passion, avec délices, foncièrement, extérieurement, de face, de trois quarts, de profil ; rien de la caricature. L’histoire de son moi est proprement une Restauration. Longtemps emprisonné, il s’est évadé, dilaté, élancé vers les brillants espoirs et les vastes pensers. M. Jourdain, au fond, était un brave homme, quoiqu’il eût l’air d’un grotesque. M. Poirier a l’air d’un brave homme ; il est digne, décoratif, modeste, et il est plein de superbe ; il a la mine ouverte, et il est concentré : il a toute la mine de ce qu’il n’est point. D’en faire une charge à la Gavarni, rien n’était plus aisé. Il est le type supérieur du bourgeois enrichi, madré, personnel, vaniteux, et point sot. De la rue des Bourdonnais transplantez-le dans une officine de tabellion compagnard : ses idées se rétrécissent, claquemurées dans un horizon plus étroit ; ses défauts s’exaspèrent ; c’est Maître Guérin. M. Poirier est un faux libéral ; il a l’autorité finaude et intransigeante du boutiquier parvenu. C’est son vice. Il se fait centre. Sa fille, son gendre, Verdelet, tous ne sont à ses yeux que des associés inférieurs et innocents, qu’il tourne à ses fins. Il n’est pas avare ; il est négociant. Il consent aux sacrifices utiles, et ne rogne sur les frais généraux et la réclame qu’au moment où la raison sociale menacée l’oblige à réduire ses visées. Le marquis est une valeur, qu’il achète à la hausse, quand elle est négociable, et qu’il liquide à perte, dès qu’elle n’est plus de rapport. Et comme au fond de l’égoïsme fermente toujours un levain d’orgueil, après avoir hasardé le bonheur de sa fille en un mariage de convenances personnelles, il brûle d’en assurer le malheur par une séparation qui venge son amour-propre joué. Esprit court, mais obstiné, d’une intelligence vive, mais spéciale, qui croit s’entendre à tout, qui peut prétendre à tout, sec et vain, mais non pas sans mérite ; respectueux de soi, dédaigneux des autres, ferme sur le passé et confiant dans l’avenir, M. Poirier reste le représentant d’une époque où la richesse a poussé de l’épaule la noblesse, pour la remplacer au pinacle et s’y tenir.

La sûreté du goût et du talent n’est pas moindre dans la peinture des Effrontés. D’abord Vernouillet.

Quand Scapin mourut, le subtil artiste de duperies laissait un fils, Crispin, gentil drôle, de gaité un peu folle, mais de naissance et de sentiments suspects. Crispin engendra Frontin, un valet de hasard, aux doigts crochus. De la même lignée naquit Figaro, qui s’institua tribun, pour être quelqu’un. Il ne manquait pas d’esprit ; il en faisait surtout. Il fit même souche d’hommes d’esprit, comme lui, qui en eurent davantage, ou du moins l’eurent plus positif et le laissèrent fructifier. Les petits Figaro, les rejetons de M. Figaro portèrent leurs gages à la bourse, et dépouillèrent la livrée. Tel est l’arbre généalogique de Vernouillet. — Au reste, rien de M. Poirier. Vernouillet n’est pas un parvenu : ce qui implique peines, labeurs, patience et longueur de temps. Il n’est même pas un homme qui se pousse. Il est un homme pressé. Il s’improvise et s’impose par un coup d’éclat, dût l’éclat fêler les vitres. Que sont morale, honneur, famille, patrie pour un homme de cette trempe, quia par devers soi la complicité de la fortune ? Le moyen de jeter cette espèce dans une comédie de mœurs, sans que le traître et industrieux coquin chavire dans le drame ou le mélodrame ? Vous ne connaissez pas Émile Augier… Faire de Vernouillet un escroc en passe d’arriver à tout, même à prendre l’allure d’un honnête homme, cela était neuf et vu. Oh ! que cela était vu ! Mais le trait du génie, comme dit l’autre, est d’en avoir fait un effronté, c’est-à-dire justement le contraire d’un homme courageux et conséquent dans ses audaces.

L’effronterie est une attitude. Elle procède par boutades ; si elle a l’oeil provocant, c’est qu’elle craint à tout coup de le baisser. Elle est quelque chose comme de la défiance surmenée. L’extraction de Vernouillet lui pèse, et lui courbe le front au premier échec. Un homme de cette origine est capable de toutes les témérités, parce qu’il ne saurait retomber au-dessous de l’étage d’où il s’est élevé ; mais à la première passe grave, le voilà désemparé, parce qu’il est mal né, parti de trop bas, parce qu’il a du sang de faquin dans vs veines, et qu’il est hanté des coups de bâton endossés par ses ancêtres. En vain il s’habille en gentleman ; le veston est moulé ; mais le moule est d’un laquais. Dès le premier choc, c’est une aubaine pour lui de rencontrer un marquis, un vrai, qui le redresse, le remette en selle, et lui fasse la leçon. Mais attendons la fin. Et en effet, le personnage est double. Il a repris de l’aplomb, l’arrière-petit-fils de Frontin ; il a du flair et de l’ingéniosité, le petit-neveu de Figaro. Ce n’est pas une imagination médiocre que d’acheter un journal pour faire l’opinion au lieu de la subir. Il se met en tête de singer le désintéressement, et de refuser la subvention ministérielle pour consolider son crédit. Repousser les présents d’Artaxerxès, c’est le piquer d’adresse. C’est fort bien joué. Pour rentrer en grâce auprès des hommes, il a l’idée de conquérir les femmes ; il veut être digne, ce forban ; et sa dignité ne saurait être consacrée que par un riche mariage, qui l’installe confortablement dans le monde. Bravo, mon cher, on n’est pas plus habile. À seule fin d’obtenir la fille, il flatte le père, cajole le fils, s’intrigue et s’insinue auprès de la marraine, une noble dame un peu compromise, mais reçue partout. Le coup est d’une rare sagacité, et les cartes filées supérieurement.

Mais prendre une marquise par l’argent, supposer qu’elle s’achète ou se vend comme l’opinion publique, et, si elle se fâche, se fâcher gauchement, se venger bassement, et l’afficher dans le journal à côté de mademoiselle Tata ; M. Vernouillet, je marque une école. Fi ! Que cela est maladroit et mesquin ! C’est le manant qui reparait, et qui triche au jeu de l’effronterie. Elle ne réussit pas, votre chronique scandaleuse. Le scandale vous éclabousse. La gente dame offensée, qui a de la race, s’aligne en plein salon et vous porte un coup droit. Et l’on dirait que vous, qui manifestement n’en avez point, vous faiblissez, M. Vernouillet, et que Scapin n’est pas à l’aise devant la marquise. Prenez garde, vous vous enferrez, vous vous exécutez vous-même. Votre riposte est brutale ; et la brutalité envers les femmes n’est de mise que dans votre monde. Vous êtes, dites-vous, enchanté de ce duel, qui sera votre brevet de gentleman, et de ce bras en écharpe qui fait rêver les petites filles. Mieux raisonné ; on vous retrouve. Encore une fois, vous avez de l’esprit, j’en conviens, mais qui n’est pas de qualité. Car voici que vous faites faute sur faute. Après avoir indisposé la marraine, voici que vous pensez réduire l’opposition du frère par le rappel d’un article d’antan, le souvenir du procès Charrier, d’un procès identique au vôtre, et qui vous donne bien de l’assurance. Comment n’avez-vous pas prévu que le père, qui n’est pas un effronté, cédera aux instances de son fils, dont il a fait un gentleman plus accompli et chatouilleux que vous, et qu’on réparera l’honneur, quel que soit le sacrifice ? Décidément votre nature n’est pas à la hauteur de votre imaginative, et les épaules vous démangent. — Et décidément, aussi, je démêle à présent les diverses nuances de ce type complexe et moderne, qui sont les atténuations morales du rôle et l’intuition profonde d’un atavisme consolant. Que deviendraient les honnêtes gens, si les effrontés n’avaient leur déchet ?

Cet autre est franchement un gueux. Aussi est-il plus populaire. On l’appelle Giboyer. Il descend de Patelin et de Panurge ; la Révolution l’a rejeté comme une épave. Il a cruellement subi les bienfaits de l’instruction : Pic de la Mirandole déclassé. Il n’est guère autre chose dans les Effrontés. Fils de portier, doué d’une rare intelligence, il fut envoyé à Paris, enfant prodige, destiné aux plus beaux succès scolaires. Il fut exploité par un « marchand de soupe », et finit par retomber sur un pied dans une officine littéraire et hebdomadaire, la Bamboche, à quarante ans, « le gousset vide et le corps usé jusqu’à l’âme. » C’est le pendant de Vernouillet, — avec cette différence, que l’un a fait ses études à balayer le cabinet d’un agent de change, étant plus pressé, et aussi plus pratique ; et que l’autre a eu un temps l’illusion qu’un demi-savoir mène à tout, et que la souplesse des aptitudes supplée à la direction de la volonté ; l’un confiant dans la force de l’argent, même mal acquis, l’autre dans la supériorité de l’instruction, même bâclée et incomplète ; l’un effronté, l’autre bachelier. Des deux lequel est le plus dangereux ? L’avenir le dira. — Mais Giboyer aussi a sa tare ; il est bon fils. Laissez-le vieillir : il sera bon père. C’est un vice du sang, une manie de sentimentalité qu’il a héritée de Figaro : le grand-père était tribun, celui-ci est socialiste, mais d’un socialisme théorique et critique plutôt qu’efficace (encore Figaro), irrité contre les abus plutôt qu’éclairé sur les remèdes, de belle humeur caustique comme Panurge, fertile en expédients comme Patelin : l’espèce d’hommes la plus misérable et la moins haïssable, quand elle s’avise d’être honnête à sa façon, et de joindre à une certaine naïveté foncière et très intérieure une effronterie fanfaronne et sceptique. Le mal que peut causer ce produit d’un siècle de lumières, dont l’esprit, la plume sont à vendre, Émile Augier l’avait indiqué dans les Effrontés ; il l’a fortement marqué dans le Fils de Giboyer.

Là ce gueux, ce forban de lettres, ce corsaire du journalisme, cette intelligence factotum, capable décomposer le plus bel ouvrage humanitaire, et d’écrire les pires insanités, de s’élever aux plus hautes conceptions et de plonger dans les plus infâmes besognes, dépenser et de spéculer en philosophe et de sombrer dans les bas-fonds des industries vaseuses, de concevoir le plus libéral discours sur les réformes de renseignement, et de brocher à talent égal la diatribe contradictoire ; là, heureusement, Giboyer est un père, un père d’élite, qui se repaît et se grise de sacrifice, qui noie les vilenies de son existence dans les rêves et les vœux qu’il forme pour ce Maximilien, à qui il a donné de l’instruction solide et de l’honneur immaculé, « comme si ça ne coûtait rien », en qui il compte revivre d’une vie respectée et glorieuse, digne d’effacer « jusqu’au souvenir de la sienne». Là cette figure s’agrandit singulièrement ; elle a un relief incroyable ; elle s’assombrit et s’embellit à la fois. Elle est la plus étrange contradiction qu’ait pu révéler une époque positive, un chaos de clartés et de ténèbres, la contrariété vivante de l’instruction poussée à ses pires conséquences et de la nature qui répare bonnement les méfaits de l’esprit. « C’est la courtisane qui gagne la dot de sa fille. »

Quand Rabelais eut rencontré Panurge, ce spirituel bandit, il l’affubla d’un costume ridicule et lui chaussa le nez de grotesques lunettes, pour lui donner un air inoffensif et rassurer son monde. Lorsqu’Émile Augier découvrit Vernouillet et Giboyer, d’abord il en eut peur ; et, pour réconforter les honnêtes gens, à l’un il donna l’âme d’un laquais, à l’autre le cœur d’un père.

Quanta M. de Saint-Agathe, il l’a, hélas ! affligé d’une bosse, d’un dôme rond, exhaussé, dévié, au beau milieu de la colonne vertébrale. Cette bosse est le point de départ de sa carrière, « le point de mire de toute sa vie », le point d’arrêt de son avancement dans la légion, où il a pris du service et ne sera jamais que soldat. Il appartient à cette compagnie qui a sa tête à Rome, et ses membres partout. Il est de cette association mystérieuse qui hantait l’imagination des bourgeois de 1850, et qui inspire à Émile Augier une terreur secrète. La cause de son affiliation est une rivalité d’enfance, et non une vocation respectable, quand elle est sincère. « Votre rival à vous, c’est notre frère l’évêque. Sa brillante destinée a toujours été à la fois votre rêve et votre cauchemar. Mais autant il est beau, éloquent, sympathique par sa loyauté, autant vous, vous n’êtes rien de tout cela[2]. » Il est précepteur du jeune vicomte de Valtravers, dans une famille qui a des accointances avec la maison succursale d’Uzès. Humble, modeste, il n’a pas de besoins ; il fume peu, et seulement quand les dents le font souffrir. Il est souple, cauteleux, insinuant, diplomate, à moins qu’il n’y ait nécessité qu’il prenne un ton impérieux. Il sait à propos mettre en pratique la maxime d’Onuphre, dont Basile a fait l’apologie. « Une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ses pieux desseins ; et c’est le talent qu’il possède à un plus haut degré de perfection[3]. » D’ailleurs il désarme, sitôt que les gens ont fait leur soumission. Il a des euphémismes confits en douceur. Il se rétracte en toute humilité ; il avait mal entendu le propos qu’il a redit de léger ; il déplore béatement « la médisance de ses oreilles. » Il n’est ni trop sévère ni pas assez sur la moralité de son élève, selon les cas de sa conscience et les exigences de ses projets. Catherine de Birague, dont il recherche la main pour Adhémar et les millions pour la Compagnie, n’aime pas les ingénus. Avec la grâce du Ciel sa discipline s’humanise ; et voici l’exorde du spirituel sermon qu’il adresse au fiancé récalcitrant, au fougueux Chérubin, qu’il dirige : « Quand je dis : grâce au Ciel, Monsieur, c’est que je reconnais un dessein de la Providence dans des égarements passagers, qui sont peut-être le chemin du cœur où vous êtes appelé à rapporter la lumière. Poussez donc plus avant dans cette voie mystérieuse ; revendiquez le détestable honneur d’un duel… » C’est l’homme le plus minutieux, le plus informé, le plus calme, et le plus doué de logique. Il excelle à prendre les gens dans ses filets par persuasion ; et il a une éloquence si convaincante, qu’il suffit de l’entendre un quart d’heure pour reconnaître qu’il débrouille le chaos de votre vie mieux que vous-même, qu’il en connaît les moindres détails, surtout ceux qu’on tenait le plus à cacher, et qu’il pratique le pardon des pires erreurs, dont le repentir s’affirme par une entière capitulation. Dirai-je qu’il est incapable d’abuser de sa victoire et de ses dossiers, au delà de ce qu’exigent les intérêts d’Uzès, dont il est le plus dévoué et le plus modeste serviteur ? Si vous demandez à cet homme à quoi il tient ici-bas, il vous dira qu’il aime Dieu et son prochain ; mais vous êtes simple d’esprit, si vous croyez que cette aliénation de la volonté, ce renoncement plus que chrétien sont exempts de passion, de jouissance et d’orgueil. « J’immole mon esprit et ma chair à l’omnipotence de l’Ordre, qui est mon assouvissement ; et quand on me portera en terre après une vie d’obscurité et de privations, le monde ne se doutera pas que ce cadavre sans nom a fait des orgies de pouvoir, qu’il a senti passer dans ses os les plus âcres voluptés du despotisme ! » Et cela est dit d’un ton doux, détaché, inoffensif et irrévocable. Ici la peinture est si déliée que ce type s’est un peu effacé derrière la figure plus populaire et romanesque du Rodin d’Eugène Süe, et celle plus séduisante et moderne de l’immortel baron d’Estrigaud.

Il n’y a qu’un baron, — et je soupçonne qu’il est de fraîche date — ; mais il y a deux d’Estrigaud, dont l’un fait pendant à l’autre, à moins que ce ne soit le même, retouché, adouci, plus rassis et mûr. Nous avons vu le premier, à propos de la Contagion, dans tout le charme de son insolence et l’éclat de sa prestigieuse immoralité. Il a fait son entrée devant nous, brillant, pimpant, souriant, vêtu à la dernière mode ; puis nous l’avons retrouvé chez lui, meublé avec luxe, galant avec les femmes, un peu haut avec les hommes, imperturbable débiteur d’aphorismes ultra-modernes, qu’il frappe en médailles, et dont il favorise le cours au mieux de ses intrigues et de ses intérêts. Il est un maitre des belles manières, de la séduction et de la blague distinguée. Il se couche à dix heures pour être reposé à deux heures du matin, et gagner au cercle tout ce qu’il veut. Il joue à la Bourse sur les indications d’une actrice, Navarette, qui lui transmet les renseignements du coulissier Cantenac, pour qui elle a d’intelligentes bontés. Un ingénieur arrive à Paris avec une idée, qui peut être une fortune. Il l’attire dans son demi-monde, qui est un coupe-gorge. Il a un jeune ami, dont il a fait son élève, assuré que ses enseignements vont droit à la sœur, qu’il recherche par caprice d’abord, pour son salut ensuite, et pour cause de déconfiture. Et cet homme est terrible, à mesure qu’il est plus séduisant. Et à celui-là aussi, à ce raffiné docteur du vice, qui a de la tête assez pour tenir tous ceux qui l’approchent sous sa dépendance, le terrain finit par manquer. Ce caractère, ce tempérament a deux faiblesses. Il est premièrement dupe de sa haute immoralité, et trouve en Navarette une petite femme très moderne aussi, et plus rouée que lui. El puis, mon Dieu, oui, Émile Augier a la foi que toutes ces espèces manquent de cœur, d’Estrigaud comme Vernouillet, Vernouillet comme d’Estrigaud, et que l’orgueil de cette philosophie triomphante n’est que fumée et vaine apparence. Celui qui déclarait à tout venant, le front serein, que le jour de sa ruine serait celui de sa mort, ne songeait qu’à excuser par des phrases un train de vie d’origine louche et d’une probité douteuse. Déclarations, déclamations. D’Estrigaud perd à la Bourse, et il n’a que le courage de se survivre. Il mène sur le terrain des gens qu’il veut tuer, et il a la prudence de leur laisser croire à un duel pour la forme ; il s’abaisse à jouer un rôle, et consent à tomber en pâmoison pour une blessure imaginaire : la vérité est qu’il concède moins au respect humain qu’au respect de sa vie. Il n’est pas si crâne, le baron. La société, avertie et édifiée, n’a qu’à se tenir en garde.

Le d’Estrigaud de Lions et Renards a pris de l’âge, et il a l’expérience des chutes. Il ne considère plus le mariage comme un pis-aller, mais comme un capital à réaliser de suite et sans hasard. Il aspire sourdement, lui aussi, aux millions de Catherine, et contrarie les desseins de M. de Saint-Agathe. Il est devenu plus cauteleux dans ses démarches ; il exerce une séduction plus insinuante et enveloppante. Il ne songe plus à attirer chez lui la femme qu’il a visée. Il se rencontre au théâtre avec elle, dans une loge d’amis, se fait présenter, offre ses hommages, saisit ce prétexte d’une visite, et apporte lui-même, par une attention délicate et stratégique, un objet, un livre, un souvenir, un rien précieux. Il compromet Catherine discrètement, obliquement, pour l’épouser finalement. Il ne dresse plus d’embuscades avec la leste décision d’autrefois. Il cerne la place, il creuse ses tranchées, il trace ses parallèles Il a en soi l’éloffe d’un général. S’il échoue à Paris, il sera plus heureux à Rome. Il faut lire la scène diplomatique entre Saint-Agathe et lui[4], pour juger combien il s’est assoupli, assagi, plus adroit et moins cassant. C’est le même procédé de retouche à l’estompe. Et il est vrai qu’à présent je crains ce type davantage. Il incline à l’hypocrisie, comme Don Juan. Il calomnie, comme Basile. Il fera sa retraite chez les bons Pères : c’est la suprême ressource de l’intrigue aux abois. Vaincu par l’austère sang-froid de la robe courte, il renonce au monde, qui le quitte, au luxe, qui se dérobe sous lui, à la pauvreté, qui le menace et qu’il redoute. Quand le diable devient vieux, et qu’il n’est pas trempé contre les vicissitudes, il prend un biais, qui a l’air d’une résolution : il se fait ermite. « Assez d’erreurs et de scandales ! Mes yeux se sont ouverts, je renonce au siècle. » — « Merci, général. » — « Oh ! dans dix ans. » — « Peut-être. »

Et voilà donc ces caractères, qui personnifient au plus haut point les vices du milieu de notre siècle, et qui sont devenus à bref délai les types de ce théâtre. Non qu’Émile Augier fût porté de nature à peindre avec plus de complaisance les perfides dehors d’un positivisme de pacotille. Au contraire, il n’a pas eu trop de son regard acéré, de son talent difficile, de son goût sûr et diligent pour percer à jour le néant de ces âmes fastueuses, pour fondre et refondre le trait de ces splendeurs maquillées, pour réduire à sa valeur le clinquant de ce scepticisme agioteur et le remettre en sa place, pour maintenir l’harmonie de son œuvre et conserver à sa comédie la véritable portée morale et sociale, qui en est le premier et le dernier mot, pour défendre enfin l’intégrité de la famille, qui est le rempart des honnêtes gens, et renseigner sur ses propres excès la société contemporaine, issue de la Révolution.

  1. V. Ch. II. L’évolution de son théâtre, p. 14.
  2. Lions et renards, i, 6.
  3. La Bruyère. Chapitre de la Mode. — Onuphre.
  4. Lions et renards, iv, 7.