Le Théâtre chez soi (Deraismes)/Texte entier

Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. --364).

LE


THÉÂTRE


CHEZ SOI


PAR


MARIA DERAISMES



LE PÈRE COUPABLE


À BON CHAT BON RAT


UN NEVEU, S’IL VOUS PLAÎT


RETOUR À MA FEMME




PARIS


MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS


Rue Vivienne, 2 bis, et boulevard des Italiens, 15


À LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1864


LE


THÉÂTRE


CHEZ SOI



paris. — typographie hennuyer et fils, rue du boulevard, 7.

LE


THÉÂTRE


CHEZ SOI


PAR


MARIA DERAISMES



LE PÈRE COUPABLE


À BON CHAT BON RAT


UN NEVEU, S’IL VOUS PLAÎT


RETOUR À MA FEMME




PARIS


MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS


Rue Vivienne, 2 bis, et boulevard des Italiens, 15


À LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1864



PRÉFACE


Le théâtre me présentait deux difficultés : la première comme femme, la seconde comme nom nouveau. Dans le premier cas, il fallait me résigner à des démarches pénibles, dans le second je devais accepter des modifications qui dénaturaient mon manuscrit et lui étaient plus préjudiciables qu’avantageuses.

Devant ces nécessités, j’ai cru devoir renoncer au prestige de la représentation et lui préférer la simple lecture, moins passionnée dans son appréciation, mais souvent plus impartiale.

L’accueil qu’on a bien voulu faire à ma comédie-proverbe À bon chat bon rat m’encourage dans cette résolution : heureuse, si le lecteur ne me reproche pas le temps qu’il aura bien voulu me consacrer.

MARIA DERAISMES.
LE PÈRE COUPABLE
PERSONNAGES


DE MARSILLE, président.

JACQUES ORTHEZ, célèbre sculpteur.

Le vicomte ANNIBAL DE MONTBAZON, neveu du président.

Le docteur VALSTEIN.

EUSÈBE TOURMINE, naturaliste.

DE CHARMAS, savant.

VAUGUY, académicien.

Le baron DE TAILLY.

BAPTISTE, CÉLESTIN, LÉON, domestiques.

FRANK, domestique de Jacques Orthez.

UN LAQUAIS.

La comtesse OUTRÉPIEF.

RENÉE DE MARSILLE, fille du président.

CÉLINE, femme de chambre.

La baronne DE TAILLY.


La scène se passe à Paris. Le premier et le troisième acte chez M. de Marsille, et le deuxième et le quatrième chez Jacques Orthez.


LE PÈRE COUPABLE


ACTE PREMIER

La scène représente un salon, au fond une riche galerie ; les domestiques se livrent aux apprêts d’une fête.





Scène I.

BAPTISTE, CÉLESTIN, LÉON.
BAPTISTE, assis sur un fauteuil, son plumeau à la main.

Pourquoi donc faut-il que le plaisir des uns soit la peine des autres ? La joie du maître, mais c’est ce qui peut arriver de plus fâcheux à un domestique !

CÉLESTIN.

Allons, le voilà encore qui geint.

BAPTISTE.

Dame, c’est vrai ça ; aussitôt que nos maîtres sont contents, la maison est bouleversée : des dîners, des soirées, le service ne s’arrête plus. À quelque chose malheur est bon, comme dit cet autre : parlez-moi des chagrins des gens en deuil.

CÉLESTIN.

Ah oui ! joli ! ils sont de mauvaise humeur du matin jusqu’au soir.

BAPTISTE.

Mes enfants, vous n’y entendez rien, c’est du faux chagrin alors. J’étais chez une dame qui venait de perdre son mari ; celle-là, c’était une vraie veuve. V’là comme j’aimerais être pleuré, moi.

CÉLESTIN.

Eh bien, chacun son goût, j’aime mieux pleurer les autres.

LÉON.

Et moi aussi.

BAPTISTE, continuant

En v’là une condition que je regrette, pas de surveillance. Madame n’avait plus l’œil à rien ; le plumeau, le balai, la brosse, enfin tous les instruments de notre supplice étaient en vacances, quoi ! Madame ne sortait plus ; c’était nous qui nous servions des chevaux. Un jour pourtant, madame me dit comme ça, en regardant à droite et à gauche : Mais, Baptiste, il me semble que je vois de la poussière ici ! Ah ! madame, que je lui répondis en m’essuyant les yeux avec mon tablier, depuis que monsieur est mort, on n’a plus de courage à rien ; ça la fit sangloter, la pauvre femme.

CÉLESTIN.

Eh bien, fallait y rester chez ton saule pleureur.

BAPTISTE.

C’est ce que j’aurais fait, mais tout ça n’a pas duré ; on les oublie bien vite, ces pauvres morts, allez ! Au bout d’un an, madame se remariait. Sans cœur, va ; aussi, j’en suis sorti.

LÉON.

Ah ! jusqu’à présent, nous n’avions pas trop à nous plaindre, la maison était tranquille ; ce n’est que depuis que mademoiselle est sortie du Sacré-Cœur que tout a changé.

BAPTISTE.

Qu’est-ce que ça vous fait, à vous autres, d’avoir du mal ? vous êtes robustes, vigoureux, tandis que moi je suis délicat.

CÉLESTIN.

Tiens, de nous tous, c’est lui qui mange le plus.

BAPTISTE.

Mais, ignorant que vous êtes, ça ne signifie rien ; je mange, parce que je suis faible et que j’ai besoin de forces.

TOUS.

Ah ! cette farce.

BAPTISTE.

Le médecin de mon pays m’a dit que le travail ne me convenait pas, et qu’il me fallait une nourriture succulente.

LÉON.

Je demande à consulter le médecin de ton pays.

BAPTISTE.

Quand il m’a dit ça, j’ai tout de suite eu l’idée de me mettre en maison.

CÉLESTIN.

Oui, mais dis donc, pendant que tu bavardes, nous travaillons.

BAPTISTE.

Je ne m’y oppose pas. Ah ! Mlle Céline.




Scène II.



Les mêmes, CÉLINE.


CÉLINE.

Dieu ! comme on est en retard ici !

BAPTISTE.

Voyez-vous, c’est mademoiselle qui commande maintenant !

CÉLINE.

Pourquoi pas, où serait le mal ? les choses iraient mieux. Je ne me suis pas amusée, comme vous, moi ; tout est préparé.

LÉON.

Ah ! c’t embarras !

CÉLINE.

Par exemple ! et la toilette de mademoiselle donc !

BAPTISTE.

La toilette de mademoiselle ! Eh bien, elle a de l’aplomb ! Qu’est-ce que vous y faites, à la toilette de mademoiselle ? elle a son coiffeur et sa couturière.

CÉLINE.

Mais il faut l’habiller, et veiller auparavant à ce que tout soit disposé pour ça.

LÉON.

Oui, enfin, passer les jupons, lacer les bottines ; en v’là un fameux ouvrage !

CÉLINE.

J’aime bien ça, vous qui flânez du matin au soir.

BAPTISTE, lui prenant la taille.

Allons, allons, ne vous fâchez pas, mauvais caractère ; vous êtes bien gentille tout de même.

CÉLINE, se dégageant.

Pas de ces manières-là, dites donc !

BAPTISTE.

Ah ! ce genre ! vous ne faites pas tant la fière quand c’est monsieur Annibal.

CÉLINE.

Quelle horreur ! peut-on dire une chose pareille !

LÉON.

Pardi ! toute la chance est pour ces femmes de chambre ; elles ont la défroque de madame, les cajoleries de monsieur ; nous n’avons jamais ces douceurs-là, nous autres !

BAPTISTE.

Oui, écoutez-les donc, ces beaux messieurs, et vous serez bien avancée.

CÉLINE.

J’aime les gens qui ont bonne tournure.

BAPTISTE, avec fatuité.

Mais, je crois que sous ce rapport…

CÉLESTIN.

Il fait comme monsieur le vicomte.

LÉON.

En v’là un qui s’en paye du plaisir !

CÉLESTIN.

Chut, ne parlez pas si haut, si son oncle, monsieur le président, nous entendait ! Monsieur le vicomte est trop généreux pour que nous soyons indiscrets.

BAPTISTE.

Dites donc, vous ne savez pas ? approchez-vous un peu : j’ai reçu trois lettres ce matin, trois lettres pour monsieur le vicomte, c’est des femmes qui lui écrivent ; trois à la fois !

CÉLESTIN.

Où as-tu vu ça, toi ?

BAPTISTE.

Cette demande ! elles embaument.

CÉLINE.

Voyons !

BAPTISTE, les tirant de sa poche et les flairant l’une après l’autre.

Dieu ! que ça sent donc bon, que ça sent donc bon ! Ah ! la drôle de chose, elles ont la même odeur ! je crois que c’est de la vanille. Ah ! ah ! trois femmes à la vanille !

CÉLINE, sentant.

Mais, non, imbécile, c’est de la verveine. (Regardant.) Ah ! le niais, qui n’a pas vu que c’était la même écriture. Ces lettres sont de la même personne.

BAPTISTE.

Eh bien, j’aimerais mieux, à la place de monsieur le vicomte, que ce soient trois femmes différentes.

CÉLINE.

Voyez-vous, le mauvais sujet !

CÉLESTIN.

Trois lettres dans la même journée ! On ne l’appellera pas chiche de papier, celle-là, par exemple.

BAPTISTE.

Et quand je pense que monsieur le président veut donner sa fille à son neveu. Quelle drôle d’idée !

CÉLINE.

Eh bien, moi, je vois plus clair que vous. Je suis bien sûre qu’il n’épousera pas mademoiselle.

TOUS.

Pourquoi ?

CÉLINE.

D’abord, c’est que mademoiselle n’aime pas du tout son cousin.

BAPTISTE.

Vous avez donc ses confidences ?

CÉLINE.

Pas précisément, mais je devine. (Avec emphase.) Ce n’est pas l’homme qu’elle rêve.

CÉLESTIN.

Elle en aime un autre ?

CÉLINE.

Non, pas encore, mais ça ne tardera pas ; vous pensez bien qu’on ne peut pas rester comme cela.

BAPTISTE.

Ah ! voyez-vous cette Céline !

CÉLINE.

Chut, voici monsieur Annibal.




Scène III.


les mêmes, le vicomte ANNIBAL.


ANNIBAL.

Mon oncle a-t-il demandé où j’étais ?

BAPTISTE.

Non, monsieur le vicomte.

ANNIBAL.

Tant mieux. Ah ! et cette nuit, a-t-il su à quelle heure je suis rentré ?

BAPTISTE.

Nous avons dit à monsieur le président que monsieur le vicomte s’était couché de bonne heure avec un violent mal de tête.

ANNIBAL.

Très-bien. Y a-t-il des lettres pour moi ?

BAPTISTE.

Oui, monsieur le vicomte.

ANNIBAL.

Donnez-les-moi.

(Baptiste met des lettres sur un plateau et les présente à Annibal.)
ANNIBAL, en prenant une, à part.

Ah ! c’est Zora ; (Prenant la deuxième) encore Zora ; (Prenant la troisième) comment c’est toujours Zora ! Ah çà ! décidément, je lui ai inspiré une passion corrosive (Prenant sa moustache), et voilà comme on apprivoise les rats. (Haut.) Vous autres, si mon oncle demande ce que je fais, vous direz que je travaille dans mon cabinet, et que j’ai donné ordre qu’on ne me dérangeât pas.

BAPTISTE.

Monsieur le vicomte peut être tranquille.

(Annibal sort.)




Scène IV.


les mêmes, LE PRÉSIDENT.


LE PRÉSIDENT.

Eh bien, tout est-il préparé pour ce soir ?

TOUS.

Oui, monsieur.

LE PRÉSIDENT.

Mon neveu est-il rentré ?

LES DOMESTIQUES, ensemble et avec précipitation.

Ah ! oui, monsieur, depuis longtemps, et…

LE PRÉSIDENT.

Il me semble que vous pourriez vous dispenser de parler en chœur.

BAPTISTE.

Voilà trois heures que M. le vicomte est dans son cabinet, absorbé par le travail ; il a donné ordre qu’on ne le dérangeât pas.

LE PRÉSIDENT, à part.

Il dort. (Haut.) C’est bien, quant à moi, je n’y suis pour qui que ce soit.

BAPTISTE.

Monsieur le président sera rigoureusement obéi.

(Le président sort.)




Scène V.


les mêmes, UN LAQUAIS.


LE LAQUAIS.

Une dame demande à parler à monsieur le président.

CÉLESTIN.

Impossible, monsieur le président est dans son cabinet ; ordre est donné de ne recevoir personne.

LE LAQUAIS.

Cette dame insiste et dit qu’il faut absolument qu’on la reçoive.

CÉLESTIN.

C’est impossible, encore une fois, et ce n’est pas moi qui me charge d’interrompre monsieur. Quelle dame est-ce donc ?

LE LAQUAIS.

Oh ! une très-grande dame, une grande toilette, une grande tournure.

BAPTISTE, avec importance.

Comment est sa voiture ?

LE LAQUAIS.

Un joli coupé.

BAPTISTE se lève.

Voyons, jugeons ça un peu nous-même. (Regardant à la croisée.) Aie ! aie ! voiture et cheval de louage. On me payerait cher pour enfourcher cette rosse-là. Dis donc, l’ami, tu reviens de ton village, et tu te dis sportsman, toi ?

LE LAQUAIS, piqué.

Je ne dis pas que je me porte mal.

(Rire général.)
BAPTISTE.

Tu peux dire à ta grande dame qu’elle remonte dans sa guimbarde.

TOUS.

Ah !

LE LAQUAIS, bas à Baptiste.

Deux louis pour nous, si elle peut parler à monsieur.

BAPTISTE, bas au laquais.

Ah diantre ! fais-la entrer, je m’en charge. (À part.) Manquer un louis serait une sottise ; ce n’est pas grand’chose, mais ça coûte si peu à gagner.




Scène VI.


LA COMTESSE OUTRÉPIEF, les mêmes


BAPTISTE.

Si madame voulait au moins dire son nom…

LA COMTESSE.

La comtesse Outrépief ; du reste, c’est chose inutile, mon nom est inconnu à monsieur de Marsille ; remettez-lui ces deux mots, et je ne doute pas un instant qu’il ne me reçoive (écrivant), « Dix minutes d’entretien, il s’agit de votre fille. » (Remettant à Baptiste.) Tenez.

BAPTISTE.

Si madame la comtesse veut se donner la peine de s’asseoir, je reviens aussitôt.

(Il sort.)




Scène VII.


LA COMTESSE, seule.

Il me recevra, j’en suis sûre, et je réussirai. Voici bien, en effet, tous les préparatifs d’une fête ; examinons : les tentures rouge et or, c’est vulgaire, et je ne sais trop quelle toilette ressortira ici ; le blanc seul conviendrait, mais ma robe de satin n’est plus suffisamment fraîche.

Je ne vois guère que ma robe de velours noir. Je suis contrariée, car c’est la tenue de tout le monde. Prise ainsi à l’improviste, je n’ai rien pu organiser. Ah ! après tout, le point essentiel, c’est de savoir porter les choses d’une certaine façon. (Renée de Marsille passe au bout de la galerie.) Grand Dieu ! c’est sa fille, il n’est pas possible d’en douter ; allons, tant mieux, cette ressemblance me servira à merveille.




Scène VIII.


LA COMTESSE, LE PRÉSIDENT.


LA COMTESSE.

Me pardonnerez-vous, monsieur, d’être venue vous interrompre au milieu de vos travaux ?

LE PRÉSIDENT, froidement.

Un motif bien impérieux, madame, doit, en effet, expliquer votre insistance ; trop d’intérêts sérieux reposent sur moi pour transiger avec mes occupations, qui sont des devoirs ; je pense que les deux mots que vous venez de m’écrire sont un stratagème à l’aide duquel vous avez pénétré plus facilement.

LA COMTESSE.

Vous êtes dans l’erreur, monsieur, et tenez, je viens de la voir passer, cette chère enfant, et sa vue m’a donné une émotion que je ne puis encore maîtriser.

LE PRÉSIDENT, inquiet.

Comment ! en quoi ma fille peut-elle… ?

LA COMTESSE, se levant.

Ah ! c’est qu’elle m’a rappelé bien des souvenirs ; elle ressemble tant à sa mère !

LE PRÉSIDENT, se levant spontanément et fixant la comtesse.

Vous vous trompez, madame, vous n’avez pas pu connaître sa mère.

LA COMTESSE, le fixant à son tour.

Vraiment, vous dites cela de façon à faire croire qu’elle n’a jamais existé ; ce n’est pourtant pas présumable, car lorsqu’il y a un enfant, il y a toujours une mère quelque part.

LE PRÉSIDENT.

Plus bas, madame, plus bas, je vous supplie ; mais je vous le répète encore, ce que vous me dites-là est impossible.

LA COMTESSE.

Non, ce n’est pas impossible, car je n’ai que trop bien connu Thérèse Férol.

LE PRÉSIDENT, atterré.

Mais qui êtes-vous, qui êtes-vous, madame, vous qui venez ainsi évoquer le passé ?

LA COMTESSE.

Qui je suis, c’eût été une folle prétention de penser être reconnue de vous, car si les années changent souvent les positions, elles changent toujours le visage. Vous souvient-il de Laure Chartrain ?

LE PRÉSIDENT, tombant accablé.

Grand Dieu ! c’est vous !

LA COMTESSE, à part.

Le coup a porté. (Haut) Oh ! rassurez-vous ! Ce n’est plus une étrangère, c’est une amie qui est devant vous.

LE PRÉSIDENT, avec amertume.

Une amie !

LA COMTESSE.

Vous en doutez ?

LE PRÉSIDENT.

Enfin, madame, que voulez-vous ?

LA COMTESSE.

Ce que je veux, mais vous n’ignorez pas que Thérèse était ma meilleure amie ! N’est-il pas naturel de chercher à me rapprocher de sa fille ? Remettez-vous, je sais que la naissance de cette enfant est inconnue à tous, et pas un mot ne s’échappera de mes lèvres qui puisse en trahir le secret.

LE PRÉSIDENT.

Mais comment se fait-il que vous ne vous soyez présentée chez moi qu’au bout de vingt ans ?

LA COMTESSE.

Oh ! des intérêts particuliers m’ont retenue longtemps en pays étranger ; de retour à Paris depuis hier, je n’ai pas tardé, comme vous le voyez, à venir vous serrer la main.

LE PRÉSIDENT, à part

Laure Chartrain ! (Haut.) Mais ce nom d’Outrépief… ?

LA COMTESSE.

Ce nom d’Outrépief vient de mon mari. Lors de mon dernier séjour en Russie, j’ai épousé le comte Outrépief, d’une des plus grandes et des plus illustres familles de l’empire ; j’eus la douleur de le perdre deux ans après notre mariage. (Le président fait un geste d’incrédulité) Vous en doutez ? Heureusement que j’ai prévu ce premier mouvement d’incrédulité ; voici mon acte de mariage ; vous vous étonnez, je comprends, d’un tel changement de fortune.

LE PRÉSIDENT.

Oh ! je ne m’étonne que d’une chose, de votre présence ici ; enfin, quel est votre but ?

LA COMTESSE.

Mon but n’a rien qui puisse vous effrayer. Je réclame, en qualité de vieille amie, une place à votre foyer, votre amitié sincère, celle de Renée.

LE PRÉSIDENT.

Mon Dieu ! madame, je ne vous connais pas, moi ; certes, il ne m’est pas donné d’apprécier une existence que j’ignore, mais faut-il encore…

LA COMTESSE.

Vous me connaîtrez ; hélas ! une pauvre femme isolée, sans appui, n’est que trop souvent attaquée ; je compte trouver en vous un défenseur ; ce soir, vous donnez un bal, j’y viendrai ; vous me recevrez avec honneur, intimité. Ah ! je me fais une fête de voir cette chère enfant sous sa couronne de fleurs, sa mère était bien belle aussi !

LE PRÉSIDENT.

Assez, madame, assez.

LA COMTESSE.

Pauvre Thérèse, c’est moi qui reçus son dernier soupir.

LE PRÉSIDENT.

De grâce, madame !

LA COMTESSE.

Oh ! je ne ferai qu’effleurer un sujet si pénible pour nous deux, je suis seule, sans affection. (Appuyant la main sur son cœur.) Il y a là de grandes économies, aussi veux-je les reporter sur votre Renée ; allez, n’ayez aucune défiance, traitez-moi en amie, je le mérite bien.

LE PRÉSIDENT.

Les amitiés, madame, ne naissent pas si promptement ; je vous connaissais peu, et vingt ans sans nous voir ont dû effacer quelques souvenirs fugitifs ; d’ailleurs, ma position m’oblige à une grande réserve dans mes relations, je ne pourrais pas d’un jour à l’autre mettre en relief une intimité nouvelle sans faire parler beaucoup de gens, et le premier devoir d’un magistrat est d’éviter le scandale.

LA COMTESSE.

Oh ! en cela, vous vous entendez à merveille, monsieur de Marsille, et c’est justement en traitant la question de ce côté qu’il y aura chance de nous comprendre. Il ne serait pas habile de froisser, d’humilier une femme qui a tous vos secrets.

LE PRÉSIDENT.

Enfin, voilà donc où vous vouliez en venir ? Eh bien, quelles que soient vos menaces, je les brave. D’ailleurs, on saura mettre sur le compte de la calomnie tout ce que vous pourrez dire.

LA COMTESSE.

Sans doute, mais la calomnie ne fournit pas de preuves.

LE PRÉSIDENT.

Comment !

LA COMTESSE.

Et j’en ai, moi, signées de votre nom.

LE PRÉSIDENT.

Ce n’est pas vrai !

LA COMTESSE.

Vous manquez de sang-froid, monsieur.

LE PRÉSIDENT, se levant à demi.

Madame !

LA COMTESSE.

J’ai à peu près cent lettres de vous, votre portrait et celui de Thérèse faits sur le même médaillon, des papiers relatifs à la naissance de l’enfant et l’acte mortuaire de l’infortunée ; je sais aussi, en outre, quelques circonstances particulières vous concernant, enfin j’ai tous les éléments d’un scandale complet ; quand j’aurai l’honneur de vous recevoir, monsieur le président, je vous prouverai que je n’ai point menti.

LE PRÉSIDENT.

Quel intérêt auriez-vous à me nuire ?

LA COMTESSE, souriant.

Mais, voici une heure, aveugle que vous êtes, que je vous tends la main, et vous vous obstinez à me traiter en ennemie.

LE PRÉSIDENT.

Si vous avez quelque service à me demander, quelque chose à obtenir, parlez, madame, et si c’est en mon pouvoir…

LA COMTESSE.

Ah ! monsieur, vous avez une bien mince opinion de l’humanité, si vous doutez à ce point de la puissance de l’amitié ! ma position est indépendante, mon nom est illustre, je n’ai rien à demander.

LE PRÉSIDENT.

Mais alors, pourquoi me menacer ? Quel intérêt avez-vous à garder ces lettres, ces portraits, pourquoi ne me les rendriez-vous pas ?

LA COMTESSE.

Mon Dieu ! vous allez au-devant de mes intentions ; par exemple, je pense qu’un tel service vaut bien un peu de reconnaissance en échange ?

LE PRÉSIDENT.

Je saurai me souvenir, madame, de ce que vous aurez fait.

LA COMTESSE.

Je vois avec bonheur que nous commençons à nous entendre ; prolonger ma visite serait une indiscrétion, vos instants sont comptés, je me retire. (Le président se lève.) Ah ! vous oubliez qu’il est indispensable de me donner une invitation, car je crois que nul ne sera admis ce soir sans la présenter.

LE PRÉSIDENT. Il fait un effort sur lui-même et sonne ; paraît un domestique.

Donnez-moi une carte d’invitation ? (Le domestique s’incline et sort.) Il me semble, madame, qu’il y a témérité à vous d’affronter, le lendemain d’un voyage, la fatigue d’un bal.

LA COMTESSE.

Je suis robuste, mon cher président, et pour mon amitié, c’est un faible sacrifice. (Le laquais revient, et présente la carte sur un plateau ; le président la remet à la comtesse.) Ah ! cher ami, veuillez donc dire à vos gens que vous me permettez de violer quelquefois les consignes, je ne serai pas importune, je vous prie de le croire.

LE PRÉSIDENT, au supplice.

Vous entendez, Célestin.

(Le domestique s’incline.)
LA COMTESSE.

À ce soir, excellent ami, au revoir. (Elle lui tend la main ; le président hésite à la prendre, pourtant il s’y décide ; elle sort, il l’accompagne ; elle le retient d’un geste.)

CÉLESTIN.

Monsieur fait une singulière figure quand il retrouve des amis.

(Il sort.)



Scène SCÈNE IX.


LE PRÉSIDENT, seul.

Le calme de vingt années détruit en une heure ; fou ! Quelle illusion était la mienne, je croyais cette phase de ma jeunesse ensevelie dans l’oubli, grâce à mon obscurité d’autre fois. Rassuré sur ce point, j’étais heureux autant qu’un homme peut l’être, j’avais déchiré cette page de mon passé et voici une femme qui la remet entière, intacte, sous mes yeux. Ah ! c’est une ennemie terrible, acharnée, quoi qu’elle dise ; son projet, je l’ignore ; refuser de la recevoir était une imprudence ; en prenant du temps, il me sera peut-être possible de conjurer un scandale, il faut d’abord que je m’assure si elle possède réellement cette correspondance et ces portraits. (Il sonne, un domestique paraît) Dites à monsieur le vicomte que je veux lui parler immédiatement. Laure Chartrain ! Je saurai sa vie heure par heure ; du reste, je la devine, car, malgré sa jeunesse extrême et sa conduite alors régulière, je l’avais jugée ce qu’elle est, ambitieuse, coquette, l’esprit brillant, mais porté à l’intrigue et à la ruse. J’ai la fièvre, il faut que le mariage de Renée s’accomplisse au plus tôt. Cet Annibal est d’une légèreté désespérante. Que d’inquiétudes ! Et cette femme qui s’impose ce soir ; que répondrai-je aux questions qui me seront adressées sur elle ? Voici mon neveu, reprenons notre sang-froid, en apparence du moins, car il est pour jamais troublé.



Scène X.


LE PRÉSIDENT, ANNIBAL


ANNIBAL.

Vous me faites demander, mon oncle ?

LE PRÉSIDENT.

Oui ; aujourd’hui j’ai à vous parler sérieusement.

ANNIBAL, à part.

Comme de coutume. (Haut) Mon oncle, je vous écoute.

LE PRÉSIDENT.

Mon neveu, je n’aime pas les redites, et pourtant je me vois dans la pénible nécessité de vous adresser de nouveaux reproches.

ANNIBAL.

Mais, mon oncle, en quoi puis-je les avoir mérités ?

LE PRÉSIDENT.

Vous êtes indulgent pour vous-même, mais cela ne suffit pas. Votre existence est folle, dissipée, je vous en ai fait l’observation et vous l’avez maintenue ; aucune modification ne s’est manifestée dans vos allures.

ANNIBAL.

Vraiment, mon oncle, vous êtes sévère, très-sévère même, vous n’ignorez pas que la jeunesse a ses exigences.

LE PRÉSIDENT.

Il me semble que la raison, l’esprit ont aussi les leurs ; j’ai fait la part de cette jeunesse que vous invoquez en ce moment, je vous ai créé une vie indépendante. J’ai compris qu’il existe une certaine effervescence, qui, toujours contenue, nuirait à la liberté morale d’un homme ; il faut, arrivé à un point, n’avoir plus à lutter avec d’incessants désirs ; en y satisfaisant dans une mesure raisonnable, l’homme se dégage de ses illusions, et les passions perdent de leur puissance. Alors il de vient fort, dirigeant ses idées vers un but, rien ne peut l’arrêter dans sa marche.

ANNIBAL.

Ceci s’applique parfaitement à un homme qui doit se faire une position, mais pour celui qui l’a toute faite, je ne vois pas la nécessité.

LE PRÉSIDENT.

Vous croyez qu’un grand nom dispense de toute obligation ?

ANNIBAL.

Ce n’est pas précisément ma pensée pourtant.

LE PRÉSIDENT.

C’est une grave erreur, mon neveu, car il y a là un contraste burlesque qui fait voir tout ce que l’hérédité de la noblesse et de la gloire a d’injuste et d’absurde ; un grand nom pour un sot, mais c’est un manteau de roi sur le dos d’un singe.

ANNIBAL.

Je ne crois pas être dans le cas que vous signalez, mon oncle, un homme peut être inoccupé mais intelligent.

LE PRÉSIDENT.

Mon neveu, vous vivez dans un milieu qui n’a ni sentiment ni idée, et sachez bien que lorsque l’intelligence ne tend pas à s’élever, elle s’abaisse ; votre monde des coulisses ne brille sur aucun point, il n’a même pas l’élégance du langage et de la tournure ; nos roués du dix-huitième siècle avaient encore cela de plus que vous.

ANNIBAL.

Ah ! permettez, mon oncle, vous êtres injuste pour le monde dans lequel je vis ; oui, je l’avoue, j’ai une imagination vive, exaltée, la vie positive, prosaïque, ne me convient pas, j’y étouffe ; aussi ai-je choisi pour mon entourage des organisations comme la mienne, des artistes, des littérateurs.

LE PRÉSIDENT.

Je vous arrête ici, mon neveu, vous ne leur ressemblez que dans ce qu’ils ont de blâmable et de répréhensible, le côté élevé et sublime de leur existence vous est complétement étranger ; ils partagent avec vous leurs heures d’égarement et d’ivresse, mais ils gardent pour eux seuls les heures où l’inspiration et le génie les placent, comme des dieux, au-dessus de la multitude.

ANNIBAL.

Ah ! mon Dieu ! d’art je n’en fais pas, c’est vrai, mais j’en vois faire, c’est tout comme.

LE PRÉSIDENT.

Je regrette, mon neveu, que vous vous plaisiez à débiter des choses qui n’ont pas le sens commun ; autant vaudrait dire que celui qui lit le récit d’une victoire a le même mérite que celui qui l’a gagnée. Il faut absolument, je vous le répète, rompre avec toutes vos habitudes, il en est temps encore, recueillez-vous, pesez bien vers quel point vous voulez diriger vos idées, le but de la vie n’est pas seulement le plaisir, l’homme doit avoir une ambition ; bienheureux celui qui n’a point à s’occuper du côté matériel de l’existence, tous ses désirs, tous ses efforts tendent vers la gloire ; vous connaissez mes intentions sur vous et ma fille, il est bon de vous en montrer digne.

ANNIBAL.

Mon cher oncle, je suis excusable, lorsque vous avez communiqué vos projets de mariage à ma cousine, elle ne les a pas repoussés, c’est vrai ; mais je ne sais si elle a considéré leur réalisation comme un arrêt, toujours est-il qu’elle a demandé un ajournement.

LE PRÉSIDENT.

Mais rien n’était plus naturel ; pendant son séjour au Sacré Cœur, vous étiez presque un étranger pour Renée, elle a dû avoir le désir de vous connaître, de vous juger avant de se prononcer d’une manière positive ; vous n’imaginez pas, sans doute, que je contraigne ma fille à contracter une union qui n’aurait pas ses sympathies.

ANNIBAL, à part.

Je ne redoute pas un refus. (Haut.) Moi-même, je ne serais pas flatté de traîner une victime à l’autel ; le mariage n’est pas un sacrifice, c’est une cérémonie.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, nous sommes d’accord ; mais si je désire ce mariage, je pense que vous-même.

ANNIBAL.

Comment donc, mon oncle, mais je brûle, et ce que vous appelez mes folies n’est qu’une manière de m’étourdir ; l’attente est terrible à mon âge.

LE PRÉSIDENT.

Pour en diminuer la longueur, je ne vois qu’un moyen, c’est de savoir défendre vos intérêts vous-même. Pensez-vous captiver Renée par vos désordres.

ANNIBAL.

Ah ! mon oncle, quel mot prononcez-vous ? (À part.) Grand Dieu ! est-ce que Zora aurait parlé à mon oncle ? cette folle me menace toujours d’un scandale. (Haut.) Ne donnez pas créance à tout ce qu’on peut dire.

LE PRÉSIDENT.

Je sais que vous payez les domestiques pour mentir, mais ils mentent mal, et un homme comme moi ne prend jamais le masque pour le visage.

ANNIBAL, à part.

Il est certain que mon oncle a vu Zora. (Haut) Je vous assure qu’on exagère beaucoup sur mon compte.

LE PRÉSIDENT.

Enfin, brisons là, je crois qu’il y a en vous encore de grandes ressources, et j’espère que dorénavant je n’aurai pas à regretter mon indulgence pour vous.

ANNIBAL, à part.

Dieu soit loué ! l’admonestation touche à sa fin. (Haut) Mon oncle, je serai toujours digne d’un Montbazon.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! prenez garde, ce serait là une assez triste garantie ; votre père n’a jamais su que se ruiner. Écoute, Annibal, si je désire que tu sois sérieux, c’est qu’il me faut avoir en toi une entière confiance.

ANNIBAL.

Je la mérite, n’en doutez pas.

LE PRÉSIDENT.

Tant que Renée était au couvent, je n’avais aucune surveillance à exercer sur elle ; maintenant la situation a changé ; chargé d’occupations, il me faut souvent négliger des devoirs qu’il me serait doux de remplir ; c’est donc à toi que je m’adresse pour protéger ta cousine, bientôt ta femme.

ANNIBAL.

La mission est douce, seulement elle est trop facile pour m’en faire un mérite ; en quoi ma cousine est-elle menacée ?

LE PRÉSIDENT.

Ah ! que sais-je, j’ai des ennemis, soyez-en sûr.

ANNIBAL.

Ah l mon oncle, quelle idée ! des ennemis ?

LE PRÉSIDENT.

Sans doute ; ne croyez-vous pas que ma fortune rapide n’ait pas fait naître autour de moi bien des envies ? que de gens sont prêts à saisir l’occasion de me nuire.

ANNIBAL, à part.

C’est particulier, je n’ai jamais entendu mon oncle parler ainsi. (Haut) Mais, que diantre, mon oncle, que pouvez-vous redouter d’eux, pour ma cousine surtout ?

LE PRÉSIDENT.

Quand on assiége une place forte, on l’attaque par l’endroit le plus faible ; d’ailleurs, la médisance, la calomnie peuvent tant de choses !

ANNIBAL.

Oui, d’accord, quand il y a certains côtés faibles ; mais devant une vie irréprochable, avec la meilleure volonté du monde, comment s’y prendre ?

LE PRÉSIDENT, passant les mains sur son front.

N’est-il pas possible d’inventer ?

ANNIBAL.

Oui, mais alors on demande des preuves, et…

LE PRÉSIDENT, avec impatience.

Et ne comprenez-vous pas qu’il y a parfois dans la vie d’un homme de malheureuses circonstances qu’il est facile d’interpréter défavorablement ?

ANNIBAL.

Ah ! c’est égal, je ne serais pas fâché d’entendre ce qu’on pourrait dire.

LE PRÉSIDENT, reprenant son sang-froid.

Je ne dis pas que cela soit, mais enfin la chose est possible ; c’est une hypothèse, voilà tout. Il est donc convenu, Annibal, que tu me remplaceras en tout point, et si quelque assiduité trop manifeste se produisait près de ta cousine, tu es là, tu m’en donnes ta parole ?


ANNIBAL.

Je vous la donne, mon oncle, soyez complétement tranquille.



Scène XI.

les mêmes, RENÉE.
ANNIBAL.

Déjà prête, ravissante cousine ! Votre toilette est fantastique ; parole d’honneur, ce n’est pas une robe, c’est un nuage.

RENÉE.

Moins de métaphore, Annibal, je vous en suplie. (Tendant le front à son père.) Cher père, je suis en mesure de recevoir votre premier invité.

LE PRÉSIDENT, l’embrassant.

Bien-aimée enfant, tu te soumets avec rigueur aux devoirs de maîtresse de maison.

ANNIBAL, à part.

Faites donc du style avec ces échappées de couvent !

RENÉE.

Mon père, aidez-moi à gronder mon cousin.

ANNIBAL, à part.

Bon, qu’est-ce qu’il y a encore ? (Haut.) Belle cousine, en quoi ai-je suscité votre courroux ?

RENÉE.

Mon beau cousin…

ANNIBAL, à part.

Ceci est vrai.

RENÉE.

Vous ne savez en rien faire les honneurs d’un salon.

ANNIBAL.

Je le déclare, et je ne le nie point ; absolument comme saint Jean, je déteste la contrainte, je ne veux avoir d’esprit qu’avec les gens qui me plaisent, il me faut un rien pour me mettre en humeur, et alors les bons mots tombent comme les gouttes de pluie dans un jour d’orage mais, quand j’ai en face de moi un visage marqué du sceau de l’expérience ou d’une laideur bien accusée, ma foi, ma verve s’éteint.

RENÉE.

Dans un livre, vous ne considérez donc que la reliure ?

ANNIBAL, à part.

Ah ! ma cousine qui veut faire de l’esprit. (Haut) Incomparable cousine, habitué à vous voir et à vous entendre, je ne puis supporter la médiocrité nulle part. (À part) Voilà qui n’a pas un tour ordinaire.

RENÉE.

Je ne vous demande pas de compliments.

LE PRÉSIDENT.

Allons, Renée, un peu d’indulgence, une vérité exprimée n’est pas un compliment. Je vous laisse, mes enfants. (À Annibal) C’est le moment de faire oublier tes légèretés.

ANNIBAL, bas au président.

Soyez certain qu’il va s’opérer une hausse considérable sur mes actions.

(Le président sort.)



Scène XII.


ANNIBAL, RENÉE.


ANNIBAL, à part.

Que la fuite me serait agréable ! (Haut) En quoi ai-je failli, belle cousine ?

RENÉE.

La dernière fois, vous n’avez pas fait danser les demoiselles de Villefroy.

ANNIBAL.

Ah ! Renée, c’est trop exiger, cela passe la permission ; avoir trois filles et progressivement plus laides les unes que les autres, voilà ce que je n’admets pas ; la première est laide, c’est convenu ; la deuxième est affreuse, et la troisième, c’est le superlatif, enfin la tête de Méduse.

RENÉE.

Eh bien, ne les regardez pas.

ANNIBAL.

Je ne désire regarder que vous, adorable cousine.

RENÉE.

Ah ! Annibal, épargnez-moi, je vous supplie ; j’aurai bien assez d’en entendre de semblables ce soir.

ANNIBAL.

De semblables ? Permettez, belle Renée, je ne me crois pas si banal que cela, le monde me gâte un peu, j’en conviens ; mais, en général, on m’accorde quelque originalité dans l’esprit.

RENÉE.

Je n’appelle pas original ce qui est dit par mille bouches de la même façon.

ANNIBAL, à part.

Elle veut jouter avec moi. (Haut.) Voyons, belle cousine, une transaction, car je n’ai rien à vous refuser, j’en ferai danser une de Villefroy.

RENÉE.

Ce n’est pas assez, mon père a dû vous dire…

ANNIBAL.

Ah ! non, non, nous avons parlé d’autres choses, la question de l’entrechat a été complétement négligée ; d’ailleurs, vous savez que je ne suis pas fou de cette pantinade qu’on appelle la danse. (À part.) Si, j’en suis fou, non pas sur le plancher de mon oncle, par exemple, mais sur celui de l’Opéra, quand c’est Zora surtout. Ah ! quelle jambe !

RENÉE.

Voyons, Annibal, ces demoiselles ont été mes amies de couvent, faites-les danser toutes trois ?

ANNIBAL, se grattant l’oreille.

Ah ! tenez, je ne puis m’engager, il y a des dangers devant lesquels on recule, une fois en face ; je sais bien que nous avons inventé l’art précieux de danser avec une femme sans la regarder une fois ; mais il faut encore tenir sa main à l’occasion, et c’est trop.

RENÉE.

Vous êtes insupportable !

ANNIBAL, à part.

Parlons d’autres choses. (Haut.) Cruelle cousine, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.

RENÉE.

Laquelle ?

ANNIBAL.

Nous aurons Jacques Orthez.

RENÉE.

Vraiment ! je suis curieuse de le voir.

ANNIBAL.

Il est revenu avant-hier de son voyage des Indes.

RENÉE.

Et vous êtes sûr qu’il viendra ce soir ?

ANNIBAL.

Comment donc ! mais nous sommes les quatre fils Aymon, moins deux, par exemple. (À part.) Elle est drôle, cette idée-là. (Haut.) Orthez ne peut pas se passer de moi.

RENÉE.

C’est bien extraordinaire.

ANNIBAL.

Ça vous étonne ! quand vous le verrez, vous reviendrez de votre surprise ; Orthez est tout à fait un homme dans mon genre, qui voit l’un voit l’autre.

RENÉE, vivement.

Mais, c’est un homme de génie.

ANNIBAL.

Justement. Phidias, Michel-Ange, ecce homo, voilà l’homme. Ah ! mon Dieu, il est sculpteur ; je ne le suis pas, c’est là toute la différence.

RENÉE.

Il est très-bien, dit-on ?

ANNIBAL, avec fatuité.

Dame, ça dépend des goûts, nous nous ressemblons.

RENÉE.

Ah !

ANNIBAL.

Oui, le même caractère de tête dans la ligne du profil ; oui, oui, c’est surtout de profil quelque chose de fier, de hardi, le front vaste, propre enfin aux grandes conceptions.

RENÉE, riant.

Oh ! mais alors il ne vous ressemble pas.

ANNIBAL, à part.

Cherche-t-elle assez à me lutiner. (Haut.) À propos, ravissante Renée, je suis chargé d’une mission, d’une douce mission.

RENÉE.

Quelle mission ?

ANNIBAL.

Celle de vous surveiller, de vous protéger.

RENÉE.

De me protéger contre la flamme des bougies, ou bien préserver ma robe d’accrocs inévitables.

ANNIBAL.

Non, non, contre l’envahissement des danseurs ; je serai votre ombre, permettez-moi de dire avec le poëte :

    De ta suite, ô Renée ! de ta suite, j’en suis !

RENÉE.

Mon cousin, vous ne serez jamais prêt, et les invités arrivent en foule.

ANNIBAL.

J’y vole. (À part) Quelle corvée ! et je reviens sous le frac ; que n’est-ce sous le froc, je le jetterais aux orties. Il est joli celui-là, il faudra que je le répète ; cette simplette de Renée ne comprend rien à l’esprit. (Il sort.)



Scène XIII.

RENÉE, seule.

Voici donc à quoi se réduit le monde dont on me parlait tant au couvent ! Ah ! j’en attendais toute autre chose. (Elle met ses gants et s’assied.) C’est étonnant, mais je ne puis supporter un quart d’heure seulement la conversation d’Annibal, comment donc ferai-je quand nous serons mariés ; nous ne le sommes pas encore, Dieu merci ; je me plais à éloigner cette pensée. Quelle déception pour mes rêves !



Scène XIV.


RENÉE, CÉLINE.


CÉLINE.

Mademoiselle a-t-elle son éventail et son flacon ?

RENÉE.

Oui.

CÉLINE.

Si mademoiselle savait combien elle est jolie et comme sa toilette lui va bien !

RENÉE.

Flatteuse !

CÉLINE.

Mademoiselle verra bien tout à l’heure si je suis flatteuse ; il y a déjà un grand nombre d’invités dans les salons.

RENÉE.

C’est bien, je vais les recevoir.

(Elle sort.)



Scène XV.


Plusieurs personnes entrent dans le salon de jeu et se mettent à des tables.


ANNIBAL, UN INVITÉ, VAUGUY.


VAUGUY.

Mon cher vicomte, la fête est délicieuse, les salons sont décorés avec un goût !

ANNIBAL.

Je ne trouve pas, moi, je suis plus exigeant que vous.

VAUGUY.

Dites que vous avez la modestie d’un maître de maison.

ANNIBAL.

Non certes, mais je conteste le goût et l’invention de messieurs les tapissiers.

VAUGUY.

Voyons, voyons, vous êtes trop difficile.

ANNIBAL.

Ah ! c’est vrai, moi je déteste les banalités, et quand ces bélîtres passent quelque part, ils défigurent tout.

VAUGUY.

Comment cela ?

ANNIBAL.

Pardieu ! c’est bien simple, ils ne connaissent que deux choses, les fleurs et les lumières ; par eux tous les salons se ressemblent, les mêmes arbustes, les mêmes guirlandes circulent chez tous leurs clients ; les objets d’art, les meubles de la maison, qui pourraient donner quelque idée avantageuse de celui qui l’habite, sont relégués dans des coins pour faire place aux misérables ustensiles de ces soi-disant décorateurs.

UN INVITÉ.

Que pouvez-vous trouver de mieux que les fleurs et les lumières ?

ANNIBAL.

Ah ! je ne sais pas au juste ; mais en cherchant bien, on trouverait ; ici cela singe l’Hôtel de ville, et c’est au-dessous ; il ne manque plus que la cascade.

UN INVITÉ.

Annibal, un lansquenet !

ANNIBAL.

Soit ; mais j’ai des veines, prenez garde !



Scène XVI.


les mêmes, JACQUES ORTHEZ, EUSÈBE TOURMINE.


ANNIBAL.

Messieurs, gloire au Michel-Ange moderne, son talent est aussi grand ; de plus, il a le nez intact.

ORTHEZ.

Mauvais plaisant ! (Présentant Eusèbe.) Mon cher Annibal, je vous présente Eusèbe Tourmine.

ANNIBAL.

Notre célèbre naturaliste ? De sorte que vous avez fait ensemble le voyage des Indes ?

ORTHEZ.

Ah ! mon Dieu, oui.

ANNIBAL.

Qu’est-ce qui vous a déterminé à aller si loin, mon cher Orthez ?

ORTHEZ.

Le désir d’étudier le tigre sur place.

ANNIBAL.

Ah ! diantre ! mais il est donc accommodant ce gaillard-là ? Après tout, entre artistes, on se doit des égards ; vous croquez tous deux d’une façon différente.

(Rire.)
ORTHEZ.

Annibal ! votre esprit prend des proportions qui m’effrayent.

ANNIBAL.

N’est-ce pas, il est joli celui-là ? il ferait la fortune de plus d’un chroniqueur ; mais il ne s’agit pas de bons mots ; on ne va pas si loin, messieurs, sans avoir reçu des impressions nouvelles ; avant de les publier on en fait part à ses amis ; tenez, nous sommes si bien dans ce salon un peu isolé, aux doux sons de cette musique enivrante, une narration colorée ferait merveille. Ah ! mon cher monsieur Tourmine, vous ne me connaissez pas encore ; mais je dois vous dire que j’ai horreur de l’ordinaire, je suis doué d’une imagination chaude, vive, exaltée, d’une organisation essentiellement artiste.

EUSÈBE.

Qui vous empêche de donner un libre essor à vos goûts ?

ANNIBAL.

Ah ! c’est que moi je n’envisage pas les choses comme tout le monde ; dans les arts, j’aime le sublime, et je ne doute pas que je ne l’eusse atteint ; ce que je dis paraît avoir une certaine prétention, mais, enfin, messieurs, on se sent, n’est-ce pas ? Eh bien, il n’y a qu’une chose qui m’arrête, c’est le travail.

TOUS.

Ah ! ah !

ANNIBAL.

Vous riez ! oui, c’est le travail. Pourquoi ? C’est que le travail est terre à terre, c’est le côté mesquin de la question, cela tient du métier, du savoir-faire. Je veux l’inspiration qui crée sans effort, je veux le génie sans l’étude, le maître avant l’écolier enfin, je veux la fin sans le moyen ; que voulez-vous, j’aime l’impossible, moi. Çà vous paraît étonnant ce que je vous dis là.

EUSÈBE, bas à Orthez.

Non, ça paraît bête, tout bonnement.

ORTHEZ, à Eusèbe.

Mon ami Annibal de Montbazon a un culte pour le non-sens, l’absurde est son domaine.

EUSÈBE.

Eh bien, son domaine est vaste.



Scène XVII.


Les mêmes, RENÉE.


ANNIBAL.

Ma chère Renée, je vous présente la gloire de la sculpture moderne, Jacques Orthez. (Renée salue ; Jacques la regarde ébloui.) Ma chère amie, restez un peu avec nous ; ici, au moins, on peut encore respirer ; la chaleur des autres salons est déjà étouffante. Ces messieurs qui reviennent de l’Inde vont nous raconter une chasse au tigre, vous allez frissonner d’effroi.

RENÉE, regardant Orthez.

Quoi, monsieur, vous avez chassé le tigre ?

ORTHEZ.

Mais, mademoiselle, aller dans l’Inde sans voir une chasse au tigre, c’est aller à Rome sans voir Saint-Pierre.

ANNIBAL, s’asseyant.

Ah ! oui, ah ! oui, moi je comprends ça, j’aimerais beau coup faire la chasse au tigre.

EUSÈBE.

Eh bien, moi, monsieur, qui l’ai faite, je vous affirme que je préfère autre chose.

ANNIBAL.

Ah ! pourquoi donc ?

EUSÈBE.

Pour la bonne raison que sans mon ami Orthez je n’aurais pas le plaisir de vous en faire l’aveu en ce moment.

(Pendant ce temps, Orthez s’est rapproché de Renée et cause à voix basse avec elle ; à ces mots, cette dernière relève la tête.)
ANNIBAL.

Vraiment, vous avez couru des dangers sérieux ? Mais, enfin, il y a manière de les conjurer ; certainement les périls ne m’effrayent pas, pourtant risquer sa vie inutilement est folie ; à votre place, je me serais fait entourer d’Indiens, diantre ! il n’en manque pas dans le pays ; en payant large ment, quelques-uns auraient bien consenti à se faire dévorer pour vous, c’est dans leur hygiène ; d’ailleurs, je ferais la chasse à distance.

ORTHEZ.

Vous comptez pour rien les bonds de l’animal ?

ANNIBAL.

Ah ! oui, c’est vrai, ça saute bien.

RENÉE.

Cette chasse ferait-elle toujours vos délices ?

ANNIBAL.

Il faudrait voir, il faudrait voir.

EUSÈBE.

Isolés, du reste, de la chasse, Orthez et moi…

ORTHEZ.

Oh ! grâce ! épargne-nous un récit ; renvoie-nous à Méry, nous y gagnerons.

EUSÈBE.

Je ne me pique pas d’imagination ; mais, en ce moment, je fais de l’histoire et non de la fable.



Scène XVIII.


les mêmes, DE CHARMAS.


DE CHARMAS.

De quoi est-il question ?

ORTHEZ.

Homme des temps antiques, ce qu’on dit n’aurait aucun intérêt pour vous, c’est un épisode moderne, César n’y était pas.

DE CHARMAS, retirant son pince-nez.

Le fait est que notre époque est tellement rabougrie, qu’il ne se passe pas un acte digne d’attention.

ANNIBAL.

Monsieur de Charmas, recevez nos malédictions ; votre interruption nous a refroidis ; tenez, il y a là-bas, sur cette console, un petit buste de Xénophon qui vous fera le plus grand plaisir.

DE CHARMAS, avec empressement.

Serait-ce une réduction du buste trouvé dans les fouilles de l’ancienne Sparte.

ORTHEZ.

Ce n’est pas une réduction, c’est bien l’original.

DE CHARMAS.

Pas possible, c’est on ne peut plus intéressant.

(Il s’éloigne.)
RENÉE.

Maintenant, je demande avec instance la continuation du récit.

ORTHEZ.

Oh ! mademoiselle, grâce pour cette misérable aventure !

RENÉE.

Avant de la juger ainsi, il faut que je l’entende, et j’y tiens absolument.

ANNIBAL.

Mon cher monsieur Tourmine, la beauté vous sollicite, vous ne pouvez lui refuser.

EUSÈBE.

Nous étions donc isolés, Orthez et moi, lorsque nous fûmes assaillis par le tigre, et il me choisit de préférence ; je vous jure que le chasseur avait plus peur que le chassé ; je sentis mon cheval s’affaisser sous l’étreinte du terrible animal, ses prunelles me brûlèrent les yeux par leur éclat ; enfin, je vis ma perte certaine, ah ! j’eus un instant d’angoisse horrible !

ANNIBAL.

Mais il fallait appeler au secours.

EUSÈBE.

Dans le désert ? Dieu merci, Orthez était là.

ORTHEZ.

Ce que tu racontes est ridicule.

TOURMINE.

Si ça te fâche, va-t’en.

ANNIBAL.

La fin, la fin !

TOURMINE.

Enfin, messieurs, cette alternative ne dura pas deux secondes, et pourtant il me serait impossible d’énumérer toutes les pensées qui me traversèrent le cerveau ; ce qu’il y a de certain, c’est que trois détonations successives me firent comprendre que je n’étais pas abandonné ; Orthez, qui se trouvait à quelque distance de moi, avait, avec un sang-froid admirable, tiré des deux mains pour ne pas perdre de temps. À la première blessure, l’animal, encore plein de force, allait s’élancer dans la direction des coups ; mon ami ne lui en laissa pas le temps, et voilà comme je suis au milieu de vous en ce moment.

ORTHEZ.

Tu es insupportable ; tu me fais poser comme un héros de Cooper ; ton histoire ressemble à une réclame.

RENÉE.

Quel courage ! quelle adresse ! tant de gens auraient perdu la tête !

ANNIBAL.

Ah ! le sang-froid est une belle chose ; du reste, ça ne m’étonne pas, moi, car je serais parfaitement capable d’une semblable équipée, je me reconnais là ; tenez, Orthez, nous devrions être jumeaux, parole d’honneur.

RENÉE.

Oh ! pour répondre de son courage, il faut d’abord l’avoir éprouvé.

ANNIBAL.

Tenez, pas plus tard qu’hier j’étais au bois, je vis passer comme un éclair la voiture de Raoul de Sameuil, ses chevaux s’étaient emportés, impossible à lui de les retenir ; il était accompagné de deux de mes meilleurs amis ; la panique se répandit partout, les badauds couraient dans tous les sens ; moi, pendant le brouhaha général, je ne bougeais pas de selle, j’avais une placidité antique, je criais à tous : Ils s’arrêteront, ils s’arrêteront ; il est vrai de dire que je connais le cheval à fond.

RENÉE.

Ceci n’a pas de rapport.

ANNIBAL.

Comment ceci n’a pas de rapport ! C’est du sang-froid, voilà tout.

(Il se lève et regarde les joueurs ; Orthez cause avec Renée.)



Scène XIX.


Les mêmes, LE PRÉSIDENT, VALSTEIN.


VALSTEIN.

Mon cher président, l’ouvrage que vous venez de faire paraître va produire la plus grande sensation, il y a des aperçus d’une profondeur et d’une nouveauté.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! mon cher ami, le devoir d’un magistrat ne se borne pas à remplir ses fonctions avec dévouement, il doit chercher encore par tous ses efforts à porter le progrès dans cette loi qu’il applique chaque jour, et quand la justice et l’amour de ses semblables l’éclairent de leurs flambeaux, il est presque sûr de ne pas faire fausse route. (À part) Minuit ! Les heures paraissent longues, si cette femme pouvait ne pas venir.

ANNIBAL, l’interrompant.

Mon cher oncle, permettez-moi de vous présenter Jacques Orthez ; en vérité, tout nous réussit ce soir.

LE PRÉSIDENT, à part.

Je ne trouve pas. (Haut) Je suis fier, monsieur, de vous compter au nombre de nos invités. Au plaisir que j’éprouve s’ajoute encore celui de la surprise ; j’ignorais votre retour.

ORTHEZ.

Ce n’est pas étonnant, avant-hier seulement j’ai touché le le sol parisien.

LE PRÉSIDENT.

Vous allez commencer, je crois, une œuvre importante, une nouvelle merveille ; du reste, tout ce qui sort de votre atelier suffit pour immortaliser un siècle.

ORTHEZ.

Les réputations ont cela de malheureux qu’elles exagèrent le mérite et la puissance d’un homme.

LE PRÉSIDENT.

Cette réflexion est souvent juste, mais elle ne s’applique pas à vous. Quel est le sujet de votre travail ?

ORTHEZ.

Un combat de gladiateurs.

RENÉE, à part.

Ceci explique la chasse au tigre.

UN DOMESTIQUE, bas au président.

Mme la comtesse Outrépief, qui arrive à l’instant, prie mon sieur de lui offrir son bras pour entrer au salon.

LE PRÉSIDENT, à part.

Impossible de l’éviter. (Haut ) J’y vais ; quelle rôle va-t-elle me faire jouer ? (Il s’incline devant Orthez et sort.)

ORTHEZ, qui regarde Renée s’éloigner au bras d’un danseur.

Ravissante créature !



Scène XX.


Les mêmes, VAUGUY, DE CHARMAS, causant à voix basse.
TOURMINE, à Orthez.

Fais-moi donc le plaisir de me dire quels sont ces deux personnages ? Éloigné de Paris depuis si longtemps, j’ignore tout comme un étranger.

ORTHEZ.

Oh ! mon cher, ce ne sont pas les moins curieux du salon ; ce petit homme chauve que tu vois s’appelle de Charmas, c’est une véritable hypogée où gisent embaumés tous les souvenirs et les faits de l’antiquité ; supérieur au procédé des Égyptiens, le sien excelle à faire mouvoir ses personnages, il parle des habitudes de Pythagore comme il parlerait des manies de ses parents. Absorbé dans le passé, le présent n’existe pas pour lui ; il commande une tunique à son tailleur, celui-ci heureusement s’obstine à lui apporter une redingote ; il demande chaque matin à son domestique ce que sont devenues ses sandales ; étranger enfin à tout ce qui se passe autour de lui, il est même insensible aux différences des saisons, et pourtant il sait au plus juste quel degré de chaleur il y avait au Forum en telle circonstance, cinq ou six cents ans avant notre ère.

TOURMINE.

Plaisant original ! Et l’autre ?

ORTHEZ.

Ah ! celui-ci est un savant d’un autre genre, il est même membre de l’Académie ; sa tête est un garde-meuble où il entasse les défroques de chacun, cherchant, autant que possible, à s’approprier la pensée des uns et des autres. Sa conversation est une sorte de mosaïque composée d’idées hétérogènes, qui, bien que jointes ensemble, laissent toujours voir les soudures.

TOURMINE.

Il doit redouter alors les grandes mémoires.

VAUGUY, à de Charmas.

Comment, mon cher, vous n’avez pas encore lu l’Essai sur le progrès des lois ?

DE CHARMAS.

Non, non ; mais, d’après ce que vous m’en dites, il y a du rapport avec Lycurgue.



Scène XXI.


les mêmes, VALSTEIN, entrant.


VALSTEIN.

Ah ! mon cher Vauguy, j’allais vous supplier de quitter le salon, la chaleur vous est nuisible, vous avez le col court, et en prenant même des précautions, vous éviterez avec peine l’apoplexie.

VAUGUY, alarmé.

Vraiment ! vous voyez des symptômes ?

TOURMINE, à Orthez.

Quel est ce monsieur qui veille ainsi sur la santé de ses amis ?

ORTHEZ.

C’est le docteur Valstein ; sa science et son zèle consistent à trouver des maladies chez les gens les mieux portants ; il arrive souvent à son but, en effrayant les uns et les autres.

VAUGUY, à Charmas.

Oui, mon cher, cette pensée m’est venue ce matin.

CHARMAS.

Pardon, mon ami, il ne faut pas dire qu’elle vous est venue, car elle appartient à Cicéron ; c’était par un beau jour d’été, je me souviens que Cicéron déjeunait avec quelques amis, et, ma foi, le menu, je vous assure, était appétissant.



Scène XXII.


les mêmes, ANNIBAL.


ANNIBAL.

Orthez, regardez donc la personne qui est au bras de mon oncle ; je ne sais vraiment pas où les femmes de quarante ans se procurent leurs épaules ; mais à coup sûr ça les dispense du reste.

(Passe dans la galerie la comtesse au bras du président.)
ORTHEZ.

Mais je ne me trompe pas, c’est la marquise de Palma-Rosa.

ANNIBAL.

Palma-Rosa, une Italienne, j’en étais sûr ; pardieu, je l’aurais deviné ; c’est incroyable, j’ai un coup d’œil infaillible, c’est un type qui me va beaucoup ; si j’allais faire un tour en Italie.

ORTHEZ, à part.

Comment peut-elle être ici et en de tels termes avec le président ? c’est inouï.

ANNIBAL.

J’aimerais sculpter ces épaules-là, moi ; et vous, dites donc, cher ami, n’en avez-vous pas l’envie ?

ORTHEZ, presqu’à lui-même.

Il y a longtemps que je me la suis passée.

ANNIBAL.

Hein ?

ORTHEZ.

Je disais, en effet, qu’il y avait de quoi faire envie.

(Ils sortent.)



Scène XXIII.


LE BARON ET LA BARONNE DE TAILLY.


LA BARONNE.

Eh bien, que vous disais-je ? mais vous êtes d’un entête ment ! Vraiment, vous êtes heureux d’avoir une femme qui vous donne toujours raison.

LA BARON.

Ma chère, il me semble en ce moment que.

LA BARONNE.

Taisez-vous, vous soutenez toujours des choses absurdes ; il est vrai que j’ai le tort de vous céder ; mais aujourd’hui heureusement il y a des preuves manifestes, le président reçoit cette dame avec des égards, une intimité qui ne laissent pas de doute sur ce qu’elle vaut.

LE BARON.

Je vous assure qu’en Prusse, il y a cinq ans, j’ai vu cette femme-là dans de toutes autres conditions, et si je ne craignais de blesser vos oreilles, je vous conterais…

LA BARONNE, vivement.

Sottises que tout cela ; on trouve des ressemblances partout ; d’ailleurs, cela crève les yeux ; ne voyez-vous pas que cette femme est de souche ?

LE BARON.

Ah ! ma chère, les apparences ne signifient rien dans le siècle où nous vivons.

LA BARONNE.

Oui, pour vous, dont la noblesse date d’hier ; mais pour moi qui suis d’une des plus vieilles noblesses de France, le doute ne m’est pas permis. On parle de la voix du sang, il y a aussi la voix de la race, nous nous reconnaissons partout, et personne ne s’y trompe.



Scène XXIV.


les mêmes, ORTHEZ, rentrant avec Tourmine.


TOURMINE, regardant la baronne.

Oh ! quelle tache dans ce salon ; cette grosse femme ne peut être qu’une boutiquière enrichie.

ORTHEZ.

Et non, c’est la baronne du Tailly, née marquise de Chamboran.

LA BARONNE, à Orthez.

Bonsoir, Phidias, je me retire.

ORTHEZ.

Tant pis pour ceux qui aiment les belles.

LA BARONNE, d’un œil languissant.

Artiste, va.

TOURNEMINE, à part.

Je l’appellerais menteur, moi.

(Le baron et la baronne sortent ; Eusèbe s’éloigne avec Orthez.)



Scène XXV.


LE PRÉSIDENT, LA COMTESSE OUTRÉPIEF, puis VALSTEIN.
LE PRÉSIDENT, à part.

Je suis au supplice ; voici plus de cent questions qu’on m’a dresse sur cette femme. (Haut) Asseyez-vous ici, madame, la température est au moins supportable.

LA COMTESSE.

Merci, mon cher président, retournez au salon, je vous prie, vos devoirs de maître de maison avant tout. (Le président s’incline et sort. — La comtesse prend un verre sur un plateau)

VALSTEIN, se précipitant vers elle.

Madame, madame, permettez-moi un conseil, ne buvez jamais froid.

LA COMTESSE, souriant.

J’ai une santé de fer, monsieur.


VALSTEIN.

En apparence, madame, et cela vous rassure ; mais un vieux praticien comme moi ne s’y laisse pas prendre.

(Il salue et s’éloigne.)



Scène XXVI.


LA COMTESSE, ORTHEZ.


LA COMTESSE.

Jacques Orthez.

ORTHEZ.

La marquise de Palma-Rosa.

LA COMTESSE, bas.

Outrépief.

ORTHEZ.

Comment ?

LA COMTESSE.

Outrépief.

(Les joueurs s’éloignent.)
ORTHEZ.

Enfin, nous sommes seuls !

LA COMTESSE.

Et dire que nous avons été six ans sans nous voir.

ORTHEZ.

Cela m’a procuré une surprise ; je t’avais laissée Italienne, et je te retrouve Russe, tu n’as pas à craindre l’exil, toi, tu as une nationalité partout.

LA COMTESSE.

C’est vrai.

ORTHEZ.

Mais, chère comtesse, quelle idée singulière d’avoir quitté le nom de Palma-Rosa pour prendre celui d’Outrépief ; autant le premier est euphonique, autant le second est dur et dés agréable ; est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de le changer ?

LA COMTESSE.

Allons, lui comme les autres, le seul nom qui m’ait appartenu, il me le conteste !

ORTHEZ.

Comment ! tu veux me faire croire que ce nom d’Outrépief n’est pas apocryphe ?

LA COMTESSE.

Oui, certes, il est bien à moi, et Dieu sait ce qu’il m’a fallu employer d’esprit, de ruse, de coquetterie pour arriver à ce beau résultat.

ORTHEZ.

L’Outrépief a vécu, et de plus il t’a faite comtesse, c’est superbe !

LA COMTESSE.

Non, pas tant que tu crois.

ORTHEZ.

Ô ambition insatiable ! tiens, je connais ton mal, tu regrettes le passé.

LA COMTESSE.

Oui et non. Dis donc, Orthez, as-tu pensé quelquefois à moi ?

ORTHEZ.

Moi, ma chère, mais je ne puis pas t’oublier.

LA COMTESSE.

Ah ! c’est vrai, nous avons débuté ensemble, il y a douze ans ; tu me vis, et je t’inspirai un chef-d’œuvre, nous nous rendîmes célèbres l’un par l’autre, toi par ton génie, moi par ma beauté. Cette bacchante mise au jour enthousiasma l’univers entier, on vit enfin l’art moderne égaler le degré de splendeur que l’art grec seul avait pu atteindre.

ORTHEZ, rêveur.

Oui, cette statue fit ma réputation et la tienne ; chacun voulut connaître la femme qui avait servi de modèle au chef d’œuvre ; un banquier arménien jura à tout prix de te posséder.

LA COMTESSE.

Et il tint parole ; ce n’était pas un homme, c’était le Pérou avant la conquête. Ah ! quel beau temps ! J’eusse demandé un fleuve d’or liquide, qu’il me l’eût donné.

ORTHEZ.

Comme la courtisane antique, tu étais assez riche pour re construire une ville détruite.

LA COMTESSE.

Souvenir de grandeur ! Du reste, j’ai su profiter des millions que j’avais entre les mains.

ORTHEZ.

Oui, parfois tu réalisas l’impossible ; te rappelles-tu ces soupers donnés dans cette délicieuse villa de marbre, aux en virons de Naples, sous les colonnades à feuilles d’acanthe, aux feux de mille bougies ? Couchée sur un lit, à la façon antique, et vêtue de gaze, ta beauté prenait alors des proportions sur humaines ; tu excitais le délire, la passion, non celle qui abrutit et qui absorbe, mais la passion qui transporte et qui élève. Quel peintre ne fût devenu coloriste en reproduisant la magnificence de tes chairs ; quel sculpteur n’eût atteint la perfection en modelant la richesse de tes formes ?

ORTHEZ, exaltée.

Ah ! j’ai fait et inspiré de grandes choses ! — Qu’appellera-t-on vertu si ce n’est la force et la puissance ; mérite-t-elle ce nom, cette marche régulière et stérile qui se poursuit dans l’étroite ornière du préjugé ? Par moi les palais ont été décorés, les villas construites, les jardins dessinés ; enfin tout cela est passé, maintenant il me faut autre chose.

ORTHEZ.

Mais quel désir te reste-t-il à assouvir ?

LA COMTESSE.

Ah ! tu le sauras plus tard ; quant à toi, Jacques, le bruit de ta gloire m’a assassiné les oreilles ; dans tous les pays que j’ai parcourus, j’ai vu les musées s’arracher à l’envi le moindre brimborion de pierre sur lequel ton ciseau avait daigné se poser.

ORTHEZ.

Oui, c’est vrai, j’ai maintenu et même agrandi ma réputation, et pourtant depuis dix ans je n’ai rien fait qui valût ma bacchante ; tout ce que j’ai produit a été le fruit de la science et du raisonnement ; certes, le résultat que peuvent donner la connaissance approfondie d’un art, l’observation exacte de la nature, l’habileté de la main, je l’ai obtenu, et le public a admiré ; mais rien de tout cela n’est à la hauteur de ma bacchante ; ce sont des œuvres humaines, ma bacchante est une œuvre divine. Ah ! je ne sais quel souffle créateur animait ma main ; mais tiens, en ce moment, il me semble que je sens la possibilité de faire un second chef-d’œuvre.

LA COMTESSE.

À quel foyer puises-tu le feu sacré ?

ORTHEZ.

Regarde.

(Il désigne Renée.)
LA COMTESSE, tressaillant.

Quoi, c’est Renée ! (À part) Tout va au-devant de mon désir.

ORTHEZ.

Oui, c’est elle, nature énergique et élégante, naïve et passionnée, fière et douce.

LA COMTESSE.

Eh bien, je puis te rendre un service, désires-tu faire son buste ?

ORTHEZ.

Sans doute, et il m’est impossible d’en exprimer le désir le premier ; mais comment pourras-tu… ?

LA COMTESSE.

Sois tranquille.

ORTHEZ.

En vérité, si j’étais superstitieux, je croirais à la magie ; la façon dont tu es reçue par M. de Marsille ; son rigorisme est proverbial ! Pourtant ce que tu me proposes, enfin tout cela me surpasse.



Scène SCENE XXVII.


les mêmes, ANNIBAL.


LA COMTESSE, à Annibal.

Venez, venez un peu causer avec nous, monsieur le vicomte, tous les bonheurs m’étaient réservés ce soir ; indépendamment de celui que j’éprouve à me trouver chez un ancien ami, j’ai encore le plaisir de rencontrer ici Jacques Orthez

ANNIBAL.

Ah ! vraiment, comtesse, vous vous connaissez.

ORTHEZ, vivement.

Grâce à madame, je suis sorti de l’obscurité. (Bas à la comtesse.) Je te pose bien, tu vois.

LA COMTESSE, à Orthez.

Merci. (Haut.) Monsieur Orthez a bien voulu autrefois orner de quelques bas-reliefs admirables un palais que j’avais sur les bords de la Néva.

ANNIBAL.

Voilà qui doit avoir une physionomie, un palais sur les bords de la Néva ; nous ne connaissons, nous autres, que les bords de la Seine ou les bords de l’Oise, c’est ridicule.



Scène XXVIII.


les mêmes, RENÉE.


LA COMTESSE.

Voyez donc l’adorable enfant, sur son front les fleurs per dent de leur éclat ; en vérité, vicomte, il me vient une idée.

ANNIBAL.

Laquelle ?

LA COMTESSE.

Priez donc notre Phidias de sculpter votre cousine, je suis sûre qu’il ne vous refusera pas.

ANNIBAL.

L’idée, en effet, est excellente ; mais Orthez n’aime pas à faire les portraits, il a repoussé les offres les plus brillantes.

ORTHEZ.

Ne confondons pas, vous êtes un ami ; d’ailleurs, devant un modèle si parfait, je n’hésite pas.

RENÉE, bas.

Quel bonheur !

ANNIBAL, à part.

Pauvre Orthez, il se sacrifie pour moi, c’est gentil de sa part. (Haut.) Et puis, ma chère cousine, ce sera pour vous une occasion de passer quelques heures dans le plus curieux et le plus splendide atelier de Paris.

RENÉE.

Vraiment ?

ORTHEZ.

Le plus bizarre est peut-être la serre attenante à mon atelier.

LA COMTESSE.

Vous piquez ma curiosité ; pourrais-je demander d’assister à quelques séances ?

ORTHEZ.

Pendant les heures que mademoiselle voudra bien me con sacrer, mon atelier lui appartiendra et elle choisira qui elle veut recevoir.

RENÉE.

Mais, madame, je serai trop heureuse d’avoir la société d’une personne que mon père tient en grande affection.

ORTHEZ.

Je ne doute pas que l’esprit, la grâce de madame n’abrégent un peu la longueur des séances.

ANNIBAL.

Oh ! mais il y a de quoi la distraire. (À Renée) Vous pouvez faire sur la botanique des études les plus intéressantes ; il a des plantes très-rares, une entre autres qui ne se voit nulle part, la, la, aidez-moi donc à dire son nom…

ORTHEZ.

Le datura indica et le haschisch.

LA COMTESSE.

Depuis six ans, vous avez dû enrichir votre galerie de tableaux ?

ORTHEZ.

Oui, j’ai quelques Velasquez assez remarquables.

ANNIBAL, à Renée.

Il est bon de vous dire que Velasquez…

RENÉE.

Est un peintre espagnol, né en 1599 ; Philippe le protégea et l’attacha à sa personne. Quel charme ! quel coloris ! quel sentiment de la nature !

ANNIBAL.

Ah ! vous savez ça, vous. (A part.) Ce n’est pas pourtant un personnage de l’histoire sainte.

ORTHEZ.

Vous aimez donc beaucoup les arts, mademoiselle, pour connaître ainsi la vie des artistes ?

RENÉE.

Un instinct naturel me porte à aimer les grandes et belles choses, voilà tout.



Scène XXIX.


les mêmes, LE PRÉSIDENT.


ANNIBAL.

Mon oncle, venez remercier notre grand homme, nous avons emporté la place d’assaut, le marbre va immortaliser notre chère Renée.

LE PRÉSIDENT.

Comment ?

ANNIBAL.

Orthez fait une exception en notre faveur ; c’est du reste à M"° la comtesse Outrépief qu’appartient l’initiative de ce projet.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! (À Orthez) Je suis en vérité fort heureux.

ANNIBAL.

Nous commencerons demain. (À la comtesse.) Chère comtesse, vous y viendrez, n’est-ce pas ?

LA COMTESSE.

De grand cœur.

LE PRÉSIDENT, à Annibal.

J’y consens, mais à la condition que tu assisteras à toutes les séances, et que tu ne perdras pas de vue ta cousine une seule minute.

ANNIBAL, à part.

Mon oncle baisse, ça me fait de la peine. (Haut) Soyez tranquille, mon oncle.

LE PRÉSIDENT.

Tu me le jures ?

ANNIBAL.

Son cerveau se ramollit d’heure en heure. (Haut.) Vous avez ma parole. (Annibal présente son bras à la comtesse.) Ainsi, Orthez, à demain.


FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE DEUXIÈME

La scène représente un vaste atelier de sculpteur, des bas-reliefs, des statues antiques, des armes, des vases étrusques, des lampes grecques. Au fond, des portières, de riches tapisseries relevées, laissant voir une serre immense bien garnie de plantes les plus rares.



Scène I.


LE PRÉSIDENT, puis LA COMTESSE OUTRÉPIEF.


LE PRÉSIDENT.

Quinze jours se sont écoulés, madame, depuis que vous vous êtes présentée chez moi pour la première fois ; jai con senti à vous accueillir, et il faut reconnaître que vous avez largement usé de la permission.

LA COMTESSE.

On a tant de plaisir à retrouver d’anciens amis !

LE PRÉSIDENT.

Enfin, madame, vous m’avez demandé un entretien pour aujourd’hui ; vous m’avez assigné l’atelier de Jacques Orthez comme lieu du rendez-vous ; j’ai accepté, me voici.

LA COMTESSE.

En cela, monsieur, j’ai prévenu vos scrupules, vos susceptibilités ; la séance n’aura lieu que dans une heure, Orthez est absent, nous sommes donc parfaitement libres ; vous n’avez point à redouter l’indiscrétion de vos gens.

LE PRÉSIDENT.

Je vous en remercie, madame ; maintenant entrons en matière, je vous prie ; soyons aussi concis que possible, mes instants sont précieux.

LA COMTESSE.

Vous allez être satisfait ; j’ai pensé qu’il y avait de certaines situations desquelles on était pressé de sortir, aussi irai-je droit au but. J’ai entre les mains les preuves d’un passé qui vous est odieux, vous voudriez à tout prix en être possesseur. Eh bien, je ne demande pas mieux que de vous restituer ces objets qui vous intéressent plus que moi, je propose donc un arrangement.

LE PRÉSIDENT, à part.

Je m’y attendais. (Haut.) Un marché enfin.

LA COMTESSE, dignement.

Ah ! monsieur !

LE PRÉSIDENT.

Vous avez parlé d’arrangement.

LA COMTESSE.

Je lis dans vos yeux, monsieur ; vous allez me proposer une somme.

LE PRÉSIDENT, avec impatience.

Enfin, quelles sont vos conditions ?

LA COMTESSE.

J’entends par conditions toute autre chose.

LE PRÉSIDENT.

Mais quoi ?

LA COMTESSE.

Vous ne devinez pas ?

LE PRÉSIDENT.

Vous m’avez promis la brièveté, nous perdons un temps utile.

LA COMTESSE.

Eh bien, j’ai entrevu la possibilité d’un mariage.

LE PRÉSIDENT.

Comment, un mariage ; je ne comprends pas.

LA COMTESSE.

Ce n’est pourtant pas difficile ; vous êtes seul, une maison comme la vôtre est une lourde préoccupation pour un homme aussi absorbé que vous ; je suis libre, moi, il y a conformité d’âge, épousez-moi.

LE PRÉSIDENT.

Vous épouser !

LA COMTESSE.

Eh ! mais l’affaire n’est pas mauvaise ; je suis comtesse, j’ai vingt mille francs de rentes ; de plus, j’ai un savoir peu commun, une tournure aristocratique et des vertus administratives qui relèveraient un État en faillite.

LE PRÉSIDENT.

Vous raillez en ce moment ; parlez sérieusement, je vous prie.

LA COMTESSE.

Comment, je raille ; ma proposition est-elle donc impossible ?

LE PRÉSIDENT.

Vous voulez que j’épouse une femme comme vous ? Mais vous êtes folle !

LA COMTESSE.

Vraiment, j’admire votre audace ; on croirait, à vous entendre, que vous valez mieux que moi.

LE PRÉSIDENT.

Prétendriez-vous, par hasard, me faire illusion ? Du jour où vous avez mis le pied chez moi, je me suis renseigné, et je connais votre vie heure par heure.

LA COMTESSE.

Après ?

LE PRÉSIDENT.

Il n’existe pas un coin de terre où vous n’ayez fait trafic de votre jeunesse et de votre beauté.

LA COMTESSE, railleuse.

Eh bien ?

LE PRÉSIDENT, avec dégoût.

Ah ! je sais que le cynisme ne vous manque pas.

LA COMTESSE.

Je ne suis pas comme vous, moi ; je n’ai pas à rougir de mon passé.

LE PRÉSIDENT.

Quelle comparaison osez-vous faire ? Dans votre vie on ne trouve que scandale sur scandale, chute sur chute.

LA COMTESSE.

Savoir tomber n’est pas la science de tout le monde. La vie pour plusieurs est une corde roide sur laquelle l’équilibre constant est impossible ; la chute étant imminente, il faut la prévenir et la devancer ; encore plein de force et de sang-froid, on mesure la profondeur de l’abîme, et tout en s’y précipitant, on peut avec adresse amortir le coup et se préserver du danger. Si l’on veut résister, au contraire, on épuise ses forces, et l’on tombe lourdement, presque toujours pour ne plus se relever.

LE PRÉSIDENT.

Allons, madame, trêve de paradoxes ; vous êtes assez habile ; mais ce moyen ne réussit pas auprès de moi.

LA COMTESSE.

Pensez-vous m’imposer avec cet air solennel ? En vérité, je trouve plaisant que vous me donniez des leçons, vous qui avez une tache ineffaçable dans votre passé ; moi, j’ai fait éclore des sourires, des joies ; vous avez fait couler des larmes qui ne sont taries que par la mort. Poussé par l’ambition, par l’égoïsme, vous avez oublié, méprisé ce qu’il y a de plus noble et de plus sacré.

LE PRÉSIDENT.

Madame !

LA COMTESSE.

Cette paternité, que vous étalez avec emphase, vous avez été deux ans à la repousser ; sans un hasard providentiel pour l’enfant, Renée de Marsille serait encore aujourd’hui à l’hôpital des orphelines, (Le président baisse la tête.) et parce qu’à la vue de cette frêle créature, dont la beauté flattait votre orgueil, une fibre enfin a vibré, vous vous croyez absous.

LE PRÉSIDENT.

Et depuis, madame, n’ai-je pas racheté ma faute ?

LA COMTESSE.

Rachète-t-on par le bonheur le mal qu’on a fait ? Votre existence n’a été qu’une suite de circonstances heureuses, tout vous a réussi.

LE PRÉSIDENT.

Ne jugez pas les autres sur vous-même ; vous ne comptez pas avec la conscience, il paraîtrait…

LA COMTESSE.

La conscience ! Les tourments intérieurs, quand ils se prolongent, paraissent au dehors, et votre personne sur ce point me rassure, car vos joues sont fraîches et vos cheveux sont encore noirs. Monsieur le président, votre sommeil a été calme, et le fantôme du remords ne s’est pas assis à votre chevet.

LE PRÉSIDENT.

Mais en quoi donc ai-je été si coupable ? Lorsque je quittai Thérèse, c’était pour rejoindre un oncle qui, venant de perdre ses deux fils, m’avait constitué son unique héritier ; sa fortune était immense, vous le savez.

LA COMTESSE.

Oui, je le sais ; et si l’or peut excuser l’infamie, votre conduite s’explique aisément.

LE PRÉSIDENT.

Ma position, vous le savez mieux que personne, était des plus gênées.

LA COMTESSE.

Misérable même.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, alors, je végétais sans espoir dans une ville d’Amérique. Autant pour moi que pour Thérèse, je fus heureux de ce changement de fortune, seulement mon oncle était inexorable sur un point : il ne transigeait pas avec la morale ; ses deux fils étaient morts à la suite de désordres déplorables, il voulait son neveu exempt de toute faiblesse ; une continuation de rapports avec Thérèse m’eût perdu, je les suspendis pour un temps.

LA COMTESSE.

Oh ! le joli prétexte ! Vous fûtes deux ans à lui laisser ignorer ce que vous étiez devenu ; de plus, aucun secours ne lui parvint.

LE PRÉSIDENT.

Et pour lui en envoyer, il fallait confier à un tiers ma situation ; mon oncle était à l’affût de tout ce qui se passait ; d’ailleurs, jusque-là Thérèse s’était suffi, et je ne pouvais penser…

LA COMTESSE.

Alors vous ne pensiez pas loin à cette époque. Tenez, monsieur de Marsille, vous me faites pitié ; votre plaidoirie est déplorable, elle vous accable plus qu’elle ne vous allége.

LE PRÉSIDENT.

Mais, au fait, quel compte ai-je à vous rendre, et si ma justification ne vous paraît pas suffisante, quelle sera donc la vôtre ?

LA COMTESSE.

La mienne, mais je ne veux pas, je ne dois pas me justifier ; il n’y avait qu’une route à suivre, et je l’ai prise. Pour nous autres femmes, il existe deux chances : la première est de naître dans la fortune ; la seconde est de nous approprier celle des autres, ne pouvant rien par nous-mêmes.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, ces talents, cette éducation que vous vantiez tout à l’heure, ne pouviez-vous pas en tirer parti ?

LA COMTESSE, ironique.

Ah ! sans doute, il me restait une ressource, celle de me faire institutrice chez de grands personnages, séduite par un fils débauché, méprisée de la famille, puis chassée de la maison, n’est-ce pas ? J’ai trouvé mieux.

LE PRÉSIDENT.

Dites donc que ce qu’il fallait demander au travail, vous l’avez demandé à la prostitution.

LA COMTESSE

Oh ! les grands mots ne me touchent pas. Faites-moi donc le plaisir de me dire à quoi aboutissent le travail et les efforts d’une femme ? Malheur à celle qui cherche à s’élever au-dessus d’un certain niveau, votre égoïsme la veut belle, votre orgueil la redoute intelligente, car vous ne voyez plus en elle qu’un antagoniste, un adversaire pour votre gloire. Dans votre société, il y a pour vous de quoi satisfaire à tous les degrés de l’intelligence : littérature, arts, science, industrie, votre cerveau a toutes les possibilités de s’étendre et de s’exercer ; à nous, tout est fermé, interdit ; vous nous ôtez même le droit et la facilité d’apprendre. Si nous avons une ambition, une activité qui bouillonne en nous-mêmes, il nous la faut reporter sur vous ; si nous ne savons nous assimiler votre gloire, l’obscurité est pour jamais notre partage ; mais heureusement ce que votre orgueil nous refuse, vos passions et vos faiblesses nous le donnent.

LE PRÉSIDENT.

Oh ! je connais les théories spécieuses de vous et de vos pareilles, mais je ne suis pas venu ici pour défendre les droits des uns et des autres ; d’ailleurs, n’avez-vous pas atteint votre but ? vous vous êtes fait donner un nom, un titre ; que demandez-vous de plus ?

LA COMTESSE.

Pour des femmes comme nous, un nom sans mari c’est un palais sans gardes, un royaume sans soldat ; il nous est à tout instant contesté, il faudrait toujours avoir dans chacune de nos poches et le prêtre qui nous a mariées et le notaire qui a dressé le contrat. Si ma fortune était grande, le bruit de ma voiture étoufferait le murmure de bien des voix.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, cette fortune que vous trouvez trop étroite, je l’élargirai, moi.

LA COMTESSE.

Cela ne me suffit pas ; je veux jouir de l’existence sur toutes ses faces, il me faut l’estime, la vénération publiques maintenant ; il y a temps pour tout.

LE PRÉSIDENT.

Mais voyons, s’il vous reste encore quelque jugement, ne conviendrez-vous pas que vos prétentions sont absurdes ? car, en admettant qu’une telle union fût possible, votre rêve ne pourrait se réaliser : je m’abaisserais, moi, mais je ne vous relèverais pas.

LA COMTESSE.

Ne vous inquiétez pas du résultat, moi, j’en réponds ; la société accepte tout ce qui s’impose, elle ne repousse que les trembleurs ; l’estime dont vous jouissez généralement rejaillira sur moi, et mon esprit fera le reste.

LE PRÉSIDENT.

D’ailleurs, je n’ai pas de titre à vous offrir.

LA COMTESSE.

L’expérience m’a appris que les noms illustres regardaient les devoirs comme un préjugé, tandis que vous, monsieur de Marsille, votre caractère vous oblige à respecter, extérieurement du moins, des liens et des serments. Or, ce que je veux, c’est votre bras dans le monde, la droite dans votre voiture, vous à mes côtés ; du reste, rapportez-vous-en à moi, je serai habile, je saurai bientôt me concilier les gens les plus hostiles. Il n’y a plus de salon à Paris, j’en formerai un, il me reste encore assez d’influence pour attirer à moi les célébrités.

LE PRÉSIDENT.

Votre salon serait désert, la considération n’est pas l’œuvre d’un jour.

LA COMTESSE.

C’est possible ; mais si elle ne s’obtient qu’avec le temps, vous savez aussi qu’une heure suffit pour la détruire.

LE PRÉSIDENT, se croisant les bras.

Mon Dieu, cette attitude menaçante est dérisoire, un enfant seul s’en effrayerait ; que pouvez-vous contre moi, quel est votre crédit, votre autorité, quelle foi ajoutera-t-on à vos paroles ? Quelques intrigants de bas étage chercheront à jeter leur bave sur moi, leurs efforts se briseront contre une force supérieure à la leur.

LA COMTESSE.

Oui, oui, affectez la sécurité, je vous le conseille, vous n’êtes pas assez naïf pour ignorer le danger.

LE PRÉSIDENT.

Prenez garde vous-même, car si je fouille dans votre vie, ne trouverai-je pas aussi quelques moyens de vous inquiéter ?

LA COMTESSE.

Oh ! cherchez à votre aise, j’ai tout prévu, et, Dieu merci, je n’ai rien à craindre de la loi.

LE PRÉSIDENT.

Moi non plus, et quand vous crierez à toute voix une erreur de jeunesse, qu’en résultera-t-il pour moi, je vous le de mande ? Un blâme tout au plus.

LA COMTESSE.

Votre situation est différente, vous voulez à tout prix maintenir cette belle réputation de vertu, d’accomplissement du devoir que vous vous êtes acquise, et puis enfin, il faut, pour conserver l’amour de votre fille, qu’elle ignore la fin de sa mère, ensuite c’est une enfant naturelle, et il vous serait très pénible de l’avouer, quoi que vous puissiez dire. Ah ! il m’est facile de détruire toutes vos combinaisons.

LE PRÉSIDENT.

Mais enfin, quels moyens puissants emploieriez-vous ?

LA COMTESSE.

À nous autres tout est possible, nos ressources sont vastes et variées, nous sommes entrées dans tant de vies, qu’en frappant à la porte des souvenirs nous ne sommes étrangères nulle part.

LE PRÉSIDENT, avec dégoût.

Infamie !

LA COMTESSE.

Si l’on hésite à nous recevoir au grand jour, si le salon doré nous est interdit aux heures de réception, il est donné à nous seules de pénétrer avant dans la vie intime, nous avons le secret de certains couloirs mystérieux par lesquels nous arrivons sans difficulté jusqu’à la chambre à coucher, jusqu’au cabinet de travail ; là, nous voyons l’homme dépouillé de ses oripeaux et de sa morgue, notre présence lui apporte une réminiscence de cette jeunesse toujours regrettée, et quand le souvenir du passé n’impose ni remords ni obligations, l’homme se rappelle avec délices et reconnaissance les heures de plaisir qu’on lui a données.

LE PRÉSIDENT.

Voyons, finissons, voulez-vous cent mille francs ?

LA COMTESSE, avec dédain.

Cent mille francs ! j’ai eu des millions à mes pieds, et je ne me suis pas baissée pour les prendre.

LE PRÉSIDENT.

Ce temps-là est passé. Voulez-vous deux cent mille francs ? Mais prenez-moi donc au mot, car je vais changer d’avis.

LA COMTESSE.

Soit ; résignez-vous au scandale, car je ne transigerai pas.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! vous êtes au monde ce qu’il y a de plus odieux.

LA COMTESSE.

Comment donc ? Je sers mes intérêts et je venge Thérèse ; on ne peut pas mieux tirer parti d’une situation.

LE PRÉSIDENT.

Mais, malheureuse, et ma fille ?

LA COMTESSE.

Oh ! prenez donc le langage du sentiment ; quel sort lui réservez-vous, à votre fille ? Vous allez la jeter dans la couche du débauché le plus vulgaire et le plus sot ; mais, comme il est de la famille, tout se passera sans bruit, votre orgueil est à couvert, il est vicomte de Montbazon. Oh ! vous calculez bien ; vous avez, dans un village obscur d’une province de France, un domaine assez vaste, c’est là que le mariage de Renée de Marsille doit s’accomplir au milieu de pauvres villageois qui ne savent même pas lire, un curé et un notaire discrets comme la tombe, rien ne transpirera au dehors.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, oui, vous avez raison, tels sont mes projets, mes calculs, et ils réussiront malgré vous ; vous que je défie, c’est en vain que vous vous mettrez en travers, je vous renverserai ; vous avez voulu braver le préjugé, il vous écrasera. Quoi que vous disiez, vous ne serez pas entendue, votre passé vous condamne pour jamais.

LA COMTESSE.

Nous verrons.

LE PRÉSIDENT.

Cessez donc de lutter, votre audace n’amènera rien.

LA COMTESSE.

Ainsi, vous rejetez mes propositions ?

LE PRÉSIDENT.

Je ne daigne même pas y prendre garde, et si je ne vous interdis pas à l’instant même l’entrée de ma maison, c’est que je veux bien encore condescendre à vous sauvegarder l’amour propre. Ah ! vous avez eu la sottise de trop exiger, tant pis pour vous !

LA COMTESSE.

Je vous admire, vous vous posez en maître, vous m’insultez. Avez-vous suffisamment réfléchi avant de trancher ainsi la question ?

LE PRÉSIDENT.

Oui, et de telle façon que je ne reviendrai pas sur ma résolution, vous pouvez en être certaine.

LA COMTESSE.

C’est bien, n’en parlons plus, mais je vous jure que vous vous en repentirez trop tard.

LE PRÉSIDENT.

Toujours des menaces !

LE PRÉSIDENT, à part.

Non, je ne menace plus, j’agirai. (Haut.) Voici l’heure de la séance, j’entends le bruit de pas dans l’escalier.

LE PRÉSIDENT.

Madame, que votre attitude soit telle qu’on ne puisse en rien soupçonner ce qui vient de se passer.

LA COMTESSE.

Parlez pour vous, monsieur ; je suis calme, votre figure est bouleversée.



Scène II.


ORTHEZ, ANNIBAL, RENÉE, Mlle HERVEY.


ORTHEZ.

On ne peut pas être plus exact, nous arrivons ensemble. (Il salue le président et donne la main à la comtesse )

RENÉE.

Bonjour, cher père ; bonjour, chère madame. (Au président) Comme vous avez l’air ému !

LA COMTESSE.

Nous parlions de vous, chère enfant.

ORTHEZ, à part, en regardant Renée.

Encore plus belle aujourd’hui qu’hier !

LA COMTESSE

Ah ! mon cher Orthez, nous sommes des curieux, M. de Marsille et moi, nous espérions admirer le chef-d’œuvre avant l’arrivée du maître.

LE PRÉSIDENT.

Nous sommes punis, car notre espoir a été déçu.

ORTHEZ.

Votre impatience sera bientôt satisfaite, je réclame encore une séance, et le buste sera terminé.

RENÉE, bas à Orthez.

Une seule séance suffira ?

ORTHEZ.

Ah ! je suis moins heureux que Léonard de Vinci.

RENÉE.

Quelle ambition avez-vous encore ?

ORTHEZ.

Celle de garder un modèle deux années, comme le fit Léonard avec sa Joconde.

(Renée baisse les yeux.)
ANNIBAL.

Ça fera la quinzième pose, c’est raisonnable, il me semble.

RENÉE, à Annibal.

Ne trouvez-vous pas qu’on pense ici autrement que chez soi ?

ANNIBAL, à part.

Elle veut flatter mes goûts ; ô ruse féminine ! (Haut) Il est certain que le sanctuaire des arts développe l’imagination.

LA COMTESSE, bas, au président.

Vous persistez ?

LE PRÉSIDENT.

Oui, mille fois oui.

ANNIBAL.

Dites donc, Orthez, ce matin, comme j’essayais des chevaux au bois, je vous ai aperçu.

ORTHEZ.

C’est bien possible.

ANNIBAL.

Vous fendiez l’air, plus rapide que la flèche du Parthe ; sauf la plume noire absente, on eût dit Faust au Broken.

ORTHEZ.

Je suis resté six heures sans quitter la selle.

ANNIBAL.

Ma parole d’honneur, ce n’est plus un homme, c’est un centaure !

RENÉE.

Six heures de cheval !

ORTHEZ.

Depuis quelque temps, j’ai la fièvre et je ne connais pas de meilleur remède.

ANNIBAL.

Par exemple, ma chère Renée, défiez-vous, car vous courez grand risque d’avoir le nez camard et la bouche estropiée ; la main ne peut être ni sûre ni ferme lorsque le corps vient de subir un aussi complet ébranlement.

(Le président semble absorbé dans ses idées.)
LA COMTESSE.

Orthez est fou des chevaux.

ORTHEZ.

La vitesse n’a-t-elle pas aussi sa volupté enivrante, ne s’empare-t-elle pas de celui qui s’y livre tout entier au mouvement, l’homme n’a plus qu’un désir, celui de dévorer l’espace. La rapidité, du reste, est féconde en résultats divers. Veut-on poursuivre et atteindre une pensée rebelle, la variété des objets qui se succèdent à nos yeux, la secousse qui donne le branle au cerveau, la fait souvent surgir spontanément.

LE PRÉSIDENT.

Je conçois l’exercice du cheval comme vous le définissez ; la plupart des hommes de nos jours n’en font pas seulement un moyen, une diversion, mais le but de leur existence… À propos, Annibal, êtes-vous content des chevaux que vous avez essayés ?

ANNIBAL.

Hum ! hum ! ils sont de race anglaise. Ce diable de Moïse m’avait annoncé autre chose.

RENÉE.

Qu’est-ce que Moïse ?

ANNIBAL.

Ah ! ce n’est pas celui de la Genèse, rassurez-vous, c’est le marchand de hunters par excellence ; il m’a fait essayer un alezan sorti, disait-il, des écuries d’Anderson, auquel je n’ai pas trouvé un bon branle de galop.

ORTHEZ.

Je ne suis pas de votre avis.

ANNIBAL.

Bah ! vous l’avez donc vu ?

ORTHEZ.

Eh ! sans doute, Moïse me l’avait proposé, il sait que j’aime

les chevaux, mais à toutes les espèces, je préfère l’arabe.

ANNIBAL.

Ah ! diantre, celui que vous montiez ce matin est presque l’idéal du genre.

ORTHEZ.

Presque !Vous pourriez dire tout à fait, sans vous compromettre.

ANNIBAL.

Vous savez bien que je poursuis une chimère, la perfection dans la perfection, c’est un désir qui ronge mon existence.

LE PRÉSIDENT.

Pour vous satisfaire, mon neveu, cherchez à résoudre le problème sur votre personne, appliquez-vous à vous rendre parfait, vous aurez de la besogne, je vous en réponds.

ANNIBAL.

Il est convenu que les oncles ne flattent pas… Pour en revenir aux chevaux…

LA COMTESSE.

Les anglais ?

ANNIBAL.

Figurez-vous, comtesse, que l’alezan en question manque de puissance, d’arrière-main, pour franchir la haie.

LA COMTESSE.

C’est grave.

ANNIBAL.

Je dirai plus même, comme hack, il n’aurait pas d’élégance et manquerait de régularité dans son galop.

RENÉE.

Je ne comprends rien à ce que vous dites.

ANNIBAL.

Je suis pourtant assez clair dans mes définitions ; que diriez-vous alors si, parlant de chevaux d’attelage, je vantais leurs actions hautes ?

ORTHEZ.

Mon cher, ces détails ont peu de charmes pour ces dames.

ANNIBAL.

Comment donc ! mais ces dames sont de notre monde, elles aiment les courses, et on peut parfaitement les initier…

LA COMTESSE.

De grâce, vicomte, continuez, la question prend une tournure financière, ces actions hautes piquent au dernier point ma curiosité.

ANNIBAL.

Non, non, vous n’imaginez pas comme je suis impressionnable, voici une terre cuite en face de moi qui m’agace horriblement.

ORTHEZ.

Comment ! c’est un buste de Coustou.

ANNIBAL.

Et que m’importe Coustou, le nez est démesuré.

ORTHEZ.

Prenez-vous-en à l’original, c’est un personnage de l’époque.

ANNIBAL.

Ça ne me regarde pas, l’original. Vous croyez me faire admirer la chose parce qu’elle est de Coustou ; je ne suis pas homme à me prosterner constamment devant les réputations, moi.

LE PRÉSIDENT.

Vous dites une chose qui n’a pas le sens commun, et je plains monsieur, s’il reçoit souvent des importuns de votre espèce.

ORTHEZ.

Ah ! je les entends, monsieur, mais je ne les écoute pas.

ANNIBAL.

Oh ! mon Dieu ! mon oncle, quand la nature se trompe, il faut la rectifier, c’est une idée hardie, je le sais, mais le génie doit créer, faire la nature comme elle est, c’est de l’imitation ; je ne vois là dedans rien de malin.

ORTHEZ.

Votre prétention est grotesque, le Créateur n’a jugé rien de mieux que de faire l’homme à son image, et vous, vous voulez chercher comme type de vos infimes productions un idéal en dehors de vous-même, malheur à ceux qui veulent s’élever au-dessus de la nature ; elle seule est belle, parfaite, unique.

ANNIBAL.

Utopie, mon cher, utopie, la laideur domine le monde.

ORTHEZ.

Allons donc ! votre œil est malade, et votre raison n’est pas saine ; ce qui vous semble incorrection dans la nature, n’est qu’une manœuvre savante pour ménager l’inconstance de vos impressions ; vous n’êtes pas plus fait pour admirer toujours que votre œil n’est fait pour contempler le soleil ; la beauté, la grandeur ne vous étonnent et ne vous frappent que parce que vous n’y êtes pas accoutumé.

RENÉE.

Oh ! c’est bien vrai.

ORTHEZ.

Vous ne les appréciez que par comparaison ; c’est une sensation que l’auteur de toutes choses a voulu vous ménager, en vous la rendant plus rare.

ANNIBAL.

Vous ne plaidez pas mal, mais vous ne me convaincrez pas.

ORTHEZ.

Tenez, voici un exemple de ce que j’avance.

ANNIBAL.

Soit, j’aime assez les démonstrations.

ORTHEZ.

Regardez attentivement cet Apollon ; son auteur, voulant l’élever au-dessus de l’humanité, a cru devoir annihiler autant que possible la nature physique au profit de la nature intellectuelle, il a pensé que l’enveloppe du Dieu toute intelligence ne devait ressembler en rien à celle des faibles mortels ; pour la rendre plus élégante, pour la spiritualiser, il a substitué la rondeur aux muscles, c’est-à-dire la maladie à la force et à la virilité. Le corps a perdu la vigueur, et la tête est sans caractère, l’Apollon du Belvéder n’est qu’un lymphatique.

ANNIBAL.

Ah çà ! mais les dévots de l’art antique vous brûleront ; vous êtes hérétique, et nos coquettes du jour vous intenteront un procès, car elles ne négligent pas certains procédés qui ajoutent à leurs charmes.

ORTHEZ.

Elles veulent fixer la beauté, et elles ne font que la détruire.

ANNIBAL.

Il en est peu de votre avis.

ORTHEZ.

Je le sais, il y a plus de fous que de sages. Quand une coquette a couvert ses joues de fard, quand elle a enduit son front d’une triple couche de blanc, quand elle a tracé deux lignes symétriques, comme des avenues de parc, en guise de sourcils, elle croit avoir embelli la nature ; idiote, elle l’a défigurée ; l’immobilité a remplacé le mouvement, la vie a fait place à la mort. Adieu les pâleurs et les rougeurs subites, et tous ces inimitables accidents de la coloration humaine, effets fugitifs que l’œil suit avec éblouissement, et que le pinceau est inhabile à reproduire.

LE PRÉSIDENT.

Si j’avais embrassé la carrière des arts, j’aurais voulu penser comme vous.

RENÉE.

Comme il parle avec éloquence.

ORTHEZ.

Ah ! c’est que la nature est fertile en ressources et puissante dans ses moyens ! Là où elle paraît le plus déshéritée, elle prend tout à coup sa revanche et se métamorphose, il suffit d’un peu de passion au cœur, de quelque idée dans la cervelle, et l’œil le plus atone brille, la lèvre la plus épaisse jette un fin sourire, la tête s’illumine enfin ; souvent même un rayon de soleil, un effet d’ombre peuvent opérer le miracle, et toutes les notions de l’homme sur la beauté sont renversées en un instant.

LA COMTESSE.

Bravo, Orthez, vous êtes dans le vrai.

ANNIBAL.

Je vous répondrai une autre fois, la réplique ne vient pas toujours tout de suite, mais vous ne perdrez pas pour attendre.

ORTHEZ.

Je me suis laissé entraîner malgré moi, il est temps que nous prenions la séance.

LA COMTESSE.

Eh ! cher président, est-ce que vous nous faites le plaisir d’y assister ?

LE PRÉSIDENT, avec intention.

Malheureusement non. (Tirant sa montre.) Déjà deux heures, et je ne suis pas au palais !

ANNIBAL.

Les chevaux doubleront le pas, et vous arriverez à temps.

RENÉE, à la comtesse.

On respire bien dans ce vaste atelier.

LA COMTESSE, à part.

Ardente et exaltée comme sa mère.

LE PRÉSIDENT, à son neveu.

Je suis obligé de partir, ne quitte pas ta cousine. (Haut.) Adieu, monsieur ; au revoir, chère enfant.

(Il salue froidement la comtesse, et sort.)




Scène III.


ANNIBAL, ORTHEZ, RENÉE, LA COMTESSE, Mlle HERVEY


ANNIBAL, sur le devant de la scène.

Ne quitte pas ta cousine, ne quitte pas ta cousine, mais c’est Zora qui me quitte en attendant. C’est une complainte, parole d’honneur, dont j’attends avec impatience le dernier couplet ; est-il assez malade, ce pauvre bonhomme d’oncle !

ORTHEZ, à Renée.

Êtes-vous disposée à commencer ?

RENÉE.

Je suis prête. (À part.) La dernière séance, c’est bien court. (Elle va prendre place dans la serre de façon à être vue de dos par les spectateurs.)

ANNIBAL.

Dites donc, Orthez, nous préférons rester ici ; vous serez plus libre et nous aussi.

LA COMTESSE, bas à Annibal.

Libre ! que dites-vous là ? oubliez-vous cet argus qui nous surveille ?

ANNIBAL, riant.

Ah ! une des précautions de mon oncle ! Du reste, rassurez-vous, comtesse, nous allons nous en débarrasser ; il y a toujours chez cette sorte de gens un côté vénal par lequel on peut les attaquer.

(Il s’approche de Mlle Hervey ; celle-ci semble hésiter, puis enfin se décide à sortir.)



Scène IV.


ANNIBAL, ORTHEZ, LA COMTESSE
ANNIBAL.

Ah ! nous pouvons respirer à notre aise ; surtout, Orthez, tâchez de mener vos inspirations à toute vapeur ; n’oubliez pas que nous sommes à la quinzième séance, et les idées c’est comme les mets, qui, longtemps sur le feu, brûlent ou languissent.

ORTHEZ, riant.

Mon ami, votre esprit tourne à l’almanach.

ANNIBAL.

Envieux.

LA COMTESSE.

Savez-vous bien que je suis en droit de me fâcher. Depuis quinze jours nous passons la moitié de la journée ensemble, et vous vous en plaignez.

ANNIBAL, s’asseyant près de la comtesse.

De grâce, épargnez-moi, je prends le plus vif plaisir à votre conversation, car, ma parole ! vous avez de l’esprit comme un homme.

LA COMTESSE, souriant.

Qui en a.

ANNIBAL.

Ah ! c’est entendu. Je prends le mot dans le sens le plus élevé.

LA COMTESSE.

Oui ; mais enfin il ressort de tout cela que cet esprit vous captive à ce point, qu’il vous éloigne plus qu’il ne vous attire.

ANNIBAL.

Voici de la coquetterie.

LA COMTESSE.

La coquetterie ! allons donc, je ne connais plus cette faiblesse-là.

ANNIBAL.

C’est un tort ; vous y avez droit, et je vous jure que je me serais mille fois félicité du hasard qui nous met ainsi en rap port, si ce n’était une crainte.

LA COMTESSE.

Est-ce une indiscrétion de vous demander quelle est cette crainte ?

ANNIBAL.

Pas du tout, car quinze jours passés dans un atelier, c’est comme un séjour en diligence, l’intimité s’établit promptement ; d’ailleurs, vous m’inspirez la plus grande confiance ; vous êtes une femme charmante, auprès de vous on admire et on apprend.

LA COMTESSE.

Vous mentez d’une manière fort galante, vous me rappelez la Russie. Le prince Godounof, qui passe pour l’homme le plus spirituel de l’empire, lutterait difficilement avec vous.

ANNIBAL, avec fatuité.

Il faut bien qu’un Montbazon ne ressemble pas à tout le monde.

LA COMTESSE, à part.

On n’est pas stupide avec plus d’assurance. (Haut.) Voyons. nous nous écartons de notre sujet. Quelle est cette crainte ?

ANNIBAL.

La voici. J’ai peur que mon oncle ne prenne l’habitude de me coudre aux jupes de ma cousine ; c’est par son ordre que je suis ici.

LA COMTESSE, jouant l’étonnement.

Vraiment !

ANNIBAL.

Figurez-vous qu’il y a de quoi pouffer de rire. Je ne sais ce qu’a mon oncle depuis quelque temps, mais il prend défiance de tout.

LA COMTESSE.

À quoi attribuer ce changement ?

ANNIBAL.

Je ne saurais le dire ; les magistrats sont comme les médecins : ces derniers voient des maladies partout, et les premiers, des sujets de Cour d’assises.

LA COMTESSE.

Vous voulez rire…

ANNIBAL.

Non, certes ; mais cette manie est pour moi insupportable, je suis réduit à jouer le rôle de duègne espagnole.

LA COMTESSE.

Oui, et il n’y en a qu’un qui vous convienne, c’est celui d’Almaviva.

ANNIBAL, s’approche de la comtesse.

Il est assez dans mes goûts, reste à savoir si je suis dans les conditions du personnage.

LA COMTESSE.

Mon avis, dans cette circonstance, a peu de poids, tandis que vos succès dans le monde vous en disent assez.

ANNIBAL.

Mon Dieu, la nature envers moi n’a pas été tout à fait marâtre, mais il y a aussi le prestige du nom.

LA COMTESSE.

Votre nom est illustre, sans doute, mais votre personne, votre esprit lui ajoutent encore un nouvel éclat. Ah çà ! voyons, qu’est-ce que je vous dis là, moi ! je suis une vieille femme, heureusement, sans quoi vous pourriez croire.. mais je vous parle franchement, comme si j’étais votre mère.

ANNIBAL.

Ma mère ! prenez garde ; dans cette hypothèse, je demande à être Œdipe. (À part) C’est risqué, mais c’est joli.

LA COMTESSE.

Voyons, vous êtes trop spirituel… Nous disions donc.

ANNIBAL.

Ah ! oui. Où en étions-nous ?… Ah ! eh bien, mon oncle a sur la jeunesse des idées à l’envers.

LA COMTESSE.

Il est dans son rôle d’oncle…

ANNIBAL.

D’accord ; mais moi je tiens à être dans mon rôle de neveu ; mon oncle voudrait m’imposer une façon de vivre ridicule pour un gentilhomme.

LA COMTESSE.

Je le crois.

ANNIBAL.

Diantre ! les vertus aristocratiques ne doivent pas ressembler aux vertus plébéiennes.

LA COMTESSE.

Sans nul doute.

ANNIBAL.

À la bonne heure, vous me comprenez. Il est vrai de dire que vous êtes du seul pays où la noblesse ait encore conservé son caractère intact.

LA COMTESSE.

Mais fi d’un grand seigneur qui vit comme un bourgeois !

ANNIBAL.

Voilà qui est parler. Mon oncle désire me créer des occupations. Un homme, dit-il, doit avoir une ambition, une idée.

LA COMTESSE.

Mais c’est de la déraison !

ANNIBAL.

Quelle ambition puis-je avoir, je vous le demande ? Ai-je quelque chose à envier ? Ces petites visées sont bonnes pour le vulgaire. Il est assez triste qu’un homme en soit réduit à avoir du génie pour se distinguer des autres, tandis que celui qui est né avec un nom, un titre, fût-il un idiot, ne pourra jamais être confondu avec la masse.

LA COMTESSE.

À la bonne heure, vous êtes une protestation vivante contre l’envahissement des idées nouvelles…

ANNIBAL.

Des idées nouvelles ! cela me fait rire. On parle contre nous, parce qu’on enrage de ne pas être à notre place ; chacun cherche, dans notre siècle soi-disant démocrate, à s’approprier un semblant de noblesse ; les particules ajoutées aux noms en font foi.

LA COMTESSE.

Votre réflexion est juste. Votre oncle vous destine sa fille ?

ANNIBAL.

Oui, oui, c’est une affaire convenue, et, pour moi, j’ai été enchanté que ma cousine demandât quelque délai.

LA COMTESSE.

Ah ! c’est elle qui a demandé.

ANNIBAL.

Minauderie de jeune fille ; Renée est folle de moi.

LA COMTESSE.

Elle me l’a dit.

ANNIBAL.

J’en étais sûr ; elle affecte certaine taquinerie à mon égard par coquetterie de pensionnaire, mais je ne suis pas dupe de ce petit manége ; seulement, grâce à notre union différée, je conserve encore quelque temps une complète indépendance.

LA COMTESSE.

Vous comptez donc, après votre mariage, vous confiner entre quatre murailles ?

ANNIBAL.

Oh ! non, pas si sot !

LA COMTESSE.

Alors pourquoi différer d’allumer le flambeau de l’hymen ?

ANNIBAL.

L’hymen, l’hymen ! ce blond filasse me déplaît ; quant à son flambeau, je l’appelle un lampion, car il fume plus qu’il ne brûle.

LA COMTESSE.

Enfin, vous aimez Renée ?

ANNIBAL.

Ah ! oui ; seulement cette affection tient plus du frère que de l’amant. Renée est jolie, mais la beauté ne suffit pas à un homme comme moi ; j’ai l’imagination exigeante ; après tout, ceci m’est à peu près égal, on prend sa femme pour compagnie, quand on n’a pas les moyens de s’en procurer une autre.

LA COMTESSE.

Votre oncle tient singulièrement à ce mariage ?

ANNIBAL.

Ah ! sans doute, il a ma parole, et je n’aurais garde d’y manquer.

LA COMTESSE.

Votre oncle vous a à peu près élevé, je crois ?

ANNIBAL.

Oui, il a été très-bon pour moi, ma fortune était très-compromise ; il a tenu à honneur de la relever.

LA COMTESSE.

Il y a là dedans plus d’orgueil que de cœur.

ANNIBAL.

Que voulez-vous ! qui n’a pas ses faiblesses ! Si le mariage n’avait pas lieu, mon oncle en mourrait de chagrin. Quant à Renée, elle ne s’en relèverait pas.

LA COMTESSE.

Du reste, M. de Marsille donne à sa fille une dot considérable ?

ANNIBAL.

Ah ! sur ce point, j’ai agi avec une grandeur, une délicatesse rares, je n’ai posé aucune condition ; mon oncle m’a dit qu’il donnait deux millions à Renée. J’ai dit : Très-bien, mon oncle ! sans faire la moindre objection ; c’était noble.

LA COMTESSE.

Vraiment, voici qui est peu commun de nos jours ; accepter ainsi deux millions !

ANNIBAL.

C’est comme je vous le dis ; deux millions, c’est joli, mais enfin…

LA COMTESSE.

Vous pourriez trouver mieux encore.

ANNIBAL.

C’est curieux, la noblesse, la finance, l’industrie me jettent leurs filles et leur fortune à la face ; ma parole d’honneur ! si la polygamie était permise, j’aurais plus de femmes que le Grand-Turc.

LA COMTESSE.

Savez-vous que je connais une partie de vos secrets ?

ANNIBAL.

Comment ?

LA COMTESSE.

Mais oui, ceci vient à propos du Grand-Turc ; j’ai admiré l’autre soir une de vos sultanes favorites.

ANNIBAL.

Laquelle donc ?

LA COMTESSE.

Lovelace ! Une certaine blonde qui pirouette avec une intrépidité et une grâce faites pour exciter l’enthousiasme de l’orchestre.

ANNIBAL.

Ah ! Zora !

LA COMTESSE.

Prenez garde, elle vous est très-enviée.

ANNIBAL.

Je ne crains rien, elle m’adore ; voici trois semaines qu’elle ne m’a vu, quelques lettres par-ci par-là, voilà tout, moi qui allais chez elle tous les jours.

LA COMTESSE.

Par dépit, elle se vengera, et un homme à succès comme vous doit quitter une maîtresse, mais jamais n’en être quitté.

ANNIBAL.

C’est justement ce qui me met en fureur, mon oncle absorbe tout mon temps.

LA COMTESSE.

Vos affaires iront mal, si cela continue.

ANNIBAL.

J’espérais pouvoir y aller aujourd’hui, et c’est impossible.

LA COMTESSE.

Pourquoi ?

ANNIBAL.

Eh ! mais, vous le voyez ! C’est que vraiment Zora est charmante ; elle a un piquant, un imprévu dans l’esprit, et, de plus un cœur ; je la plains, pauvre fille, car elle me donne tout et moi rien.

LA COMTESSE.

Ah ! si, vous lui donnez bien quelque chose.

ANNIBAL.

Quoi ?

LA COMTESSE.

Votre argent.

ANNIBAL.

Ce qu’il y a de charmant en elle, c’est qu’elle ne demande jamais.

LA COMTESSE.

Bah !

ANNIBAL.

Non, elle prend. Eh bien, moi, j’aime ça, il y a de l’énergie là dedans.

LA COMTESSE, lui tendant la main.

Voyons, je suis tout à fait bonne, mon jeune Lauzun. Allez-y, je suis là.

ANNIBAL.

Mais si mon oncle savait.

LA COMTESSE.

Il n’en saura rien. J’arrangerai la chose.

ANNIBAL.

Vous croyez ?

LA COMTESSE.

J’en suis sûre.

ANNIBAL.

Mais Renée ?

LA COMTESSE.

Elle est trop occupée, en ce moment, pour s’apercevoir de votre disparition. Allez, bonne chance.

ANNIBAL.

Puis-je baiser votre belle main ?

LA COMTESSE.

Fou !

ANNIBAL.

Mais je crois que je fais bien de partir, sans quoi vous êtes faite pour m’ôter la raison.

LA COMTESSE.

Et Zora ?

ANNIBAL.

J’allais l’oublier. (À part) Richelieu est dépassé.

(Il sort.)



Scène V.

LA COMTESSE, seule.

Va, présomptueux imbécile, ne mérites-tu pas une leçon ? tu l’auras. Les deux millions passeront dans d’autres mains que les tiennes, et quant à vous, monsieur de Marsille, vous saurez ce que c’est que la vengeance d’une femme comme moi. Maintenant que j’ai éloigné ce niais d’Annibal, il faut que je me retire moi-même ; à mon retour, je prétexterai une indisposition subite ; la séance touche à sa fin, Orthez semble illuminé, et je connais son enthousiasme, Renée subit une fascination, quelques instants de tête-à-tête sont indispensables pour amener une explosion.

(Elle sort.)



Scène VI.


RENÉE, ORTHEZ.


RENÉE.

Déjà finie !

ORTHEZ.

Oui, déjà !

{personnageD|RENÉE|c|regardant autour d’elle.}} Comment ! seuls, la comtesse, Annibal, Mlle Hervey.

ORTHEZ.

Je ne sais pourquoi ils sont ainsi disparus ; mais redoutez-vous de rester seule avec moi ?

RENÉE, embarrassée.

Non, pourquoi craindrais-je ? Je suis bien ignorante dans votre art, mais il me semble que vous venez de faire un chef-d’œuvre.

ORTHEZ.

Oui, c’est vrai, mais le chef-d’œuvre, c’est à vous que je le dois.

RENÉE.

Oh ! vous m’avez faite plus belle que je ne suis !

ORTHEZ.

Plus belle ! mais des natures aussi parfaites que la vôtre nous donnent toujours tort.

RENÉE.

Oh ! que dites-vous là !

ORTHEZ.

Oui, malgré moi, mon âme déborde. Du jour où je vous ai vue, votre beauté idéale m’a plongé dans un enthousiasme que j’ai voulu en vain maîtriser. J’ai cherché dans l’agitation du corps une diversion à l’état de mon âme, et je n’ai fait qu’exagérer mon délire ; rentré chez moi, j’aimais à me rappeler votre image, souvenir qui me charmait et la nuit et le jour ; souvent, dans une sorte d’hallucination, je croyais voir devant moi ces formes si belles, entendre l’harmonie de cette voix, toucher cette main charmante. Quelquefois, m’élevant à des sphères plus hautes, vous me sembliez l’incarnation de mon génie.

RENÉE.

Qu’entends-je, est-ce possible !

ORTHEZ.

Oui, cette beauté passagère, je l’ai rendue impérissable ; ce marbre, image bien affaiblie de toi-même, vivra quand ton beau corps ne sera plus, et les siècles pourront t’admirer encore, mais nul ne t’aura aimée comme moi.

RENÉE, rayonnante.

Vous m’aimez, vous, vous !

ORTHEZ.

Et sans doute, fille adorable, vois-tu, la science c’est l’étude, mais l’inspiration c’est l’amour ; ce que peut la tête est bien peu de chose quand le cœur ne vient pas à son aide.

RENÉE, exaltée.

Moi aussi, je ne suis plus la même ; dès que mon regard s’est croisé avec le vôtre, j’ai senti en moi comme une vie nouvelle, mon âme s’est agrandie et vous l’avez occupée tout entière ; le rayonnement de votre gloire m’a enveloppée d’une sorte de vertige. Oh ! mon Dieu ! quelle force me pousse vers vous ; quelle exaltation me fait ainsi oublier toute réserve ? Ah ! c’est qu’il me semble que je m’abaisserais en voulant mentir. Je comprends pourtant toute l’inégalité qu’il y a entre nous. Vous avez trouvé et vous trouverez encore des femmes aussi jeunes et plus belles que moi, tandis que moi je ne rencontrerai jamais deux hommes comme vous. Ces mots que vous me faites entendre, vous les avez déjà prononcés bien des fois.

ORTHEZ.

Il est vrai, la passion, l’excès même ont traversé mon existence, mais sans affaiblir en moi la vivacité des impressions et la soif du délire ; je suis semblable à ces terrains ravagés par la lave, dans son parcours capricieux quelques parties de terre végétale ont été respectées ; alors, à côté du sillon brûlé, couvert de cendre, s’épanouit une végétation verdoyante et jeune. (Il se glisse aux pieds de Renée, qui s’est assise, et l’enlace de ses bras.) Oui, je t’aime, Renée ; je t’aime sans souvenir du passé. Si ce que je ressens pour toi tu le partages, ne résiste pas à cet en traînement spontané. Elle sont rares et courtes les heures de véritable ivresse ; insensé celui qui les repousse, car, sans ces enthousiasmes sublimes, la vie n’est plus que stérilité et fadeur. Voici trois semaines que mon œil s’enivre de ta miraculeuse beauté ; il n’est pas un pli de ta lèvre, pas une ondulation de ton beau corps qui n’aient excité en moi de frénétiques transports.

RENÉE, cherchant à se dégager.

Taisez-vous, taisez-vous.

ORTHEZ, continuant.

Si tu l’ignores, cette beauté merveilleuse, regarde l’éclat de mes yeux, écoute le son de ma voix, et tu ne douteras plus de la puissance de tes charmes.

RENÉE.

Oui, je te crois et je t’aime.


FIN DU DEUXIÈME ACTE.


ACTE TROISIÈME

La scène représente un boudoir élégant.



Scène I.


RENÉE, à demi couchée sur une ottomane. — Elle paraît accablée. CÉLINE.


CÉLINE.

Il me semble que mademoiselle est encore plus faible qu’hier.

RENÉE.

Non. Mon père est absent ?

CÉLINE.

Oui, mademoiselle, monsieur le président est sorti de bonne heure. Il m’a demandé comment mademoiselle avait passé la nuit.

RENÉE.

Vous l’avez rassuré, n’est-ce pas ? je vous l’avais recommandé hier soir. Pauvre et excellent père !

CÉLINE.

Malgré ce que j’ai dû lui dire, monsieur le président paraissait inquiet.

RENÉE, s’efforçant.

Je vais mieux. (À part.) Quel supplice de mentir !

CÉLINE

Oh ! mademoiselle a quelque chose d’extraordinaire.

UN LAQUAIS.

Monsieur le docteur.

RENÉE

Un médecin ! quelle dérision ! (Haut) Qu’il entre.



Scène II.

les mêmes, LE DOCTEUR VALSTEIN, ANNIBAL, sur le seuil.
ANNIBAL.

Y a-t-il indiscrétion à entrer ?

VALSTEIN.

Non, mon jeune ami, vous pouvez assister à la visite. (À Renée) Ne vous levez pas, chère enfant, car vous êtes faible, très-faible. Voyons un peu quel progrès nous avons fait depuis hier.

RENÉE.

Je vais mieux, beaucoup mieux.

VALSTEIN.

Je ne suis pas de ceux qui s’en rapportent à un malade. Laissez-moi constater votre état.

ANNIBAL, adossé à la cheminée.

Oui, constatez. Ah ! c’est que vous avez un diagnostic qui ne se trompe guère, vous.

VALSTEIN, avec suffisance.

Vous pourriez dire : qui ne se trompe pas. (À Renée.) Je ne suis pas content de vous ; les plus grands soins vous sont indispensables. Il y a de la chlorose dans votre fait ; il est nécessaire de reprendre des forces. Je ne veux pas vous gronder, chère petite ; mais depuis votre sortie du couvent, votre hygiène n’a été qu’une suite d’imprudences. Je conçois très-bien que votre excellent père ne puisse vous refuser les plaisirs ; pourtant il devrait en réduire le nombre. N’imitez pas ce grand écervelé, qui, malgré sa mauvaise constitution…

ANNIBAL.

Comment, mauvaise constitution !

VALSTEIN.

Très-mauvaise. (À Renée.) Chère enfant, la médecine c’est de la logique simplement. Les transitions brusques ne valent rien pour la santé. On pourrait appliquer à tous ce que Montesquieu dit spécialement des soldats. Au couvent, vous vous couchiez à neuf heures ; vous vous leviez matin ; la régularité, enfin, était la base de votre existence ; maintenant, vous allez au théâtre deux fois par semaine ; vous passez vos nuits au bal ; là vous respirez un air dense et chargé d’azote : voilà toute la cause de votre mal. Quant à votre mélancolie, c’est la conséquence de l’affaissement et de la faiblesse.

ANNIBAL.

Docteur, vous êtes un homme profond. (Le docteur fait un mouvement) Laissez-moi vous dire que vous êtes profond.

VALSTEIN, solennel.

J’ai étudié, j’ai observé, j’ai profité.

ANNIBAL.

Ceci vaut le mot de César. Vous êtes profond, vous dis-je, et philosophe ; vous ne guérissez pas, par exemple ; oh ! non, pour ça, non ; mais vous constatez la maladie, et vous faites des sentences.

VALSTEIN.

Comment, comment !

ANNIBAL.

Les monuments de vos succès sont impérissables ; au Père-Lachaise, vous les voyez gravés sur le marbre, sur la pierre.

RENÉE.

Annibal, vous êtes fou. Docteur, il veut plaisanter.

VALSTEIN.

Il y a, certes, une cure que j’aurais dû faire depuis long-temps, et vous seriez guéri de la manie de trop parler.

ANNIBAL.

Docteur, recevez mes excuses. Tout à l’heure j’ai dit que vous étiez profond, philosophe ; j’aurais dû ajouter : spirituel. (À part.) Ça t’apprendra, vieux sot, à dire que j’ai une mauvaise constitution.

VALSTEIN, à Renée.

Au revoir, chère petite, car j’ai plus de cinquante malades à voir et qui m’attendent ce matin impatiemment ; continuez mes prescriptions d’hier, et j’espère que votre état s’améliorera. (Se levant.) Adieu, chère petite ; adieu, grand fou.

ANNIBAL, à part.

Il faut avouer qu’il existe des gens bien pressés de mourir. (Haut.) Au revoir, homme célèbre, et sans rancune.

(Valstein sort.)



Scène III.


RENÉE, ANNIBAL.


ANNIBAL.

Je me retire, chère, ma présence vous gênerait peut-être.

RENÉE.

Mais pas du tout. (À part) En le faisant parler, il me dira peut-être ce que je veux savoir.

ANNIBAL, à part.

Elle me retient !

RENÉE.

Mon cousin, ce buste si impatiemment attendu, quand l’aurai-je ?

ANNIBAL.

Ah ! oui, c’est vrai, au fait. Voici au moins cinq ou six jours que je ne puis mettre la main sur ce brigand d’Orthez.

RENÉE.

Il est absent ?

ANNIBAL.

Pas du tout. Absent de chez lui. — Oui, je crois que pour le moment votre buste n’a qu’une place très-secondaire dans son esprit.

RENÉE.

C’est flatteur. (À part.) Dieu, que je souffre ! (Haut.) Il a commencé d’autres travaux ?

ANNIBAL.

Dame ! Oui, comme vous voudrez.

RENÉE, inquiète.

Comment ! comme je voudrai ? (Pendant ce temps, Annibal a tiré son porte-cigare machinalement, il s’en aperçoit et le remet précipitamment dans sa poche.)

ANNIBAL, bas.

Je me croyais chez Zora. (Haut.) Du reste, tranquillisez-vous, il le terminera, ce buste ; il n’y a plus que des détails accessoires à retoucher, je vois que vous êtes tout à fait dans l’ignorance des artistes : c’est une race à part ; ils puisent les idées dans les impressions, et comme ils veulent beaucoup d’idées, il leur faut beaucoup d’impressions. (À part) C’est gazé et c’est clair.

RENÉE.

Je ne vous comprends pas.

ANNIBAL.

Alors je serai plus explicite ; vous pensez bien, chère Renée, que les choses ne se passent pas dans notre monde comme elles se passent au Sacré-Cœur.

RENÉE.

Et…

ANNIBAL.

Eh bien, ce n’est pas toujours au ciel que l’artiste demande ses inspirations : un sourire, une flexion du corps, une attache de pied excite son admiration et son enthousiasme ; il se monte la tête partout où il rencontre la beauté.

RENÉE, à part.

Partout. (Haut.) Et vous supposez que… ?

ANNIBAL.

Tenez, je vais vous faire rire, d’ailleurs, pourquoi ?

(Entre Céline.)



Scène IV.


les mêmes, CÉLINE, puis LA COMTESSE.


CÉLINE.

Mademoiselle veut-elle recevoir madame la comtesse Outrépief ?

ANNIBAL.

Oui, faites-la donc entrer, elle amusera Renée, Je raffole de cette femme-là.

RENÉE, à part.

La beauté partout où il la rencontre.

LA COMTESSE.

Bonjour, chère enfant, bonjour vicomte. (A Renée.) J’étais inquiète, car je vous avais quittée souffrante hier. Ah ! mon Dieu, comme vous êtes pâle ; vous n’avez donc pas dormi ?

RENÉE.

Peu.

ANNIBAL.

Ah ! ce ne sera rien, heureusement ; figurez-vous, chère comtesse, que j’étais en train de distraire ma cousine.

LA COMTESSE.

Ceci est bien.

ANNIBAL.

Je lui contais.

LA COMTESSE.

Une histoire merveilleuse, une légende, un conte de fées ?

ANNIBAL.

Non, non, une historiette moderne.

LA COMTESSE.

Qui est arrivée ?

ANNIBAL.

Qui arrive, c’est-à-dire.

LA COMTESSE.

Peut-on connaître les personnages ?

ANNIBAL.

Sans inconvénient ; mon héros est Jacques Orthez.

LA COMTESSE.

Oh ! oh ! nous sommes dans les hautes régions, et l’héroïne ? (Elle observe Renée.)

RENÉE, à part.

Je me meurs.

ANNIBAL.

Oh ! l’héroïne s’élève aussi à une certaine hauteur, les jours où elle est en jarret.

LA COMTESSE.

Comment ! vous parlez danseuses devant votre cousine !

ANNIBAL.

Mon Dieu, chère comtesse, ma cousine a vingt ans, et il est bien temps, ce me semble, de modifier un peu la réserve du couvent.

RENÉE, avec effort.

Continuez, continuez, ce que vous dites m’amuse beaucoup.

ANNIBAL, à part.

Il est une certaine science qui plaît toujours aux jeunes filles. (Haut.) Or, je soupçonne le cher Orthez d’avoir de vives préoccupations vers la rue Lepelletier. Du reste, depuis que je le connais, cela lui arrive au moins deux fois par mois.

LA COMTESSE, regardant Renée qui s’est retournée.

Ah ! ah !

ANNIBAL.

Oui, il y a là une grande machine, car on ne peut pas appeler cela un monument, une grande machine, dis-je, où l’élite de la jeunesse parisienne va perdre sa cervelle et son or.

LA COMTESSE.

Son or, j’accepte ; sa cervelle, il faudrait qu’elle en eût.

ANNIBAL.

Pour la finance, je vous la livre complétement, mais il y a encore dans l’aristocratie quelques natures privilégiées.

RENÉE, se renversant sur son siége.

Ah ! j’étouffe !

LA COMTESSE, à part.

J’en étais sûre. (Haut.) Grand Dieu ! elle se trouve mal. (Elle sonne.) Céline ! Céline !



Scène V.


les mêmes, CÉLINE, accourant


CÉLINE.

Ah ! mon Dieu ! mademoiselle évanouie !

ANNIBAL.

Ah ! je l’ai fatiguée en parlant ; je suis désolé. {{di|(La comtesse et Céline donnent des soins à Renée.) Ah ! elle rouvre les yeux ; ce n’était qu’un spasme : je suis rassuré ; je me retire, car vous serez plus libre de lui donner des soins. (À part, en sortant) Comme elle est faible ! le docteur a raison, il y a de la chlorose là dedans.

(Il sort.)



Scène VI.


LA COMTESSE, RENÉE, CÉLINE.


CÉLINE.

L’état de mademoiselle est alarmant ; tous les jours ses forces diminuent.

LA COMTESSE.

Non, Dieu merci, il n’offre aucune gravité. (Renée, qui était couchée, se lève sur son séant et regarde autour d’elle.) Chère enfant, ne vous effrayez pas : cela ne sera rien.

RENÉE.

Je suis brisée.

LA COMTESSE.

Tenez, Céline, sa faiblesse est extrême ; le moindre bruit peut l’agiter, et deux personnes autour d’elles ne sont pas nécessaires ; je m’entends à soigner les malades. Allez-vous en ; si j’ai besoin de vous, je vous appellerai.

CÉLINE.

Oui, madame.

LA COMTESSE.

Monsieur de Marsille est-il chez lui ?

CÉLINE.

Oh ! non, madame, il est sorti ce matin de bonne heure.

LA COMTESSE.

Eh bien, ma petite, s’il rentre, ne lui dites pas ce qui vient de se passer. Sa sensibilité est excessive ; il est sage de lui épargner une émotion trop vive.

CÉLINE.

Pourtant, madame, si l’on m’interroge ?

LA COMTESSE.

Vous direz que mademoiselle repose, qu’elle se sent mieux. Vous êtes une fille de tact, et vous me comprenez ; tenez, petite, voilà pour vous.

(Elle lui donne une pièce d’or.)
CÉLINE, avec empressement.

Oh ! je comprends, madame, qu’il est inutile que M. le président se fasse du mal.

LA COMTESSE.

Prévenez aussi le vicomte, afin qu’il sache à quoi s’en tenir. Ne dites pas que je suis là ; je prends tout sur moi.

CÉLINE.

Madame la comtesse peut être tranquille ; M. le vicomte vient de sortir. (À part) En voilà une vraie grande dame ! (Elle sort.)



Scène VII.


RENÉE, LA COMTESSE.
LA COMTESSE.

Comme vous souffrez, chère enfant ! Qu’éprouvez-vous ainsi ?

RENÉE, sanglotant dans son mouchoir.

De la fièvre, je ne sais enfin, mais je me sens bien mal.

LA COMTESSE.

Oh ! chère enfant, votre âme est trop héroïque pour qu’un peu de fièvre vous fasse pleurer. Vous avez une inquiétude, un chagrin peut-être ? quelle que soit sa nature, confiez-le moi ; j’ai ressenti la douleur et je sais y compatir.

RENÉE.

Oh ! non, non, c’est impossible !

(Elle cache sa figure dans ses mains.)
LA COMTESSE.

Si j’étais vêtue d’une robe de bure, si j’étais coiffée d’une cornette de religieuse, vous auriez confiance, Renée, et vous vous livreriez avec abandon ; et pourtant le dévouement n’a pas besoin de livrée ; c’est un sacerdoce que chacun peut exercer librement. On le reconnaît à un regard, à une pression de la main, à une inflexion de la voix. Dites, lorsque vous m’avez vue la première fois, n’avez-vous pas deviné une amie ?

(Elle prend Renée par les deux mains et l’attire à elle.)
RENÉE.

Oh ! si, madame, il y a tant de bienveillance dans vos yeux, tant de sympathie dans votre voix, qu’il est impossible de ne pas être attirée vers vous.

LA COMTESSE, digne.

Écoutez, mon enfant, je n’ai point d’intérêt à vous arracher vos secrets, mais il me semble que, si je les connaissais, je pourrais peut-être adoucir vos peines.

RENÉE, se jetant dans les bras de la comtesse.

Oh ! madame, si vous saviez… non, je n’oserai jamais…

LA COMTESSE.

Je vous aiderai, moi. Il y a trois semaines, au bal que donna votre père, vous étiez sinon heureuse, du moins calme, tranquille ?

RENÉE.

Oui, c’est vrai.

LA COMTESSE.

Votre agitation date de cette soirée ?

RENÉE.

Oh ! oui, c’est encore vrai.

LA COMTESSE.

Voyons, Renée, du courage ! votre confidence est à moitié faite. Vous aimez Jacques Orthez ?… Oh ! relevez la tête, il n’y a pas de quoi rougir.

RENÉE.

Grand Dieu ! vous avez deviné.

LA COMTESSE.

Était-ce donc si difficile !

RENÉE.

Oh ! oui, je l’aime. Sortie du couvent, à peine entrée dans le monde, j’avais autant de vide dans l’esprit que dans le cœur ; tout ce qui se disait autour de moi me semblait banal et insuffisant. Ces mêmes phrases, constamment répétées, fatiguaient mes oreilles sans flatter mon orgueil ; la présence de Jacques Orthez fit naître en moi des idées nouvelles ; son génie développa dans mon âme les notions du beau, du sublime ; à côté de lui, tout me sembla petit, étroit ; c’est que sa personne même ajoute encore de l’éclat à sa réputation. Quel homme peut donc se mesurer à lui ? Aussi, comme je fus heureuse, quand il consentit à faire mon buste !

LA COMTESSE.

Ah ! il y a eu de la fatalité là dedans ; si j’avais pu prévoir.

RENÉE.

Ces quinze jours passèrent comme un instant. Je ne vivais plus que dans son atelier, entourée de chefs-d’œuvre, au milieu de plantes rares, sous son regard inspiré. Je voyais le marbre palpiter sous ses mains ! qui aurait pu résister ? Tenez, j’ai été folle !

LA COMTESSE, comme frappée d’une idée subite.

Ah ! malheureuse ! je l’ai laissée seule avec lui ! (Elle la prend dans ses bras.) Va, ne m’en dis pas davantage ; j’ai tout compris, mais je te sauverai.

RENÉE.

Vous ne le pouvez pas.

LA COMTESSE.

Si, tu épouseras Orthez.

RENÉE, levant vivement la tête.

Que dites-vous là ? n’avez-vous pas entendu Annibal tout à l’heure ? Ce n’est que trop vrai, voici huit jours que je ne l’ai vu, il ne m’a même pas écrit. Oh ! non, il ne m’aime pas, j’en suis sûre. Hier, à l’Opéra, il était à l’orchestre. Grand Dieu ! j’ai cru qu’on me broyait le cœur au moment du ballet, car il sortit aussitôt après. Une danseuse parut plus que les autres concentrer son attention. J’étais au supplice. Sa tête, par des oscillations suivait tous les mouvements de cette femme. Quand elle eut terminé son pas, il quitta la salle sans même se retourner.

LA COMTESSE.

Rassure-toi, je connais Jacques, c’est vraiment un artiste. Quelquefois les impressions se succèdent rapides dans son âme, mais il n’a pu t’oublier.

RENÉE.

D’ailleurs, madame, je ne puis avoir aucun espoir, mon père ne consentirait jamais à un tel mariage.

LA COMTESSE.

Comment ! qui ne s’enorgueillirait pas d’avoir pour gendre un homme dont la gloire est universelle ?

RENÉE.

Je suis promise à mon cousin, et puis, dans l’existence de Jacques Orthez, il y a certaines extravagances que mon père ne pardonne pas.

LA COMTESSE.

Nous lui ferons entendre raison.

RENÉE.

Oh ! madame, il sera inexorable, vous ne connaissez pas mon père.

LA COMTESSE.

Si, je le connais, je suis sûre qu’il consentira.

RENÉE.

Jamais, ou alors il faudrait lui avouer ma faute, et je le tuerais.

LA COMTESSE.

Et pourquoi donc ?

RENÉE.

Pourquoi ? mais il préférerait la mort à une souillure faite à son nom. Sa vie a été intacte, et moi, moi son enfant, je lui dirais que je l’ai déshonoré ! Jamais, jamais !

LA COMTESSE.

Oh ! mon enfant, vous êtes jeune, l’illusion vous est permise ; mais sachez que, dans la vie d’un homme, les heures de défaillance prennent toujours leur place.

RENÉE.

Oh ! mon père en a été exempt, et c’est bien cela qui le rend si sévère.

LA COMTESSE.

Mais enfin, mon enfant, en admettant qu’un mariage avec Jacques Orthez contrariât ses vues, comment expliquer la préférence qu’il accorde à son neveu ?

RENÉE.

C’est le fils d’une sœur qu’il a beaucoup aimée.

LA COMTESSE.

Soit, mon enfant ; mais il vous aime encore plus qu’il n’a aimé sa sœur. Il ne peut pas vouloir vous sacrifier à un sot, comme Annibal ; d’ailleurs, vous ne l’avez jamais aimé, n’est il pas vrai ?

RENÉE.

Oh ! certes.

LA COMTESSE.

Comment ne vous êtes-vous pas demandé quelle raison déterminait votre père à le choisir pour gendre ?

RENÉE.

Cette réflexion ne s’est pas présentée à mon esprit.

LA COMTESSE.

Votre père renoncera à ce projet, car il ne voudrait pas vous contraindre;

RENÉE.

Mon père m’a positivement affirmé que mon refus lui causerait un grand désespoir ; alors j’ai consenti ; je n’aimais personne.

LA COMTESSE.

Est-ce donc à cause de son titre ? La tendresse passe avant l’orgueil.

RENÉE.

Ah ! je le vois bien, je suis perdue !

LA COMTESSE, avec élan.

Est-ce que je ne suis pas là, moi ? Sèche tes larmes ; je saurai bien forcer ton père à changer d’avis.

RENÉE.

Votre pitié pour moi vous égare. Vos tentatives seront vaines ; mais j’en mourrai.

LA COMTESSE, avec exaltation.

Mourir ! mourir comme ta mère ! je ne le veux pas. N’ai-je pas reçu d’elle une mission ?

RENÉE, reculant étonnée.

Ma mère… ma mère… Vous avez connu ma mère ?

LA COMTESSE.

Oui, je l’ai connue, et je l’ai retrouvée en toi, malheureuse enfant. Ah ! je ne le vois que trop, ton père immolera ton bonheur à sa vanité et à sa réputation ; mais je ferai échouer ses calculs.

RENÉE.

Mais, madame, comment ne m’avez-vous pas dit plus tôt que vous aviez connu ma mère ? j’aurais eu tant de bonheur à en entendre parler. Mon père a toujours éloigné ce sujet ; j’ai pensé que ce souvenir ravivait encore des regrets, et je me suis tue.

LA COMTESSE.

Votre père a de bonnes raisons pour garder le silence.

RENÉE.

Que voulez-vous dire ?

LA COMTESSE.

Non, je ne veux rien. Va, garde ton illusion ; mais non, pourtant, je ne puis t’abandonner ainsi.

RENÉE.

Oh ! je vous en supplie, expliquez-vous ; le doute est trop horrible.

LA COMTESSE.

Oui, je le dois. Thérèse n’est-elle pas là ; ne m’ordonne-t-elle pas de protéger sa fille ; mourante, n’était-ce pas sa dernière volonté ?

RENÉE.

Quoi ! vous avez vu mourir ma mère ?

LA COMTESSE.

Non ; oublie mes paroles, c’est trop affreux.

RENÉE.

Il n’est plus temps ; parlez, parlez, je le veux.

LA COMTESSE.

Ah ! c’est une lamentable histoire que celle-là.

RENÉE, surexcitée.

J’aurai le courage de tout entendre.

LA COMTESSE.

Oh ! mon Dieu, donnez-moi la force nécessaire pour faire un semblable récit.

RENÉE.

Que vais-je apprendre !

LA COMTESSE.

Mon enfant, ta mère était fille d’un soldat du premier Empire. Élevée à Saint-Denis, elle en sortit après la mort de son père, ayant comme unique ressource une pension insuffisante pour ses besoins. Elle était belle et son éducation était complète. On lui offrit une place d’institutrice dans une famille américaine ; elle l’accepta et partit pour Boston. Ce fut là qu’elle connut ton père, sans fortune lui-même ; on lui avait donné l’espérance d’une position avantageuse dans cette ville. À peine arrivé, rien de ce qu’on lui avait promis ne se réalisa. N’ayant pas l’argent nécessaire pour retourner en France, ton père songea à pourvoir à ses moyens d’existence. Ayant fait son droit et parlant parfaitement l’anglais, il trouva çà et là quelques misérables causes à plaider, qui l’aidèrent à vivre sans le faire connaître. Il rencontra alors ta mère, l’aima, s’en fit aimer, et la pauvre orpheline, exilée sur une terre étrangère, sans aucune affection, ne résista pas au seul être qui semblait s’attacher à elle. Cette liaison fut bientôt découverte par la famille dans laquelle elle était ; renvoyée, de nouveau sans ressource, son amour raviva son courage ; elle trouva des leçons particulières, et à force d’économie, de privations et de travail, elle parvint souvent elle seule à suffire aux besoins du ménage.

RENÉE.

Mais mon père ?

LA COMTESSE.

Hélas ! ton père, malgré ses efforts, n’obtenait guère de résultat ; enfin, cette situation dura deux ans, au bout desquels tu vins au monde.

RENÉE.

Grand Dieu !

LA COMTESSE.

J’étais pauvre aussi, mon enfant. Je demeurais dans la même maison que ta mère, et sa douceur, sa distinction, sa beauté firent naître en moi une sympathie et une amitié qui ne se sont jamais effacées. J’avais remarqué bien des fois sur le front soucieux de ton père qu’il souffrait encore plus que Thérèse de sa situation ; son humeur était plus difficile, ses manières plus froides ; Thérèse s’en aperçut aussi, et ce fut pour elle une amère déception. Un jour enfin, il reçut une nouvelle dont il ne fit part à ta mère que d’une façon évasive. Il déclara qu’un départ immédiat était urgent ; leur position, disait-il, allait changer, seulement leur liaison devait rester inconnue à sa famille, pour un temps du moins. Ta mère versa bien des larmes ; il partit et on ne le revit jamais.

RENÉE.

Ce n’est pas possible, madame, vous vous trompez.

LA COMTESSE.

Je comprends ton généreux élan, pauvre Renée, il en coûte d’accuser son père.

RENÉE.

Mon père n’a pu agir ainsi, madame ; sur d’injustes soupçons, peut-être a-t-il cru ma mère coupable, et d’ailleurs de quelles preuves pourriez-vous appuyer une semblable révélation ?

LA COMTESSE.

Des preuves, tu en veux ? tiens !

(Elle tire de sa poche un paquet de lettres et des portraits.)
RENÉE.

L’écriture de mon père, sa signature, son portrait, Ah ! celui de ma mère. (Plaçant le médaillon sur son cœur.) Comme je lui ressemble !

LA COMTESSE.

Et tu peux en être fière, c’était un ange, et ton père ne put jamais, même pour se justifier, lui reprocher une faute ; vois plutôt. (Elle prend une lettre.) « Chère Thérèse, si je ne t’aimais pour la beauté de ton visage, je t’aimerais pour la beauté de ton âme. »

RENÉE.

Oh ! c’est horrible !

LA COMTESSE.

À peine ton père était-il parti, qu’une crise commerciale sur vint, elle amena des restrictions forcées dans la vie de chacun ; nous perdîmes les quelques leçons que nous avions l’une et l’autre ; nous réunîmes alors nos deux ménages pour diminuer un peu la dépense ; tu étais là, il fallait bien te faire vivre.

RENÉE.

Mon Dieu !

LA COMTESSE.

Pauvre Thérèse ! le désespoir, la misère, tout l’envahit à la fois. Tu ne sais pas ce que c’est que la misère, mon enfant, toi ! quoi qu’il arrive, tu resteras toujours avec le prestige de ton nom et de ta fortune, mais une malheureuse fille séduite, abandonnée, est accablée par la société entière. La vertu n’est pas toujours le bonheur, mais c’est au moins la tranquillité. La vie de ta mère ne fut plus qu’une suite d’angoisses.

RENÉE.

Mais mon père, que devenait-il ?

LA COMTESSE.

Oh ! mon enfant ! il faut de l’indulgence : l’ambition étouffe les meilleurs sentiments ; il était près d’un oncle immensément riche, qui l’avait reconnu pour son unique héritier. Alors ses idées avaient pris une direction nouvelle ; il vous avait oubliées toutes deux ; d’ailleurs, la crainte d’indisposer son oncle, en lui faisant connaître sa conduite passée, est la seule raison qui puisse expliquer son abandon.


RENÉE.

Expliquer son abandon ! mais c’est infâme ! (Elle continue de parcourir la correspondance.) Et dire que tout cela est vrai.

LA COMTESSE.

Ta mère, ignorant où il était, écrivit néanmoins des lettres qu’elle envoya au hasard, quelques-unes lui revinrent. Regarde. (Lisant) « Mon Dieu ! qu’êtes-vous devenu ? Si vous tardez à revenir, nous serons mortes toutes deux. » Il y a encore la trace de ses larmes.

RENÉE.

Oh ! ma mère ! ma mère !

LA COMTESSE.

Si ton intérêt personnel ne me l’ordonnait, je m’arrêterais ici, mais il faut que tu saches toute la vérité. Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis la disparition de ton père, par un hiver rigoureux, notre dénûment était à son comble. La nudité des murailles, des clous plantés çà et là, auxquels rien n’était suspendu, attestaient naguère la présence d’objets qui avaient successivement disparu pour faire face aux exigences de la vie. Loin de donner la chaleur, la cheminée vide nous renvoyait le froid du dehors ; mais, je puis le dire, le chagrin plus que la misère détruisait la santé de ta malheureuse mère.

RENÉE.

Horreur !

LA COMTESSE.

Un jour, c’était la veille de Noël, j’avais passé de longues heures en courses inutiles, espérant obtenir quelque argent qui nous était dû. Je rentrai tard, le froid était âpre. Oh ! mon Dieu ! notre triste demeure ne me parut jamais si glaciale ! je trouvai Thérèse agenouillée sur le carreau, la tête appuyée sur son lit. Elle ne pouvait plus se soutenir, ses yeux étaient entr’ouverts, injectés, remplis de larmes, ses paupières bordées d’un rouge vif, sa voix était presque étouffée, sa respiration saccadée : elle était effrayante ; j’eus peur. « Tu souffres, lui dis-je ; mais qu’as-tu donc ? » Elle ne me répondit pas ; je me précipitai sur un verre où il y avait quelques gouttes d’un liquide blanchâtre.

RENÉE, suivant la comtesse avec des gestes d’horreur.

Oh ! mon Dieu ! faites que cela ne soit pas !

LA COMTESSE.

Ta mère ne me donna pas le temps de le saisir ; par un effort suprême, elle me retint avec force : « N’y touche pas, dit-elle ; c’est la mort. » La mort, m’écriai-je, ce n’est pas possible ! et je me jetai à ses pieds ; je l’entourai de mes bras ; mais les douleurs qui contractaient son beau visage annonçaient que le poison commençait déjà son terrible travail. Nous étions seules, seules sans secours, car les maisons étaient désertes, la piété chantait dans les églises, et l’ivresse chantait aussi dans les rues. J’emplis l’air de mes cris, les raffales du vent étouffaient ma voix ; il fallut bien alors me décider à partir ; je frappai à toutes les portes, appelant un médecin, inutiles efforts ! je sentais que, quelques minutes encore, et je ne trouverais plus qu’un cadavre ; je marchais, je marchais, toujours égarée ; en vain la bise glacée me cinglait le visage ;j’avais perdu le sentiment de moi-même ; je vis enfin une femme qui consentit à chercher pour moi le médecin et le prêtre. J’arrachai de mes épaules un mauvais châle, et je le lui donnai, car il ne me restait pas la plus chétive pièce de monnaie, je revins en toute hâte à la maison, un spectacle affreux me frappa les yeux.

RENÉE.

Mais le médecin, le médecin n’arrivait donc pas ?

LA COMTESSE.

Non ; ta mère, étendue sur le plancher, jetait par intervalles des cris de douleur, son corps était en proie à des contorsions terribles, ses lèvres étaient violacées ; pourtant elle conservait encore toute la netteté de ses idées ; ses mains crispées tenaient le portrait de ton père, et ses regards étaient attachés sur ton berceau.

RENÉE.

Et je dormais ?

LA COMTESSE.

Oui, pauvre enfant ! Ta mère eut encore la force de dire : « Chère ange, elle entrera aux Orphelines ; là au moins elle ne souffrira ni le froid ni la faim. » Oh ! l’expression de ses yeux, comment l’oublierais-je ! Ils exprimaient l’horrible situation d’une personne qui ne vit plus que pour mourir.

RENÉE.

Mais le médecin, le médecin !

LA COMTESSE.

Il ne devait arriver que trop tard. Jusqu’à son dernier souffle, Thérèse ne parla plus que de toi ; le prêtre vint enfin, et il fut édifié, ému de la résignation et de la générosité de la mourante à l’égard de celui qui était cause de son malheur ; le digne homme lui promit de veiller sur toi et de faire tous ses efforts pour retrouver ton père. Rassurée sur ce point, elle ne proféra plus une plainte ; elle rendit l’âme en me serrant les mains.

RENÉE.

Mon Dieu ! tout ce que j’entends n’est-il pas un rêve ?

LA COMTESSE.

Non, mon enfant, c’est bien la réalité. — Après la mort de ta malheureuse mère, je tombai gravement malade ; l’épuisement, les émotions, une douleur inexprimable amenèrent une triple gravité dans mon état ; toi, tu étais entrée aux Orphelines, grâce à la protection du bon ecclésiastique, qui remplit fidèlement sa mission. Souvent il me donna de tes nouvelles en me visitant à l’hôpital. Thérèse avait remis dans ses mains une lettre écrite à ton père, en cas qu’on le retrouvât. Ton authenticité, du reste, était incontestable, car tu as, comme M. de Marsille, un signe distinctif au bras droit.

RENÉE.

Mais enfin mon père me réclama donc un jour ?

LA COMTESSE.

Oh ! non, mais deux ans après ton entrée à l’orphelinat, le prêtre apprit fortuitement que ton père était en Allemagne. Tout dévoué, il n’hésita pas à faire le voyage ; il trouva M. de Marsille, et sut enfin, par l’éloquence du cœur, le forcer à revenir à des sentiments plus naturels.

RENÉE.

Ainsi, sans ce prêtre, je n’eusse jamais connu mon père ?

LA COMTESSE.

Jamais !

RENÉE.

Ah ! tenez ! je ne veux plus l’appeler mon père, car je le méprise encore plus que je le hais.

LA COMTESSE.

Et voici pourtant vingt ans qu’il fait illusion à tous ; la vertu devient facile quand les passions amorties laissent à la raison son libre exercice. Arrivé en France, M. de Marsille se fit passer pour veuf, et, grâce à son immense fortune et aussi à son intelligence, car, il faut lui rendre justice, c’est un homme supérieur, il monta rapidement les degrés de la magistrature pour ne s’arrêter qu’au plus élevé.

RENÉE.

Ma mère, morte empoisonnée ! Ah ! je me sens mourir.

LA COMTESSE.

Pardon, pardon, chère enfant, je t’ai brisée ; mais il fallait bien te donner des armes contre la tyrannie de ton père.

RENÉE.

Il l’a abandonnée, et toute sa vie n’a pas été repentir et larmes !

LA COMTESSE.

Renée, relevez votre courage, pensez au présent.

RENÉE.

Que me reste-t-il à espérer ?

LA COMTESSE.

Compte sur moi, je te jure que tu épouseras Orthez. Laisse moi agir, va prendre un peu de repos et ne fais rien sans m’en prévenir surtout.



Scène VIII.


les mêmes, CÉLINE.


CÉLINE.

Monsieur le président, qui rentre à l’instant, désire voir mademoiselle.

RENÉE, se levant égarée.

Non, non, je ne veux pas qu’il vienne !

LA COMTESSE.

Qu’avez-vous dit ?

CÉLINE.

J’ai dit que mademoiselle reposait.

LA COMTESSE, très-émue, à part.

Allons, je me croyais plus forte, je ne voulais jouer qu’une comédie et je me suis émue moi-même en retraçant cette phase de mon passé. (Haut) C’est bien, je me retire. Adieu, chère enfant ! (Bas) Plus de larmes, ta souffrance va bientôt cesser ; adieu.

(Elle sort.)



Scène IX.


RENÉE, seule.

Il me semble que ma tête va éclater. Non, ce n’est pas un songe, tout cela est vrai ; j’ai touché les lettres, les portraits. Je la vois, ma mère, elle est là étendue ; j’entends le râle de l’agonie. Oh ! cet homme, son bourreau, je ne pourrais supporter sa présence… Mais moi-même, flétrie, déshonorée, abandonnée comme elle, que vais-je devenir ? Je ne peux pas attendre, je veux sortir de cette situation. Mon Dieu ! pourvu que je ne devienne pas folle !… Je sais bien ce que je vais faire. (Elle s’assied et écrit.) Oui, c’est cela. (Elle sonne ; paraît Céline.)



Scène X.


CÉLINE, RENÉE.


RENÉE.

Céline, va à l’instant porter cette lettre.

CÉLINE.

Oui, mademoiselle.

RENÉE.

Chez Monsieur Jacques Orthez.

CÉLINE.

Ah ! je sais, mademoiselle, avenue de Saxe.

RENÉE, d’une voix saccadée.

Oui. S’il est chez lui, il te donnera une réponse ; s’il est absent, tu l’attendras… Tu me comprends, n’est-ce pas ?

CÉLINE.

Oh ! certainement, mademoiselle.

RENÉE.

Reviens, reviens vite, je t’en supplie.

CÉLINE.

Je pars à l’instant.

RENÉE, à part.

Et moi, je vais prier, si je puis.

(Elle rentre dans sa chambre.)



Scène XI.


CÉLINE.

Oh ! je savais bien, moi, que mademoiselle ne tarderait pas à aimer, mais je ne pensais guère que cela lui ferait tant de mal. Que peut renfermer cette lettre ? (Elle la tourne dans tous les sens ; entre M. de Marsille. Céline cache précipitamment la lettre.)



Scène XII.


LE PRÉSIDENT, CÉLINE.


LE PRÉSIDENT.

Que cachez-vous ?

CÉLINE, tremblante.

Moi, monsieur, je ne cache rien. (À part) Ô mon Dieu ! comme il me regarde !

LE PRÉSIDENT.

Alors, pourquoi avez-vous fait un mouvement à mon entrée ? D’où vous vient cette émotion ?

CÉLINE, de plus en plus interdite.

Je vous jure, monsieur…

LE PRÉSIDENT, impérieusement.

Ne jurez pas, vous mentez, vous teniez dans vos mains une lettre ; donnez-la-moi.

CÉLINE.

Mais, monsieur, elle m’est adressée.

LE PRÉSIDENT.

Qu’importe ! j’ai chez moi le droit de surveillance. (Il s’approche de Céline, qui recule.)

CÉLINE.

Monsieur, je vous en supplie…

LE PRÉSIDENT.

Vous m’avez entendu, je n’aime pas les scènes.

CÉLINE.

Monsieur, vous n’avez pas le droit de lire mes lettres.

LE PRÉSIDENT.

Je ne veux pas d’intrigues dans ma maison, et, si vous êtes libre de vous perdre, je suis libre de vous chasser.

CÉLINE, éperdue.

Eh bien, oui, monsieur, j’ai reçu une lettre, parce que, voyez-vous, je dois me marier, et…

LE PRÉSIDENT.

Vous êtes jeune et vous manquez d’aplomb. Cette lettre n’est pas à vous.

CÉLINE.

Je vous assure, monsieur…

LE PRÉSIDENT Donnez-la-moi, donnez-la-moi, ou malheur à vous ! (Cécile, effrayée, lui donne la lettre, le président la prend et la lit.)

« À monsieur

Jacques Orthez. » L’écriture de ma fille !… Mais que peut elle lui dire , lui demander ? Ô mon Dieu ! qu’y a-t-il ! (Il la décachette.) « Vous m’avez déshonorée, séduite, je suis perdue, car vous ne m’aimez pas. Je me meurs. » Mais non, ce n’est pas possible ! je suis en proie à un horrible délire ! (Apercevant Céline) Sortez, sortez ! (Céline s’enfuit épouvantée.)



Scène XIII.

LE PRÉSIDENT, seul. Grand Dieu !je suis fou, j’ai mal vu, j’ai mal lu. (Il tire les rideaux, ouvre les fenêtres.) J’ai comme un voile sur les yeux. Mais non, c’est vrai… ma fille, ma fille perdue, séduite par ce misérable !… Comment cela est-il arrivé ? N’avais-je pas tout prévu, n’était-elle pas entourée, cernée, pour ainsi dire ? Par quelle odieuse machination l’a-t-il surprise isolée ? Quelle magie, quelle fascination a-t-elle subie ? car elle est pure, naïve, ma Renée ; dans quel piége l’a-t-il fait tomber, le lâche ! Mais ce que j’éprouve, c’est de la rage ! J’étais père par la joie, je ne le suis plus que par la douleur. Depuis que cette femme est entrée dans ma maison, je ne vis plus ; j’ai pressenti je ne sais quel malheur. Hélas ! moi-même, il y a vingt ans, je fus coupable, je l’abandonnai, l’infortunée. mais j’étais jeune, et l’enfant, encore inerte, ne remuait pas les lèvres ; rien ne parla à mon cœur. Plus tard, lorsque je la vis, lorsque j’entendis sa voix, lorsque son regard s’arrêta sur le mien, une émotion délicieuse s’empara de mon âme… Ah ! c’est qu’un enfant, un enfant à soi, qui pleure quand on lui refuse et qui sourit quand on lui donne, quelle chose peut vous donner un semblable bonheur ? Ma fille ! ma fille ! tous mes rêves détruits, son avenir brisé… (Avec force.) Je vais le tuer… mais, non, tout deviendrait irréparable alors ; il savait bien, l’infâme, qu’autrement il ne pourrait obtenir ma fille. Mon Dieu ! donnez-moi du calme… (Il sonne.)



Scène XIV.


CÉLINE, LE PRÉSIDENT. (Céline ose à peine entrer)


LE PRÉSIDENT.

Où est ma fille ?

CÉLINE, effrayée.

Monsieur, mademoiselle dort. Oh ! je vous en prie, mon sieur, ne la réveillez pas, le docteur l’a expressément défendu.

LE PRÉSIDENT, marchant à pas précipités et se dirigeant vers la chambre de Renée.

Si ! il faut que je la voie !

CÉLINE, lui barrant le passage.

Monsieur, écoutez-moi ! mais vous allez la tuer !

LE PRÉSIDENT.

Oui, au fait, il vaut mieux ne pas la voir, car je ne me sens plus maître de moi.(À part.) C’est chez lui que je vais aller. (Il entre dans son cabinet.)

CÉLINE, seule.

Grand Dieu ! protégez-nous ! (Elle ferme toutes les portes à double tour.) Comme cela, il ne pourra pas rentrer. Sa fureur m’épouvante. Si je pouvais voir à travers la serrure. (Elle regarde) Il parle seul, il s’agite ; je ne reconnais plus monsieur. Ah ! ciel ! il prend des pistolets, il les met dans ses poches ; ah ! le malheureux ! il va commettre un crime ! (Sur le devant de la scène.) Je me meurs de peur, que va-t-il arriver ? Ah ! j’ai sauvé ma maîtresse, car sans moi il l’eût tuée. (Elle regarde.) Il s’en va comme un fou. (Elle court à la fenêtre.) Ah ! mon Dieu ! que dit-il au cocher : « Avenue de Saxe, chez Monsieur Orthez ! » Il va l’assassiner, c’est sûr ! Comment faire ?… Mademoiselle, ma demoiselle, au secours !



Scène XXVI.


RENÉE, CÉLINE.


RENÉE.

Comment ! tu es revenue ? Ah ! l’attente m’a semblé longue ; donne donc vite.

CÉLINE.

Mademoiselle… oh ! si vous saviez…

RENÉE.

Il n’est plus à Paris ; il me fuit… parle donc !

CÉLINE.

Non, ce n’est pas cela ; comment vous dirai-je ?

RENÉE.

Mais, misérable, ne vois-tu pas que tu me déchires le cœur ?

CÉLINE, tombant à genoux.

Ne m’accusez pas, ne m’accablez pas ; ce n’est pas ma faute.

RENÉE.

Mon Dieu ! mais que veut-elle dire ?

CÉLINE.

Cette lettre…

RENÉE.

Eh bien ?

CÉLINE.

À peine me l’aviez-vous remise, que… Oh ! je n’oserai jamais.

RENÉE.

Mais parleras-tu !

CÉLINE.

Monsieur est entré ; il l’a vue.

RENÉE.

Lâche ! tu la lui as donnée ?

CÉLINE.

Je vous jure que je me suis défendue ; mais un homme est toujours plus fort qu’une femme.

RENÉE.

Où est-il ?

CÉLINE, éperdue.

Qui ?

RENÉE.

Mon… mon… (D’une voix étouffée.) mon père.

CÉLINE.

Il est parti comme un furieux. Il voulait vous tuer ; mais je lui ai barré le passage.

RENÉE.

Pourquoi l’en as-tu empêché ? il fallait laisser assouvir sa fureur, et je ne souffrirais plus.

CÉLINE.

Alors il a mis des pistolets dans sa poche, et il est parti chez monsieur Orthez.

RENÉE, poussant un cri.

Ah ! malheureuse ! et tu ne le dis pas plus tôt… J’y serai avant lui.

(Elle se jette sur un chapeau.)
CÉLINE.

Que voulez-vous faire ?

RENÉE.

Empêcher un crime.

CÉLINE.

Je ne vous laisserai pas partir.

RENÉE.

Folle !

CÉLINE.

Mademoiselle, restez ; vous ne savez pas à quel danger vous allez vous exposer.

RENÉE, exaltée.

Ai-je encore quelque chose à craindre ?

CÉLINE.

Non, ne partez pas. (Elle se met devant la porte.)

RENÉE.

Laisse-moi, te dis-je… mais laisse-moi donc passer ! (Elle pousse violemment Céline, qui tombe évanouie.)


FIN DU TROISIÈME ACTE.


ACTE QUATRIÈME


L’atelier de Jacques Orthez au lever du rideau. Musique douce. Les portières de la scène sont relevées et laissent voir une table dressée autour de laquelle sont Orthez et quelques amis, dont Annibal et deux femmes. — Les portières tombent presque aussitôt.



Scène I.


UN DOMESTIQUE, puis RENÉE.


LE DOMESTIQUE.

Si mademoiselle veut entrer.

RENÉE, épuisée.

Monsieur de Marsille n’est pas venu ?

LE DOMESTIQUE.

Non, mademoiselle.

RENÉE, joignant les mains.

Ah ! Dieu soit loué ! j’arrive à temps.

LE DOMESTIQUE.

Je vais prévenir monsieur.

RENÉE, l’arrêtant.

Non, non, gardez-vous-en bien. (On entend des rires derrière la tapisserie.) On rit.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur a quelques amis à déjeuner.

RENÉE, mettant la main sur ses yeux.

Horreur ! il rit, et j’ai le désespoir dans l’âme.

LE DOMESTIQUE, à part.

Je voudrais bien savoir ce qu’elle vient faire ici, par exemple. (Haut.) Alors, mademoiselle préfère attendre dans l’atelier ?

RENÉE.

Non, non. Tenez, prenez cette bourse ; je vous donnerai le triple, si vous êtes discret. Cachez-moi de façon à pouvoir tout entendre.

LE DOMESTIQUE, prenant la bourse, à part.

Ah bah ! au fait, ça ne fâchera pas monsieur, une jolie fille cachée chez lui. (Haut.) Voici un cabinet dans lequel mademoiselle sera parfaitement.

RENÉE, entrant.

Est-ce bien moi, mon Dieu ? (Se tournant vers le domestique.) Surtout, gardez le silence !

LE DOMESTIQUE.

Oui, mademoiselle ; seulement, mademoiselle n’oubliera pas que je m’expose à perdre ma place.

RENÉE.

Vous savez ce que je vous ai promis.

LE DOMESTIQUE.

Oh ! je n’ai pas oublié.

(Elle entre et tire la clef)



Scène II.


ORTHEZ, LE DOMESTIQUE.


ORTHEZ.

Enfin ils sont partis. Ce bruit me fatigue sans m’étourdir. (Au domestique) Quelqu’un est entré dans mon atelier, tout à l’heure ?

LE DOMESTIQUE.

Monsieur a fait erreur, personne n’est venu.

ORTHEZ.

Ah ! c’est assez singulier, j’ai entendu parler.

LE DOMESTIQUE.

C’est moi, monsieur, qui chantonnais en rangeant.

ORTHEZ.

Ah ! c’est bien, je me suis trompé. (S’asseyant.) Je suis mécontent de tous et de moi-même. Cet Annibal est suffocant de sottise ; et cette Rosalinde, quelle épaisse créature ! l’œil ne peut s’arrêter sur elle sans dégoût : nature vulgaire, ses joues pendent comme des mamelles de brebis. (Il se lève et se dirige vers le cabinet) Tiens, où est donc la clef ; Frank, qu’as-tu fait de la clef ?

LE DOMESTIQUE.

Mon Dieu ! monsieur, j’en suis dans l’ignorance. Tout à l’heure, j’ai voulu entrer dans le cabinet ; j’ai pensé que monsieur, peut-être, l’avait ôtée par distraction.

ORTHEZ.

Cherche-la.

LE DOMESTIQUE.

On la trouvera, monsieur, on la trouvera.

ORTHEZ, à lui-même.

Folle cervelle ! l’homme pensera-t-il toujours comme un sage et agira-t-il comme un sot ? (Il s’étend sur un divan.) Je ne veux plus que penser. Frank, apporte-moi le narghilé.

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur.

(Il sort.)



Scène III.


LE PRÉSIDENT, ORTHEZ

Le président est entré par la serre. Il fait quelques pas et s’arrête ; il semble faire des efforts pour se maîtriser ; il s’avance enfin jusqu’à Orthez. Orthez, qui s’est retourné, l’aperçoit et se lève aussitôt.

ORTHEZ.

Monsieur de Marsille !

(Le président le regarde fixement.)
LE PRÉSIDENT.

J’ai voulu moi-même vous remettre cette lettre. (Il la présente à Orthez, qui veut s’en emparer ; il le retient d’un geste terrible.) Lisez, monsieur, lisez. (Il se fait un instant de silence ; Orthez regarde la lettre et demeure atterré. — Moment de silence) Ne trouvez-vous pas qu’il me faut une grande puissance sur moi-même pour ne pas vous brûler la cervelle ?

ORTHEZ.

Il est permis d’hésiter, monsieur, avant d’assassiner les gens.

LE PRÉSIDENT.

N’avez-vous pas assassiné mon honneur ? Il n’y aurait là qu’une légitime vengeance, alors.

ORTHEZ.

Calmez-vous, monsieur, je vous supplie, et veuillez m’écouter.

LE PRÉSIDENT, avec mépris.

L’écouter ! (Se croisant les bras) Voyons, qu’aura-t-il à répondre, celui qui a osé porter la honte dans ma famille ; soutiendra-t-il mon regard, supportera-t-il ma présence, quelque grande que soit son audace ?

ORTHEZ., froidement.

Monsieur, ces formes oratoires sont inutiles, il n’y a ici que des statues ; parlez plus simplement, je vous prie.

LE PRÉSIDENT, hors de lui.

Misérable ! vous m’insultez de nouveau !

ORTHEZ.

Mais non, monsieur ; je ne cherche point à me justifier ni à amoindrir mes torts ; j’en ai, et je vous jure que je ferai tout ce qu’il sera en mon pouvoir pour les réparer.

LE PRÉSIDENT, plein de mépris.

Oh ! je ne savais que trop que la réparation ne se ferait pas attendre ; n’était-ce pas le but de votre infâme projet ?

ORTHEZ.

Un projet !

LE PRÉSIDENT.

Mais que s’est-il donc passé ? Comment avez-vous pu vous trouver seul avec ma fille ? N’est-ce pas à l’aide d’un complot infernal que… ?

ORTHEZ, vivement

Ah ! monsieur, cette supposition est odieuse ; dans quel intérêt… ?

LE PRÉSIDENT.

Dans quel intérêt ?… mais celui de vous approprier deux millions de dot ; et comme vous saviez bien que mon nom ne se fût jamais accolé au vôtre, vous avez eu recours à un piége.

ORTHEZ, dignement.

Mesurez vos paroles, monsieur ; du reste, un seul mot fera tomber vos étranges suppositions : par réparation, je n’ai pas entendu mariage ; je n’épouse pas, moi.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! c’est en vain que vous voulez vous soustraire à cette horrible accusation, vous n’y parviendrez pas. Le prestige de votre génie, de votre réputation ne m’éblouit pas, moi ; à mes yeux, une statue réussie ne paye pas pour toute une vie de débauches et de dissipations ; l’or qui ruisselle de vos mains n’est pas encore suffisant à vos insatiables besoins. (Orthez fait un mouvement.) Je le sais.

ORTHEZ.

Il est possible que l’équilibre de mes finances ne soit pas parfaitement établi : c’est la main d’un nain qui reçoit, et c’est la main d’un géant qui donne. Pourtant, quant à vos deux millions, je m’en soucie fort peu ; car, je vous le répète, je n’épouse pas.

LE PRÉSIDENT.

Vous n’épousez pas !

ORTHEZ.

Non, monsieur.

LE PRÉSIDENT, s’approchant avec menace.

Vous n’épousez pas !

ORTHEZ.

J’aime à croire, monsieur, que vous n’espérez pas obtenir quelque chose par la menace. Vous ne cessez de m’insulter et vous me proposez votre fille ! c’est une singulière façon de procéder.

LE PRÉSIDENT.

Mais ne l’avez-vous pas séduite, et n’est-ce pas là l’affront le plus odieux, l’outrage le plus abominable ?

ORTHEZ.

Oh ! mon Dieu ! si j’ai séduit, c’est que j’ai été séduit moi même. Ceux qui parlent de maîtriser les passions sont incapables de les ressentir ; d’ailleurs, convient-il bien que les hommes s’accusent entre eux de priviléges, de droits qu’ils se sont arrogés et qu’ils maintiennent de leur plein gré ?

LE PRÉSIDENT.

Mais vous avez eu l’audace de choisir ma fille comme objet de vos plaisirs ; le nombre des filles perdues n’est-il pas assez grand ?

ORTHEZ.

Eh ! monsieur ! ces filles dont vous parlez avec tant de dédain ne seraient pas perdues si on les avait respectées comme vous voulez qu’on respecte la vôtre.

LE PRÉSIDENT.

Quoi ! vous voulez comparer… !

ORTHEZ.

Et pourquoi pas ? Croyez-vous qu’il est des créatures assez malheureuses pour être vouées au mépris et à l’abandon, sans même qu’on y prenne garde ? Si votre fille était une humble ouvrière, si son toit était une mansarde, je me croirais engagé envers elle ; mais mademoiselle de Marsille est riche, puissamment riche, et en l’épousant pour réparer une faute, j’en commettrais une plus grande.

LE PRÉSIDENT.

L’honneur est donc pour vous un mot sans portée, et ne comprenez-vous pas qu’il le faut intact dans de certaines familles ?

ORTHEZ.

Je n’admets pas ces sortes de distinctions, et voici un singulier aveu de votre part ; vous, devant lequel tous les hommes doivent paraître égaux, votre honneur est-il plus précieux que celui du plus petit d’entre nous, et d’ailleurs, quand ce dernier y faillit, les lois le traitent-elles avec moins de rigueur ?

LE PRÉSIDENT.

Monsieur !

ORTHEZ.

Enfin, qu’y a-t-il de changé dans la position de votre fille ? N’est-elle pas toujours jeune, belle, riche, honorée ? Et quant à cette heure d’égarement réciproquement partagé, qui la connaîtra ? Sont-ce ces murs qui en révéleront le secret ?

LE PRÉSIDENT.

Ah ! vous appartenez bien à cette classe sans morale et sans principes qui croit se réhabiliter sous les faux semblants d’imagination et de génie !

ORTHEZ.

Ah ! je sais bien que les hommes de toutes les professions ne manquent pas de crier bien haut nos faiblesses, pour détourner l’attention publique des leurs ; le vulgaire comprend il les exigences de notre vie ? ne se consume-t-elle pas à la recherche du sublime, de l’idéal dans la nature ? L’ambition du véritable artiste ne se borne pas à reproduire une forme, un contour, une couleur ; c’est la passion, la pensée, la vie qu’il lui faut rendre et fixer ; l’art n’est pas seulement la science, l’étude, car tous pourraient y atteindre, avec quelque intelligence et quelque volonté ; l’art, c’est l’inspiration, c’est ce rayon lumineux que le Prométhée de la fable voulut ravir au ciel, car, quoi qu’on dise, le génie n’est pas la propriété de l’homme, ce n’est qu’un prêt, il lui échappe souvent quand il croit le saisir.

LE PRÉSIDENT.

Le génie ! Appellerez-vous ainsi cette démence née de l’ivresse et de l’orgie ?

ORTHEZ.

Ces fantaisies, ces caprices, ces extravagances dont on nous accuse sont les signes de l’inquiétude fiévreuse qui prend tout homme à la recherche d’une sorte de chimère. Amoureux de cette beauté unique, nous l’admirons dans toutes ses variétés, sous toutes ses formes ! que l’objet de nos rêves respire sous le fichu grossier de la fille du peuple ou sous le velours de la grande dame, les magnificences de la nature excitent le délire ! transporté hors de soi, la raison devient impuissante.

LE PRÉSIDENT.

Si votre délire passé ne laisse plus rien après lui, ne voyez vous pas que le désespoir reste à ma fille !

ORTHEZ.

Ah ! croyez-moi, il vaut mieux des larmes de quelques jours que des pleurs de toute une vie ; des existences comme les nôtres doivent se poursuivre seules.

LE PRÉSIDENT.

Mais elle en mourra !

ORTHEZ.

Non, monsieur, non, on ne meurt pas de ces choses-là.

LE PRÉSIDENT.

Vous vous trompez, on peut en mourir ; d’ailleurs, savez vous si, parmi vos malheureuses victimes, il n’en est pas… ?

ORTHEZ.

Oh ! non, Dieu merci, j’en ai la preuve certaine, je les ai toutes revues depuis.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! je ne sais qui retient encore mon bras, vous riez avec la douleur ; vous êtes un misérable !

ORTHEZ.

Et avant d’entendre mon refus, ne me traitiez-vous pas ainsi ? Ce que je fais en ce moment est peut-être l’action la plus honorable de ma vie. Quel homme refuserait une femme belle et deux millions ? J’obéis à la voix de ma conscience.

LE PRÉSIDENT.

Mais refuseriez-vous, si vous aimiez ?

ORTHEZ.

Mais, mon Dieu, monsieur, je vous l’ai déjà dit, ce que j’ai ressenti tenait plus de l’enthousiasme que de l’amour.

LE PRÉSIDENT.

Il ose me dire en face qu’il n’aime pas ma fille !

ORTHEZ.

Mais, encore une fois, pourquoi vous obstiner à vouloir ce mariage ; pourquoi me forcer à prendre des chaînes que mon indépendance briserait ? Est-ce pour lui en faire supporter tout le poids ? Laissez-la donc, la pauvre enfant, se refaire une vie ; elle sera aimée, elle aimera ; ce que je lui donnerais serait trop peu de chose.

LE PRÉSIDENT.

Je n’entends plus rien ; ne m’exaspérez pas ; épousez-vous ma fille, oui ou non ?

ORTHEZ.

Non, monsieur.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, alors j’aurai ton sang.

ORTHEZ.

Faites ce que vous voudrez, monsieur, mais je ne me battrai jamais avec vous.

LE PRÉSIDENT.

Ce n’est pas ainsi que je l’entends, car je courrais une chance, celle de ne pas te tuer ; il me faut ta vie, lâche ; la mienne est brisée, ma fille est perdue ; je me tuerai après, mais au moins je me serai vengé.

(Il tire un pistolet.)



Scène IV.


les mêmes, RENÉE, se précipitant entre eux.
LE PRÉSIDENT.

Ma fille !

ORTHEZ.

Renée ! Elle était là !

RENÉE.

Et de quel droit tueriez-vous cet homme ? Quel est celui de vous deux qui dépasse l’autre ; le mépris dont je dois l’accabler ne rejaillira-t-il pas sur vous ? Vous lui reprochez le présent ; ne peut-il pas vous reprocher le passé ? (Elle saisit le bras de son père.) Parlez-moi donc de ma mère ; vous aussi, avez-vous eu pitié de ses larmes, de son désespoir, ne nous avez-vous pas abandonnées toutes deux ; le poison n’a-t-il pas terminé ses souffrances ?

LE PRÉSIDENT.

Grand Dieu ! elle sait tout !

RENÉE.

Ah ! vous croyez l’avoir ensevelie dans l’oubli ; mais la morte s’est relevée pour demander vengeance ; ma mère a souffert, je souffre ; vous l’avez tuée, il me tue ; c’est justice. Et pour tant, hier encore, je vous vénérais ; le souvenir de cette femme à qui je devais le jour s’effaçait dans mon cœur devant ma tendresse pour vous, cette femme, qui la méritait tout entière, car elle avait sacrifié sa vie pour sauver la mienne. Oui, nous étions nées toutes deux pour la douleur.

LE PRÉSIDENT.

Par pitié !

(Orthez le retient.)
ORTHEZ.

Oh ! laissez-la, laissez-la parler.

RENÉE.

Que de déceptions devaient m’abreuver à la fois ! Amitié, amour, vénération, plus rien ! Entraînée moi-même par le prestige du génie, par la séduction de la parole, je me suis égarée ; mais pouvais-je penser que l’intelligence la plus sublime descendrait au mensonge et à l’infamie ! Que sert la beauté, la jeunesse, une vie pure, si elle ne donne que mépris et abandon ? Quel réveil ! Un instant je me sentis transportée ; je disais à cet homme : Vous m’avez révélé des idées ; moi, je vous révélerai des sentiments ; votre vie a été partagée par bien des amours. Qu’importe ! vous ne pourrez jamais les confondre avec le mien. (Orthez la suit avec tous les signes d’une admiration croissante.) Je n’ai point de passé ; je vous donne le présent, l’avenir ; jusque-là, vous n’avez connu que la beauté des corps, vous connaîtrez la beauté de l’âme ; tout ce que l’amour a d’enthousiasme et de dévouement fera vibrer en vous des cordes nouvelles. (Riant.) Insensée ! folle ! Tu as cru que le souffle de ton amour ferait jaillir une étincelle de ce foyer éteint ; tu n’en as fait voler que les cendres, et il n’est resté que le vide. (se retournant vers orthez) Oui, vous avez raison, vos inspirations ne sont que des éclairs, car les grandes pensées peuvent traverser votre âme, mais elles rougiraient de s’y arrêter.

LE PRÉSIDENT.

Ma fille ! ma fille ! pardonne !

RENÉE, exaltée.

Ne m’appelez pas votre fille. Je ne vous connais plus.

LE PRÉSIDENT, se levant.

Ma fille, ne me maudissez pas maintenant. J’ai tout perdu, je ne tiens plus à la vie. Cette arme, que je devais diriger contre le séducteur de mon enfant, cette arme, je la tournerai contre moi. Ô Thérèse ! tu es bien vengée.

(Il s’éloigne. Renée pousse un cri, s’élance et le retient.)
ORTHEZ, dont l’émotion est à son comble, tombe aux genoux de Renée.

Renée, ma Renée, pardonne à ton père, si tu veux pardonner à ton mari.

(Renée penche la tête sur l’épaule de son père et abandonne sa

main à Orthez. — Au même instant, la portière se soulève, et la

comtesse et Annibal s’arrêtent étonnés.)



FIN.



Paris. — Typographie Herruyer, rue du Boulevard, 7.


À BON CHAT BON RAT


COMÉDIE-PROVERBE


EN UN ACTE ET EN PROSE
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vous demander : N’est-ce pas cela ?

ANTOINETTE.

Mais que conclure ?

OCTAVE.

Je vous laisse juge, madame ; je ne conclus pas, j’ai exposé une situation. À vous de prononcer !

ANTOINETTE.

Des questions pareilles ne se résolvent pas à l’instant. Votre plaidoirie ne manque pas d’éloquence. Mais puisque vous me faites juge, pour avoir tout le temps d’être consciencieusement impartiale, je remets la décision à quinzaine.

OCTAVE.

Quoi ! vous partez, madame ?

ANTOINETTE.

Oui, la saison s’annonce mal. Il y a ici une bise que je redoute très-fort. Dans quinze jours, je serai à Rochebois ; libre à vous de venir reprendre la conversation ; nous sommes tous de pauvres plantes et nous subissons moralement l’influence des climats. Je verrai si vos idées n’ont pas varié sous un autre ciel. La Méditerranée ne passe pas à ma porte, et le phosphore ne jouera aucun rôle.

OCTAVE.

Quoi ! madame, vous permettez ?

ANTOINETTE, lui présentant la main sur laquelle Octave pose les lèvres.

À bientôt.


FIN.


UN NEVEU, S’IL VOUS PLAÎT


COMÉDIE


EN TROIS ACTES ET EN PROSE
PERSONNAGES


Le capitaine STRIKER, négrier.

HORACE MALQUAIS.

VAULUCHET, inventeur,

GAMBIER, médecin,

CHAMPMAILLY, paysagiste, amis d’Horace.

ALBÉRIC DE TOURBRUNE, lieutenant de dragons.

EVRART, beau-père d’Horace.

BAZIN, vieux domestique.

LOUISE, femme d’Horace.

Mme DE SORIEU.

Mme EVRART.

FLEURETTE, femme de chambre.

La scène se passe, au premier acte, dans une bastide aux environs de Marseille, chez M. Evrart ; aux deuxième et troisième actes, aux environs de Paris, dans une campagne, chez Horace Malquais.

UN NEVEU, S’IL VOUS PLAÎT



ACTE PREMIER

Le théâtre représente un salon dans une élégante bastide des environs de Marseille. Trois portes au fond donnant sur une terrasse. La mer au lointain.




Scène I.


BAZIN, seul.

Oui, je ne me trompe pas, il y a juste trente ans aujourd’hui que M. Abel, le frère de madame, a disparu de la maison, après un coup de tête, sans qu’on pût savoir jamais ce qu’il était devenu. Cruel anniversaire ! Je ne puis penser encore à ce pauvre jeune homme sans verser des larmes ! Lui si doux, si charmant ! on eût dit une jeune fille ! Il était bien un peu léger, qui ne l’est pas à vingt ans ? Oh ! s’il était ici ce matin, il assisterait au mariage de sa nièce. Je l’ai aussi élevée, la chère petite, je l’ai portée dans mes bras, j’ai guidé ses premiers pas. Elle me tutoyait, elle m’embrassait ; l’enfance ne distingue pas les rangs. C’est une bien grande folie que de s’attacher ainsi aux enfants qui ne sont pas les vôtres. On assiste en spectateur à tout ce qui leur arrive, n’ayant aucun droit sur eux et ne pouvant pas conjurer le mal qui les menace. Oui, elle se marie, et je suis plus triste que s’il était question de ses funérailles. Je ne reste pourtant jamais étranger aux joies de la famille. Mais c’est qu’en vérité, au jour d’aujourd’hui, les fiancés font de singulières figures. De mon temps, qui disait amoureux disait joyeux ; maintenant, le contraire c’est le genre. Cette union rétablit la fortune de mon pauvre maître, fortune bien compromise, hélas ! Aussi est-il dans la joie. Allons, voici encore des invités. Le cortége est parti depuis une heure. Ils sont en retard, malgré les chemins de fer. Quelle pitié que ces inventions-là !



Scène II.


BAZIN, CHAMPMAILLY, GAMBIER, VAULUCHET. (Ils portent chacun une petite valise et une couverture attachée par une courroie.)


BAZIN.

Que demandent ces messieurs ?

GAMBIER.

Enfin, voici une figure humaine. Imaginez-vous, mon brave homme, que nous sommes entrés par les jardins.

CHAMPMAILLY.

Et comme ils sont immenses, nous avons failli nous perdre.

VAULUCHET.

C’est concevable, quand on ne connaît pas le chemin.

BAZIN.

Ces messieurs sont sans doute invités à la noce ?…

GAMBIER.

Mais oui, et nous venons de Paris à Marseille pour y assister.

BAZIN.

Sauf votre respect, messieurs, je dois vous dire que vous ne verrez pas la cérémonie.

CHAMPMAILLY.

Comment, ils sont partis ?

VAULUCHET.

Déjà ?

BAZIN.

Il est onze heures et demie.

GAMBIER.

Ah çà ! mais à Marseille les mariées ne sont donc pas toujours en retard ? J’avais compté sur la longueur de la toilette, sur les mille péripéties d’un pareil jour.

BAZIN.

Sauf votre respect, monsieur, vous êtes venu par le chemin de fer ?

VAULUCHET.

Et comment, diantre, voulez-vous qu’on vienne ?

BAZIN.

Hélas ! messieurs, j’ai l’air d’un vieux fou, d’un radoteur, mais avec vos chemins de fer on n’arrive jamais.

CHAMPMAILLY.

Ah ! le fait est que nous avons eu bien des arrêts, pour de l’eau, pour du charbon, que sais-je ? Mais avec la diligence c’était bien autre chose.

BAZIN.

Faites excuse, monsieur ; avec la diligence on se préparait à l’avance, on retenait sa place, on faisait sa malle la veille et on n’oubliait jamais l’heure du départ. Au jour d’aujourd’hui, on s’apprête au dernier moment, le train est parti, et on n’arrive pas… C’est le genre.

GAMBIER.

Dites donc, mon brave homme, est-ce que vous n’avez jamais été en chemin de fer ?

BAZIN.

Dieu m’en préserve ! monsieur ; la prudence n’est pas défendue, et bien que je sois à la fin de ma carrière, je ne désire pas hâter ma dernière heure.

VAULUCHET, à part.

Peste soit du bavard. (Haut.) Dites donc, messieurs, au lieu de poursuivre une conversation interminable, nous ferions mieux de demander une chambre afin de passer un habit pour nous rendre à l’église.

GAMBIER.

Vauluchet a raison. Moi, d’abord, j’aime voir marier. Eh bien, mon ami, pouvez-vous disposer d’une chambre ?

BAZIN.

Ah ! messieurs, en ce moment je ne saurais vous répondre, malgré tout le respect que je vous dois. La maison est en tumulte, je suis obligé de surveiller tout. Ah ! messieurs, il faut une tête, voyez-vous, une tête ! La mienne est déjà fendue.

VAULUCHET, à part.

Le fait est qu’il a un petit air fêlé.

CHAMPMAILLY.

Eh bien, mais puisque la maison est déserte, nous allons nous accommoder ici. Il s’agit de passer un habit et de mettre une cravate.

BAZIN, solennel.

Du moment que la décence est respectée, messieurs, vous pouvez rester dans ce salon. Au retour de mes maîtres, je pourrai m’occuper de vous trouver un appartement convenable. Ces messieurs désirent-ils prendre quelque chose ?

GAMBIER.

Non, cela nous couperait l’appétit, et il le faut intact pour le déjeuner. Merci, allez à vos affaires, mon brave. Votre nom ?

BAZIN.

Bazin, si vous voulez bien le permettre.

(Il s’incline et sort.)



Scène III.


les mêmes, moins BAZIN.
GAMBIER.

Ah ! quel bon type de domestique !

VAULUCHET.

Il est lugubre comme un employé des pompes funèbres.

CHAMPMAILLY, tirant son habit de sa valise.

Savez-vous que c’est charmant de nous être ainsi rencontrés !

GAMBIER.

Oui, c’est singulier, dans le même compartiment, sans nous être donné rendez-vous.

VAULUCHET.

Trois amis de collége qui se rencontrent à une noce.

GAMBIER.

Messieurs, c’est un bon pronostic.

CHAMPMAILLY.

Dites donc, savez-vous si notre ami Horace fait un riche mariage ?

GAMBIER, regardant autour de lui.

Dame, à en juger par l’apparence, cette propriété est une des plus belles bastides des environs de Marseille.

VAULUCHET.

Mes chers amis, vous n’y êtes pas du tout.

GAMBIER ET CHAMPMAILLY, s’arrêtant au moment d’entrer leur habit. — Ensemble :

Bah !

VAULUCHET.

Moi, j’aime à savoir, rien que pour m’instruire.

GAMBIER.

Eh bien ?

VAULUCHET.

Eh bien, il y a eu de la fortune, mais il n’y en a plus.

CHAMPMAILLY.

Diantre !

VAULUCHET.

Seulement Horace, en épousant Mlle Evrart, reconstruit la fortune de son beau-père, qui est armateur, lequel continuera ses affaires de plus belle, grâce à son gendre.

CHAMPMAILLY.

Alors c’est un mariage d’amour.

VAULUCHET.

Vous l’avez dit. Ils se virent, ils s’aimèrent et ils s’épousent à l’heure qu’il est ; conclusion morale.

GAMBIER.

Cela ne m’étonne pas de la part d’Horace, c’est une nature chevaleresque, qui admet assez volontiers le roman dans son existence. Du reste, charmant garçon, plein d’esprit et de savoir.

VAULUCHET.

Ah ! il piochait ferme à Louis-le-Grand !

CHAMPMAILLY.

Messieurs, je m’associe de grand cœur à son bonheur futur.

VAULUCHET

D’autant plus que la mariée est un miracle de beauté et de talents.

GAMBIER.

Brune ou blonde ?

VAULUCHET

Brune. D’ailleurs, dans n’importe quelle couleur, quand une femme est réussie, jamais je ne conteste son genre de beauté.

GAMBIER.

Et moi aussi, je suis éclectique. Ah ! mes amis ! qu’y a-t-il de plus poétique qu’une jeune fiancée dont la couronne d’oranger frissonne sous le voile blanc, par ce ciel si pur, au bord de ces flots azurés ! Quel beau rêve que l’amour !

VAULUCHET, criant.

Est-il idéaliste pour un médecin !

GAMBIER.

Moi, l’idée d’un mariage d’inclination ne me répugne pas.

VAULUCHET

Ah ! mon ami, prends garde, c’est une fantaisie bien chère à notre époque.

CHAMPMAILLY.

Ah ! mais Horace peut se la passer. Il est fils unique, et son père est immensément riche.

GAMBIER.

Eh bien, mes amis, on l’acquiert cette fortune, et les efforts qu’on fait pour l’atteindre vous en rendent la jouissance plus douce encore. À quoi servent le travail, la science ? On commence par l’idée, on finit par le sentiment.

VAULUCHET.

Et la gloire, tu l’oublies…

GAMBIER.

Je ne la conteste pas. C’est maintenant que je me félicite d’avoir étudié. Me voici reçu médecin. À mon tour de songer à ma position. Mon père n’est pas riche ; c’est un magistrat de province. Le peu qu’il a, je veux le destiner à ma sœur.

CHAMPMAILLY.

C’est d’un bon frère.

GAMBIER.

Eh ! la pauvre enfant, que ferait-elle sans dot ? Ne faut-il pas acheter les maris maintenant ? Heureusement je suis là. À propos, je m’installe à Paris, rue de Rivoli, au deuxième étage. Je viens d’acheter un mobilier magnifique ; mon salon est en velours grenat. Tu comprends, il faut du solide pour le va-et-vient des clients. Puis, j’ai fait l’acquisition d’une pendule superbe de chez Richond ; un objet d’art, enfin Charles le Téméraire sur son cheval. Il faut deux hommes pour la porter.

VAULUCHET.

Mais dis donc, pour le moment qui paye ces frais-là ?

GAMBIER, mettant sa cravate.

Ce sont les derniers sacrifices de mon père, et je ne veux les considérer que comme des avances d’argent, que je lui restituerai dès que je serai en mesure de le faire, et cela ne tardera pas.

VAULUCHET.

Et toi, Champmailly, il ne te faut qu’un modeste atelier ?

GAMBIER.

L’art est chez toi une passion innée. Te rappelles-tu, Vauluchet, quand il dessinait des paysages fantastiques sur le dos du pion endormi ?

CHAMPMAILLY, se redressant.

Oui, fort jeune, j’ai eu l’intention d’une régénération dans l’art.

VAULUCHET.

Peste ! mon cher, comme tu y vas !

CHAMPMAILLY.

Toutes les notions artistiques de notre siècle, je compte les renverser. Oh ! j’arriverai à la gloire.

GAMBIER, à Vauluchet.

Il y arrivera.

CHAMPMAILLY.

Nous y arriverons tous trois par des voies différentes… et toi Vauluchet, que fais-tu ?

VAULUCHET.

Je vous présente un docteur en droit de cette année.

GAMBIER.

Alors, tu veux être l’appui de l’orphelin ?

VAULUCHET.

Oh ! non ; mais enfin on peut mettre avocat sur sa carte. Ça fait bien. Fût-on simplement employé à deux mille francs, la médiocrité de la position est déguisée par ce moyen.

GAMBIER.

Oui, c’est une idée.

CHAMPMAILLY.

Messieurs, nous causons et nous ne finissons pas de nous habiller.

GAMBIER.

Je suis prêt.

VAULUCHET, à Gambier.

Il a la cravate blanche d’ordonnance.

GAMBIER.

Songez donc, messieurs, que je représente aujourd’hui la Faculté de Paris.

VAULUCHET, à Gambier.

Tu parviendras, parce que tu as du physique.

CHAMPMAILLY.

On l’attirera dans les familles qui ont des filles à marier.

VAULUCHET.

Les femmes incomprises dans leur ménage viendront te consulter, puis les veuves à la recherche d’une consolation.

CHAMPMAILLY.

Heureux Gambier !

GAMBIER.

J’en accepte l’augure. Certes, je ne suis pas né avec le génie d’Hippocrate ; mais, Dieu merci, je ne suis point non plus un idiot. Mais nous ne verrons pas la cérémonie.

VAULUCHET, regardant dans les jardins.

Il y a toujours plus malheureux que soi. Voici qui peut nous consoler de notre retard. Cette jeune femme dont les traits sont bouleversés nous représente une retardataire. C’est une Parisienne, elle va manquer l’effet de sa toilette.



Scène IV.


les mêmes, Mme DE SORIEU.


Mme DE SORIEU.

Pardon, messieurs, suis-je bien ici chez M. Evrart ? Cette bastide est isolée, on ne rencontre personne, et je ne sais si j’ai suivi exactement les indications qu’on m’avait données à Marseille ?

VAULUCHET.

Oui, madame, vous êtes ici chez M. Evrart.

Mme DE SORIEU, à part.

C’est à peine si je respire.

GAMBIER.

Vous paraissez fatiguée, madame. Je vois, que comme nous, vous vous êtes hâtée pour assisterà la cérémonie.

Mme DE SORIEU, se levant pâle.

La cérémonie…

VAULUCHET.

Mais, madame, n’êtes-vous pas invitée au mariage de notre ami Horace Malquais ?

Mme DE SORIEU, retombant foudroyée.

Grand Dieu, c’est donc vrai ! (Haut.) Non, messieurs, mais je suis amenée ici par une affaire de la plus haute importance. Il me faut parler à l’instant à M. Horace Malquais.

CHAMPMAILLY, regardant ses amis avec étonnement.

Cela serait difficile, madame, Horace se marie en ce moment.

Mme DE SORIEU.

C’est impossible, il faut que je lui parle. Une voiture, de grâce !

VAULUCHET.

Calmez-vous, madame, accordez ce jour à notre ami, et demain peut-être pourra-t-il vous donner quelques minutes d’entretien.

Mme DE SORIEU.

Demain, demain, mais c’est à l’heure même que je veux lui parler. Où est l’église, messieurs ? j’aurai encore le courage de m’y rendre.


GAMBIER, bas à Vauluchet.

Oh ! mon ami, quelle aventure !… Je commence à comprendre maintenant.

CHAMPMAILLY.

Madame, c’est inutile, vous arriverez trop tard.

Mme DE SORIEU.

Non, la nécessité me donnera des forces.

VAULUCHET, bas à Gambier.

C’est une ancienne liaison qui vient réclamer ses droits. L’autre est brune, celle-là est blonde : il aime la variété.

(On entend sonner les cloches.)
Mme DE SORIEU.

Qu’est-ce que cela ?




Scène V.



Scène les mêmes, BAZIN.


BAZIN.

Messieurs, voici la noce qui revient de l’église, permettez-moi d’aller au-devant de mes maîtres.

Mme DE SORIEU.

Grand Dieu ! tout est fini !…

(Elle tombe évanouie.)
CHAMPMAILLY.

Elle est évanouie !

VAULUCHET.

Et la mariée qui arrive… Que faire ?

CHAMPMAILLY, à Gambier.

Mon ami, c’est le moment d’exercer ta profession ; nous n’y entendons rien, et nous devons aller au-devant des mariés.

GAMBIER, effrayé.

Comment ! vous me laissez seul avec une femme en pareil état ?…

VAULUCHET.

Tu trouveras bien moyen de la faire revenir.

GAMBIER.

Mais il y a de quoi perdre la tête.

VAULUCHET.

Mon ami, la médecine est un sacerdoce. Bon courage !

CHAMPMAILLY.

Oui, bon courage ! Et nous, ne faisons pas soupçonner cet incident, épargnons le scandale.



Scène VI.


GAMBIER, Mme DE SORIEU, évanouie.

Quelle histoire ! quelle affaire ! Comment en sortir ? Où vais-je transporter cette femme-là ? Moi qui me promettais tant de plaisir ! Quelle journée !… tout commence mal. Madame ! madame ! revenez à vous… Que pourrais-je lui faire prendre ?… Il faudrait quelque chose de puissant. Je ne sais où je suis. Comment me diriger dans une maison inconnue ? J’entends du bruit, la noce arrive. Madame ! madame ! Bazin ! Personne ne me répond… Que lui donner ?… de l’eau sucrée… oui, c’est cela, de l’eau sucrée, quelques gouttes d’eau de fleurs d’oranger. Ah ! Dieu merci, les idées me reviennent ; oui, mais avant, il est nécessaire de la faire disparaître de ce salon. Où conduit cette porte ? (Il ouvre à droite.) Une bibliothèque, un cabinet… Personne ne songe à lire aujourd’hui. Hâtons-nous, des pas se dirigent de ce côté.

(Il enlève Mme de Sorieu et entre à droite.)



Scène VII.


HORACE, LOUISE, en costumes de mariés, M. EVRART,

Mme EVRART, toute la noce, CHAMPMAILLY,

VAULUCHET.


M. EVRART.

J’ai tant de grâces à rendre, tant de remercîments à faire, que mon cœur déborde et que je ne puis exprimer ce que je ressens. (À Horace.) Ah ! mon ami, je puis enfin vous appeler mon fils… Que ne vous dois-je pas ?

HORACE, très-triste, s’efforçant.

Monsieur… mon père…

M. EVRART, ouvrant ses bras.

Maintenant j’ai deux enfants à embrasser !

(Il embrasse son gendre et sa fille.)
CHAMPMAILLY, à Vauluchet.

Que penses-tu de la tristesse d’Horace ?

VAULUCHET.

C’est à n’y rien comprendre.

(Ils s’approchent du marié.)
HORACE.

Merci, mes chers amis.

CHAMPMAILLY.

Comment donc !… mais j’espère que tu ne doutes pas de notre amitié. Nous fussions venus de l’extrémité de la terre. Présente-nous à ta nouvelle famille. Ta femme est ravissante.

HORACE, froidement.

C’est vrai. (À M. et Mme Evrart.) Je vous présente deux de mes meilleurs amis, MM. Vauluchet et Champmailly.

M. EVRART.

La main, messieurs, la main. Vous aimez notre fils, c’est vous dire que nous vous aimons. Notre joie est bien un peu obscurcie ; M. Malquais père n’a pu assister au mariage de son fils, il est pris d’un accès de goutte. Notre Horace en est tout soucieux, et je le comprends.

HORACE, à part.

Quel supplice ! (Haut.) Ne m’avez-vous pas dit que Gambier était avec vous ?

VAULUCHET, fait un signe à Champmailly.

Oui, il était ici tout à l’heure ; mais il s’est trouvé légèrement indisposé.

Mme EVRART.

Je vais donner des ordres.

CHAMPMAILLY.

Non, n’en faites rien, il se promène dans le jardin et se sent déjà mieux.

M. EVRART, à Louise.

Ma fille, venez remercier les amis de votre mari.

Mme EVRART.

Quel beau jour !

LOUISE, très-pâle, à part.

Oui, pour eux, mais non pour moi.

M. EVRART.

J’oublie en ce moment qu’il est midi passé, et que si les cœurs sont pleins, les estomacs sont creux. Messieurs, que chacun de vous se fasse le chevalier d’une dame. Tout est préparé au bout de l’allée des lauriers-roses.

VAULUCHET, à Horace.

Mon ami, j’ai deux mots à te dire. (Champmailly offre son bras à la mariée. — Ils sortent tous, à l’exception de M. et de Mme Evrart.)



Scène VIII.

M. et Mme EVRART.
M. EVRART.

Ah ! quelques moments de tête-à-tête nous feront plaisir. Eh bien, ma bonne Amélie, peux-tu croire à tant de bonheur ?

Mme EVRART.

Mon ami, je ne trouve pas d’expression assez forte pour remercier Dieu.

M. EVRART.

Il y a six semaines, nous étions perdus, ruinés… Des ennemis osaient même soupçonner ma délicatesse… il ne me restait plus qu’à chercher dans la mort une réhabilitation.

Mme EVRART.

Ah ! quelles angoisses ! mes cheveux en ont blanchi… Mais le ciel a eu enfin pitié de mes larmes.

M. EVRART.

Un sauveur s’est présenté.

Mme EVRART.

Mais toi-même, il y a vingt ans, avais arraché son père à une mort certaine. C’est donc une dette de reconnaissance.

M. EVRART.

Si peu de gens savent les payer ! Jusque-là, M. Malquais et moi étions dans une situation trop brillante, pour que l’un de nous réclamât un service à l’autre. Absorbés chacun dans nos affaires, nous paraissions mutuellement oublieux ; d’ail leurs, les fréquents voyages de M. Malquais avaient rendu entre nous des relations impossibles. Mais quand arriva l’affreuse catastrophe, un jeune homme, paraissant ignorer le malheur qui venait de nous frapper, se présenta. « J’aime votre fille, me dit-il, et je viens vous la demander. » Je lui avouai ma position. Il me répondit noblement que c’était Mlle Evrart qu’il aimait, et non les millions de son père.

Mme EVRART.

Quelle grandeur d’âme !

M. EVRART.

Il me dit enfin son nom. Quel saisissement ! le fils venait payer la dette du père, en cédant à l’élan de son cœur.

Mme EVRART.

Et comme le nom des Malquais est vénéré de tous, Horace, en entrant dans notre famille, fit taire à l’instant les bruits injurieux qu’on s’était plu à répandre.

M. EVRART.

Nous sommes sauvés, en faisant le bonheur de notre fille. Tant pis pour les incrédules qui ne croient pas à la Providence. Maintenant, voici notre bonheur solidement établi.

Mme EVRART.

Ah ! rien ne troublerait ma joie, si un triste souvenir n’était venu assombrir mon esprit.

M. EVRART.

Lequel ?

Mme EVRART.

Tu ne saurais croire que toute la journée l’image de mon frère, Abel, s’est constamment tenue devant mes yeux. Cette nuit, il m’est apparu dans tous mes rêves. Pauvre frère, comme il me manque aujourd’hui ! Ce serait le seul parent présent au mariage de notre Louise.

M. EVRART.

Allons, ma chère, fais tes efforts pour chasser ce qui pourrait amener un nuage sur ton front.

Mme EVRART.

C’était une nature si douce, si tendre !… exaltée, enthousiaste à l’excès malheureusement. Il disparut un jour, à la suite d’une folie. Nous n’en entendîmes plus parler.

M. EVRART.

Ma chère Amélie, sois raisonnable. N’oublie pas que nous nous devons à nos amis.

Mme EVRART.

C’est vrai, je vais les rejoindre, car notre absence pourrait leur sembler singulière. Viens-tu ?

M. EVRART.

Je te suis à l’instant, mais il est indispensable que je donne mes ordres à Bazin.

(Il sonne, Mme Evrart sort.)



Scène IX.


EVRART, BAZIN.


BAZIN.

Monsieur m’a appelé ?

EVRART.

Oui, mon brave Bazin. Eh bien, tout se passe-t-il convenablement ?… Et le déjeuner ?

BAZIN.

Sauf votre respect, monsieur, permettez-moi de me dégager de toute responsabilité sur ce point. Au jour d’aujourd’hui, on fait tout à l’envers… il paraît que c’est le genre.

M. EVRART.

Crois-tu que le repas ne soit pas tel que je l’ai ordonné ? Tout me vient de Paris pourtant.

BAZIN.

Autrefois, monsieur, chaque casserole avait son fourneau. Aujourd’hui un fourneau suffit pour trente casseroles. On les plante les unes sur les autres, du charbon dessus, du charbon dessous. Ce sont des piles qui s’élèvent à la hauteur d’un premier. Il paraîtrait que c’est le genre.

M. EVRART.

Eh ! mon pauvre vieux, tu tiens à tes anciennes coutumes ; mais il est nécessaire, vois-tu, d’accepter le progrès.

BAZIN.

Hélas ! monsieur !…

(Il tire son mouchoir de sa poche.)
M. EVRART.

Mais Bazin, tu es ridicule… Que signifient ces larmes, un pareil jour ?…

BAZIN.

Il n’y a pas que moi qui pleure, monsieur.

M. EVRART.

De qui parles-tu ?

BAZIN.

De mademoiselle, monsieur. Elle a le bonheur bien triste.

M. EVRART.

Mais cela est tout naturel… l’émotion de la cérémonie religieuse, les pensées qu’elle suggère…

BAZIN.

Et le marié est tout comme, monsieur.

M. EVRART.

Mon gendre est un homme sérieux, Dieu soit loué ! Il ne s’abandonne pas à la fougue de sa passion, comme ces jeunes écervelés qui procèdent en tout sans réflexion, quittes à regretter le lendemain ce qu’ils ont fait la veille. Horace pense aux engagements sacrés qu’il vient de contracter, et je ne doute pas qu’il ne se fasse la promesse intérieure d’y être fidèle.

BAZIN.

Ah ! monsieur.

M. EVRART.

Et, quant à la mélancolie de ma fille, ne s’explique-t-elle pas par son départ prochain. Chère enfant, elle va nous quitter.

BAZIN, sententieux.

C’est dans la nature, monsieur.

M. EVRART, impatienté.

Et que diantre ! c’est aussi dans la nature de regretter son père. Comment, l’enfant pleure sa nourrice, et la jeune fille, sur le seuil de la maison paternelle, ne donnera pas quelques larmes aux parents qui l’ont élevée ? Ah ! je ne puis te dire combien cette réserve dans sa joie me touche et m’enchante. Quand je vois ma Louise rêveuse, quand une larme brille dans ses beaux yeux, je me dis que, pour les nobles natures, « l’amour n’est jamais un prétexte à l’ingratitude. »

BAZIN.

Mais, monsieur, sauf votre respect…

M. EVRART.

Allons, paix !… tu es insupportable ; ne m’ennuie plus de tes rabâchages. Fais servir le déjeuner et dis aux domestiques que tous nos convives soient satisfaits. — Voici mon gendre qui se dirige de ce côté avec ses amis, ne le troublons pas.

(Il sort.)




Scène X.


HORACE, CHAMPMAILLY, VAULUCHET, GAMBIER.


HORACE.

Est-il possible ! elle est ici !…

GAMBIER.

Mon ami, sans nous, tu étais perdu.

CHAMPMAILLY.

Nous avons été superbes de sang-froid.

GAMBIER, s’essuyant le front.

Et il en fallait une fière dose !

HORACE.

Mais enfin elle est un peu calmée, n’est-ce pas ?… Ah ! tenez, je suis fou, j’ai la tête en feu ! Elle ! elle ! ici !…

GAMBIER.

Rassure-toi, elle est vraiment mieux. Oh ! les tempéraments blonds offrent de singuliers phénomènes. Je les ai constatés tout à l’heure. Quelle exaltation ! quatre attaques de nerfs successives. Quelle agitation ! et moi aussi, j’aurais besoin de fleurs d’oranger, maintenant.

HORACE.

Mes amis, un hasard fatal vous a fait connaître ce que j’eusse voulu cacher à tous les yeux. Je puis, n’est-il pas vrai ? compter sur votre loyauté et sur l’amitié que vous me portez, pour garder le plus rigoureux silence…

GAMBIER.

Mon ami, as-tu besoin de nous faire cette recommandation !

HORACE.

Songez, d’abord, que l’honneur d’une femme, la tranquillité d’une famille, reposent entièrement sur le secret le plus absolu.

CHAMPMAILLY.

Allons donc, tu nous blesses en insistant davantage.

GAMBIER.

Pense, Horace, que j’ai promis à Mme de Sorieu un entretien avec toi ; son agitation ne s’est un peu apaisée qu’à cette condition.

HORACE.

Ah ! mes amis, plaignez-moi.

(Ils lui serrent la main et s’éloignent. — Horace ferme les fenêtres, puis il

ouvre à droite. — Mme de Sorieu se précipite sur le devant de la scène et

regarde fixement Horace, qui n’ose soutenir sa vue.)



Scène XI.


HORACE, Mme DE SORIEU.


Mme DE SORIEU.

C’est pourtant vrai ! Est-ce croyable ? Oh ! oui, détournez la vue, craignez de rencontrer mon regard, vous qui n’avez pas craint de jouer avec ma vie ; car vous savez bien qu’elle est soudée à la vôtre.

HORACE.

Adrienne ! ayez pitié de moi.

Mme DE SORIEU.

Pitié de vous… quelle audace ! Voyons, monsieur, ne soyez pas lâche, quand on a fait le mal froidement, on sait le contempler de même.

HORACE.

Adrienne, écoutez-moi. Toutes les apparences m’accusent, mais vous ne tarderez pas vous-même à approuver ma conduite.

Mme DE SORIEU.

Moi, approuver votre conduite !…

HORACE.

Entre la passion qui entraîne et le devoir qui repousse, j’ai choisi le devoir.

Mme DE SORIEU.

Monsieur, vous mentez !

HORACE.

Adrienne !…

Mme DE SORIEU.

Oui, vous mentez. Mlle Evrart, votre femme enfin, est jeune et belle, dit-on.

HORACE.

L’ai-je vue seulement ?… L’image d’une femme, si belle qu’elle soit, ne s’est jamais mise entre nous. D’ailleurs, je l’eusse repoussée avec dédain, car elle m’eût empêché de te voir.

Mme DE SORIEU.

Comment pouvez-vous me parler ainsi, vous qui en épousez une autre !

HORACE.

Mais, malheureuse enfant, est-tu libre toi-même ? n’est-tu pas mariée ? ai-je pu te donner mon nom ?… Lorsque tu me captivas par l’éclat de tes charmes et la grâce de ton esprit, je n’eus qu’une seule idée, celle de t’attacher à moipar des liens indissolubles.

Mme DE SORIEU.

Eh bien ?…

HORACE.

Tu m’avouas alors que tu étais mariée, mais séparée de ton mari. Je t’aimais et je n’eus pas la force de m’éloigner. Toi-même tu avais trop tardé à me faire cette révélation.

Mme DE SORIEU.

Ah ! si je redoutais de la faire, c’était dans la crainte de te perdre. Mais enfin tu acceptas ma position et tu me juras un amour éternel en échange du mien.

HORACE.

Et je tins serment. Seulement il est des circonstances qu’on ne peut prévoir. L’honneur, le devoir, la reconnaissance, m’ont contraint à épouser Mlle Evrart.

Mme DE SORIEU.

Ah ! tâchez donc de m’en convaincre. L’amour est-il un sentiment si bas qu’on doive le sacrifier au vain scrupule d’une conscience timorée ? Horace, on raisonne quand on n’aime plus.

HORACE.

Je me suis souvenu que j’avais un père, Adrienne, et tant qu’un homme a la faculté de discerner, il ne lui est pas permis de mal faire.

Mme DE SORIEU.

Mais enfin, où voulez-vous en venir ? Quelle est donc cette obligation terrible ?…

HORACE.

Écoutez : Il y a vingt-cinq ans, un navire sombrait en vue du port de Marseille. Le canon avait retenti au milieu de la nuit, et les habitants, tirés de leur sommeil par le sinistre signal, se rendaient en foule sur le port. La tempête était ter rible, le ciel et la mer se confondaient dans une noire vapeur, et les mugissements lugubres des vagues glaçaient les esprits de terreur. On alluma des torches, et à l’aide des éclairs qui déchiraient la nue, on distingua quelques débris de navire, auxquels étaient cramponnés de malheureux naufragés. On s’efforça, en vain, d’opérer le sauvetage ; un petit nombre de victimes put être arraché à la mort, le plus grand nombre disparut dans les flots. Pourtant un infortuné luttait encore, avec une énergie incroyable, contre l’élément déchaîné. Aller à son secours présentait une mort certaine, plusieurs hardis matelots avaient perdu la vie en tentant de nouveaux efforts. Chacun alors refusa de s’exposer à de pareils dangers. Un homme s’élance alors, l’anxiété de tous est terrible ! montant avec la vague, retombant avec elle, il avance toujours et par vient jusqu’à celui qu’il veut sauver. Pendant quelques secondes ils semblent engloutis dans l’abîme ; un cri d’angoisse s’échappe de toutes les poitrines. Mais, Dieu merci, ils reparaissent tous deux à la surface, et le sauveur, avec des prodiges d’adresse, touche enfin le bord. Le sauveur, c’était M. Evrart ; le sauvé, c’était mon père.

Mme DE SORIEU.

Qu’entends-je !

HORACE.

Oui, M. Evrart, que ni la pensée de sa femme, ni celle de son enfant n’avaient pu arrêter dans sa générosité. Riche, heureux, aimé, il avait cédé à un de ces élans sublimes qui élèvent l’humanité au-dessus d’elle-même. Les mots sont impuissants pour exprimer la reconnaissance. Vingt-cinq ans après cet événement, mon père pouvait enfin la manifester.

Mme DE SORIEU.

Oh ! mon Dieu !

HORACE.

M. Evrart ruiné, attaqué dans sa réputation, était réduit au dernier désespoir. Mon père me fit venir. Horace, me dit-il, le moment est venu de prouver que je me souviens. Relever avec votre bien la position de M. Evrart ne suffit pas ; je ne souffrirai pas qu’on porte atteinte à son honneur. La protestation la plus énergique que je puisse faire, Horace, c’est de rechercher son alliance. Vous épouserez sa fille.

Mme DE SORIEU.

Et vous avez consenti ?

HORACE.

Non. J’ai voulu me défendre. J’ai tout confié à mon père, les déchirements de mon cœur, les vôtres. Horace, me dit-il, quand vous perdîtes votre mère, j’étais jeune, aussi, par conséquent, accessible comme vous à toutes les passions. Mais, vous étiez là, mon fils, et pour vous laisser un jour une fortune, et, ce qui est plus précieux encore, l’exemple, aucun sacrifice ne me coûta. Je n’ai jamais fait appel à votre reconnaissance ; aujourd’hui, seulement, je vous supplie, Horace, de ne pas être ingrat.

Mme DE SORIEU.

Mais moi, moi pourtant, que vais-je devenir ?… Je suis la seule victime.

HORACE.

Mon premier soin a été d’assurer ta position. J’ai vendu un bien que m’avait laissé mon aïeul. J’ai cet argent dans mon portefeuille ; deux cent mille francs… nul ne saura à qui j’ai donné cette somme, mes précautions ont été prises à cet égard.

Mme DE SORIEU.

De l’argent !

HORACE.

Adrienne, je t’en supplie, accepte. Oh ! si tu savais combien je souffre !

Mme DE SORIEU.

Si tu m’aimais, tu ne souffrirais plus maintenant ; tu as donné ton nom à Mlle Evrart, tu es quitte. Avec cette somme, nous pouvons être heureux. Partons. Oh ! ne résiste pas… Je t’aime tant ! Et puis, tu ne veux pas que je meure, n’est-ce pas ?… Partons, emmène-moi où tu voudras…

HORACE.

Adrienne, tu es cruelle ! Pourquoi essayes-tu contre ma frêle vertu la fascination de ton regard, celle de ta voix ? Ne me vois-tu pas assez misérable, assez insensé ?… Une fois sur cette pente de l’ivresse, qui pourra m’arrêter ?



Scène XII.


les mêmes, LOUISE, pâle.


LOUISE.

Moi, monsieur, qui vous aiderai à finir dignement ce que vous avez commencé avec courage.

Mme DE SORIEU.

Grand Dieu ! qu’elle est belle !

HORACE, atterré.

Louise !

LOUISE.

Mes oreilles viennent d’entendre ce que mon cœur et mes yeux m’avaient appris depuis longtemps.

Mme DE SORIEU, se cachant le visage.

Quelle honte !

LOUISE, s’approchant d’Horace.

Vous avez immolé votre amour, Horace, pour sauver l’honneur de ma famille ; vous avez fait votre devoir, à moi maintenant de remplir le mien. Ne redoutez pas que, forte de mon droit, je contraigne votre cœur ; mon dévouement ne sera pas au-dessous du vôtre. Moi aussi, je ferai un sacrifice, celui de cette jeunesse, de cet avenir qui me promettaient tant de joie. Vous êtes libre, Horace ; seulement, s’il est permis à celui qui reçoit d’imposer une condition, seulement dis-je, sauvez les apparences, et que chacun puisse croire à mon bonheur. Songez que votre fuite jeterait le désespoir là où vous avez fait renaître la sécurité ; songez encore qu’il jaillirait un soupçon sur la femme abandonnée.

HORACE.

Pardon, Louise, il suffit d’une noble parole pour remettre un homme en possession de lui-même. Je respecterai les liens qui nous unissent tous deux.

LOUISE.

Je vous ai dit, Horace, que vous étiez libre. Je n’accepterai jamais l’aumône d’un sentiment.

Mme DE SORIEU.

Ah ! madame, il vous aime.

LOUISE.

Pauvre femme, je vous plains. Il y a aussi loin de l’estime à l’amour que de la folie à la raison.

Mme DE SORIEU, exaltée.

Oh ! oui, je suis folle, insensée, misérable, et mon dés espoir vous semble de l’extravagance et du délire. Votre âme calme et pure ne connaît pas encore les angoisses de la passion.

HORACE.

Louise, si la fidélité du serment, si la durée d’un sentiment, même illégitime, a quelque grandeur, je ne suis pas sans excuse à vos yeux.

Mme DE SORIEU.

Vous le voyez, madame, il cherche à se justifier de son amour.

HORACE.

Adrienne, vous ne me comprenez pas.

Mme DE SORIEU.

Si, et je suis bien à plaindre… Là où je croyais voir une rivale, je trouve une victime ; là, enfin, où je voulais placer la haine, je place l’admiration.

LOUISE.

Vous n’avez pourtant rien à m’envier, ce me semble ?

Mme DE SORIEU.

Si, car plus votre rôle grandit, plus le mien s’efface. À votre beauté vient s’ajouter la supériorité du droit et le rayonnement du devoir accompli. Que serais-je désormais pour Horace, sinon la réalité vulgaire et décevante ; tandis que vous, vous serez l’idéal, le rêve qui excite et qui captive l’imagination.

LOUISE.

Ne craignez pas.

Mme DE SORIEU.

Mais si vous alliez l’aimer !…

LOUISE, d’une voix étouffée.

L’amour est fou quand il naît sans espérance, et j’ai toute ma raison. Allez, soyez heureuse ; je ne veux pas troubler l’harmonie de deux existences ainsi confondues l’une dans l’autre.

Mme DE SORIEU, bas à Louise.

Quoi ! vous consentez, vous renoncez, vous ne l’aimerez pas enfin ?

LOUISE, bas.

Je vous le jure. (Haut.) Mais d’où vient ce murmure de voix, ces pas précipités ?…

HORACE, à Adrienne.

Adrienne, sortez, sortez, qu’on ne vous surprenne pas ici.

Mme DE SORIEU.

Adieu, madame, j’ai votre serment. Horace, au revoir.

(Elle sort précipitamment.)



Scène XIII.


HORACE, LOUISE, M. EVRART, Mme EVRART, LA NOCE, LE CAPITAINE STRIKER.


Mme EVRART, bas.

Ah ! ma fille, je suffoque, j’étouffe de joie ! Si tu savais. Pourrais-tu jamais croire, ton oncle, mon frère, c’est merveilleux ! Au bout de trente ans…

LE CAPITAINE.

Corbleu ! oui, ma sœur, c’est bien moi. Il faut avouer que le temps est un habile magicien, car je veux être pendu au grand mât de perroquet si l’on retrouve en vous les vestiges d’une jolie femme. Mais qu’importe, il s’agit maintenant de votre fille, ma nièce. À côté de l’édifice qui croule, voici l’édifice nouveau. Mordieu ! ma sœur, je vous en fais mon compliment, vous vous êtes surpassée dans votre ouvrage. (Il s’avance sur le devant de la scène et regarde sa nièce en la retournant.

LOUISE.

Mais, mon oncle…

LE CAPITAINE.

J’ai étudié toutes les races, tous les types, et je puis dire que j’ignorais la beauté avant d’avoir vu ce minois-là. (Se tournant vers Horace.) Quant au mari, bien choisi… Riez donc un peu…

HORACE.

Monsieur…

M. EVRART

Ne vous froissez pas, mon gendre, ses nombreux voyages expliquent son originalité.

LE CAPITAINE.

Parfait ! belle constitution, rien de défectueux… touchez là, mon neveu, et quant à vous, ma nièce, suivez l’exemple de votre mère ; son œuvre est courte, mais bonne. J’ai là trente millions qu’il me faut placer sur la tête de quelqu’un ; c’est vous dire qu’un petit neveu sera le bienvenu. J’ai encore une absence d’un an à faire, après laquelle je me fixe près de vous, et d’ici-là, il y aura du nouveau, je l’espère.



Scène XIV.


les mêmes, BAZIN.


BAZIN, accourant.

Est-ce possible ! mon petit Abel de retour ! Où est-il, que je le serre dans mes bras ?… Mais je ne l’aperçois pas.

Mme EVRART.

Il est devant toi.

BAZIN

Grand Dieu !

LE CAPITAINE.

Cet invalide-là, c’est Bazin… Eh bien, vieil infirme, tu ne veux donc pas mourir ? À quoi es-tu bon maintenant ? On te sert plus que tu ne sers.

BAZIN.

Non, ce n’est pas lui, on ne change pas ainsi.

LE CAPITAINE.

Ah ! le fait est que je ne ressemble guère à cette sorte d’efféminé, à cette manière de chérubin que j’étais autrefois.

M. EVRART.

Avec quelle émotion devez-vous revoir votre patrie !…

LE CAPITAINE.

Corbleu ! me prenez-vous pour l’homme d’une ville, d’une province ?… Je suis l’homme de l’univers. Ces questions de climat, de localité, conviennent à la brute qui végète sur le coin de terre où la nature l’a jetée. Mais l’homme est fait pour se chauffer à tous les soleils. S’il a, comme l’animal, la faculté de se mouvoir, il a de plus que lui la volonté qui le dirige.

Mme EVRART.

Pourtant, mon frère, il y a un sentiment inné qui nous attache au sol qui nous vit naître.

LE CAPITAINE.

Laissez donc, votre amour de la patrie… c’est l’amour de l’immobilité. En vous voyant tous agglomérés dans un espace étroit et souvent aride, vous me faites l’effet de ces mouches qui se rassemblent uniquement sur un point de viande gâtée. Sachez que la terre doit être considérée dans son ensemble. Les lieux où l’abondance semble portée à l’exagération compensent la stérilité de certaines contrées. Songez que sans ces hardis voyageurs qui, les premiers, ont exploré l’univers, la moitié du globe mourrait de faim et l’autre d’indigestion.

GAMBIER.

Mais, capitaine, un petit nombre sont appelés à faire le tour du monde.

LE CAPITAINE.

C’est le malheur ; vous refusez à l’intelligence ce que vous accordez à la matière. Avez-vous jamais vu un corps acquérir la vigueur et la force sans espace et sans air ? Il en est de même pour l’esprit. Mais vous me faites tous parler et il me semble pourtant qu’un jour de noce un bon repas est plus précieux qu’un long discours. Allons, à table, et de la gaieté, morbleu ! de la gaieté !

LOUISE, rêveuse.

(À part.) Trente millions ! (Haut.) Ah ! mon oncle, pourquoi n’êtes-vous pas venu hier !…

LE CAPITAINE.

Pour la bonne raison, ma nièce, que je ne suis arrivé que d’aujourd’hui.

TOUS.

À table !




ACTE ACTE DEUXIEME.

La scène représente un petit salon. — Au fond, trois portes donnant sur un jardin ; porte à droite et à gauche. — Une table à droite, fauteuils.



Scène I.


HORACE, assis, BAZIN.


HORACE

Bazin, mes amis arrivent dans un instant ; vous ferez préparer des chambres pour les recevoir. Et mon oncle, que fait-il ?

BAZIN.

Sauf le respect de monsieur, monsieur doit savoir que je ne sers pas M. le capitaine. Voici quinze mois que monsieur est marié et je suis bien heureux d’être à ses ordres. Mais dès que M. le capitaine est entré dans la maison, et voici trois semaines de cela, j’ai supplié madame de me dispenser d’un pareil service.

HORACE

Il est vrai de dire que sa brusquerie de marin dépasse quelquefois les limites.

BAZIN.

Elle augmente tous les jours, monsieur, Jacob ne pourra pas servir à table, il est moulu.

HORACE.

Comment ?

BAZIN.

C’est comme j’ai l’honneur de le dire à monsieur. Monsieur le capitaine prétend qu’il ne peut commander que par signes, un coup de pied par-ci, un coup de poing par-là.

HORACE.

J’y mettrai bon ordre, Bazin, car à ce compte personne ne voudrait rester dans la maison.

BAZIN.

Faites excuse, monsieur ; aujourd’hui les domestiques sont sans dignité, et c’est à qui sera aux ordres de Monsieur le capitaine. Il paye si bien la casse, dit-on.

(On entend des voix.)
HORACE.

Mais, je ne me trompe pas, ce sont mes amis.



Scène II.


les mêmes, CHAMPMAILLY, VAULUCHET, GAMBIER.


CHAMPMAILLY, VAULUCHET, GAMBIER, ensemble.

Eh bonjour ! cher ami.

HORACE.

Je reçois à l’instant votre lettre, messieurs, sans quoi j’eusse envoyé une voiture à la gare.

GAMBIER.

Allons donc, mon cher, le temps est si beau et les champs sentent si bon, qu’il est préférable de venir à pied.

HORACE.

Je vous vois avec un plaisir extrême, j’avais peur que vous ne pussiez vous rendre tous les trois à mon invitation. Je craignais surtout que Gambier ne fût retenu à Paris par quelques malades sérieux.

GAMBIER, avec embarras.

Oh ! non, non, j’ai pu m’échapper, Dieu merci.

VAULUCHET.

Il s’est fait remplacer. Un médecin ou un autre, peu importe, c’est toujours la même ordonnance.

HORACE.

Vauluchet, à ce que je vois, n’a rien perdu de son esprit moqueur. Enfin, nous voici donc réunis comme autrefois à Louis-le-Grand. Avouez, messieurs, qu’absorbés comme vous l’êtes par un travail incessant, les vacances sont pour vous une douce chose.

VAULUCHET.

D’autant plus que j’aime par-dessus tout un repos incessant.

GAMBIER.

Ah çà ! mais il me semble que nous n’avons pas encore demandé comment se porte Mme Malquais.

HORACE.

Elle va très-bien, Dieu merci.

CHAMPMAILLY.

De plus en plus belle, suivant le bruit qui court ?

HORACE.

Si quelque chose peut être ajouté à la perfection, le bruit qui court est vrai.

GAMBIER

Il paraîtrait que le ménage va bien.

VAULUCHET

Hum ! hum !

HORACE.

Messieurs, tous les moyens de distraction sont mis à votre disposition : pêche, chasse, promenade à cheval, sur l’eau, et cætera.

GAMBIER.

Excellent ami !

HORACE.

Ah ! à propos, messieurs, je dois vous avertir de l’arrivée de notre oncle au milieu de nous. Vous vous rappelez bien, n’est-ce pas, celui qui fit explosion, il y a quinze mois, le jour de mon mariage ?

VAULUCHET.

Ah ! diantre, comment ne pas s’en souvenir !

CHAMPMAILLY.

Peste ! c’est une bonne affaire pour toi, ça.

HORACE.

Eh bien, là est votre erreur, j’ai peu de sympathie pour le personnage ; mais, par égard pour madame Malquais, j’affecte pour lui une grande déférence.

VAULUCHET.

Et tu fais sagement, sapristi ! bien que ton esprit libéral et généreux désavoue certains actes de la vie du capitaine, par exemple son commerce de chair humaine ; il a trente millions dans ses poches !

GAMBIER

Cela donnerait envie d’y fouiller.

HORACE.

Ma foi, mes amis, je m’inquiète fort peu de ses millions.

VAULUCHET.

Pardieu, mais on ne s’inquiète que lorsqu’on n’en a pas. C’est clair.

HORACE.

Malgré le court échantillon qu’il vous a pu donner de sa personne, vous avez dû juger de la bizarrerie de son caractère.

VAULUCHET.

À ce point, mon cher, que nous connaissons notre bonhomme à fond.



Scène III.


les mêmes, BAZIN, apportant un plateau.


GAMBIER.

Eh ! mais, je reconnais le vertueux Bazin.

CHAMPMAILLY.

Comment, vous avez quitté Marseille, mon brave ?

BAZIN.

Sauf votre respect, monsieur, j’ai cru mourir en voyant partir mademoiselle. Aussi m’a-t-elle permis de la suivre.

CHAMPMAILLY.

Ô modèle des valets ! Si je ne faisais du paysage par principe et par conviction, je retracerais ton image sur la toile, afin que les générations futures puissent t’admirer un jour.

BAZIN, sentencieux.

Monsieur est trop bon ; car on n’a pas de mérite à remplir des devoirs qui sont des plaisirs.

(Il s’essuie les yeux et sort.)
GAMBIER.

Quel brave homme !

VAULUCHET.

Oui, mais trop lamentable.



Scène IV.


les mêmes, FLEURETTE, accourant.


FLEURETTE.

Le capitaine se promène dans le parc, il désire parler à monsieur. Il jure, il sacre, il tonne.

HORACE.

Mes amis, permettez-moi de vous quitter un instant.

CHAMPMAILLY.

Comment donc ? mais nous serions désolés de te gêner en aucune façon.



Scène V.


les mêmes. (Ils trempent des biscuits dans des verres.)


VAULUCHET.

Voyons, nous sommes seuls maintenant, c’est le moment de parler à cœur ouvert. Êtes-vous contents, mes chers amis, de votre position réciproque ?

GAMBIER

Mon bon Vauluchet, si ma position était telle que je la souhaite, je ne serais pas ici. Va, la carrière que j’ai embrassée présente bien des déceptions.

CHAMPMAILLY.

Eh bien ! mais si tu te plains, que dirai-je moi ; car enfin le médecin est un impôt forcé : nul homme, quel qu’il soit, ne peut se soustraire à la maladie ; tandis qu’il n’y a obligation pour personne d’accrocher un tableau à sa muraille.

GAMBIER.

D’accord, le malade ne manque jamais, c’est le client qui fait défaut ; c’est-à-dire celui qui paye. Tu comprends la nuance ?

VAULUCHET.

Je la saisis parfaitement.

GAMBIER.

Qu’est-ce qu’il faut à un artiste ? un atelier bien éclairé, rien de plus. À un médecin, il faut autre chose. Il doit avoir un appartement convenable, un mobilier complet. J’ai trois mille francs de loyer et cinq cents francs de gages pour mon domestique, qui est de plus doué d’un appétit pantagruélique.

CHAMPMAILLY.

Oui, mais ce luxe te sert de réclame. Tu fixes l’attention publique ; tandis que l’artiste infortuné attend dans son atelier ; et Dieu sait qui y monte !

GAMBIER.

Joli, et pour couvrir mes frais, depuis quinze mois que j’exerce, j’ai accouché seize portières.

VAULUCHET.

Parbleu ! où trouver la fécondité, si ce n’est à la Sublime Porte !

GAMBIER.

Oui, seize portières, et de plus j’ai saigné vingt portefaix, pris de coup de sang par les grandes chaleurs. J’ai donné quelques consultations à des étrangers qui m’ont payé d’un beau salut. Ah ! j’omets quelques amis qui m’ont demandé mes conseils et à déjeuner.

VAULUCHET.

Tu vois que tu n’as pas été sans recevoir. Mais tu as sûrement négligé un détail important : à l’heure de la consultation, un médecin prudent doit étaler sur son bureau quelques pièces d’or, depuis cinq francs jusqu’à vingt francs ; il ne faut décourager personne. Inutile de dire que les grosses pièces sont en plus grand nombre que les petites. De cette façon, on fait comprendre au client, tout en conservant sa dignité, la manière dont on traite avec lui. Car la générosité prend plutôt sa source dans l’amour-propre que dans la grandeur d’âme.

CHAMPMAILLY.

Ceci est profondément vrai.

GAMBIER.

Mon ami, j’ai employé le moyen que tu m’indiques, mais, sache qu’il peut avoir de graves inconvénients.

CHAMPMAILLY, criant.

On t’a volé ?

GAMBIER.

Ah ! si ce n’était que cela, on en serait quitte pour exercer un peu plus de surveillance. Écoutez…

VAULUCHET.

Voyons l’histoire.

GAMBIER.

Un jour, c’était l’heure de ma consultation. Immobile et morne, je regardais au travers de mes rideaux de mousseline, afin que nul voisin ne pût soupçonner l’anxiété de mon attente. La main d’aucun client n’avait encore pressé le cordon de ma sonnette, lorsqu’un coupé s’arrêta à ma porte, et quelques secondes après la vibration d’un timbre vint agréablement chatouiller mon oreille. Mon domestique me dit qu’une dame est au salon. Je la fis attendre un quart d’heure, suivant l’usage, pour qu’elle ne se crût pas la seule arrivée, puis je l’introduisis dans mon cabinet. Elle était jeune, jolie et d’une distinction parfaite.

CHAMPMAILLY.

Scélérat !

VAULUCHET.

La dame t’avoue qu’elle a le plus grand désir de devenir veuve. Or, elle te choisit de préférence pour donner des soins à son mari.

CHAMPMAILLY.

Mais tais-toi donc, bavard !

GAMBIER.

Nous nous assîmes tous deux ; elle paraissait embarrassée.

VAULUCHET.

On le serait à moins.

GAMBIER

Je me rejetai sur le dossier de mon fauteuil et, clignotant des yeux pour me donner un air scrutateur, je cherchai à trouver chez ma cliente des symptômes de maladie ; elle murmura les mots honorabilité, arrondissement, bonne œuvre, que sais-je ?… Je commençai à trembler.

CHAMPMAILLY.

Ciel ! c’était une quêteuse.

GAMBIER

Vous l’avez dit. Je balbutiai…

VAULUCHET.

Aie !…

GAMBIER

J’étais pétrifié ! Je voulais alléguer une excuse. Oh ! me dit-elle, en jetant un regard assassin sur mon or étalé : « Quand on gagne l’argent si facilement, on le donne de même. » Elle s’en alla avec vingt francs. Ouf ! j’avais chaud ! Je n’en ai jamais entendu parler depuis.

CHAMPMAILLY.

Ceci est pour faire mentir le dicton qui prétend qu’un bienfait n’est jamais perdu.

GAMBIER.

Toi, mon ami, tu as l’exposition pour te faire connaître. C’est plus sûr et moins coûteux.

CHAMPMAILLY.

L’exposition ! mais tu ne sais donc pas que le jury repousse tout ce qui tend à s’élever au-dessus de la routine. Il est vrai que mes idées sont singulièrement hardies en art. Tu peux demander à Vauluchet, il te dira si ce que je fais ressemble à ce qu’on a vu jusqu’alors.

VAULUCHET.

Oh ! je l’avoue, ça ne ressemble même à rien du tout.

CHAMPMAILLY, satisfait.

Tu le reconnais toi-même ; mais on n’admettra mes idées que lorsqu’on aura lu un petit traité de huit cents pages que je termine en ce moment, pour expliquer ma manière.

VAULUCHET.

Huit cents pages !

CHAMPMAILLY.

Elles seront plutôt dévorées que lues.

VAULUCHET, à part.

Oui, par les rats.

CHAMPMAILLY.

J’envisage, le premier, le paysage au point de vue philosophique. Vois-tu, je pars d’un point. Tu me comprends ? Vauluchet fait un signe) Puis je déduis. Tu me comprends encore ?

VAULUCHET.

Comment donc ! si je te comprends, mais à tel point que je te prie de ne pas m’en dire davantage.

CHAMPMAILLY.

Malheureusement je répugne à parler de moi, ma modestie me perdra.

VAULUCHET.

Ah ! fichtre, tu m’étonnes.

GAMBIER.

Si vous m’en croyez, mes amis, nous cacherons à Horace les motifs de nos soucis. Nous avons parlé entre nous avec franchise, car notre position est la même, tandis que se plaindre à un ami dont la fortune est supérieure à la vôtre, c’est avoir l’air d’invoquer son aide, et, voyez-vous, l’amitié doit être un allégement et non un fardeau.

VAULUCHET.

Tu es grand de philosophie, mais tu n’arriveras pas, tu és trop naïf.

CHAMPMAILLY.

Eh bien ! toi qui ne l’es pas, arriveras-tu ?

VAULUCHET.

Moi, j’ai plusieurs cordes à mon arc.

GAMBIER.

Tu plaides ?

VAULUCHET.

Ah bien ! oui !

CHAMPMAILLY.

Tu es surnuméraire dans une compagnie de chemin de fer ?

VAULUCHET.

Fi donc !… je suis inventeur.

GAMBIER.

Farceur !

CHAMPMAILLY.

Ta seule invention consiste peut-être à te faire passer pour inventeur ?

VAULUCHET.

On me devra le perfectionnement du sirop sans sucre.

CHAMPMAILLY.

Qu’est-ce que tu me contes là ?

VAULUCHET.

Seulement il me faudrait des fonds, mais j’en trouverai. Chacun a la manie aujourd’hui d’avoir une grande fortune. Autrefois on piochait trente ou quarante ans dans la perspective d’amasser quelques petites rentes ; maintenant la médiocrité n’est acceptée par personne, aussi est-ce le siècle de la confiance. Il n’est pas d’entreprise absurde qui n’ait quelques dupes à faire, sur cette hypothèse de doubler, de tripler son capital. Voilà pourquoi l’inventeur a quelque chance de succès.

GAMBIER.

Ah ! ah ! le sirop sans sucre. Où est le dépôt ?

VAULUCHET.

Comment, le dépôt ? mais, mon sirop ne dépose pas.

GAMBIER.

Je le crois, il n’y a rien dedans. Mais tu ne comprends pas. Je te demande où l’on peut s’en procurer, parce que je n’irai pas dans cet endroit-là. Ah ! mon pauvre Vauluchet, ma clientèle, ton sirop sans sucre et les paysages philosophiques de Champmailly sont appelés, j’en suis sûr, aux mêmes succès.

VAULUCHET.

Si mon invention ne réussit pas, je passe à une autre.



Scène XII.


les mêmes, BAZIN.


BAZIN.

Si ces messieurs veulent passer dans la salle à manger, le déjeuner est servi et monsieur les attend.

VAULUCHET.

Eh bien ! Bazin, votre joie est à son comble, vous êtes près de votre maîtresse, près de l’aimable petit Abel que vous pleuriez depuis trente ans.

BAZIN.

Il est plus que jamais mort pour moi ; je frémis d’horreur.

VAULUCHET.

Pourquoi ?

BAZIN.

Un homme qui a fait la retraite des noirs !

CHAMPMAILLY.

La traite.

BAZIN.

Faites excuse, monsieur, j’ai dit la retraite.

CHAMPMAILLY.

Ah ! très-bien.

BAZIN.

Messieurs, celui qui a vendu ses semblables est capable de tout. (on entend jurer.) Messieurs, le voilà, je ne vous engage pas à rester.

GAMBIER.

Par exemple, nous allons lui serrer la main.



Scène VII.


les mêmes, LE CAPITAINE.


LE CAPITAINE, sans les voir.

Corbleu ! pour se contenir ici, il faudrait être empaillé. Voici trois semaines que ça dure. Diantre, j’y vois clair, mordieu ! ça ne se passera pas ainsi. (Frappant sur la table avec sa cravache.) J’ai besoin de calmant. Holà ! du café noir.

VAULUCHET, s’approchant.

Eh bonjour ! capitaine.

LE CAPITAINE.

(À part) Qu’est-ce que c’est que ça ? (Mettant la main à son chapeau) Salut.

BAZIN.

J’ai averti ces messieurs ; je n’ai plus qu’à m’en aller.

GAMBIER.

Nous ne sommes pas tout à fait étrangers, monsieur ; vous devez vous souvenir.

LE CAPITAINE, brutalement.

Je ne me souviens que de ce qui me frappe ou de ce qui m’est utile.

GAMBIER.

Alors il est impossible que vous ayez oublié le mariage de votre nièce ; or nous étions au nombre des invités.

LE CAPITAINE.

Le mariage de ma nièce, quelque chose de beau ! (Tirant son journal) Serviteur, messieurs, c’est l’heure consacrée à mon journal, et quand je lis je ne parle pas.

VAULUCHET.

Rien n’est plus logique ; nous allons déjeuner. Au revoir, capitaine, votre franchise est des plus avenantes.

(Ils sortent.)



Scène VIII.


LE CAPITAINE, FLEURETTE.


LE CAPITAINE.

D’où sortent ces trois pantins ? (Frappant sur la table.) Du café, corbleu !

FLEURETTE, accourant.

Ah ! monsieur le capitaine s’impatiente. (Câline) Est-ce que monsieur le capitaine n’a pas dormi ?

LE CAPITAINE.

Va te promener ; je veux des domestiques qui servent et qui n’interrogent pas.

FLEURETTE.

Ah ! monsieur le capitaine, je m’intéresse à votre santé ; vous êtes ingrat.

LE CAPITAINE, la repoussant.

Allons, allons, assez de guitare comme ça ! Ces suivantes françaises sont toutes de même : quand elles ont deux liards de gazillon sur la tête, des yeux en coulisse, une bouche en cœur, elles se croient tout permis.

FLEURETTE.

Monsieur le capitaine, qui a voyagé, peut faire la comparaison. Il paraîtrait que la femme de chambre française l’emporte sur celles de tous les pays.

LE CAPITAINE

Un peu plus rusée que les autres. Mille millions de tonnerre, les succès de suivante coûtent cher, j’en sais quelque chose ! à Monulutapa…

FLEURETTE.

Oh ! le drôle de pays !

LE CAPITAINE.

Je ne sais quel vent m’avait poussé là…

FLEURETTE.

Il y a des femmes de chambre dans ce pays-là ?

LE CAPITAINE.

Mordieu, oui, j’en rencontrai une, séduisante comme une sirène, rusée comme un renard.

FLEURETTE.

Elle était au service de quelque grande dame, sans doute ?

LE CAPITAINE.

Diantre, oui ! de la reine de la tribu.

FLEURETTE.

Elle habillait la reine ?

LE CAPITAINE.

Dans ces contrées-là, on ne s’habille pas.

FLEURETTE, cachant ses yeux.

Quelle horreur !

LE CAPITAINE.

Non, ça dépend. Du reste, tu as raison d’avoir des mœurs, la petite. Tu y perdrais trop à cette mode-là.

FLEURETTE, piquée.

Par exemple !

LE CAPITAINE.

Va, va, ta robe ne me fait pas illusion ! Ta poitrine est trop étroite de trois doigts, tes coudes sont pointus et tes jambes effilées.

FLEURETTE.

Ah ! c’est trop fort !

LE CAPITAINE.

Corbleu, non, ce n’est pas trop fort, puisque c’est trop maigre. Tu as beau dire, je connais l’espèce, j’en ai vendu, j’en ai acheté. Allons, file, bavarde, dis à M. Malquais qu’il faut que je lui parle à l’instant. Depuis ce matin, nous avons l’air de jouer à cache-cache. Tu m’entends. Eh bien, tu es encore là ?

FLEURETTE.

Et l’histoire de Monulutapa ?

LE CAPITAINE, brandissant sa cravache.

Corbleu, qui ose prononcer ce nom-là devant moi ?

FLEURETTE.

Monsieur le capitaine croit toujours parler à des nègres.

LE CAPITAINE.

Mille tonnerres, c’était le bon temps ! et parfois il me monte au cerveau des réminiscences de ma vie passée, alors je vois tout en noir.

FLEURETTE.

Et vous traitez les gens de même.

LE CAPITAINE.

Veux-tu bien t’en aller, toi. Tiens, mendiante, voilà qui te donnera des jambes.

(Il jette une pièce d’or.)
FLEURETTE.

C’est ce que je voulais.

(Elle sort.)



Scène IX.


LE CAPITAINE, seul.

Monulutapa ! Souvenir odieux. Pour me punir d’avoir apprécié le mérite de la suivante, la reine se vengea de telle sorte, que, de retour, il ne me restait plus qu’à solliciter une place d’inspecteur au grand harem de Constantinople.

(Faisant siffler sa cravache.)



Scène X.


LE CAPITAINE, FLEURETTE, puis HORACE.


FLEURETTE.

Voici, monsieur. (À part) Il faut que j’écoute à la porte.

HORACE.

Vous me cherchiez, mon oncle !

LE CAPITAINE.

Je voudrais bien savoir pourquoi vous m’appelez votre oncle, vous ?

HORACE

M. de La Palisse vous répondrait : C’est parce que je suis votre neveu.

LE CAPITAINE.

Et pourquoi êtes-vous mon neveu ?

HORACE

Monsieur, si cette plaisanterie poussée plus loin peut vous amuser, j’ajouterai que je suis votre neveu, parce que j’ai épousé votre nièce.

LE CAPITAINE.

Corbleu ! vous appelez cela épouser une fille, vous.

HORACE.

Je ne vous comprends pas.

LE CAPITAINE.

Vraiment, vous ne me comprenez pas ? Eh bien ! je vais m’expliquer.

HORACE.

Que se passe-t-il ici qui puisse vous choquer ?

LE CAPITAINE.

Il ne se passe rien, entendez-vous, rien ; et si vous m’avez pris pour un aveugle ou pour un benêt, je vous ferai voir que je ne suis ni l’un ni l’autre.

HORACE.

Je crois, monsieur, que madame Malquais n’a pu se plaindre d’un manque d’égards envers elle.

LE CAPITAINE.

Des égards, des égards, mordieu ! Il n’y en a que trop, d’égards ! J’arrive quinze mois après votre mariage, je me prépare à entendre le chant d’une nourice, les cris d’un enfant ; rien. Je regarde ma nièce et je vois sa taille menue et déliée comme un brin de jonc.

HORACE.

Vos observations sont d’une inconvenance..

LE CAPITAINE.

Il n’y a d’inconvenant, entendez-vous, que ce qui est contraire à la nature. Voici trois semaines que je ne ferme pas l’œil, j’observe.

HORACE.

Tant pis, monsieur ; les veillées sont nuisibles à la santé.

LE CAPITAINE.

Oui, oui, raillez à l’aise ; sachez qu’un capitaine de vaisseau a l’habitude de l’insomnie. Le salut de son navire le force à exercer une surveillance qui bien des fois le tire du plus pro fond sommeil. Il ne doit jamais s’abandonner complétement à la vigilance de son équipage, car, voyez-vous, l’homme qui lutte tous les jours avec le péril y devient presque indifférent, et souvent même s’il fallait seulement le repousser du pied, il s’y exposerait plutôt que de sortir de son apathie.

HORACE.

Où voulez-vous en venir ?

LE CAPITAINE.

Toutes les nuits, je me promène en fumant ma pipe, comme je le faisais autrefois sur le pont de mon navire. Je fixe deux points lumineux qui scintillent au travers des vitres de vos croisées, immobiles comme deux ifs plantés à chaque coin d’une porte. Ces lumières éclairent votre chambre et celle de ma nièce, et j’ai beau me crever les yeux à force de regarder, aucune communication ne s’établit entre elles. Tudieu ! j’ai observé les étoiles, elles vous donneraient une leçon. Quand l’une file vers l’autre, c’est une planète amoureuse qui va au rendez-vous.

HORACE.

Monsieur, vous posez les questions d’une façon tellement brutale, que vous mettez les gens dans l’impossibilité de vous répondre de sang-froid.

LE CAPITAINE.

Ah ! vous êtes comme Numa Pompilius, vous réinstituez les Vestales, et votre femme est la première enrôlée ! Corbleu ! cela ne se passera pas ainsi. Je suis l’oncle, je n’ai plus qu’une nièce, une nièce qui me ressemble ; j’exige qu’elle me donne un héritier. Je me faisais une fête d’avoir plus tard un successeur digne de moi ; je l’eusse élevé, j’en eusse fait un homme, et ils sont rares à l’heure qu’il est.

HORACE.

Eh ! mariez-vous !

LE CAPITAINE.

Qu’est-ce que vous dites ? Me marier, me marier, mais vous ne savez donc pas.

(Il s’arrête.)
HORACE.

Je sais, monsieur, que vous mettez ma patience à bout. Depuis votre arrivée, tout ici est bouleversé, vous frappez mes domestiques.

LE CAPITAINE.

Qu’est-ce que ça me fait, j’en ai frappé bien d’autres. Mon héritage vaut trente millions et je n’ai pas envie d’en enrichir l’État.

HORACE.

Donnez-le à qui vous plaira.

LE CAPITAINE.

Ah ! vous traitez comme cela une fortune de trente millions, vous. Je conçois cela, c’est si facile à gagner.

HORACE.

Oui, monsieur, facile, quand on a recours à tous les moyens.

LE CAPITAINE.

Eh bien ! essayez donc de cette facilité-là, vous, et nous verrons comment vous vous en trouverez, monsieur le philanthrope. Le négrier est l’homme qui lutte non-seulement contre le caprice des éléments, mais encore contre les piéges tendus autour de lui. Ce marchand, doublé du soldat, se risque souvent seul au milieu des tribus les plus sauvages, sous ce soleil perpendiculaire qui brûle le cerveau, n’apercevant sur le sable que la griffe du tigre découpée en trèfle, ou le pied effleuré de la gazelle, défiant la ruse des chefs par son intrépidité et emportant enfin sa proie, comme le soldat emporte son butin après la bataille.

HORACE.

Monsieur, quand le courage ne prend sa source que dans la cupidité et l’intérêt personnel, il perd tout son prestige. Maintenant, monsieur, je n’ai plus qu’un mot à vous dire : madame Malquais seule a le droit de demander compte de ma conduite.

LE CAPITAINE.

Ma nièce, mais elle est lasse de la vie que vous lui imposez depuis son mariage. Elle veut à tout prix en sortir. Croyez bien que j’accélère le plus que je puis ses bonnes dispositions.

HORACE.

Comment, monsieur, c’est Louise qui vous a chargé d’une pareille mission ?

LE CAPITAINE.

Et pourquoi non ? Ce n’est pas qu’elle se soucie de vous au moins. Elle vous déteste.

HORACE, à part.

Je m’en doutais. (Haut.) Si madame Malquais veut une séparation, il est inutile de recourir aux tribunaux, je consens.

LE CAPITAINE.

Ah ! ah ! il est charmant ! une séparation, un divorce c’est-à-dire ; nous avons des preuves.

HORACE.

Oh ! monsieur, le divorce n’est point de notre époque.

LE CAPITAINE.

Ah ! dans ce cas, vous n’y gagnerez rien, monsieur ; car un mari, si inutile qu’il soit, sert toujours à quelque chose, monsieur ; il sert à avoir un amant, et j’y pourvoirai, moi, j’y pourvoirai.

HORACE.

Ah ! c’est trop d’insolence ! et je ne sais trop ce qui me retient encore ? Voici une heure qu’en vertu d’un lien de parenté je tolère vos inqualifiables propos ; mais vous allez me rendre raison.



Scène XI.


les mêmes puis LOUISE.


LOUISE, accourant.

Grand Dieu ! qu’y a-t-il ? d’où vient ce bruit ?

LE CAPITAINE.

Ah ! ah ! j’ai arrangé monsieur, de la belle manière.

LOUISE.

Comment ?

HORACE

Madame, je suis étonné de l’étrange procédé dont vous usez envers moi. Si vous désiriez une séparation, vous pouviez me la demander vous-même, sans en charger monsieur votre oncle. J’ajouterai qu’il peut se féliciter de porter ce titre, sans quoi je l’eusse traité comme il mérite de l’être.

(Il sort.)




Scène XII.


LE CAPITAINE, LOUISE.


LOUISE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

LE CAPITAINE.

Cela signifie que je suis arrivé à propos pour mettre bon ordre dans ton ménage.

LOUISE.

Mais qu’avez-vous dit à Horace ?

LE CAPITAINE.

Je lui ai dit qu’une femme se mariait pour avoir un mari.

LOUISE.

Mais comment avez-vous pu savoir ?

LE CAPITAINE.

Ah ! ça vous étonne ; vous croyez que je suis un homme à me laisser jouer ?…

LOUISE.

Mais, mon oncle, que vous importe. Je ne me plains pas ; cette position, je l’ai acceptée.

LE CAPITAINE.

Mais, moi, je ne l’accepte pas. Il ne sera pas dit que ma famille s’éteindra par le caprice d’un animal que je ferais volontiers sauter par la fenêtre.

LOUISE.

Cet homme dont vous parlez avec tant d’injustice a sauvé l’honneur et la vie de mon père.

LE CAPITAINE.

Qu’est-ce que ça me fait à moi ! On vous a sacrifiée à l’intérêt de votre famille. Et je souffrirais ça ? Mille tonnerres, non !

LOUISE.

Sans ce mariage, mon père se tuait, vous le savez bien.

LE CAPITAINE.

Eh bien ! le grand mal, quand votre vieille ganache de père se serait fait sauter le caisson.

LOUISE.

Ah ! vous n’avez pas de cœur !

LE CAPITAINE.

Corbleu ! si, j’en ai. Mais quand un homme est arrivé à la fin de sa carrière ; quand son corps et son esprit n’offrent plus que stérilité, qu’il suive l’exemple du hanneton, qu’il rentre en terre, mordieu !

LOUISE.

Vous me faites horreur ! Ce que vous dites est monstrueux.

LE CAPITAINE.

Eh non ! c’est logique. La loi imposée à chaque être est de remplir son mandat. Nul n’est venu sans but ici-bas. Or, l’œuvre de la femme, c’est l’enfant.

LOUISE.

Cette question ne regarde que moi.

LE CAPITAINE.

Et mon héritage ?

LOUISE.

Mon Dieu, renoncez au neveu et ayez un fils, mariez vous.

LE CAPITAINE, exaspéré.

Ah ça ! mais ils sont tous enragés ma parole d’honneur Mariez-vous, mariez-vous…

LOUISE.

Mais c’est la chose du monde la plus naturelle.

LE CAPITAINE.

Naturelle ! Diantre, non, ce ne serait pas naturel.

LOUISE.

Qui vous empêche ?

LE CAPITAINE.

Corbleu, je suis allé à Monulutapa. C’est clair.

LOUISE.

Eh bien ! ce n’est pas un obstacle.

LE CAPITAINE.

Si, c’en est un ! Nous autres, marins, nous avons nos superstitions, nos croyances.

LOUISE.

Vous ! vous ne croyez à rien.

LE CAPITAINE.

Il y a des serments desquels on ne peut se dégager.

LOUISE.

Eh bien ! mon oncle, moi aussi, j’ai fait un serment, ne trouvez donc pas extraordinaire que je veuille le tenir.

LE CAPITAINE.

Est-ce que c’est la même chose ?

LOUISE.

Écoutez, mon oncle, vous vous êtes arrangé de telle sorte qu’il vous est impossible de rester ici plus longtemps, à moins de faire des excuses à Horace.

LE CAPITAINE.

Des excuses ! Ah ! ce serait drôle. Si je suis forcé de partir, je me dirige vers Marseille, chez vos respectables parents ; les bûches ! Et le premier qui me tombe sous la main…

LOUISE.

Quoi, vous les plongeriez ainsi dans le désespoir. Mais vous êtes fou ! Songez donc qu’ils me croient heureuse.

LE CAPITAINE.

Oui, mais vous ne l’êtes pas.

LOUISE.

Mais si, je le suis à ma manière. Une femme jeune, riche, n’est jamais isolée.

LE CAPITAINE, à part.

Que veut-elle dire ? (Haut.) Tu n’aimes pas ton mari, au moins ?

LOUISE, à part.

Flattons ses idées. (Haut.) Eh bien, non mon oncle, je vous l’avoue.

LE CAPITAINE.

À la bonne heure, tu es une brave fille. Eh ! comment n’es tu pas isolée, vivant ainsi séparée ?

LOUISE.

Je suis entourée d’hommages assidus, et les femmes sont légères, coquettes, elles s’amusent de ce qui flatte leur vanité.

LE CAPITAINE, à part.

Je comprends à demi-mot. (Haut.) Il fallait donc parler plus tôt, nous nous serions entendus.

LOUISE.

Vous n’irez pas à Marseille, il faut que mes parents ignorent toutes ces circonstances.

LE CAPITAINE, à part.

Sont-elles assez rusées, ces Européennes.

LOUISE, à part.

Si je pouvais le faire renoncer à Marseille. (Haut.) Mon oncle, vous êtes bon, vous m’aimez, restez près de moi, je vous en prie.

LE CAPITAINE, à part.

Oui, certes, il me faut observer les adorateurs de ma nièce, maintenant. (Haut.) J’y consens.

LOUISE.

Eh ! mon oncle, allez trouver Horace, exprimez-lui vos regrets d’un moment d’emportement. Vous vous réconcilierez.

LE CAPITAINE.

Corbleu ! moi, faire des excuses. Eh bien, soit. (À part.) Il les payera cher, mes excuses ; heureusement, ma vengeance n’est pas loin.

LOUISE, à part.

Enfin, j’ai gagné la partie. (Haut.) Voici les amis de mon mari qui s’avancent de ce côté, éloignons-nous et allons trouver Horace.

LE CAPITAINE, à part.

Ah ! on appelle cela recevoir des hommages…

(Ils sortent.)



Scène XIII.


VAULUCHET, GAMBIER, CHAMPMAILLY.


VAULUCHET, riant.

Superbe, messieurs, superbe !

CHAMPMAILLY.

D’où vient cette hilarité soudaine ?

VAULUCHET.

Ah ! j’ai à vous conter la chose la plus désopilante.

GAMBIER.

Un canard dans le journal ?…

VAULUCHET.

Ah bien oui ! Tenez, vous ne savez pas tout le parti qu’on peut tirer d’une femme de chambre.

CHAMPMAILLY.

Comment, déjà ?

VAULUCHET.

On ne saurait s’y prendre trop tôt quand on veut savoir, et grâce à ce désir immodéré de m’instruire, notre fortune est faite à tous trois.

CHAMPMAILLY.

Tu te moques.

VAULUCHET.

Non, messieurs, et si la métamorphose peut vous être agréable, je vais devenir solennel. La fortune, vous le savez, est aveugle ; souvent elle vous coudoie sans vous voir ; il est donné à nous, clairvoyants, de la diriger.

GAMBIER.

Où veux-tu en venir ?

VAULUCHET.

L’Australie est à nos pieds ; nous pouvons, à l’aise, exploiter la mine.

CHAMPMAILLY.

Mais explique-toi donc, tu es insupportable !

VAULUCHET.

M’y voilà. Les femmes sont bavardes, généralement, les caméristes le sont sans exception. Or, pour parler, il faut avoir quelque chose à dire. Entendre, écouter, deviennent donc nécessaires ; la curiosité est, pour apprendre, le meilleur stimulant. J’ai donc saisi Fleurette l’oreille appliquée à la porte ; un peu confuse, d’abord, d’être ainsi surprise, elle a fini par me confier la chose du monde la plus bouffonne.

GAMBIER.

Eh bien ?

VAULUCHET.

Eh bien ! j’ai su alors que le ménage Malquais n’est qu’un ménage en apparence. Monsieur va trois ou quatre fois la semaine à Paris, nous savons où. Le vieil ours d’oncle a tout découvert ; furieux, il vient de faire une scène à Horace ; il l’a menacé d’un remplaçant en termes clairs. Il lui faut un héritier à tout prix.

CHAMPMAILLY.

Il ressort de tout cela qu’Horace est un niais qui perdra l’héritage, parce que l’oncle se mariera ; il n’a pas plus de cinquante ans.

VAULUCHET, riant.

Impossible ! mon cher, le vieux sacripant a été victime d’une vengeance qui le force au célibat.

GAMBIER.

Mais c’est un conte des Mille et une Nuits.

VAULUCHET.

Pas du tout : Fleurette l’a entendu à la porte. Or, comme il prétend ne laisser son immense fortune qu’au fils de sa nièce, il cherche une occasion de réaliser son désir. Tout don Juan sera donc bienvenu auprès de lui.

CHAMPMAILLY.

Quel rapport avec nous ?

VAULUCHET.

Oh ! les idiots. Il s’agit d’acquérir les bonnes grâces du capitaine en entourant la nièce d’hommages.

GAMBIER.

Comment, la femme d’un ami…

VAULUCHET.

Un peu de galanterie ne nuit à personne, et nous avons, tous trois, trop de délicatesse pour pousser la chose plus loin, bien qu’Horace mérite une leçon.

GAMBIER.

Mon cher, ses torts ne légitimeraient pas les nôtres.

VAULUCHET.

D’accord, une fois dans l’amitié du capitaine, tout marchera bien ; seulement il faut nous entendre de façon qu’il ne soupçonne pas notre projet.

GAMBIER.

Avec ça qu’il est commode, ton vieux chenapan.

VAULUCHET.

Bah ! on apprivoise les animaux les plus féroces ; les uns avec le fouet, les autres avec des caresses. Nous étudierons d’abord de quel genre est la bête.

CHAMPMAILLY.

Ce n’est pas facile.

VAULUCHET.

Laissez donc, l’orgueil est un puissant levier ; nous flatterons les goûts du bonhomme sans affectation ; souvent même nous feindrons de n’être pas d’accord.

GAMBIER.

Convenu.

VAULUCHET.

Champmailly placera ses paysages philosophiques. Gambier sera son médecin à l’année ; car lorsqu’un homme a une aussi grande fortune, il n’a plus qu’une seule crainte, celle de ne pas en jouir.

GAMBIER.

Mais il est solide comme une pyramide égyptienne.

VAULUCHET.

Cela ne prouve rien. Tu auras le soin de l’alarmer un peu. Quant à moi, je réponds d’obtenir des fonds pour mon sirop.

CHAMPMAILLY.

Ma foi, l’idée est originale.

VAULUCHET.

Messieurs, si nous ne réussissons pas, c’est que nous sommes trois imbéciles.

GAMBIER.

Rien de plus juste.

VAULUCHET.

L’occasion vient au-devant de nous. Voici notre charmante hôtesse.



Scène XIV


les mêmes, LOUISE.


LOUISE, sans les voir.

Enfin Horace a accepté les excuses de mon oncle ; je lui ai fait comprendre que j’étais étrangère à tout ce qui vient de se passer. J’aime encore mieux son indifférence que sa haine. (Apercevant ces messieurs) Je vous croyais en promenade, messieurs. (À Champmailly) Quoi, vous ne faites pas un croquis ? la campagne est pourtant bien belle, elle a un éclat.

VAULUCHET.

Qui pâlit devant celui de vos yeux, madame.

CHAMPMAILLY, à Vauluchet, bas.

Dieu, que c’est plat ! (Haut) Moi, madame, je ne regarde jamais la campagne.

LOUISE.

Et vous êtes paysagiste ?…

CHAMPMAILLY.

L’art est dans la tête, madame, et non dans les yeux ; aveugle, le véritable artiste peut faire un chef-d’œuvre.

VAULUCHET.

À ce compte, mon cher, l’école des Beaux-Arts devrait être aux Quinze-Vingts. (Bas.) Est-ce que tu vas nous narrer tes huit cents pages d’impression.

(Gambier cueille une rose et la présente à Louise.)
LOUISE.

Oh ! la superbe rose.

(Elle l’attache à son corsage.)



Scène XV.


les mêmes, LE CAPITAINE.


LE CAPITAINE s’arrête sur le seuil de la porte et regarde cette scène.

Ah ! ah ! mon retour était nécessaire ; mes trois pantins sont à leur poste ; plus souvent que j’accepterai une descendance de leur façon ; mes petits amis, je vais procéder à votre démolition.

GAMBIER.

Aurions-nous le bonheur, capitaine, de jouir quelques instants de votre entretien.

LE CAPITAINE.

Oui, messieurs, c’est un plaisir que vous goûterez à l’aise, je vous jure, car ma compagnie ne vous fera pas défaut.

VAULUCHET, à Louise.

Il me semble, madame, que ce rayon de soleil blesse vos yeux, si je baissais le store ?

LOUISE.

Volontiers.

(Vauluchet baisse le store ; pendant ce temps, le capitaine prend sa place.)
CHAMPMAILLY.

Les gens sérieux doivent rechercher votre intimité ; ayant parcouru l’univers, que ne savez-vous pas ?

LE CAPITAINE.

Oui, vous avez raison, je sais beaucoup de choses, et, Dieu merci, je connais ma petite espèce humaine sur le bout de mon doigt.

CHAMPMAILLY.

Ça s’emmanche mal.

LE CAPITAINE.

Ma nièce, il y a ici une odeur suffocante.

LOUISE.

Je ne trouve pas, mon oncle.

LE CAPITAINE.

Et si fait, cette rose. (Il l’arrache et marche dessus.)

LOUISE.

Ah ! mon oncle, que faites-vous ?

LE CAPITAINE.

Sachez, ma nièce, pour votre gouverne, que la nature a fait pousser les fleurs en plein air, et non dans les plis d’un corsage.

LOUISE.

Mais !…

LE CAPITAINE.

Les parfums sont malsains, ils irritent les nerfs.

GAMBIER.

Pardon, capitaine, les femmes et les fleurs se confondent dans une même nature ; or, une rose sur le sein d’une femme, n’est-ce pas le plus ravissant bouquet ?

LE CAPITAINE.

Les bouquets ne sentent bon et les compliments ne sont agréables, qu’autant qu’ils ont de la fraîcheur ; et votre madrigal a la nouveauté d’un proverbe de Salomon.

VAULUCHET.

Il est charmant, le capitaine, la présence d’esprit ne lui manque pas un instant. À Paris, vous aurez cet hiver un succès formidable.

CHAMPMAILLY.

Vous êtes dans la plus belle phase de la vie ; vous êtes l’homme complet sur toutes les faces.

LE CAPITAINE, fronçant le sourcil.

Que voulez-vous dire ?

CHAMPMAILLY.

Complet, au point de vue des forces physiques.

VAULUCHET, à part.

Maladroit. (Haut.) Complet surtout sous le rapport de l’esprit.

LE CAPITAINE, le toisant.

Que signifie surtout ?

GAMBIER, à part.

Diantre ! Vauluchet se noie, (Haut.) c’est-à-dire, capitaine, que les qualités intellectuelles étant les plus précieuses et les plus rares, il insiste sur ce point. Voilà ce qui explique le mot surtout. (À part.) J’ai été habile cette fois-ci.

VAULUCHET.

Et, de plus, vous avez la fortune, le savoir. La mission que vous avez à remplir est superbe, il ne vous reste plus qu’à vous entourer de belles choses pour prouver à la société étonnée que vous êtes non-seulement un homme fort, mais un homme de goût, non-seulement un homme positif, mais un homme d’imagination.

GAMBIER.

À propos, capitaine, vous qui devez aimer tout ce qui n’est pas ordinaire, je vous engage à visiter l’atelier de Champmailly.

CHAMPMAILLY.

Heureux, monsieur, de me mettre à votre disposition. J’ai, en effet, quelques toiles sur lesquelles il vous sera peut-être agréable de jeter un coup d’œil.

LE CAPITAINE.

C’est bon, c’est bon, je n’en ai que faire en ce moment.

CHAMPMAILLY.

Je ne vous les impose pas, capitaine ; mais si vous le désirez, je ferai venir ici les plus remarquables et…

LE CAPITAINE.

Corbleu ! monsieur, je n’ai pas besoin de chemises, me prenez-vous pour une ménagère de province qui ne songe qu’à empiler du linge sur les rayons de son armoire ?

CHAMPMAILLY, piqué.

Pardon, monsieur, je ne suis pas industriel, mais artiste.

LE CAPITAINE.

Je ne vous en fais pas mon compliment. La toile, une fois tissée, demande à être cousue plutôt que barbouillée.

CHAMPMAILLY.

Monsieur, un de ces barbouillages, comme vous les appelez, vient d’être payé douze mille francs.

LE CAPITAINE.

Par douze mille sots !

CHAMPMAILLY.

Un seul a suffi.

GAMBIER.

Ah ! capitaine, si vous connaissiez les paysages de Champmailly !

LE CAPITAINE.

Ah ! oui, des herbes trop cuites dans des flots de lait caillé ; on intitule cela : Effet du matin.

CHAMPMAILLY.

Monsieur !

LE CAPITAINE.

Pour douze mille francs, j’aurais un carré de terre, dans lequel je pourrais respirer à l’aise, me délier les jambes, réjouir ma vue et récolter du blé.

CHAMPMAILLY, à part.

Vandale ! va.

VAULUCHET.

Capitaine, bravo ! Vous ne comprenez que la question utilitaire, vous êtes dans le vrai ; l’industrie, c’est-à-dire le moyen d’étendre et de vulgariser les produits de la nature, de substituer l’abondance à la parcimonie de la terre. Que diriez-vous, par exemple, si je vous fabriquais un sirop sans un atome de sucre ?

LE CAPITAINE.

Je dirais que je n’en veux pas boire ; voilà tout.

VAULUCHET.

Allons donc, capitaine, vous avez l’esprit trop large pour connaître le préjugé, vous en goûteriez, d’autant plus que l’amidon en fait la base.

LE CAPITAINE.

L’amidon ?…

VAULUCHET.

Oui, l’amidon, c’est merveilleux.

LE CAPITAINE.

Que me chantez-vous avec votre amidon ? auriez-vous l’intention de m’empeser comme une fraise d’Henri IV ? Je suis classique, moi, et j’envoie à tous les diables les inventeurs qui fabriquent le café avec la fane de carotte, le lait avec l’eau de puits et le sucre avec l’amidon. La terre est assez vaste pour satisfaire à toutes nos exigences. Cultivez-la, morbleu ! cultivez-la !…

GAMBIER.

Je partage votre opinion, capitaine : l’art ne peut en rien suppléer à la nature, et les raisons d’hygiène nous forcent à repousser les tentatives hardies, mais souvent funestes, de l’esprit humain.

VAULUCHET.

Je te préviens que ceci a besoin d’être discuté, savant docteur.

LE CAPITAINE.

Ah ! vous êtes médecin, vous ? (Il s’incline.) Eh bien ! j’en suis bien aise, j’ai un malade à vous procurer.

CHAMPMAILLY.

Vous voyez un infortuné qui a été obligé de fuir Paris, pour se soustraire momentanément aux exigences de sa clientèle.

GAMBIER.

Quoi qu’il en soit, capitaine, du moment que le malade est recommandé par vous…

LE CAPITAINE.

Oh ! il a suffisamment de titres à votre intérêt, puisque c’est vous-même. Vous devriez songer que la meilleure enseigne pour un médecin, c’est sa bonne mine.

LOUISE.

Mon oncle !

LE CAPITAINE, examinant Gambier.

Nature rachitique, poitrine creuse, œil cerné, pommettes rougeâtres ; vous avez les poumons endommagés, mon bon.

GAMBIER.

Moi, par exemple !

LE CAPITAINE.

Riez donc un peu.

GAMBIER.

Mais !

LE CAPITAINE.

Riez donc, vous dis-je.

GAMBIER.

Vraiment !…

LE CAPITAINE, soulevant sa lèvre.

Pardieu, j’en étais sûr, je m’y connais, j’en ai vendu, j’en ai acheté. Soulevez la lèvre d’un homme et vous ferez souvent une singulière découverte. Ce n’est pas plus difficile que cela.

LOUISE.

Mais, mon oncle, vous êtes fou.

CHAMPMAILLY.

Il paraîtrait, monsieur, que l’homme à qui la fortune a souri se croit le droit de tout dire.

LE CAPITAINE.

Chance, veine, étoile, ô ! les bons mots inventés pour justifier les imbéciles et les dispenser de toute combinaison ! Il se peut, certes, que le hasard fasse une fois la fortune d’un sot ; mais sachez qu’il n’appartient qu’à l’homme habile de la refaire quand il l’a perdue.

VAULUCHET.

Oui, quand on n’a pas les chances contre soi.

LE CAPITAINE.

Allons donc ! c’est l’homme qui doit faire les circonstances. Ah ! j’ai eu aussi de rudes angoisses dans ma vie. Il est terrible de perdre en une heure le fruit de plusieurs années de travaux ; mais, corbleu ! on se rattrape. Il y a quinze ans de cela, le Scorpion recevait dans ses flancs la plus belle cargaison de Cafres qu’on pût voir, « ce que nous appelons grains de maïs, » nous autres traitants, en terme de commerce ; constitution musculaire et robuste, nette et saine — comme un verre rincé ; peau lustrée comme le feuillage du camelia. La traversée touchait à sa fin, le temps avait été favorable, la mer était douce et tranquille comme une femme qui dort. Nous avions bien supporté une petite perte, mais si petite que ce n’est pas la peine d’en parler.

LOUISE.

Quoi donc, un orage ?

LE CAPITAINE.

Oui, un orage qui, nous ayant obligés à boucher les écoutilles, nous enleva dix têtes prises de coup de sang, soixante piastres de perdues. Qu’importe ! le reste se portait à merveille, grâce à l’exercice que je les obligeais à faire sur le pont. Quand, par mon ordre, ils montaient de la cale, le fouet invitait à la gaieté ceux qui s’abandonnaient à une nostalgie intempestive.

LOUISE.

Ah ! ne continuez pas, car vous avez perdu toute notion humaine.

LE CAPITAINE, riant.

Dans ce temps-là, la loi Gramont n’était pas encore passée. Un beau matin, j’aperçus à l’horizon un point noir qui ressemblait singulièrement à une voile. Je m’élançai sur ma lorgnette. Mille millions de tonnerres ! c’était un navire. Animal ! m’écriai-je à l’homme de vigie, toi qui dois nous servir de fanal, tu es planté là comme un éteignoir sur un cierge. Il tremblait de tous ses membres, car il savait le capitaine Striker peu caressant dans ses punitions. Je ne la lui fis pas attendre, corbleu ! il ne l’avait pas volée, car une nouvelle inspection me faisait reconnaître la présence d’un croiseur anglais. Ce n’était pas drôle, s’il venait à soupçonner notre commerce. L’enjeu était gros ; le temps était trop clair pour éviter sa poursuite ; il fallait se décider vite ; c’était rude, je passai la main sur mon front et je prononçai le fiat.

LOUISE.

Que voulez-vous dire ?

LE CAPITAINE.

Eh ! mais, une minute après, ma cargaison d’ébène prenait le frais au fond de la mer. Trois cents gaillards à trois ou quatre mille francs pièce, faites le compte.

TOUS.

Ah ! quelle horreur !

LE CAPITAINE.

Corbleu ! oui, ça peut s’appeler une débâcle, aussi je quittai le trafic.

LOUISE.

On a plus de pitié des animaux.

LE CAPITAINE.

Mais c’est une espèce pire, celle qui est l’intermédiaire entre l’homme et la bête. Cette faculté d’examen et de comparaison qui lui reste encore, malgré l’exiguïté de son cerveau, ne sert qu’à lui faire haïr toute nature supérieure à la sienne. Si nous ne la dominions, elle nous étoufferait ; son respect est de la peur ; son obéissance, de la lâcheté.

LOUISE, se levant.

Les pays barbares dans lesquels vous avez vécu vous ont faussé le jugement. La supériorité de l’homme n’est pas dans son plus ou moins de cervelle, elle est dans son âme, la plus sublime des facultés morales, seule capable d’équité, de sensibilité, de dévouement. Elle rend tous les hommes égaux, quel que soit le degré d’intelligence auquel chacun de nous s’arrête. Car n’est-ce pas, en quelque sorte, égaler le génie que de le reconnaître ? L’animal se soumet à la force et à la peur ; l’homme se soumet volontairement, par un sentiment de justice et d’admiration.



Scène XVI.


les mêmes, BAZIN.


BAZIN.

Un monsieur, dont la voiture vient de se briser à la porte du château, demande si l’on veut bien lui accorder, quelques instants, l’hospitalité ?

LOUISE.

Oui, certes, et je veux voir moi-même.

(Elle sort.)

Scène XII.


CHAMPMAILLY, VAULUCHET, GAMBIER, LE CAPITAINE.


CHAMPMAILLY.

Monsieur, puisque madame Malquais est partie, il nous est au moins permis de vous adresser une question : Quel rôle prétendez-vous nous faire jouer ici ?

LE CAPITAINE.

Eh mais ! celui que vous me destiniez : le rôle de niais.

GAMBIER.

Vous nous prêtez des intentions, monsieur.

LE CAPITAINE.

Ah ça ! vous croyez donc que je ne vois pas votre jeu, de puis une heure que vous posez en ménestrel près de ma nièce ? Vous tonnez contre la traite des noirs ; mais vous essayez celle des blancs. Vous n’êtes pas de force. J’ai donc un petit air naïf, pour qu’on veuille ainsi m’exploiter ? Vous en voulez à ma nièce et à mon argent.

VAULUCHET, à part.

Prenons de l’aplomb. (Haut.) C’est trop fort, et je ne supporterai pas de pareilles interprétations.

LE CAPITAINE.

Eh bien ! ça me va, la main me démange ; voilà trois semaines que je me contiens.

VAULUCHET.

Faites attention que nous sommes trois.

LE CAPITAINE.

Parbleu ! vous pouvez bien vous en adjoindre trois autres ; six roquets de votre espèce ne me feront pas peur.

GAMBIER.

Retirez le mot, monsieur, retirez le mot !

LE CAPITAINE, s’approchant.

Voulez-vous que je vous tire les oreilles et que je vous en voie à fond de cale, vous ?…

CHAMPMAILLY.

Mais c’est de la sauvagerie !

LE CAPITAINE.

Ah ! vous désirez avoir une leçon ? soit. Choisissez les armes. Voulez-vous le sabre d’abordage ? c’est un outil très amusant.

CHAMPMAILLY.

Vous nous proposez une arme que nous ne pouvons accepter.

LE CAPITAINE.

Alors prenons le pistolet, corbleu ! (Il en décroche un) Tenez, ce n’est pas plus difficile que cela : indiquez-moi un but, et je vous réponds que je ne le manquerai pas d’un fil.

VAULUCHET, à part.

Diantre ! ça prend une tournure stupide. (Haut.) Ventrebleu ! capitaine, vous savez bien qu’un duel entre nous est impossible ; on ne tue pas l’oncle d’un ami

LE CAPITAINE.

Mais, en revanche, on peut tuer l’ami de son neveu, hein ! qu’en dites-vous ?

GAMBIER, à Vauluchet.

Mais il est ridicule de reculer !

VAULUCHET, bas.

Tu ne vois donc pas que cet animal nous embrocherait comme des mauviettes. (Haut.) Allons, capitaine, prenez ce qui vient de se passer pour une plaisanterie. Il faut confesser que nous sommes tous un peu vifs ; mais le mot lâché, on n’y pense plus.



Scène XVIII.


les mêmes, HORACE, soutenant un jeune homme décoré, LOUISE.


HORACE.

Entrez, monsieur, entrez. (Regardant) Vous vous amusez à faire des armes ?

LE CAPITAINE, railleur.

Oui, et ces messieurs me paraissent d’une jolie force.

HORACE.

Monsieur vient d’être victime d’un accident qui aurait pu avoir les suites les plus graves.


ALBÉRIC. (On fait asseoir Albéric.)

Mon cheval est un peu vif et j’ai le tort de l’être beaucoup plus que lui. L’orage est venu nous surprendre en route. Je gagnais le chemin de fer, et, craignant de manquer le départ, je pressais ma bête. Un immense tronc d’arbre qui barrait le passage, et que je me suis obstiné à lui faire franchir, a été la cause de son emportement. Dans sa course effrénée, le tilbury s’est fracassé, et, si je n’eusse sauté à temps, ma foi, j’aurais subi le même sort. J’en suis quitte pour une légère entorse.

LE CAPITAINE, à part.

Voici un gaillard dont la mine me revient. (Haut.) Une en torse, ça me connaît, jeune homme. Quelques heures de repos, imprimer un léger tour à la jambe, ce n’est pas plus malin que cela. Tenez : (Il lui tourne violemment la jambe.) (À part) Il n’a pas bronché ; allons, cela s’appelle de l’énergie.

ALBÉRIC, à Louise.

Désolé, madame, de vous importuner ainsi.

LOUISE.

Comment donc ! monsieur ; nous sommes heureux de vous procurer un peu de soulagement.

ALBÉRIC, au capitaine.

Merci, monsieur ; je me sens vraiment mieux, et d’ici à une heure je pourrai reprendre ma route.

LE CAPITAINE, à part.

Oui, oui, compte que je te laisserai partir comme cela.


FIN DU DEUXIÈME ACTE.


ACTE TROISIÈME.

La scène représente un salon ; porte au fond, fenêtre avec balcon sur le côté ; porte à droite avec une imposte vitrée.



Scène I.


LE CAPITAINE, seul.

Ne pas saisir l’occasion au vol, c’est attendre que l’oiseau se soit posé sur la branche pour tirer dessus. Striker, mon ami, tu es fort, et tu es fin. Si tu ne fixes pas le choix de ta nièce, il pourra bien n’être pas d’accord avec le tien. C’est étrange, j’ai la rage de la famille depuis qu’il m’a fallu y renoncer pour mon compte personnel. À mon retour de Monulutapa, lorsque je me suis vu cette immense fortune, j’ai compris combien la vie est courte. J’ai senti alors le besoin de la prolonger en ajoutant une existence à la mienne, c’est-à-dire s’identifier à un être auquel je transmettrais mes goûts, mon activité ; dans lequel je pourrais, en quelque sorte, me réincarner. Ah ! monsieur Malquais, vous vous opposez à mes projets ; ah ! vous avez la plus belle femme du monde et vous vous adressez à une autre ; de plus, je vous ai fait des excuses, nous avons un compte à régler. Il me va, cet officier de dragons ; aussi je ne dois pas le laisser partir. Ce n’est pas facile ; il veut s’en aller. Si cordiale que soit l’hospitalité, les instances ont des bornes, quand elles s’adressent à un étranger. Ne tirerai-je pas de mon vieil arsenal de ruses et d’expédients quelque chose qui soit convenable pour la circonstance ? (se promenant) Voyons donc, voyons donc… c’est cela ; j’y suis. Il me reste aussi à éloigner Horace… une lettre anonyme… m’y voilà, et à l’œuvre. (Écrivant.) « Votre maîtresse vous trompe ; rendez-vous ce soir chez elle, et vous aurez des preuves de sa trahison. » Maintenant, déposons ce petit avertissement dans la boîte aux correspondances ; Horace n’entre pas ici sans y regarder. Qu’ai-je encore à faire ? Ah ! coffrer mes trois comparses. Où cela ? dans la cave ? non ; ce moyen ne me paraît pas praticable. Comme je regrette ma cale ! Cette chambre me paraît parfaitement disposée pour mon projet. Cette imposte vitrée me servira d’observatoire. Quand il y a un obstacle, on le brise avec sa cravache. (Il casse la vitre.) Là.



Scène II.


LE CAPITAINE, BAZIN, accourant.


BAZIN.

Quel est ce bruit ? qu’y a-t-il ?

LE CAPITAINE.

Ah ! c’est toi, vieux cerveau ébréché, tu ouvres les portes, tu ne fermes pas les fenêtres, et les deux airs cassent les vitres.

BAZIN.

Sauf votre respect.

LE CAPITAINE.

Allons, allons rengaine ta vieille formule et approche.

BAZIN, à part.

Je ne suis pas poltron, mais je tremble de tous mes membres.

LE CAPITAINE.

Surtout ne prends pas l’air effaré d’un phoque piqué du harpon, cesse de rouler tes yeux comme des billes, ouvre tes oreilles, ne flageoles pas sur tes jambes, écoute et obéis.

BAZIN.

Je suis attentif.

LE CAPITAINE.

As-tu l’administration de la cave ?

BAZIN.

Sauf votre respect.

LE CAPITAINE.

Encore ?

BAZIN.

J’ai toujours eu l’habitude de parler avec déférence.

LE CAPITAINE.

Parle vite, j’aime mieux ça.

BAZIN.

Je disais donc que monsieur avait bien voulu me confier la surveillance générale de la maison.

LE CAPITAINE.

Très-bien, il me faut ce soir les plus fines bouteilles.

BAZIN.

Mais…

LE CAPITAINE.

Pas de réflexions. Que dis-tu de tes vins du Rhin ?

BAZIN, dignement.

Je ne bois que de l’eau, monsieur.

LE CAPITAINE.

Tu as raison, c’est la boisson qui convient aux bêtes.

BAZIN.

Moi, me comparer.

LE CAPITAINE.

Chut ! Tu monteras trois bouteilles de johannisberg, trois de jurançon, le vin de Henri IV, ventre saint-gris, c’était un joyeux compagnon ; de plus, deux bouteilles de chypre et deux de xérès, tu m’entends.

BAZIN.

Mais il y aura de quoi griser toute une caserne.

LE CAPITAINE.

Pas de réflexions. Lorsque je te donnerai l’ordre d’atteler deux voitures, tu n’en attelleras qu’une.

BAZIN.

Mais sauf… c’est-à-dire j’exécute les ordres tels qu’on me les donne et…

LE CAPITAINE.

Suffit, tu m’as compris, va-t’en.

BAZIN.

Mais.

LE CAPITAINE.

Veux-tu que je devienne démonstratif.

(Il fait siffler sa cravache. Bazin se sauve.)



Scène XII.


LE CAPITAINE, ALBÉRIC.


ALBÉRIC.

Je vous cherchais, capitaine, pour vous adresser mes remercîments et mes adieux.

LE CAPITAINE.

Comment ! vous partez déjà ? un peu plus de repos vous était nécessaire, pourtant.

ALBÉRIC.

Je vous assure que je me sens très-bien. Je vous félicite, vous avez vraiment un grand talent chirurgical.

LE CAPITAINE.

La nécessité est la source de toute science. Il faut bien qu’un homme éloigné de ses semblables trouve des ressources en lui-même ; et je me suis vu plus d’une fois en pareille circonstance. — Dites-moi, vous retournez chez vous au moins ?…

ALBÉRIC.

Non, je dois être à Paris ce soir.

LE CAPITAINE.

Soit, mais il vous est toujours facile de partir deux heures plus tard.

ALBÉRIC.

Impossible, je suis attendu à heure fixe.

LE CAPITAINE.

Peste soit du contre-temps. C’est que vous n’imaginez pas, jeune homme, à quel point vous m’inspirez de sympathie.

ALBÉRIC.

Ma foi, elle est partagée, je vous jure. Votre cordiale franchise est tout à fait dans mes allures. Du reste, vous pouvez croire que le lieutenant de Tourbrune n’oubliera pas le service que vous lui avez rendu.

LE CAPITAINE, frappant sur son front.

De Tourbrune ? attendez donc… Avez-vous encore votre père, jeune homme ?

ALBÉRIC.

Hélas ! non, j’ai eu le malheur de le perdre pendant la campagne de Crimée. Il n’eut même pas la joie de nouer à ma boutonnière le petit bout de ruban que voilà. Six ans se sont écoulés et cette perte me semble encore récente.

LE CAPITAINE, à part.

Quelle chance ! il est mort, il ne viendra pas me démentir. (Haut.) Mais alors je ne me trompe pas, il s’appelait… son petit nom enfin ?

ALBÉRIC.

Robert.

LE CAPITAINE.

Eh ! oui, Robert, c’est bien cela ; plus tard il devint… c’est particulier le mot ne me revient pas.

ALBÉRIC.

Ingénieur en chef.

LE CAPITAINE.

Vivat ! jeune homme, tombez dans mes bras, vous êtes le fils de mon meilleur ami. Ce cher Tourbrune !…

ALBÉRIC.

Est-il possible ?…

LE CAPITAINE.

Sans doute, nous avons fait nos études ensemble… je le vois encore.

ALBÉRIC.

C’est singulier, je n’ai jamais entendu prononcer votre nom par mon père.

LE CAPITAINE.

C’est tout simple, Striker est un nom de guerre ; mes habitudes m’ont valu ce sobriquet, et je l’ai gardé depuis.

ALBÉRIC.

C’est cela. Ainsi vous êtes l’ami de mon père ?…

LE CAPITAINE.

Comment donc ? mais Pythias et Damon n’étaient à côté de nous que de la neige fondue.

ALBÉRIC.

Vraiment !

LE CAPITAINE.

Quelle belle nature que votre père !

ALBÉRIC.

Oui, essentiellement honnête.

LE CAPITAINE.

Aussi comme nous nous entendions… Quelle intelligence ! quelle activité prodigieuse !

ALBÉRIC.

Ah ! vous l’aviez pressenti.

LE CAPITAINE.

Diantre ! ce n’était pas difficile, on n’avait qu’à le regarder faire.

ALBÉRIC.

Pourtant, mon père m’a toujours raconté qu’il avait eu, dans sa jeunesse, une sorte de répulsion pour le travail.

LE CAPITAINE.

Entendons-nous : je veux dire qu’il amenait dans le plaisir une ardeur infatigable.

ALBÉRIC.

Ah ! cela je l’ignore ; un père ne fait pas de pareilles confidences à son fils.

LE CAPITAINE.

Je m’explique maintenant mon entraînement vers vous… un souvenir vague me revenait à la mémoire… votre taille me rappelle celle de votre père.

ALBÉRIC.

Pourtant il était petit.

LE CAPITAINE, à part.

Diable, je vais à côté. (Haut.) Je parle de la proportion. Il était en petit ce que vous êtes en grand. Vous saisissez, n’est-ce pas ?

ALBÉRIC.

Parfaitement.

LE CAPITAINE, se plaçant à distance.

En outre, vous avez son tempérament.

ALBÉRIC.

Vous m’étonnez beaucoup, mon père était très-blond.

LE CAPITAINE.

Cela ne dit rien, la couleur n’est une différence que pour les yeux ; la science, l’observation en jugent autrement ; il y a des blonds qui ont le tempérament brun.

ALBÉRIC.

En effet, je l’ai entendu affirmer ; mais en général on ne trouve pas grands rapports entre mon père et moi.

LE CAPITAINE, riant.

Ah ! il est si rare de ressembler à son père ! on ressemble plutôt à un autre. Ce que je dis là paraît bizarre d’abord, puis cela s’explique tout naturellement, en réfléchissant bien.

ALBÉRIC.

Vous me faites oublier l’heure du départ, capitaine.

LE CAPITAINE.

Ah ! mais je ne vous laisse plus partir, vous dînerez avec nous, et nous vous reconduirons après.

ALBÉRIC.

Je suis désolé de ne pouvoir accepter, mais…

LE CAPITAINE.

Eh ! parbleu, pourvu que vous arriviez ce soir… Vous ne refuserez pas une si petite concession à l’ami de votre père… Mon neveu que voilà, joindra, j’en suis sûr, ses instances aux miennes…

ALBÉRIC.

Je me laisse séduire et je me rends aux vôtres, capitaine. En alléguant le motif de mon retard, j’ai la certitude du pardon.



Scène VI.


les mêmes, HORACE.


LE CAPITAINE.

Arrivez donc, mon beau neveu, et partagez ma joie. Figurez-vous que ce grand garçon-là est le fils de mon meilleur ami.

HORACE, à Albéric, lui tendant la main.

Heureuse coïncidence, monsieur, car c’est un lien de plus entre nous.

LE CAPITAINE.

Aussi ai-je décidé Albéric. (À Albéric) Cette familiarité ne vous fâche pas, au moins ?

ALBÉRIC.

Mais elle m’enchante, au contraire.

LE CAPITAINE.

J’ai donc décidé cet excellent Albéric à nous donner deux heures de plus ; il devait bien cela à la mémoire de son père… pauvre Tourbrune… J’organise alors une petite partie : nous le reconduisons à la gare ; seulement, à mi-chemin, nous nous arrêtons à votre ferme, Horace, et nous y dînons. (À Albéric) Il y a là un site qui vous rappellera la Crimée. C’est réellement curieux, quand le soleil se couvre, l’illusion est complète. J’espère, mon neveu, que vous serez des nôtres ?…

HORACE.

Très-volontiers. (Il s’approche de la cheminée.)

LE CAPITAINE, à part.

Il y va, il y va. (Haut) Ainsi, c’est convenu ?

HORACE, regarde la lettre et sourit.

Vous permettez.

ALBÉRIC.

Mais sans doute.

HORACE, à part.

Pas de signature. (Haut.) Savez-vous, mon oncle, qui a ap porté cette lettre ?

LE CAPITAINE.

Depuis que je suis ici je n’ai vu entrer personne. (À part.) Lis-donc, animal, lis-donc.

HORACE, lit ; à part.

Ce n’est peut-être qu’une calomnie ; néanmoins il faut m’en assurer. J’irai à Paris. Ah ! si je pouvais reconquérir ma liberté !… (Haut.) La fatalité s’en mêle, il me faut à l’instant partir.

LE CAPITAINE.

Allons donc, nous avons votre parole.

HORACE.

Oui, je l’ai donnée avant cette lettre, mais après je suis contraint de la reprendre.

LE CAPITAINE.

Tant pis pour la lettre, nous sommes les premiers. Tenez, mon beau neveu, je ne sais ce que renferme cette épître, mais je gagerais que l’affaire dont elle vous entretient n’est pas d’une telle importance que vous ne puissiez la remettre à demain.

HORACE.

Impossible.

LE CAPITAINE, bas à Horace.

Ah ça ! voyons, est-ce que vous m’en voulez toujours ?

HORACE.

Non, certes ; mais, je vous prie, n’insistez pas davantage.

LE CAPITAINE.

C’est bien, je ne veux pas être indiscret, nous en serons quitte pour regretter votre absence.

HORACE, à Albéric.

Ce fâcheux contre-temps, monsieur, me privera des quelques instants que vous avez bien voulu me donner.

ALBÉRIC.

En vérité, monsieur, je ne sais comment vous remercier du bienveillant accueil que je reçois ici.

LE CAPITAINE.

Aussi vous m’entendez, le hasard vous a conduit ici, mais j’espère que l’amitié vous y ramènera.

ALBÉRIC.

Soyez-en sûr.




Scène V.


les mêmes, LOUISE.


LE CAPITAINE.

Ma nièce, une mauvaise cause peut être gagnée par un bon avocat ; employez l’éloquence de vos yeux et celle de vos lèvres à retenir votre époux, qui veut encore nous quitter ce soir ; pendant ce temps, Albéric et moi, nous fumerons un cigare. (À Albéric.) Contez-moi donc votre campagne de Crimée.

(Ils s’éloignent.)



Scène XII.


LOUISE, HORACE.


LOUISE.

Voyons, Horace, soyez franc, vous me fuyez ; ma présence vous est odieuse, n’est-ce pas ?

HORACE.

Que dites-vous, Louise !…

LOUISE.

Oh ! je ne me trompe pas ; madame de Sorieu est veuve depuis deux mois, je le sais. Avant cet événement, je vous semblais peu gênante, car vous ne pouviez rien lui donner de plus, et je m’efforçais de tenir le moins de place possible dans votre existence. Mais, depuis qu’elle est libre, vos chaînes ont triplé de poids. Oh ! je le comprends, je suis maintenant le seul obstacle qui vous sépare d’elle.

HORACE.

Louise, puis-je croire que vous lisiez si mal dans ma pensée ; si je vous fuis, c’est que je me défie de moi-même.

LOUISE, émue.

Je ne vous comprends pas.

HORACE.

Oui, lorsque j’ai repris cette liberté que vous avez bien voulu me rendre, j’ai perdu le droit de vous aimer et surtout celui de vous le dire.

LOUISE.

Ô ciel !…

HORACE.

Car, si je cédais à la passion qui me domine, comment expliqueriez-vous un pareil retour ? quelle foi auriez-vous dans un tel aveu ? ne me rangeriez-vous pas au nombre de ces libertins qui ne quittent un sentiment que par lassitude et dégoût, et qui ne rentrent dans un autre que par caprice et par inconstance ? Plaignez-moi, Louise, je suis condamné, par une double promesse, à feindre l’amour d’un côté et à le cacher de l’autre. J’ai accepté lâchement une position fausse pour satisfaire une passion insensée, et maintenant je me vois forcé de la subir par respect pour le serment.

LOUISE.

Mais alors, vous n’aimez donc plus cette femme ?

HORACE.

Ne m’accusez pas, Louise ; si je suis changé, c’est qu’Adrienne aussi n’est plus la même. Je sais que toute comparaison avec vous doit être funeste à une femme. À votre beauté, votre grâce, votre esprit, s’ajoute encore cette grandeur d’âme qui relève en vous les actes les plus ordinaires de la vie. Toutes les femmes eussent succombé au désir de plaire et de faire souffrir, vous vous êtes constamment effacée. Ah ! vous détournez les yeux, ce discours vous irrite. En effet, que suis-je pour vous, sinon un objet d’indifférence et de dédain !

LOUISE.

Non, Horace, non, je n’ai aucun ressentiment contre vous ; ma dignité ne s’est jamais blessée de votre froideur. Avant de me connaître, votre cœur appartenait à une autre ; je n’y avais donc aucun droit et… tenez, je ne sais ce que j’éprouve, mais je me sens défaillir.

(Horace s’élance vers elle.)
HORACE.

Louise, chère Louise, qu’avez-vous ?

LOUISE.

Rien. Je me sens mieux, merci. — Horace, souvenez-vous qu’il existe une pauvre femme qui ne vit que par vous, et moi même je lui ai donné une parole que je veux tenir. Éloignez vous donc, ne me parlez plus ainsi.

HORACE.

Non, si je vous ai ouvert mon cœur, c’est qu’il me reste peut-être quelque espoir de m’affranchir sans être coupable.

LOUISE.

Serait-il vrai ?

HORACE.

Il faut que je parte. Oh ! répétez-moi encore que vous ne me haïssez pas.

LOUISE.

Puisque notre avenir dépend de votre absence, Horace, je vous répondrai à votre retour. Au revoir.

(Elle lui tend la main, Horace y dépose ses lèvres et sort précipitamment.)



Scène VII.


LOUISE, seule.

Quoi qu’il arrive, il m’aime, je suis heureuse.



Scène VIII.


LOUISE, LE CAPITAINE, VAULUCHET.
LE CAPITAINE.

N’est-ce pas que l’idée de cette petite excursion vous sourit ?

VAULUCHET.

Croyez-vous que le ciel se soit complétement rasséréné ?

LE CAPITAINE.

Pardieu ! cela crève les yeux. (À part) Horace est parti, ma nièce jubile, le dragon ne lui déplaît pas. (Haut) Allons, ma nièce, faites honneur à vos hôtes, et hâtez-vous de vous ha biller, nous allons à la Saulaye.

LOUISE.

Ah ! quelle idée !

LE CAPITAINE.

Nous reconduisons Albéric.

LOUISE.

Je comprends alors.

(Le capitaine sonne.)




Scène IX.


les mêmes, BAZIN.


BAZIN.

Que désire monsieur ?

LE CAPITAINE.

Fais atteler deux voitures à l’instant.

BAZIN, regardant les uns et les autres.

Monsieur a dit deux voitures ?…

LE CAPITAINE, s’approchant, bas.

N’oublie pas ce que je t’ai dit, ou je t’avale.

BAZIN, bas.

Mais alors, puisque monsieur s’en va, je vais redescendre le vin à la cave.


LE CAPITAINE, faisant de gros yeux.

Que je te voie ! (Bazin fait un bond et sort.)




Scène X.


LE CAPITAINE, VAULUCHET, LOUISE, CHAMPMAILLY, GAMBIER.


LE CAPITAINE.

Allons, ma nièce, vous n’avez que juste le temps de faire votre toilette ; imitez la nature, c’est une coquette qui ne redoute pas un surcroît de parure. Lorsque l’orage répand sur elle son écrin liquide, lorsqu’à chaque feuille, à chaque brin d’herbe est suspendue une de ces gouttelettes cristallines qui scintillent au soleil comme un diamant à mille facettes, n’est-il pas agréable, dites-moi, de parcourir les chemins, au galop d’un cheval vif, délivré de cette poussière envahissante qui, abattue par l’humidité, couvre humblement la route. (À part.) Suis-je assez idéaliste, moi ! (À Champmailly, lui tapant sur le ventre) Eh bien ! homme d’imagination, n’êtes-vous pas de mon avis ?

(Louise sort.)
CHAMPMAILLY.

Je trouve que votre langage ne ressemble guère à celui de tout à l’heure. Changeriez-vous d’opinion comme le caméléon change de couleur ?

VAULUCHET, à part.

Allons, Champmailly rallume la guerre, à présent !

LE CAPITAINE.

Ah ! mais c’était avant l’orage ! Corbleu ! vous plantez un homme nerveux au milieu d’une atmosphère lourde ; l’électricité charge ses épaules d’une double pesanteur ; il s’irrite, il étouffe, toute sa personne vibre comme une harpe éolienne, et lorsqu’il est sous le coup d’un phénomène physique, vous lui parlez des choses de l’imagination. Le tout est de choisir son temps. Diantre ! après l’orage, à la bonne heure.




Scène IX.


les mêmes, BAZIN.


BAZIN.

La voiture attend ces messieurs.

LE CAPITAINE.

Les voitures… c’est-à-dire…

BAZIN.

Mais…

LE CAPITAINE, riant.

Ah ! ce pauvre Bazin a l’oreille dure, messieurs ; vous partirez les premiers ; ma nièce n’est pas prête.

VAULUCHET.

Mais nous ne sommes pas pressés.

LE CAPITAINE.

Par exemple, mais songez donc que si vous tardiez, vous manqueriez un effet de soleil couchant, et un artiste est avide de ces sortes de spectacles. Allez donc, allez ; pendant qu’on préparera un second véhicule, je vais rejoindre Albéric et tâcher de lui faire prendre patience.

(Il sort.)



Scène XII.


CHAMPMAILLY, GAMBIER, VAULUCHET, BAZIN, se disposant à sortir.


VAULUCHET.

Bazin…

BAZIN.

Monsieur…

VAULUCHET.

J’espère que vous devez être satisfait, Bazin, votre petit Abel vous revient ; il est presque tendre.

BAZIN.

Ah ! monsieur, je ne sais où j’en suis ; c’est à n’y rien comprendre. Le capitaine donne un ordre et en même temps il ordonne qu’on l’exécute autrement.

VAULUCHET.

Ah ! bah !

BAZIN.

Tantôt il m’a signifié avec menace de ne faire atteler qu’une voiture quand il en demanderait deux.

VAULUCHET, faisant un signe à ses amis.

En effet, c’est singulier.

BAZIN.

En outre, il m’a ordonné de monter les meilleurs vins de la cave, et pourtant tout le monde s’en va ce soir. C’est à perdre la tête ! Les ordres se croisent, se contredisent sans qu’on puisse savoir pourquoi ; il n’existe pas, en vérité, deux maisons comme celle-ci : un mari extraordinaire, un oncle impossible. Au jour d’aujourd’hui, il ne faut s’étonner de rien.

VAULUCHET.

Allez, mon brave, le mieux est de prendre son parti.

(Bazin sort.)




Scène XIII.


CHAMPMAILLY, GAMBIER, VAULUCHET.


VAULUCHET, croisant ses bras.

J’espère, messieurs, que la chose est claire.

GAMBIER.

Le capitaine se moque de nous.

CHAMPMAILLY.

Il nous expédie à la ferme ; il éloigne Horace ; il fait habiller sa nièce et laisse le champ libre au dragon.

VAULUCHET.

Je l’aurais parié ; il nous flatte, il nous cajole, donc il y a une petite infamie là-dessous.

GAMBIER.

Il complote contre l’honneur d’Horace ; nous ne le souffrirons pas.

CHAMPMAILLY.

Horace est parti, il n’est plus temps.

VAULUCHET, tirant sa montre.

Laissez donc, Horace est en avance ; on peut encore l’avertir à la station.

GAMBIER.

C’est cela, et nous-mêmes nous lui dirons…

VAULUCHET.

Non pas, de semblables avis tournent souvent contre ceux qui les donnent. Si Horace ne pouvait pas saisir la preuve de ce que nous avançons, il serait le premier peut-être à nous accuser de calomnie.

CHAMPMAILLY.

Bien pensé.

GAMBIER.

Que prétends-tu faire, alors ?

VAULUCHET.

La chose du monde la plus simple : une lettre anonyme ne compromet personne ; par ce moyen, nous nous dégageons de toute responsabilité. Ah ! vieux chimpanzé, va, tu verras à qui tu as affaire… (Il se met à une table et écrit.) Voilà qui est terminé.

CHAMPMAILLY.

Nous sommes inconnus dans le pays, nous trouverons bien en route quelqu’un qui se chargera de porter ce petit mot.

VAULUCHET.

Et maintenant, partons ; à notre tour de nous venger.

GAMBIER.

Nous déjouerons ses projets, car toute cette comédie était machinée à l’avance.

CHAMPMAILLY.

C’est que je ne donne pas du tout dans l’entorse du dragon, moi.

VAULUCHET.

Eh ! messieurs, partons, les minutes s’écoulent, le temps presse, nous ferons nos réflexions en chemin.

(Ils sortent.)




Scène XIV.


LE CAPITAINE, ALBÉRIC.


LE CAPITAINE.

Corbleu ! vous étiez au mamelon Vert, j’en deviens rouge de plaisir.

ALBÉRIC.

Ah ! c’est un des épisodes les plus émouvants de la campagne de Crimée.




Scène IX.


les mêmes, LOUISE.


LOUISE.

Mon oncle, je suis prête, nous pouvons partir ; je ne vous ai pas fait attendre longtemps.

LE CAPITAINE.

Tudieu ! ma nièce, vous êtes tellement radieuse, qu’à côté de vous le soleil n’a plus l’air que d’un mauvais lampion. (À Albéric.) Albéric, est-ce que l’éblouissement vous rend muet, vous ?

ALBÉRIC.

Pardon, capitaine, tout mon esprit a passé dans mes yeux.

LE CAPITAINE.

À la bonne heure. (À Louise.) Dites-moi, ma nièce, quand on est bien quelque part, ne doit-on pas y rester ? Nous sommes complétement libres dans ce petit pavillon isolé au bout du parc.

LOUISE.

Mais ces messieurs sont partis.

LE CAPITAINE.

Raison de plus ; à vous parler franchement, je me suis débarrassé d’eux habilement ; je bouillais de me trouver en famille. (À Albéric.) Car je vous regarde comme mon enfant, à présent.

ALBÉRIC.

Vous êtes trop bon.

LOUISE.

Mais, mon oncle, nous sommes attendus, et ce procédé.

LE CAPITAINE.

Ne vous inquiétez pas, je me charge de tout. Chacun de ces messieurs trouvera à la ferme une distraction suivant ses goûts. Le barbouilleur brossera quelque salade philosophique, le Diafoirus goûtera l’eau de toutes les sources, pour s’assurer si elles n’auraient pas quelque vertu minérale, et l’inventeur cherchera le principe sucré jusque dans le fumier de l’étable. (Un domestique apporte une table servie.) Vous voyez bien qu’ils n’ont que faire de nous.

ALBÉRIC.

Ainsi, nous dînons ici ?

LE CAPITAINE.

Oui, mes enfants, et mettons-nous à table, c’est une petite surprise que je vous ménageais, une bonne plaisanterie, comme j’aimais à en faire autrefois. Ah ! il est si bon d’invoquer le passé ! (À Albéric.) Vous comprendrez cela plus tard. Allons, ma nièce, donnez-nous le nectar. Versé par une belle main, le vin double de saveur.

ALBÉRIC.

Je ne puis vous dire, capitaine, à quel point je suis touché du souvenir que vous avez gardé de mon père.

LE CAPITAINE, frappant sur sa poitrine.

Il est là, il est là. Ah ! le beau temps que celui de la jeunesse ! La tête semble trop étroite pour loger toutes les idées, tandis que le cœur semble se dilater pour contenir tous les sentiments… (Versant à Albéric.) Nous faisions de magnifiques rêves, en vrais fous que nous étions.

ALBÉRIC.

Vraiment ! mon père était rêveur ?… Je le croyais l’esprit le plus positif du monde.

LE CAPITAINE.

Les années défigurent tout.

(Il verse à Albéric.)
ALBÉRIC, buvant.

C’est vrai.

LE CAPITAINE.

Lorsque nous avions réalisé par l’imagination tous les dé sirs de notre âme ardente, nous nous plaisions à préparer le sort de notre famille à venir.

LOUISE, à part.

Je ne reconnais plus mon oncle.

LE CAPITAINE.

Nous nous supposions des enfants : lui un fils, moi une fille.

ALBÉRIC.

Mais vous ne vous êtes point marié.

LE CAPITAINE.

Non, non ; mais j’ai ma nièce, elle me tient lieu de tout.

LOUISE.

Bon oncle ! j’étais bien sûre que cette écorce, un peu rude, renfermait une belle âme.

LE CAPITAINE.

Mille tonnerres ! j’ai l’air d’un chenapan parce que mon teint manque de blancheur ; mais du cœur, corbleu ! j’en ai… (Il embrasse sa nièce. — À Albéric, lui versant et larmoyant.) Et vous aussi, embrassez-la, embrassez-la ; il y a des moments où l’expansion devient nécessaire.

ALBÉRIC.

Oserais-je, madame ?…

LOUISE, embarrassée.

Mais…

LE CAPITAINE.

Voyons, ma nièce, tendez vos joues de bonne grâce ; elles n’en seront que plus fraîches après.

ALBÉRIC.

En vérité…

LE CAPITAINE, lui versant.

Allons donc, grand enfant, puisque je vous le permets… Voici qui vous donnera du courage.

(Albéric embrasse Louise. — Le capitaine verse.)
ALBÉRIC.

Assez, capitaine, assez ; car plus les bouteilles s’allégent, plus les cerveaux s’alourdissent.

LE CAPITAINE.

L’excès de prudence n’est que de la lâcheté, et un homme tel que vous ne recule jamais ; il agit suivant l’occasion qui se présente. Est-ce une jolie femme, il l’embrasse ; est-ce une bouteille, il la vide ; est-ce un ennemi, il le frappe ; voilà la vraie sagesse, et, à ce propos, je veux vous lire ce que m’écrivait votre père. Tenez, ma nièce, prenez cette petite clef, elle ouvre un coffret de bois de sandal qui est sur ma cheminée et dans lequel vous trouverez une lettre.


LOUISE.

Oui, mon oncle. (À part.) Ah ! Dieu soit loué, je puis me retirer enfin.

(Elle sort.)




Scène XVI.


les mêmes, moins LOUISE.


LE CAPITAINE.

Ah ! si j’étais venu plus tôt, si j’avais pu vous rencontrer, mon cher Albéric, vous seriez mon neveu. De quelle douceur n’eût pas été votre existence alors ! De retour dans vos foyers, vous auriez près de vous une compagne charmante. Figurez-vous une de ces beautés brunes et fières chez lesquelles la vigueur s’allie si bien à la grâce ; une de ces beautés, enfin, à la paupière chaste que vient démentir une bouche voluptueuse ; à la taille altière, mais souple… ajoutez à cela une fortune telle qu’elle puisse satisfaire l’insatiabilité d’un nabab, et vous aurez l’idée du parfait bonheur.

ALBÉRIC, se renversant sur un siége, le verre à la main.

Capitaine, il est dangereux de poursuivre les chimères.

LE CAPITAINE.

Bah ! la chimère, le rêve… mais ne sont-ce pas là les paillettes dorées dont nous brodons le manteau noir de notre existence ? (À part.) Suis-je assez romantique au moins… Ici-bas, il n’y a que le faux qui puisse faire supporter le vrai. (Il se lève, s’approche de la cheminée et fourre les bougies dans sa poche, de façon à n’être pas vu d’Albéric.) Mon ami, croyez-moi, le hasard nous offre souvent ce que des années de combinaisons n’ont pu amener. En une heure un homme peut s’abreuver de voluptés pour toute une vie.

ALBÉRIC, se levant.

Alors, suivant vous, celui qui consume le présent à préparer l’avenir est un fou ?

LE CAPITAINE.

Le plus souvent ; car demain ne vaut jamais aujourd’hui. L’avenir n’est autre chose qu’une ride de plus, une illusion de moins. Saisissons le plaisir quand il nous tend les bras ; vouloir qu’il soit durable, c’est demander à une jolie femme si elle vieillira un jour.

ALBÉRIC, rêvant.

Oui, une brune aux cheveux d’ébène… Elle est bien belle votre nièce, capitaine… Ah ! pourquoi ne revient-elle pas ?…

LE CAPITAINE, à part.

Il y arrive… (Haut.) Elle cherche la lettre ; je vais la rejoindre et la ramener. Un festin sans femme, c’est une fête sans soleil. (À Albéric.) Me permettez-vous d’emporter la lumière ?

ALBÉRIC.

Oui, certes.

LE CAPITAINE, prenant le flambeau et riant.

Vous n’aurez pas peur, au moins ?…

(Il sort.)




Scène XVII.


ALBÉRIC, seul.

C’est particulier, je ne sais plus où je suis. (On ferme la porte à double tour.) On m’enferme… ai-je bien ma raison !… il me semble être dans un de ces châteaux fantastiques dont nous parlent les légendes. Veut-on me faire subir une épreuve… va-t-il s’opérer quelque métamorphose merveilleuse ?… J’attends.

(Il s’assied.)




Scène XVIII.


ALBERIC, à la porte à gauche. LOUISE entre.


LOUISE.

Comment ! sans lumière… ils sont partis.

ALBÉRIC.

On entre !

(Il se lève.)
LOUISE, le heurtant.

Ah ! qui est là ?

ALBÉRIC, étourdi.

Une femme !

LOUISE.

Qui est là… grand Dieu ! j’ai peur. (On ferme la porte à double tour.) On m’enferme ! Qu’est-ce que cela signifie ?

ALBÉRIC, la prenant par la taille.

Oui, c’est bien là cette taille souple et cambrée…

LE CAPITAINE, placé à l’imposte.

Ça commence bien.

LOUISE, cherchant à se dégager.

Au secours… au secours ! Qui êtes-vous ? Où suis-je ?…

ALBÉRIC.

Eh ! pardieu, qui es-tu toi-même, charmant fantôme ?

LE CAPITAINE.

Bravo !

LOUISE.

Ah ! je reconnais votre voix… Vous êtes un misérable ! violer ainsi les lois de l’hospitalité, insulter la fille de l’ami de votre père… Lâchez-moi… au secours ! à moi !

ALBÉRIC.

Qui me parlait tout à l’heure ?… Pourquoi crier au secours ?

LOUISE, se dégageant.

Il n’est pas possible ! Vous n’avez plus votre raison. Je suis Mme Malquais, la nièce du capitaine.

ALBÉRIC.

Oui, attendez donc, je reviens à moi. Mais pourquoi sommes-nous dans l’obscurité ?

LOUISE.

Comment, vous osez me le demander, vous qui avez éteint les lumières, vous qui avez fermé les portes !

ALBÉRIC.

Moi ! je vous jure…

LOUISE.

Vous jurez !… vous êtes sans honneur.

ALBÉRIC, se remettant.

Sans honneur, moi… mais ne savez-vous pas que, pour ce mot magique, je me suis exposé volontairement à mille dangers… pourrais-je l’oublier un seul instant, quelque belle, quelque désirable que vous soyez ?

LE CAPITAINE.

Ah ! l’imbécile, il recule.

LOUISE, avec autorité.

Expliquez-moi donc alors ce qui se passe en ce moment ?

ALBÉRIC.

Ce qui se passe… eh ! pardieu, madame, c’est à moi de vous le demander. Voici à peine deux heures que je suis dans cette maison ; il me serait impossible de m’y diriger sans m’y perdre. Je veux partir, on me retient sous le prétexte de mon père. Votre oncle me submerge de vin du Rhin, il s’attendrit, il dit des choses incohérentes, il parle de sa nièce, de mariage, de millions, de volupté, que sais-je !… il s’en va, il emporte la lumière, il m’enferme… j’étais étourdi, vous êtes venue, je me croyais encore sous l’empire d’un rêve.

LE CAPITAINE.

Ah ! l’animal, qui manque l’attaque…

ALBÉRIC.

Moi vous attaquer, madame… avez-vous pu me juger assez grossier, assez infâme…

LOUISE.

Je n’ai pas dit cela. Oh ! pardon, monsieur, je comprends tout maintenant.

ALBÉRIC.

Vous êtes plus heureuse que moi, madame ; dans tout ceci je ne distingue rien. Pourriez-vous me dire ce que se propose votre oncle ?

LOUISE Ciel ! comment faire !… lui confier ce que mon oncle veut… c’est impossible ! (Haut.) Eh bien, monsieur, mon oncle… est fou.

LE CAPITAINE.

Plaît-il… en voilà bien d’une autre !

ALBÉRIC.

Madame, on a parlé.

LOUISE.

En effet, il me semble avoir entendu… Ah ! mais c’est horrible ! je suis perdue, compromise ! Nous sommes à une telle distance de la maison, qu’aucun domestique ne pourra venir à notre secours, et mon mari peut arriver d’un moment à l’autre.

ALBÉRIC.

Rassurez-vous, madame ; puisque votre oncle est fou, votre mari comprendra parfaitement la situation.

LE CAPITAINE.

Ah ! c’est trop fort !

LOUISE.

On a parlé, on nous épie, on nous écoute. Monsieur, mon mari ignore la maladie de mon oncle.

ALBÉRIC.

Comment avez-vous pu la lui cacher en vivant ensemble ?

LOUISE, à part.

Que de mensonges ! (Haut.) L’arrivée de mon oncle parmi nous date de peu de jours, il paraissait plus calme, j’espérais que l’affection, les bons soins lui rendraient la raison, et, dans la crainte que mon mari ne s’opposât à son séjour ici, j’ai dû…

ALBÉRIC.

Ah ! madame, quelle imprudence ! Le dévouement vous a perdue. De cette façon, aucune surveillance n’a pu être exercée sur lui. À l’avenir, faites-le enfermer, madame, faites-le enfermer, et croyez bien que s’il fallait des témoins pour attester sa folie, je suis là, madame, je suis là.

LE CAPITAINE.

Que ne me met-on la camisole de force… gredin, va !

LOUISE.

On parle encore… C’est mon mari, il vous tuera… Grand Dieu ! je tremble.

ALBÉRIC.

Ah ! ma foi, moi aussi ! J’ai pourtant, sur le champ de bataille, fait vaillamment mon rude métier de soldat… Oui, j’ai peur d’être surpris dans ce piége ridicule, en butte à un soupçon honteux ; j’ai peur de perdre la réputation d’une femme que je ne puis même défendre sans la compromettre, aussi ne reculerai-je devant aucune extrémité pour sortir de cette position ; si les portes nous manquent, les fenêtres nous restent, et il est facile de sauter.

LOUISE, le retenant.

N’en faites rien, il y a un saut de loup, vous vous tueriez.

ALBÉRIC, se dirigeant.

On peut toujours essayer…

LOUISE.

Non, je ne supporterai pas que vous risquiez votre vie… d’ailleurs le scandale serait plus grand encore.

ALBÉRIC.

Vous avez peut-être raison. Mais, j’y pense, n’avons-nous pas le moyen d’avoir de la lumière ?

LE CAPITAINE

Et cela s’appelle un dragon…

LOUISE se dirige vers la cheminée, elle rencontre Albéric.

Ah !

ALBÉRIC.

C’est moi, madame, c’est moi.

LOUISE.

Quelle peur ! (Cherchant.) Les allumettes ont disparu.

ALBÉRIC, tâtant.

Les flambeaux n’ont plus de bougies…

LOUISE.

Ah ! c’est une infamie !

ALBÉRIC.

On peut presque dire que ce fou-là a toute sa tête.

LOUISE, à part.

Que devenir ! et moi qui ai pressé Horace de partir ce soir, ne croira-t-il pas à une comédie ?… Mon Dieu, mon Dieu ! (Haut.) Oh ! mais il y a des bougies au piano…

ALBÉRIC.

C’est juste, l’instrument est retourné, le fou ne les a pas vues.

LE CAPITAINE.

Corbleu ! suis-je assez bête.

ALBÉRIC.

Victoire ! en voici une.

LOUISE.

Oui, mais des allumettes ?

LE CAPITAINE.

Je respire.

ALBÉRIC.

Sot que je suis, j’en ai sur moi ; l’allumette est la compagne inséparable du fumeur.

LE CAPITAINE.

Et dire que je ne l’ai pas fouillé.

ALBÉRIC, enflammant une allumette.

Dieu soit loué, c’est au cigare que nous devons notre délivrance.

(On frappe à la porte.)
LOUISE, tombant sur un fauteuil.

Mon mari !

HORACE, au dehors.

Mais ouvrez donc.

LE CAPITAINE.

Corbleu, cet enragé-là revient, la plaisanterie tourne au sombre. Sauvons ma nièce.

(Il disparaît. — On frappe avec plus de violence.)
ALBÉRIC.

Je ne sais que dire. (La porte à droite s’ouvre, le capitaine se précipite sur la porte du fond et l’ouvre) Ah ! le fou !



Scène XIX


les mêmes, HORACE.


HORACE.

Comment, vous vous étiez enfermés !

LE CAPITAINE.

Où est le mal, puisque j’étais là ? L’humidité détériore les serrures ; celle-ci ne ferme qu’à double tour.

ALBÉRIC, à part.

Ce fou-là me confond. (À Horace.) Monsieur, votre oncle est fou… madame vous l’avait caché, mais pris à l’instant d’un nouvel accès, il nous a enfermés.

HORACE, à part.

J’ai tout entendu à la porte. (Haut.) Je le savais, monsieur.

ALBÉRIC, à part.

Ils sont superbes dans cette famille, ils savent tout et n’avertissent personne.

HORACE, à Louise.

Remettez-vous, ma chère Louise, vous êtes bien émue… mais soyez tranquille, c’est la dernière émotion de ce genre. (Regardant le capitaine.) Nous avons les preuves nécessaires pour le faire enfermer, le pauvre insensé.

LE CAPITAINE, à Horace.

Ah çà ! dites donc, qu’est-ce que vous me chantez là ?

HORACE, bas.

Remerciez-moi, monsieur, c’est un avertissement que je vous donne ; mieux vaut inspirer la pitié que le mépris.

LE CAPITAINE.

Corbleu ! je n’ai fait de la folie que pour vous ramener à la raison. D’ailleurs, j’étais là.

HORACE.

Jolie garantie… (Tenant la lettre) Cette lettre qui m’éloignait, c’est vous qui l’avez écrite.

LE CAPITAINE.

Mais comprenez donc un peu…

HORACE.

Heureusement que celle-ci me rappelait à la hâte.

LE CAPITAINE.

Mais c’est encore moi qui l’ai écrite : c’était pour vous faire connaître le danger que court un mari qui s’éloigne de sa femme… d’ailleurs, la jalousie est l’aiguillon de l’amour.

HORACE.

Comment, cette deuxième lettre, c’est vous qui…

LE CAPITAINE.

Corbleu, oui, c’est moi… il y en aurait une troisième, qu’elle serait encore de moi, c’est clair.

ALBÉRIC, à Horace.

Monsieur, je désire que vous n’ayez aucun doute à l’égard de ce que j’ai avancé. J’avais résolu d’être à Paris ce soir ; car je vais me marier, monsieur. La femme que j’épouse est veuve seulement depuis deux mois, et, bien que séparée de son mari, les convenances m’obligent à taire ce projet d’union jusqu’au terme assigné par la loi.

(Tenant une lettre.)
HORACE.

Il est inutile, monsieur, de me montrer cette lettre ; je ne doute pas.

ALBÉRIC.

Et moi, monsieur, j’y tiens absolument.

(Il la lui met sous les yeux.)
HORACE

Que vois-je ! elle est d’Adrienne… elle me trompait… et moi qui me faisais un scrupule… (Rendant la lettre à Albéric.) Monsieur, je vous félicite ; puissiez-vous avoir dans votre ménage tout le bonheur que j’ai dans le mien.

(Il prend le bras de sa femme.)
ALBÉRIC.

Je l’espère, monsieur.

LOUISE.

Mais…

HORACE

Je suis libre, Louise, et vous pouvez maintenant me répondre franchement.

LOUISE.

Horace, je vous aime.

LE CAPITAINE

Eh bien, cette lettre ?

HORACE.

Vous saviez ?…

LE CAPITAINE.

Mais certainement, et c’est pour cela que… c’est clair enfin… (À part.) Diable m’emporte si je conçois quelque chose… Il pleut donc des lettres aujourd’hui…

ALBÉRIC

Défiez-vous du fou, monsieur, défiez-vous-en.

HORACE.

Je réponds de la guérison, maintenant.




Scène XX.


les mêmes, CHAMPMAILLY, GAMBIER, VAULUCHET.


VAULUCHET.

Si l’exactitude est la politesse des rois, elle n’est pas celle des négriers.

LE CAPITAINE.

Une indisposition subite m’a pris…

ALBÉRIC

Il a réponse à tout. (À Vauluchet.) Il est fou…

VAULUCHET.

Il est fou !

TOUS.

Chut !

LE CAPITAINE

Ah çà ! qu’est-ce qu’ils ont, ces imbéciles-là ? (Haut.) Eh bien ! il n’y a que demi-mal ; je vous ai laissé le temps de jeter sur la toile quelque aperçu d’épinards… Je le retiens celui-là, que diable ! J’aime les arts, moi ; mais l’orage m’a un peu agité aujourd’hui, heureusement qu’une ordonnance de notre aimable docteur… (il lui frappe sur le ventre) me donnera du calme pour cette nuit, et quelques gouttes du sirop Vauluchet.

VAULUCHET

Que s’est-il passé ?

ALBÉRIC

Permettez-moi, monsieur, de prendre congé de vous, heureux de pouvoir, avant de partir, constater une amélioration dans l’état de votre parent.

LE CAPITAINE, à part.

Pars donc, animal, pars donc, du diable si c’est moi qui te retiendrai !

VAULUCHET.

La voiture qui nous a ramenés vous conduira au chemin de fer.

ALBÉRIC.

Grand merci. (Il salue Horace et Louise.) Madame, monsieur, recevez l’expression de ma reconnaissance.

HORACE.

Par exemple.

ALBÉRIC

Mais j’y pense. (Désignant le capitaine.) Il ne connaissait pas mon père.

HORACE.

C’est probable.

ALBÉRIC.

Je ne m’étonne plus maintenant.

(Il salue et sort.)
LE CAPITAINE.

Enfin, il est parti, ma folie cesse et votre rôle de mari commence.

HORACE, serrant la main de Louise.

C’est convenu, et l’on vous pardonne en faveur de la conclusion.

LE CAPITAINE.

À la bonne heure, et maintenant : un neveu, s’il vous plaît !

LOUISE, souriant.

Et si c’est une nièce ?

LE CAPITAINE, se grattant l’oreille.

Corbleu ! je l’accepte tout de même, si elle ressemble à sa mère.



Scène XXI.


les mêmes, BAZIN.


LE CAPITAINE.

Tiens, Bazin, il faut que je t’embrasse, mon vieux Bazin, mon brave Bazin !

BAZIN.

Grand Dieu ! il y a trente et un ans que cela ne lui était arrivé. Au jour d’aujourd’hui je n’ai plus rien à désirer ; madame est heureuse et notre Abel nous est revenu !


FIN DU TROISIÈME ET DERNIER ACTE.


RETOUR À MA FEMME


COMÉDIE


EN UN ACTE ET EN PROSE



PERSONNAGES


HONORÉ DE FERGUSE, 35 ans.

ARMAND DE KERNIS, cousin d’Honoré, 26 ans.

ÉLISE, femme d’Honoré, 25 ans.

La baronne de CERCEY, 24 ans.



La scène se passe à Paris, dans le boudoir d’Élise.


RETOUR À MA FEMME




Scène I.


ÉLISE, le coude appuyé sur une table, regardant une lettre qu’elle tient à la main.

Non ! Il ne m’est plus permis de douter, j’ai dans la main la preuve irrécusable de mon malheur. Il me trompe ! Il ne m’aime plus ! Voici cinq ans que je suis mariée et je constate que depuis deux ans, à peu près, mon mari ne passe guère avec moi plus de deux heures par semaine. Ce ne sont pourtant pas ses occupations qui justifient cet abandon, toutes ses heures sont à lui, et, malgré mes instances il va refuser encore une mission que lui propose le ministre. La baronne de Cercey est l’unique cause de ce refus, il faudrait quitter Paris qu’elle habite. Eh bon Dieu ! quelle femme est-ce donc ? Une femme du grand monde, et cela l’excuse de l’excentricité de sa morale et de ses allures. Elle a l’audace de s’intituler mon amie ! Aussi, par instants, ma colère est près d’éclater ; ce sont mes moments d’énergie, car ma faiblesse ne produit que du désespoir. Pourtant je ne veux pas pleurer devant mon mari. Les larmes confirment une défaite et satisfont l’amour-propre d’un homme. La colère, le dédain ne produisent guère plus ; et la résignation est la vertu des pusillanimes. Oh ! si Honoré pouvait ressentir une heure seulement toutes mes angoisses, ne serait-ce pas la meilleure et la plus efficace leçon donnée à mon mari. Oui, voilà une idée que je ferai bien de saisir. Aurais-je seulement le calme nécessaire pour l’exécuter. Cette lettre m’apprend qu’un rendez-vous doit avoir lieu chez moi, en mon absence, je dois faire une promenade à l’instigation de mon mari. Quel moyen emploiera-t-il pour m’engager à sortir. Ce fait seul est de la dernière impudence. Ah ! mon Dieu ! c’est lui, du courage et soyons maîtresse de nous-même.




Scène II.


HONORÉ, ELISE


HONORÉ.

Bonjour, ma chère Élise. (Il lui serre la main.) Oh ! mon Dieu ! comme vous êtes pâle.

ÉLISE, prenant un air distrait.

Moi ! c’est bien possible, les roses ne pâlissent-elles pas quelquefois ?

HONORÉ.

Oui ! quand elles passent ; mais les boutons ont toujours la vivacité de leur coloris. Or, chère, comme vous n’êtes pas encore la rose épanouie, cette altération passagère de votre teint me fait craindre pour votre santé.

ÉLISE, le remerciant de la main.

Pauvre Honoré, toujours rempli de sollicitude ! (À part) Quelle hypocrisie !

HONORÉ, à part.

Je n’ai que juste le temps de la décider, elle est à mille lieues de la vérité, la pauvre femme. (Haut) En vérité, ma chère, vous avez une manière de vivre qui me désespère : votre hygiène est tout bonnement déplorable.

ÉLISE.

Vraiment ! est-ce qu’à mon insu vous feriez quelques études médicales ? Je me suis toujours doutée que vos fréquentes absences devaient avoir un but scientifique.

HONORÉ, fronçant le sourcil.

Sous forme de raillerie, m’adressez-vous un reproche et avez-vous la prétention de m’imposer la vie cloîtrée ?

ÉLISE, affectant la bonhomie.

Ah ! comme vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, chacun doit vivre à sa fantaisie. Sortez et ne rentrez que lorsque l’envie vous en prendra, je serai la dernière à m’en apercevoir.

HONORÉ.

Voici, certes, une large permission de laquelle je n’abuserai pas, croyez-le bien. Mais, pour en revenir à ce que je vous disais tout à l’heure, je me permettrai de vous faire observer que la vie que vous menez depuis deux ans vous est très-nuisible, physiquement parlant. Tenez, par exemple, nous sommes au printemps. Eh bien ! il faudrait sortir chaque jour, ne serait-ce qu’une heure ou deux. L’air, ma chère, mais c’est la vie ; on étouffe réellement chez vous.

ÉLISE.

Eh bien, ouvrez la fenêtre, qui vous en empêche ?

HONORÉ.

Mais cela ne suffit pas. (Ouvrant la croisée.) Regardez donc ce beau soleil, c’est un sacrilége de rester chez soi, c’est mépriser les bienfaits de la nature.

ÉLISE.

Mais dans un mois nous serons à notre terre, et j’aurai le loisir d’admirer tout à mon aise les beautés pour lesquelles vous avez un enthousiasme que je ne vous connaissais pas.

HONORÉ, à part.

C’est plus difficile que je ne pensais. (Haut et s’approchant d’Élise.) Tenez, Élise, acceptez un conseil de bonne amitié, je vais faire atteler, vous jetterez un châle sur vos épaules et vous irez deux heures au bois ; c’est une ordonnance de médecin.

ÉLISE.

De mari, vous voulez dire ?

HONORÉ.

Mauvaise !

ÉLISE.

Faites-moi grâce aujourd’hui, et demain je commencerai mon nouveau régime ; d’ailleurs, vous n’ignorez pas qu’Armand, votre cousin, va venir dans quelques instants ; il m’a dit hier, en me quittant, qu’il me réservait une surprise.

HONORÉ, à part.

Précieux cousin, quel service ne me rend-il pas ! (Haut.) Cette considération ne peut pas vous retenir. Armand est un bon garçon qui vous attendra.

ÉLISE.

Non, décidément je reste. (Elle s’assied.)

HONORÉ, à part.

Je n’ai plus qu’une ressource. (Haut) Eh bien, quitte à vous contrarier un peu, il faut absolument triompher de votre paresse, et si vous voulez m’accepter comme compagnon de promenade, je suis à vos ordres.

ÉLISE, étonnée

Ah !

HONORÉ, avec gaieté.

Vous êtes surprise ; je suis un mari peu exigeant, je le sais, et il m’arrive rarement de vous imposer mon bras ; mais il est des moments où l’on reprend ses droits.

ÉLISE, à part.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

HONORÉ.

C’est convenu, n’est-ce pas ? car si vous me refusiez, ce serait humiliant pour moi, qui exige si peu. (À la cantonade.) Jean, attelez l’américaine. Je prends mon chapeau, et je reviens.




Scène III.


ÉLISE, seule.

Gageons qu’au moment de partir il va prétexter une affaire pressée, seulement il aura le soin d’attendre que je sois dans la voiture. Le voici, c’est le moment de jouer mon rôle.




Scène IV.


ÉLISE, HONORÉ, un chapeau à la main.
HONORÉ.

Comment, vous n’êtes pas prête ?

ÉLISE, tranquillement.

Pourvu que je sois partie à deux heures, que vous importe ?

HONORÉ, déconcerté.

Que voulez-vous dire ?

ÉLISE.

Je veux dire que madame de Cercey ne vient qu’à deux heures, qu’il est une heure et demie, par conséquent, je n’ai pas de raison pour me presser.

HONORÉ, confondu.

Mais comment ! qui vous a dit ?… je vous assure que…

ÉLISE.

Non, n’assurez pas, un mensonge ne servirait à rien, mieux vaut l’éviter.

HONORÉ.

Mais vous voyez bien que j’allais sortir avec vous. Ce qu’on vous a dit est donc une infamie.

ÉLISE.

On ne m’a pas dit d’infamie, mais une lettre, tombée fortuitement dans mes mains, m’a tout appris.

HONORÉ.

Mais je… enfin c’est une scène, n’est-ce pas ?

ÉLISE, de plus en plus calme.

Non.

HONORÉ.

Si, dites-le ; de la jalousie, toujours de la jalousie.

ÉLISE.

Ce qu’il y a de certain, c’est que, fort embarrassé de votre contenance, vous voudriez provoquer un éclat, pour éviter une explication que je ne vous demande même pas.

HONORÉ.

Mon Dieu ! puisque vous savez tout, que voulez-vous que je vous dise et que je vous explique ? C’est simplement une de ces intrigues sans importance qu’une femme d’esprit et de cœur pardonne assez volontiers.

ÉLISE.

Je ne sais si j’ai de l’esprit, mais je crois avoir du cœur. Pourtant, j’aurai la sincérité de ne pas accepter le bénéfice d’un mérite que je n’ai pas.

HONORÉ, étourdi.

Je vous jure que je vous entends sans vous comprendre.

ÉLISE, calme.

Oui, en effet, vous êtes ému, remettez-vous, je vous prie. (Lui présentant un siége.) Asseyez-vous, nous avons une demi-heure à causer, après je céderai la place, car l’exactitude à un rendez-vous, c’est chose sacrée.

HONORÉ.

Mais, madame, votre sang-froid n’est pas naturel, il cache probablement un orage près d’éclater ; ne mettez pas de contrainte, je suis résigné à tout entendre.

ÉLISE, souriant.

Non, vous vous trompez ; regardez ce beau ciel de printemps, présage-t-il de sombres menaces ? Eh bien, il est l’image de mon âme. Et, d’abord, laissez-moi vous remercier de ce qui arrive. Je sais que c’est bien malgré vous que j’en suis instruite ; vous auriez dû agir avec plus de franchise, mais vous avez été retenu par un sentiment de délicatesse dont je vous tiens compte, croyez-le bien.

HONORÉ.

Vous moquez-vous de moi, madame ?

ÉLISE.

Encore une fois, non ! Tenez, Honoré, ce que je viens d’apprendre me fait renaître à la vie ; vous avez allégé ma conscience d’un remords qui l’accablait. Oui, en effet, vous avez raison, mon visage a pâli, mes yeux ont perdu de leur éclat.

HONORÉ, se levant, à part.

Oh ! mais le désespoir la rend folle. (Haut.) Élise, vous ne savez ce que vous dites.

ÉLISE, continuant.

Voyez-vous, Honoré, les erreurs qu’on pose comme des principes causent bien des malheurs dans la société. Les chaînes du mariage vous gênent ; nous, elles nous brisent ! Oh ! si les mères disaient à leur fille tout ce qu’une union leur impose de devoirs, de luttes incompatibles avec la nature, la plupart reculeraient devant de semblables engagements. S’il était permis aux femmes d’être franches avec les hommes, ceux-ci n’exigeraient d’elles que ce qu’elles peuvent tenir. Voici deux ans que je souffre et d’aujourd’hui seulement je suis soulagée ; je ne me sens plus coupable ; je subis une loi commune ; nous nous absolvons l’un par l’autre ; mon histoire est la vôtre, votre histoire est la mienne.

HONORÉ.

Qu’entends-je, malheureuse !

ÉLISE.

Rassurez-vous, je lutterai tant qu’il me restera quelque force (Honoré fait un mouvement.), car il est de certains préjugés qu’il faut respecter quand on n’a pas la puissance de les détruire.

HONORÉ.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu !

ÉLISE.

Quand nous nous sommes mariés, Honoré, chacun de nous résumait pour l’autre ce qu’il avait rêvé, douce illusion ! qui ne devait durer qu’un instant. Vous vous souvenez, n’est-ce pas ? Vous me trouviez la plus belle, la plus parfaite des femmes, un de mes regards vous absorbait tout entier. Combien, mon pauvre ami, vous vous trompiez ; regardez-moi maintenant, et je ne sais s’il vous restera même le souvenir du temps que je rappelle. Cet enthousiasme de sentiment, je le partageais. Aussi, il y avait en moi un sens intérieur qui me disait que vous étiez là quand mes yeux n’avaient pu vous voir, quand mon oreille n’avait pu vous entendre ; les fleurs que vous m’offriez doublaient de parfum, l’admiration que je lisais dans vos regards me causait plus de joie que ce que toutes les bouches du monde eussent pu me dire.

Comment un tel sentiment s’est-il affaibli ? Avons-nous changé mutuellement, suis-je devenue laide, sotte ? N’êtes-vous plus ce cavalier élégant, ce brillant causeur dont mon exaltation faisait un dieu. Il est des mystères que nul ne peut sonder ; un sentiment s’affaiblit comme la mer qui se retire, en ayant l’air de s’avancer, petit à petit, imperceptiblement, jusqu’à ce que l’œil la cherche inutilement dans le plus lointain horizon.

HONORÉ.

Mais alors, Élise, vous avez eu les premiers torts ; car vous ne me saviez pas coupable, et puis ce que vous ressentez ne ressemble en rien à ce que j’éprouve. L’éducation des hommes justifie bien des faiblesses de leur part, mais je n’ai pas cessé de vous aimer.

ÉLISE.

Ni moi, mais d’une bonne amitié.

HONORÉ.

Mais, Élise, je vous atteste que la vivacité de mon affection pour vous n’a pas diminué, croyez-le.

ÉLISE.

Merci, de votre courtoisie, Honoré, c’est aimable, mais cela ne persuade pas.

HONORÉ.

Non, ce n’est pas possible, tout ce que vous me dites, vous ne le pensez pas, Élise.

ÉLISE.

À quel jeu croyez-vous donc que je joue et quelle comédienne pensez-vous que je sois ?

HONORÉ, furieux.

Mais alors, madame, c’est horrible, et ma modération ne serait plus qu’une lâche complaisance. Vous en aimez un autre.

ÉLISE, simplement.

Mais sans doute ; je vous ai dit tout à l’heure que mon histoire était la vôtre.

HONORÉ, exaspéré.

Eh ! non, madame, elle n’est pas la mienne, car je vous ai dit que je vous aimais, moi.

ÉLISE.

Ce n’est pas une raison pour que cela soit.

HONORÉ.

Vous en aimez un autre ; mais, madame, votre confidence a quelque chose de monstrueux.

ÉLISE.

Mais, mon Dieu ! je trouve plus monstrueux d’aimer deux femmes de la même façon ; c’est ce que vous venez de me dire.

HONORÉ.

Mais il y a une énorme différence entre vous et moi.

ÉLISE.

J’en tiens compte, car vous êtes coupable de fait, et j’ai la générosité de vous mettre à mon niveau ; mais je considérerais comme une injustice d’accuser l’individu des erreurs, des préjugés d’une société dans laquelle il est né et dont il doit subir inévitablement l’autorité. Voyez, je ne puis pas apporter dans une semblable circonstance plus d’impartialité et plus de conscience.

HONORÉ.

Mais, madame…

ÉLISE.

Ne me retenez pas. Adieu, il est temps que je vous laisse libre. La réflexion vous fera, je suis sûre, apprécier la loyauté de ma démarche.

(Elle sort.)

Scène V.


HONORÉ, seul.

Dire que la possibilité d’une semblable catastrophe ne m’avait jamais traversé le cerveau. Est-ce orgueil ? Est-ce confiance ? Eh ! par Dieu ! cette dernière est toujours la conséquence du premier ; Élise ! Élise ! Est-ce bien elle que je viens d’entendre ? Quel degré d’audace ! car, peut-on appeler cela franchise ? Est-il permis d’assassiner moralement un homme d’une façon plus froide et plus tranquille. J’ai un rival. Oh ! je le tuerai. Quel est-il ? Ma tête se perd, car ma vengeance ne fera que propager le scandale. Que faire ? Élise vit retirée ; à peine paraît-elle dans quelques réunions officielles et indispensables ; chez elle, elle ne reçoit intimement qu’Armand, mon cousin. (Faisant une pause) Ah ! mon Dieu ! quel soupçon ! Mais si c’était Armand. Au fait, comment admettre qu’un jeune homme consacre la plus grande partie de son temps à une femme pour laquelle il n’aurait que les sentiments d’une pure amitié, sous le prétexte de satisfaire une passion musicale réciproque. Je suis perdu. Mais non ; Armand est un original que je connais mieux que moi-même. Élevé avec lui, ayant suivi les mêmes études, je l’ai vu se développer jour par jour. Singulière organisation, qui ne paraît avoir de véritable passion que celle de la musique ; c’est bien pour cela que je l’ai admis ici sans inquiétude. D’ailleurs, Élise l’a accueilli, dès l’abord, avec une bienveillance amicale fort capable de rassurer le mari le plus soupçonneux ; puis mes oreilles me disent assez que la sonate et le concerto sont la base de leur entretien. Oui ! mais j’y songe, pendant mes fréquentes absences, puis-je juger de ce qui se passe. En vérité, il y a de par le monde des montagnes de sottises, au sommet desquelles un mari seul peut atteindre. Imagine-t-on une pareille complication d’absurdité, d’imprévoyance et de sécurité plus mal fondée. Mais, devais-je penser qu’Élise s’éprendrait de cette clef de sol en habit noir, de ce fanatique du trémolo et de la cadence, de ce mélomane, de cet enfiévré, de ce maniaque !




Scène VI.


HONORÉ, puis ARMAND DE KERNIS, entre-bâillant la porte.


ARMAND.

Élise, c’est moi. (Il est chargé de musique, et tient à la main un étui à violon. Apercevant Honoré) Ah ! c’est toi, qu’est-ce que tu fais là ?

HONORÉ, avec humeur.

Mais c’est à moi à te poser cette question.

ARMAND.

Oh ! non, non, il serait absurde de me demander ce que tu sais aussi bien que moi.

HONORÉ, avec intention.

Ce que je croyais savoir, du moins.

ARMAND, déposant sa musique et son violon.

Ah ! mon cher, je ne te comprends pas. Eh bien, tu me regardes comme un homme qui n’en peut croire ses yeux. On ne s’étonne pas d’une habitude, que diantre ! je viens ici tous les jours.

HONORÉ, aigrement.

Je ne le sais que trop.

ARMAND.

Pardieu, ce n’est pas à toi à t’en plaindre. Élise seule en aurait le droit, tu ne me vois jamais.

HONORÉ.

Oui, mais je t’entends, ce qui est pire.

ARMAND.

Merci.

HONORÉ.

Il n’y a pas de quoi.

ARMAND, le prenant par le bras.

Dis donc, ton entretien est plein d’intérêt ; mais où donc est Élise ?

HONORÉ, à part.

Il l’appelle toujours par son petit nom, devant moi. (Haut.) Elle est sortie.

ARMAND.

Tu te trompes, c’est l’heure où je viens. (Il s’assied.)

HONORÉ, l’observant, à part.

Il n’a vraiment pas mauvaise tournure. (Haut.) C’est inutile de l’attendre, elle rentrera tard, très-tard.

ARMAND, tirant son violon de son étui et le regardant avec amour.

Qu’est-ce que tu en sais ?

HONORÉ.

Qu’est-ce que j’en sais ? Il est superbe, parole d’honneur ! Il trouve surprenant que je sache quand rentrera ma femme.

ARMAND, remettant son violon dans l’étui et se relevant.

Et sans doute, tout est renversé aujourd’hui. Élise est sortie, je te trouve à sa place, ça n’a pas de nom ; moi qui lui préparais une surprise ; de plus, je l’en avais prévenue. C’est à n’y rien comprendre.

HONORÉ, appuyant.

Ah ! c’est une déception ; je conçois parfaitement que ce n’est pas pour moi que tu viens dans la maison. Mais tu comprends bien, mon cher ami, qu’il y a chance de rencontrer les gens quand on vient chez eux.

ARMAND.

Chez eux, chez eux ; mais tu n’es pas chez toi.

HONORÉ.

Vraiment ! Eh bien, ton idée est neuve !

ARMAND.

Tu me flattes, mais je persiste ; non, tu n’es pas chez toi. Chez soi veut dire généralement l’endroit où l’on réside, (Appuyant et s’approchant d’Honoré) l’endroit où l’on couche, enfin le centre de ses habitudes les plus intimes, et je crois que sous ce triple rapport tu ne peux pas te considérer ici chez toi.

HONORÉ, à part.

Il a un aplomb ! (Haut.) Ah çà ! dis donc, est-ce que tu es spirituel comme cela souvent ?

ARMAND.

Mais, oui, toutes les fois qu’il faut l’être pour deux.

HONORÉ, à part.

Ordinairement l’amant est l’esclave du mari ; celui-ci le rudoie, le drôle évite la banalité et croit éloigner les soupçons. (Haut.) On supporte tout d’un cousin, n’est-ce pas ? tout sans restriction ? C’est ton avis, j’en suis sûr.

ARMAND, tranquillement.

Pardieu, il faudrait bien que ce soit autrement ! Mais que diable, pourquoi ta femme est-elle sortie ?

HONORÉ.

Pour suivre un conseil que je lui ai donné.

ARMAND.

Eh bien, est-ce que tu vas te mettre sur le pied de conseiller ta femme, à présent ?

HONORÉ.

Mais oui, c’est une précaution que j’ai trop négligée. Élise, depuis longtemps, a la manie de s’enfermer chez elle, ce qui nuit à sa santé.

ARMAND.

Ah ! elle est au bois, n’est-ce pas, en calèche découverte ; tu ne vois pas le soleil ardent, de plus il fait un vent à contrarier les animaux à cornes, y compris beaucoup de maris. (Honoré fait un mouvement violent, qu’il comprime aussitôt.) Dis donc, mon bon, fais-moi donc le plaisir de ne pas t’occuper de médecine, tu t’y entends aussi bien qu’en musique. Élise va rentrer avec une migraine épouvantable, il nous sera impossible de jouer aujourd’hui le plus petit duo.

HONORÉ, avec dédain, mettant la main sur l’étui à violon.

Ah ! oui, tu te proposais de racler là-dessus.

ARMAND, lui arrachant l’étui des mains.

Là-dessus, là-dessus. Tu appelles ceci là-dessus, toi ! Tu ne sais pas que c’est le plus authentique des stradivarius ; le chef-d’œuvre des Stradivarius ; un stradivarius sans réparation. J’ai cru un instant qu’il allait m’échapper. Un Anglais mettait des surenchères ; mais j’ai tenu bon, et la fière Albion a dû céder devant mon attitude calme, mais résolue. À quarante mille francs, l’adjudication s’est faite en ma faveur. Devine ce qu’il voulait en faire, ce buveur d’ale. (Armand s’approche d’Honoré, qui marche à pas précipités.) Il se proposait d’en enrichir une collection de curiosités. Ce roi des instruments devait figurer entre un singe empaillé et le crâne d’un brigand moderne ! Sacrilége ! Comment trouves-tu ça, toi ?

HONORÉ, avec impatience.

Je trouve ça stupide. Payer cette boîte vermoulue quarante mille francs ! (Voulant prendre l’étui.) L’Anglais est un fou, et tu es le second.

ARMAND, vivement.

Arrête, malheureux, arrête !

HONORÉ.

Sois donc tranquille, du moment que ça, vaut quarante mille francs…

ARMAND.

Ah ! oui, n’est-ce pas, du moment que ça, représente un chiffre, une somme, tu admets la nécessité de certains égards. Pour moi, cet instrument ne représente pas une valeur monétaire. C’est une inspiration, une pensée, que dis-je, une âme.

HONORÉ, à part.

Il a le front développé, l’œil brillant. (Haut) Que les musiciens sont une sotte espèce. Fous, quand ils parlent de leur art, et ineptes sur toute autre question. Je n’imagine pas qu’une femme d’esprit puisse s’accommoder d’une société pareille.

ARMAND.

Tu parles de ta femme ?

HONORÉ.

Peut-être.

ARMAND.

Eh bien, mon cher, tu es ingrat. J’ai rempli d’abord une mission de dévouement, et cela sans murmurer. « Distrais ma femme, m’as-tu dit ; mes occupations ne me permettent pas de lui consacrer une partie de mon temps. » J’ai eu la générosité d’accepter le mot occupation, sans le discuter. « Tu es musicien, m’as-tu ajouté, elle est musicienne. « Le parallèle était humiliant pour moi, tu avoueras.

HONORÉ.

Je ferai part à Élise du jugement que tu portes sur son talent.

ARMAND.

D’abord, laisse-moi achever. — Tu me proposas donc de te remplacer auprès de ta femme.

HONORÉ, vivement.

Comment ?

ARMAND.

Écoute donc, pour charmer ses loisirs. Le succès a dépassé ton attente. Tu n’es plus, grâce à moi, nécessaire à ta femme. Te voilà donc libre et satisfait.

HONORÉ.

Un instant, je tiens à rectifier une erreur. Ce mandat, dont je t’ai investi, consistait simplement à faire de la musique avec ma femme.

ARMAND, solennellement.

Je crois l’avoir rempli consciencieusement. Depuis deux ans, je symphonise avec elle quatre heures par jour.

HONORÉ.

Je sens beaucoup trop tard, peut-être, que j’abuse de ton dévouement, et je veux y mettre un terme.

ARMAND.

Il a fait place au plaisir.

HONORÉ, vivement.

Hein ?

ARMAND.

Sans doute. Au début de nos ébats mélodiques, ta femme était du nombre des trois ou quatre cent mille pianoteuses qui étourdissent notre chère capitale. Elle tapotait agréablement, pour des oreilles complaisantes, une ronde d’Ascher ou une rêverie de Talexi, n’escamotant qu’avec sobriété, je dois lui rendre cette justice, les basses compliquées, que tout amateur considère comme superflu en général. Je la tirai de cet état rudimentaire, et bientôt je découvris en elle un sentiment musical et une facilité d’interprétation extraordinaires. Je développai ces heureuses dispositions, en l’initiant par degrés aux splendeurs d’un art que son ignorance lui voilait, et aujourd’hui Élise est peut-être, de toute la France, la femme qui comprend le mieux Mozart et Beethoven.

HONORÉ.

Que le diable les emporte et toi avec eux !

ARMAND.

Ah ! soit, je n’hésite pas à préférer leur compagnie à la tienne. J’irai les rejoindre avec plaisir, si tu m’en indiques le moyen.

HONORÉ, impatienté.

Voyons, trêve de plaisanterie, tu me fatigues.

ARMAND.

Bah ! voyez-vous ce cher cousin qui a des nerfs. Dis-donc, homme de cheval, est-ce que tu penses encore à ta débâcle de dimanche ? Ah ! ce pauvre Pas-de-Loup qui a perdu la course. Quelle chute, c’est dommage, car c’est pourtant une jolie bête, et toi qui avais engagé des paris formidables, sûr de son succès ! C’est une journée néfaste. Par exemple, tu peux te vanter d’avoir amusé la baronne de Cercey ; riait-elle, riait-elle ! Ah ! le fait est que tu avais une bonne figure dans le moment.

HONORÉ.

Comment ! elle riait ?

ARMAND.

À ta place je lui en voudrais ; heureusement que si elle a les griffes d’un chat, elle en a les dents, et on lui pardonne assez volontiers un accès de gaieté.

HONORÉ.

Que m’importe la baronne, et qu’y a-t-il de commun entre elle et ce que je te dis ? Grâce à votre charivari de tous les instants (Armand fait un mouvement indigné), je suis éveillé quand je voudrais dormir, et je dors quand je désire veiller. Aussi, entre deux sonates j’avais pris le parti…

ARMAND.

De faire fugue, de façon que tu es plus musicien que tu ne le pensais. (Riant.) Ah ! ah ! il est joli, celui-là ; j’en fais rarement, mais quand cela m’arrive, je les réussis.

HONORÉ, à part.

On ne peut pas se moquer d’un mari plus ouvertement. (Haut.) Jusqu’alors, je n’ai point voulu priver madame de Ferguse de la culture d’un art pour lequel je n’ai pas la plus vive sympathie. (Regardant Armand.) Peut-être à cause de ceux qui l’exercent. Mais depuis peu, ce goût est devenu une passion tellement désordonnée, que je crois convenable d’y mettre des limites.

ARMAND.

Oui, tu l’as dit, une passion, mais une noble passion, car elle agit à l’inverse des autres, en vous élevant dans des régions supérieures. Tu ne comprends pas ça, toi qui ne te sers ni de ton intelligence ni de ton âme.

HONORÉ.

Vraiment ! et quel degré d’intelligence possède le musicien, l’instrumentiste surtout ? espèce de machine passive, subissant servilement l’autorité du maître. La lecture d’un poëte, d’un philosophe pourra suggérer une suite d’idées qui vous seront propres, mais le déchiffrement d’une partition ne pourra faire naître que des sensations passagères. Il y a même suspension de la pensée.

ARMAND.

Mais non, mon cher, mais non, c’est le contraire qui advient. Quand on lit l’œuvre d’un écrivain, pour mieux en saisir l’idée, il faut faire abnégation de la sienne ; il y a une sorte de renonciation personnelle, fatigante si elle se prolonge, et qu’on rejette bientôt pour reprendre possession de soi-même, tandis que la musique, loin de gêner la pensée, en y substituant celle du maître, la fait naître et la développe.

HONORÉ.

Si la musique favorise à ce point l’exercice des facultés intellectuelles, comment expliquer une remarque que l’expérience confirme, à savoir : « Que les musiciens, pour la plupart, sont d’une nullité désespérante sur tout ce qui n’a pas rapport à leur art, et que les peintres, au contraire, sont presque tous gens d’esprit ? » Ce problème me semble facile à résoudre : c’est que la musique est un art d’instinct, et la peinture un art de raisonnement.

ARMAND, indigné

La musique un art d’instinct ! d’inspiration oui, et c’est là qu’est la supériorité. Elle ne s’explique pas humainement, c’est une communication surnaturelle. La musique est comme la religion, il faut la grâce pour la pratiquer. Les efforts du génie le plus vaste n’y suppléeront pas.

HONORÉ.

Eh bien, soit, la conclusion est qu’on peut être sot et musicien. La conception musicale étant une faculté isolée, la mélodie vient ou ne vient pas, aucun travail préalable de l’esprit ne la fait éclore, tandis qu’une pensée est toujours le fruit d’un raisonnement, d’une observation précédente.

ARMAND.

La musique, mais elle est la mère de la poésie. Les anciens l’avaient reconnu ; leurs récits d’amour, de guerre, de joie, de douleur se rhythmaient sur la mélodie ; elle inspirait le chantre antique, et qui sait si un accord du tétracorde n’a pas produit un des plus beaux chants d’Homère.

HONORÉ, à part, s’asseyant.

Son enthousiasme m’effraye, mon imprudence m’a perdu ; j’ai introduit dans ma maison un cratère.

ARMAND.

Mais, sapristi, écoute-moi donc, par Dieu ! Pas-de-Loup se rattrapera une autre fois. Tiens, le moyen âge, par exemple ; t’es-tu appesanti sur le moyen âge ?

HONORÉ, se levant spontanément.

Va te promener avec ton moyen âge. (À part.) Je l’étranglerais bien ; mais patience !

ARMAND.

Donc, le moyen âge nous représente ses ménestrels, ses trouvères, munis de l’instrument qui devait leur donner la sublime influence. — Nul ne pourra décrire les impressions qui se succèdent dans l’âme du musicien. Son imagination explore des espaces inconnus ; son œil embrasse des horizons sans bornes. Par intuition, j’ai vu les déserts immenses, les sables rougis par les feux du soleil, les forêts vierges du nouveau monde et les steppes glacés du Nord, et j’ai accompli ces lointains voyages en quelques minutes, assis sur un fauteuil, mon violon à la main, chez moi, rue du Helder, 14. Qu’est-ce que tu dis de cela ?

HONORÉ.

Je dis que tu es fou ; seulement, il y a des fous qui amusent, et d’autres qui assomment.

ARMAND.

Te voici au niveau de Pas-de-Loup, tu es battu comme lui ; de plus, tu es furieux.

HONORÉ, à part.

Et je ne trouverai pas un prétexte pour lui loger une balle dans la tête ! Le misérable !




Scène VII.


HONORÉ, ARMAND, LA BARONNE DE CERCEY.


UN LAQUAIS, annonçant.

Madame la baronne de Cercey !

HONORÉ, à part.

Allons, c’est elle maintenant ! j’ai la tête à cent lieues de ce rendez-vous.

ARMAND, bas à Honoré.

Parle-lui donc de Pas-de-Loup, tu verras comme elle va rire.

LA BARONNE, à part, s’arrêtant sur le seuil.

Il n’est pas seul. On ne peut être plus maladroit. (Haut.) Quoi, madame de Ferguse n’est pas ici ! mais alors c’est une trahison. Pardon, messieurs, n’est-ce pas impertinent de me plaindre à vous de ma mauvaise fortune ?

HONORÉ, cherchant à se remettre.

Comment, madame ? je ne comprends pas.

LA BARONNE.

Oh ! mais alors vous descendez des nuages. Je comptais trouver cette chère Élise ; certes, vous n’avez pas la prétention de la remplacer, n’est-ce pas ?

ARMAND, froidement.

Pour moi, madame, je ne le tenterai même pas. (Prenant son chapeau.) Je vous prie d’agréer mes respectueux hommages.

HONORÉ, à part.

Je ne peux pas rester seul avec elle, je ne saurais quoi lui dire ; une pensée unique m’absorbe. (Bas à Armand) Reste donc, animal. (Haut.) Mais qui te force à nous quitter si vite, ce n’est pas madame, j’imagine ?

LA BARONNE, à part.

Il le retient, c’est trop fort. (Haut.) C’est moi qui vous fais peur ?

ARMAND.

Je n’avais pas la fatuité de penser, madame, que ma présence pût vous offrir quelque chance de distraction. Le musicien est un être nul, dont l’esprit offre peu de ressources ; c’est du moins l’avis d’Honoré.

LA BARONNE.

Vous ne prodiguez pas votre conversation, il est vrai, et j’ai eu rarement le plaisir d’en jouir ; mais une femme d’un esprit élevé et délicat comme madame de Ferguse, dans l’intimité de laquelle vous vivez, est pour moi un sûr garant de ce que vous valez.

HONORÉ, à part.

Elle le sait aussi !

LA BARONNE.

Est-ce un parti pris de fuir mon salon, monsieur de Kernis, et n’obtiendrai-je pas un jour quelque spécimen de votre merveilleux talent ?

ARMAND.

Vous aimez la musique, madame ?

LA BARONNE.

Mais, sans doute, qui ne l’aime pas ?

ARMAND.

Honoré, d’abord.

LA BARONNE.

Ah ! vous savez, il y a des antipathies qui ont des raisons d’être particulières.

ARMAND.

Du reste, madame, il y a deux manières d’aimer la musique. La première pour elle-même, la seconde pour le bruit qu’elle fait.

LA BARONNE, souriant.

Expliquez-vous ?

ARMAND.

Sans doute, madame ; grâce à ce bruit, que de choses ne peut-on pas se dire dans un salon ; c’est une facilité de plus pour bien des gens.

LA BARONNE.

Ah ! charmant, charmant !

HONORÉ.

C’est de la seconde manière que vous aimez la musique ?

LA BARONNE.

Vous êtes un impertinent.

HONORÉ.

Ce n’est pas mon intention, mais c’est un goût récent que je ne vous connaissais pas.

LA BARONNE.

Eh ! mon cher monsieur de Ferguse, que de choses se modifient avec le temps, que d’opinions changées par l’expérience ! Voyez-vous, un instrument, on en tire toujours quelque chose, tandis qu’il y a des gens desquels on ne tire rien.

ARMAND, à part.

Ah ! diantre, voilà les griffes qui paraissent.

HONORÉ.

Mon Dieu ! madame, je préfère un esprit muet à un instrument qui me chante une fugue.

LA BARONNE

Une fugue gagne toujours à être entendue, c’est le contraire de bien des gens.

ARMAND.

Vous vous défendez à merveille, mais Honoré ne se convertit à rien ; tout à l’heure nous avons eu une discussion très-chaude.

HONORÉ.

Où il n’a débité que de lourdes bêtises.

LA BARONNE

C’est difficile à croire quand on a entendu monsieur.

ARMAND.

Vous êtes mille fois indulgente. Figurez-vous, madame, qu’il a classé les peintres au-dessus des musiciens.

LA BARONNE, à Honoré.

Comment ! vous faites de ces choses-là ?

ARMAND.

Pardon, madame, êtes-vous peintre ?

LA BARONNE

Ah ! grand Dieu, nous autres pauvres femmes du monde, nous n’avons le temps de rien faire.

ARMAND, à part.

Elle se peint, mais elle ne peint pas. (Haut.) Je puis dire alors tout ce que j’en pense.

HONORÉ.

Bon ! encore une tirade. (À part.) Le brigand !

ARMAND.

Les peintres puisent leurs inspirations à une source visible à tous les yeux. Ils rampent terre à terre et n’emploient que des moyens humains. Ils cherchent l’harmonieux dans le prestige de la couleur, le relief dans l’empâtement de la brosse, passant une partie de leur existence dans d’étroites galeries pour y chercher, sous des couches de réglisse, les secrets d’un maître, dont ils ne reproduisent que les défauts. Tristes plagiaires qu’ils sont !

HONORÉ.

Comme si les musiciens ne s’inspiraient pas de leurs devanciers !

ARMAND.

Oui, pour la partie scientifique, mais la mélodie jamais. Là, point de convention, point de réminiscences permises. Le peintre le plus original ne pourra se dispenser de représenter un chérubin autrement que rose, bouffi, côtelé comme un capiton de fauteuil. Si c’est une Madeleine, il violacera ses yeux, posera de chic les deux larmes traditionnelles, et un coin de la toile sera inévitablement occupé par un crucifix et une tête de mort. Voilà pour la partie imaginative du tableau.

LA BARONNE, à Honoré.

Mais il est fort amusant, votre cousin !

ARMAND.

Élise ne revient pas, c’est inouï ; je vais aller au-devant d’elle. Un stradivarius ne peut pas attendre comme cela. (Reprenant son chapeau.) Madame, j’ai bien l’honneur de vous présenter mes respectueux hommages.

LA BARONNE, à part.

Il y tient. (Haut.) Monsieur…

HONORÉ.

Où vas-tu ?

ARMAND.

Rejoindre Élise et la ramener.

HONORÉ, furieux.

Mais c’est inutile.

LA BARONNE, à part.

Il se passe ici quelque chose d’extraordinaire.

HONORÉ, bas à Armand.

Reste, tu amuses la baronne.

ARMAND, de même.

C’est possible, mais elle ne m’amuse pas.

HONORÉ.

Ils vont se rejoindre et je ne puis les empêcher.

LA BARONNE.

Mon Dieu, monsieur de Ferguse, qu’avez-vous donc ? Vous paraissez agité, seriez-vous souffrant ? le printemps, peut-être ?

HONORÉ, au supplice.

Oui, en effet, je ne suis pas bien, comme vous dites, le printemps…

ARMAND.

Ah ! oui, c’est le printemps ; l’automne, ce serait aussi exactement la même chose, parce que, dans les deux saisons, il y a des courses, et, comme il n’y gagne pas toujours…

LA BARONNE, riant aux éclats.

Ce pauvre Pas-de-Loup, j’ai été vraiment désolée de sa défaite.

ARMAND.

Oh ! cela se voit encore.

HONORÉ, à part.

Je suis à bout de patience, pourtant un éclat me perdrait.

ARMAND, saluant.

Madame… (À Honoré) Je ne te dis pas adieu.

(Il sort.)




Scène VIII.


LA BARONNE, HONORÉ.


LA BARONNE.

C’est un garçon d’un esprit original que monsieur de Kernis, vous auriez dû le retenir plus longtemps.

HONORÉ, cherchant à se remettre.

Vous teniez à ce qu’il restât.

LA BARONNE, ironiquement.

Certainement, avec lui le temps passe rapidement. Du reste, c’est vous qui, le premier, avez insisté pour qu’il prolongeât sa visite. Sa présence semblait vous tirer d’embarras.

HONORÉ.

Vous croyez ?

LA BARONNE.

J’en suis sûre.

HONORÉ, à part.

Je me possède maintenant ; une femme telle que la baronne peut m’éclairer dans une semblable situation, car, malgré tout, je n’ai aucune certitude. Seulement, jouons serré.

LA BARONNE, à part.

C’est le moment de prendre ma revanche. Ah ! monsieur de Ferguse, prenez garde à vous !

HONORÉ.

Voyons, chère baronne, vous n’avez pu être dupe de cette manœuvre. La finesse me la dictait ; de cette façon, j’ai éloigné les soupçons ; savez-vous qu’Élise était sur le point d’en avoir ?

LA BARONNE.

Dieu ! quel homme vous faites ; vous êtes vraiment prodigieux de profondeur. Pourtant je vous trouve une singulière figure ; y a-t-il encore quelque finesse là-dessous ?

HONORÉ.

Non, il n’y a là-dessous que de la tristesse.

LA BARONNE.

En ce cas, votre tristesse ressemble fort à de la préoccupation, à de l’inquiétude même.

HONORÉ.

Vous avez raison, Clarisse, je suis inquiet, je souffre.

LA BARONNE.

Pourquoi ?

HONORÉ.

Vous ne devinez pas ?

LA BARONNE.

Non, certes.

HONORÉ, lui prenant la main.

Je sais une blessure qui guérirait bien vite, si cette petite main-là se donnait la peine de la panser.

LA BARONNE.

Que me parlez-vous de blessure, de pansement ? Vous me proposez donc un service d’hôpital ; prendriez-vous, par hasard, une coiffure de baronne pour une cornette de sœur grise ? Vous êtes fou, Honoré.

HONORÉ.

Je suis fou, parce que je vous crois sensible.

LA BARONNE.

Fi ! retirez donc ce mot, il est ridicule ; d’où l’avez-vous exhumé ? D’un vieux roman du siècle passé. Sensible, sensible, voilà la pierre qui vous lapide depuis le commencement du monde. À quoi cela ne nous engagerait-il pas si nous le prenions au sérieux ? Du reste, vous ne nous imposez toutes les vertus que pour en avoir le bénéfice.

HONORÉ.

Et quand il nous arrive de vous en contester une, même la plus infime, vous vous révoltez. N’avez-vous pas accaparé, de votre propre autorité, le monopole du dévouement, de la constance, du sacrifice, à ce point qu’il ne nous reste plus la possibilité du plus petit débit ?

LA BARONNE.

La constance, le dévouement, le sacrifice ! mais de qui tiendrions-nous toutes ces belles vertus, s’il était vrai que nous puisions en vous notre origine ? Le cuivre a-t-il jamais pu produire l’or ? Vous voyez-bien que vos jugements sur nous sont absurdes.

HONORÉ.

Ah ! permettez, permettez, je réclame ; nous sommes moins déshérités que vous voulez bien le prétendre, et la source de ces sublimes vertus est en nous, corrompue, quelquefois entravée dans son cours par nos passions et nos faiblesses ; mais il ne faut qu’un sentiment vrai pour en révéler l’existence ; et tenez, je puis personnellement en fournir la preuve. J’ai fait, pour vous, le sacrifice de ma vanité, en refusant un poste brillant qui m’éloignait.

LA BARONNE, sèchement.

Eh bien, vous avez eu grand tort ; c’est une sottise que vous avez faite, voilà tout.

HONORÉ.

Comment ! c’est ainsi que vous reconnaissez mon amour ? (À part.) Oh ! les femmes, les femmes !

LA BARONNE.

Je goûte peu les holocaustes ; d’ailleurs, j’ai trop de loyauté pour demander plus que je ne donne.

HONORÉ.

Mais l’amour est un culte, une religion, et, vous le savez, il n’y a point de religion sans sacrifice.

LA BARONNE.

Mais il existe là une immense différence. Les religions travaillent pour l’avenir, alors les victimes deviennent des élus ; tandis que l’amour ne peut affirmer que le présent, aussi ses victimes sont et ne seront toujours que des dupes.

HONORÉ.

Vous avez une logique désespérante.

LA BARONNE.

Parce qu’elle renverse l’échafaudage de vos raisons saugrenues.

HONORÉ.

Non, parce qu’elle anéantit mes espérances les plus chères. Voyons, de bonne foi, n’ai-je pas le droit d’être jaloux ?

LA BARONNE.

De votre cousin ?

HONORÉ.

Précisément, et tout ce que vous venez de me dire corrobore mes craintes ; et pourtant mérite-il bien votre attention ? Savez-vous ce qu’est Armand ?

LA BARONNE.

Mon Dieu, c’est un garçon qui joint beaucoup d’esprit à une charmante tournure.

HONORÉ, à part.

J’étais aveugle, et je ne lui connaissais pas tous ces moyens de séduction. (Haut) En admettant qu’il ait l’esprit que vous lui supposez, esprit qui du reste ne s’exerce que sur un point, ne voyez-vous point qu’un homme pareil exhibe son talent et en tire vanité comme une femme le fait de sa beauté ou de sa toilette ? Un soupir n’est pour lui qu’une valeur musicale, et l’entrée d’une jolie femme venant à troubler l’attention de ses auditeurs lui causerait un amer dépit. Cet homme peut-il jamais fixer le cœur d’une femme ?

LA BARONNE.

Mon bon ami, apprenez que le cœur ne se fixe pas d’une manière déterminée. Il est indépendant par essence, il ne subit que des dominations temporaires et facultatives. Il quitte un sentiment comme le touriste quitte un pays, après en avoir exploré les beautés et épuisé les plaisirs.

HONORÉ.

Ainsi, suivant vous, le cœur ne se laisse séduire que par la nouveauté ; toutefois, comme changer de corps et de visage présente une difficulté insurmontable, auriez-vous la générosité de m’indiquer les moyens à employer pour rentrer en grâce devant un cœur qui ne m’aurait chassé que par caprice ?

LA BARONNE.

Ma science ne va pas si loin, mais elle a encore assez d’étendue pour vous dire que je ne suis pas dupe de la comédie que vous venez de jouer.

HONORÉ.

La comédie, ah ! vous êtes cruelle !

LA BARONNE.

Non, je suis perspicace ; vous ne vous apercevez que d’aujourd’hui que Armand de Kernis est l’amant de votre femme ? on n’est pas plus naïf.

HONORÉ.

Madame !…

LA BARONNE.

Vous êtes jaloux par amour-propre, car le cœur n’a là dedans aucune part ; heureusement qu’un homme de votre esprit appelle à lui la philosophie. Il trompe, il est trompé, voilà qui rétablit l’équilibre moral, les deux camps n’en font plus qu’un. Personne n’est en droit de se plaindre.

HONORÉ, se contenant.

Rien ne justifie le jugement que vous venez de porter, madame ; Armand est un frère pour moi, et j’ai prié madame de Ferguse de le considérer comme tel ; c’est par ma volonté qu’il vient ici, et…

LA BARONNE.

Mais de quoi vous défendez-vous ? c’est toujours ainsi que les choses se passent. Pourtant ne vous désolez pas, il vous reste encore une ressource efficace. Le cœur est sujet à d’étranges réactions, et en faisant vous-même quelques efforts, vous pouvez combattre l’influence de votre rival. Apprenez la musique, vous êtes jeune encore ; d’ailleurs, l’amour fait des prodiges. Cela vous demandera bien un peu de temps…

HONORÉ.

Assez, madame, une femme peut se permettre de tout dire ; pourtant le bon goût et la délicatesse ne doivent jamais franchir certaines limites.

LA BARONNE.

Vous méritiez une leçon, j’ai dû vous la donner. Mais, tenez, voici monsieur de Kernis qui revient seul. Il paraît fort désappointé, si cela peut vous consoler.




Scène IX.


Les mêmes, ARMAND.


ARMAND.

Je suis agacé, mon cheval ruisselle, et mon cocher est en nage. J’ai battu le bois dans tous les sens, impossible de la retrouver. J’ai eu beau examiner du plus loin toutes les livrées, je n’ai pas reconnu la sienne.

LA BARONNE.

C’est un steeple-chase, et vous aussi vous avez perdu.

ARMAND.

Ah ! mon Dieu, oui.

LA BARONNE.

Si votre cousine avait pu savoir ce qui arrive, elle se serait plutôt immobilisée que de vous condamner à une telle recherche. Je ne l’avais attendue que pour avoir le plaisir de serrer la main de cette chère amie. Mais je vois qu’il me faut y renoncer. Exprimez-lui tous mes regrets. Ah ! Il serait possible que je revinsse la chercher pour la représentation extraordinaire qui a lieu ce soir à l’Opéra ; il faut absolument voir ça. Il fait déjà un peu chaud, c’est vrai ; mais légèrement vêtue, c’est supportable. Monsieur de Kernis veut-il m’offrir son bras jusqu’à ma voiture ?

ARMAND.

Comment donc, madame ! (À part) Il paraîtrait que je sers à aiguillonner la jalousie d’Honoré.

(La baronne fait la révérence à Honoré, qui lui répond par un salut, et tombe sur un fauteuil. — La baronne et Armand sortent.)




Scène X.


HONORÉ, seul.

Cette baronne est vraiment une horrible femme, et dire qu’Élise !… Voici deux types bien différents. Eh bien, ce sont deux expressions qui rendent la même idée, deux masques qui cachent la même infamie, deux routes qui convergent au même point. La baronne trompe son mari, Élise me… Ah ! je ne puis achever. Voici donc à quoi aboutit notre croyance dans la vertu des femmes : chimère dont on nous a bercés ; illusion que notre expérience devrait détruire et que notre orgueil maintient. Mais aussi ne sommes-nous pas les êtres les plus inconséquents ! n’exigeons-nous pas des femmes la légèreté pour nos plaisirs, et la plus solide vertu quand il s’agit de notre honneur ! C’est une bien folle prétention, en vérité, de vouloir ainsi façonner la nature suivant les désirs et les caprices du moment ! Malgré tout, Élise n’est point excusable. Je l’ai trahie, c’est vrai ; mais enfin je n’aime pas la baronne. Oh ! j’en suis maintenant plus certain que jamais. Seulement, c’est une femme séduisante, mais sèche, égoïste, coquette par théorie. Elle possède le grand art de reprendre le lendemain ce qu’elle a donné la veille, de façon que tout est à recommencer. Et quand je pense que cet odieux Armand est l’instrument de mon malheur !




Scène XI.


HONORÉ, assis, ARMAND.


ARMAND, s’approchant.

Dis donc, il me semble que ton tête-à-tête avec la baronne n’a pas eu un résultat satisfaisant. Dame ! vois-tu, une jolie femme, dans tout l’éclat de la jeunesse, est comme le printemps ; elle a tant de promesses et tant d’avenir, qu’on ne lui marchande pas un jour de mauvaise humeur, espérant toujours que le lendemain dédommagera du caprice de la veille.

HONORÉ, se levant et allant vers Armand.

Pas un mot ! ne m’excite pas par tes sarcasmes, car un degré de plus, je crois que je commettrais un crime.

ARMAND.

Ah çà ! voyons, qu’as-tu ? Ce n’est pas sérieux, ce que tu me dis là ?

HONORÉ.

Ce n’est pas sérieux ! mais quel homme veux-tu donc que je sois ?

ARMAND.

Encore une fois, qu’est-ce que cela signifie ?

HONORÉ.

Cela signifie que tu es un misérable, car je t’ai accueilli avec la confiance d’un frère, et tu m’as payé d’une infamie.

ARMAND, ironiquement.

Tout cela vient à propos de madame de Cercey ? C’est trop fort ! tu me rends responsable des échecs que subit ton amour-propre. Ta maîtresse te raille, ton cheval perd à la course, et je supporte les ricochets de ta double mauvaise humeur. À la fin, ma patience se lasse.

HONORÉ.

Tu ne peux m’abuser plus longtemps : je sais tout, tu entends, tout !

ARMAND.

Parbleu ! tu cries assez fort pour que je t’entende ; mais à coup sûr, je veux être pendu si je comprends quelque chose à ta fureur, surtout si c’est à l’occasion de la baronne, qui n’est, suivant moi, qu’une fille de marbre régularisée par la naissance et le mariage. Beauté saupoudrée de blanc, qui ne peut faire mouvoir une fibre du visage sans élever un tourbillon de plâtre, et dont les sourcils se joignent ou s’écartent suivant le caprice de la main qui les trace.

HONORÉ, dont la colère va croissant.

Allons donc ! le voile est déchiré, et le mensonge n’a plus de refuge. Élise m’a tout dit.

ARMAND, étonné.

Comment ! Élise t’a tout dit ?

HONORÉ.

Oui ; parce qu’il y a des moments où le remords parle plus haut que la prudence. Il n’est plus possible de nier maintenant, tu le vois.

ARMAND.

Mais enfin que t’a-t-elle dit, Élise ?

HONORÉ, exaspéré.

Tu oses le demander ! tu veux que je vienne affirmer du même coup mon déshonneur et ta victoire !

ARMAND, furieux à son tour.

Ah çà, veux-tu me faire devenir fou !

HONORÉ.

Oui, Élise m’a tout avoué, ici, à l’instant même, sous le masque de la franchise ; elle a osé me dire qu’elle t’aimait, à moi son mari. Cela te confond, n’est-ce pas ?

ARMAND.

Comment ! Élise t’a dit que ?… mais…

HONORÉ.

Tu balbuties maintenant, traître ; tu comprends qu’il faut que mon honneur soit lavé dans ton sang.

ARMAND, stupéfait.

Élise t’a dit qu’elle m’aimait ?… mais cela n’est pas possible, tu déraisonnes.

HONORÉ.

Être méprisable, qui désavoues l’amour d’une femme par peur ! Elle au moins a été plus héroïque ; elle l’a confessé sans crainte ; mais ta lâcheté ne te sauvera pas. Nous nous battrons.

ARMAND, confondu.

Élise m’aime… (Haut.) Nous battre, allons donc !

HONORÉ.

Oui, nous battre. Et non pas demain, mais aujourd’hui, dans une heure, et s’il se présente un obstacle, je le briserai comme cela.

(Il prend le stradivarius et le brise.)
ARMAND, se jetant sur lui.

Ah ! malheureux, misérable, infâme, c’en est trop ! Oui, nous nous battrons à l’instant même. Nous nous tuerons, je l’espère du moins.

HONORÉ, avec rage.

Enfin te voilà donc comme je voulais te voir. Tu ne m’attendras pas longtemps : quelques minutes pour mettre en règle des papiers et préparer mes armes.

ARMAND, ramassant les débris du violon.

Un malheur irréparable !

(Honoré sort violemment.)




Scène XII.


ARMAND, seul.

Il ne faut qu’un mot pour bouleverser les idées d’un homme. Élise m’aime ! Que suis-je donc, pour ne pas m’en être aperçu ? Je m’étais tellement fait à l’idée d’une sorte de fraternité avec Honoré, qu’il ne m’était pas entré une seule fois dans l’esprit que je pusse devenir amoureux de sa femme. Élise est bien belle, c’est vrai ; et à mon insu, j’aurai cédé au charme qu’elle doit inévitablement inspirer. Sans nul doute, chacun explique notre intimité de cette façon, et, ce qui m’exaspère, c’est que Honoré m’accuse d’odieuse machination, lui dont la légèreté de conduite mérite tous les blâmes. Mais aussi pourquoi Élise lui a-t-elle fait un pareil aveu ? Il faut que le sentiment qu’elle éprouve lui ôte toute la liberté de son esprit. En effet, plus d’une fois, je l’ai vue les larmes dans les yeux, un secret semblait prêt à s’échapper de ses lèvres. Voici bien les signes d’une passion contenue, et moi-même je suis tout autre qu’il y a une heure ; aimerais-je Élise sans m’en douter ? Oui, je l’aimais, je l’aime. Cette nouvelle situation dérange mes projets. Je n’admettais dans la vie que les amours faciles, qu’on prend et qu’on quitte sans regret. Je redoutais les sentiments qui absorbent, car les sciences et les arts n’y trouvent guère leur compte. Ô divine mélodie ! tu devais être mon unique maîtresse, mon unique beauté. Ah ! après tout, Salomon a dit aussi : « Mon unique beauté, » il en avait pourtant sept cents dans son palais. Il faut croire que c’est un propos aimable et délicat qu’il tenait à chacune d’elles, et il ne se croyait pas engagé pour cela. Serai-je plus scrupuleux que lui ?




Scène XIII.


ARMAND, puis ÉLISE.


ÉLISE, cherchant à déguiser son trouble.

Ah ! mon pauvre ami, vous êtes là, vous m’attendiez.

ARMAND, embarrassé, à part.

Je n’ose la regarder. (Haut.) Oui, je vous attendais ; mais comment êtes-vous ? j’étais inquiet.

ÉLISE.

Je ne me sens pas bien, et il me serait impossible de faire de la musique aujourd’hui.

ARMAND.

Eh bien, c’est comme moi, je ne sais ce que j’éprouve. (Élise porte la main à son front.) Élise, vous souffrez, je le vois. (Élise tombe accablée sur un fauteuil et cache sa figure dans ses mains. — À part.) Je puis à peine contenir mon émotion. (Haut.) Élise !

ÉLISE.

Oui, je souffre plus que je ne saurais le dire.

ARMAND, s’approchant d’elle.

Élise, je sais tout ; pourquoi vous contraindre.

ÉLISE, étonnée.

Quoi ! vous avez deviné… ?

ARMAND, à part.

Laissons-la ignorer ce qui s’est passé.

ÉLISE.

Vous me plaignez, n’est-ce pas ?

ARMAND.

Hélas ! nous sommes tous deux à plaindre.

ÉLISE, à part.

Quelle belle âme, pour s’associer ainsi à mon chagrin !

ARMAND.

Comment ai-je fait pour ne pas voir plus vite ce qui se passait dans votre âme !

ÉLISE.

Voyez-vous, Armand, j’ai fait ce que j’ai pu pour cacher les tortures auxquelles j’étais en proie. Il me semblait que c’était atténuer mon malheur que de ne pas m’y appesantir.

ARMAND.

Si vous m’aviez parlé plus tôt, cela vous aurait soulagée ; croyez-le, vos sentiments, je les partageais.

ÉLISE.

Oh ! je m’en doutais bien.

ARMAND, à part.

Elle s’en doutait ; ah ! elle voyait clair dans mon cœur.

ÉLISE.

Mais il y a de certains aveux qui blessent la susceptibilité d’une femme.

ARMAND.

Élise, me croyez-vous indigne de les entendre ?

ÉLISE, lui prenant la main.

Oh ! bien loin de là.

ARMAND, à part.

En vérité, je ne sais ce que je ressens, mais je ne la croyais pas si belle.

ÉLISE.

Aimer seule, voyez-vous, c’est un supplice horrible !

ARMAND, avec élan.

Mais, chère Élise, rassurez-vous, vous êtes aimée, adorée.

ÉLISE.

Non, vous me trompez.

ARMAND, à part.

Comment la convaincre ? (Haut.) Oui, en effet, je comprends, vous n’avez pu vous rendre compte de mon silence. Le sentiment dont je ne sens la force que dans ce moment s’est formé pour ainsi dire à mon insu. Ce charme puissant qui m’attirait sans cesse vers vous, je l’attribuais à une autre cause.

ÉLISE.

Que dit-il !

ARMAND.

Oh ! n’en doutez pas, une passion peut naître, se développer, sans qu’on en soupçonne l’existence, aveuglé qu’on est par l’autorité d’un préjugé et d’un scrupule. Mais il arrive un instant où, ayant acquis toute sa force, un seul mot prononcé provoque son essor. Une fois au grand jour, elle domine, entraîne, commande. Tenez, en ce moment, je me sens transporté. Jusque-là, je n’avais fait que vous entendre ; d’aujourd’hui seulement je vous vois, vous êtes belle, oui, bien belle, Élise.

ÉLISE, se levant.

Mais, Armand, qu’entends-je ?

ARMAND, s’exaltant de plus en plus.

Élise, nous ne devons pas résister à cette inspiration soudaine. La conformité de nos âmes rend désormais impossible la séparation de nos existences. Dans une heure, je dois me battre avec Honoré, qui ne souffre que dans sa vanité, car il ne vous aime pas. Ce combat n’aura pour résultat que de nous éloigner pour jamais l’un de l’autre. Aucun lien ne vous retient ici. Je suis libre, j’ai une grande fortune, nous pourrons être heureux ; fuyons, ne perdons pas un instant.

ÉLISE.

Mais, malheureux, vous perdez la tête !

ARMAND.

Non, Élise, je t’aime.

(Il tombe à ses genoux.)
ÉLISE.

Calmez-vous, je vous en supplie, vous vous méprenez.

ARMAND.

Mais pourquoi résister encore, lorsque vous avez avoué à Honoré.

ÉLISE, bouleversée.

Il y a là quelque terrible méprise, Armand ; remettez-vous, et écoutez-moi.

ARMAND.

Que voulez-vous dire ?

ÉLISE.

Honoré me trompe depuis deux ans ; d’aujourd’hui seulement j’en ai la preuve certaine. Pourtant je l’aime ; oui je l’aime plus follement que jamais.

ARMAND.

Vous vous trompez.

ÉLISE.

Non, malheureusement non. Je rougis de ma faiblesse, de ma lâcheté ; mais chaque effort que je fais pour détacher mon cœur en resserre encore les liens.

ARMAND.

Mais pensez donc qu’il ne vous aime pas, lui !

ÉLISE.

Oh ! ne répétez pas cette phrase cruelle ; car, voyez-vous, Armand, le sentiment qui reste s’accroît encore du sentiment qui s’en va.

ARMAND.

Mais alors que voulait dire… ?

ÉLISE.

Mue par un sentiment que je ne saurais analyser, j’ai voulu me venger, en faisant croire à Honoré que moi-même j’avais cessé de l’aimer, et qu’un autre avait fixé mon cœur. J’espérais peut-être, grâce à cette ruse, éclairer son âme et le ramener près de moi.

ARMAND, blessé.

Ainsi, Élise, je vous ai servi d’instrument.

ÉLISE.

Oh ! pardon, Armand. Je n’aurais jamais voulu vous faire l’acteur de cette triste comédie ; mais Honoré, livré à lui-même, a cherché sans doute quel pouvait être ce rival imaginaire, et ses soupçons sont tombés sur vous, j’en suis sûre maintenant ; aussi tout à l’heure, je ne pouvais vous comprendre.

ARMAND, s’essuyant le front.

Il y a parfois des coïncidences malheureuses dans la vie ; Élise, oubliez ce que je viens de vous dire.

ÉLISE.

Je vous jure, Armand, que je n’en ai déjà plus le souvenir.

ARMAND.

Maintenant, il faut absolument avoir une explication avec Honoré.

ÉLISE.

Armand, je vous en prie, différons-la.

ARMAND.

Impossible ; dans une heure, nous nous battons, et je ne veux pas courir la chance de le tuer. De plus, je ne puis pas rester dans une situation dont ma délicatesse souffre.

ÉLISE.

De la prolongation de son erreur dépend peut-être le bonheur de ma vie. Ce duel n’aura pas lieu, soyez-en persuadé. Ah ! dites-moi, et madame de Cercey ?

ARMAND.

Rassurez-vous, elle est partie railleuse et froissée. Quant à Honoré, il était furieux.

ÉLISE.

Ah ! mon Dieu, tant mieux !

ARMAND.

Qu’espérez-vous ?

ÉLISE.

Laissez-moi faire ; tenez, voici Honoré qui revient. Il est de toute nécessité que je lui parle, je suis sûre de réussir. Entrez dans cette chambre ; merci de votre aide.

ARMAND.

Élise, en toute circonstance comptez sur mon profond dévouement.

(Il entre dans la chambre.)




Scène XIV.


ÉLISE, HONORÉ.


HONORÉ.

Ah ! vous voici, madame.

ÉLISE.

Oui, monsieur.

HONORÉ.

Comme mesure de prudence, je vous conseille de dire adieu à votre amant ; car je me propose de le tuer avant une heure.

ÉLISE.

Mon Dieu, monsieur, ce qu’on se propose n’arrive pas toujours, et il serait très-possible que le contraire advînt.

HONORÉ, avec stupeur.

Ah ! mais vous êtes cynique. Voilà donc où tendent tous vos désirs : ma mort. — Et pourtant, vous poursuivez un rêve insensé, folle que vous êtes.

ÉLISE.

Pourquoi ?

HONORÉ, hors de lui.

Pensez-vous pouvoir épouser l’assassin de votre mari ?

ÉLISE.

Si vous aviez bien voulu me laisser continuer, vous vous fussiez épargné la peine de débiter toutes ces folies. Ce duel ne peut avoir lieu.

HONORÉ.

Ah ! je comprends, je viens de vous éclairer à propos, n’est-ce pas ? Mais vous vous trompez, ce duel aura lieu et à l’instant encore ; je le tuerai ou il me tuera, car il faut que l’un de nous deux reste sur la place.

ÉLISE, souriant.

Vraiment ! c’est de toute nécessité ? Et d’abord qui vous dit que ce soit Armand que j’aime ?

HONORÉ.

N’essayez pas de me dissuader. Et si vous n’avez devant vous que cette ressource…

ÉLISE.

Mais je pense que cette ressource serait puissante, si elle contenait une vérité. Enfin, en admettant la justesse de vos soupçons.

HONORÉ.

Quelle audace !

ÉLISE.

Veuillez m’écouter. Où seraient les motifs de votre haine contre Armand ?

HONORÉ.

Quoi ! il est votre amant, et vous osez… ?

ÉLISE.

Arrêtez-vous ici, monsieur, vous devriez être le premier à me défendre et le dernier à me trouver coupable. Si j’avais été faible comme vous, je ne serais pas venue vous en faire l’aveu ce matin. Heureuse dans ma passion, je n’aurais rien négligé pour prolonger une situation qui me mettait à même de la satisfaire. J’ai agi au rebours, en acceptant la lutte avec courage. N’ayant plus l’illusion de votre amour, j’ai eu la loyauté de recourir à votre aide. Je voulais sauver votre honneur, et c’est vous maintenant qui, par votre sot orgueil, allez le perdre.

HONORÉ, précipitamment.

Que voulez-vous dire ?

ÉLISE.

Je veux dire que par ce duel vous signez votre déshonneur. Quelle qu’en soit l’issue, il sera demain l’objet de toutes les conversations de Paris, et la cause qu’on lui prêtera n’est pas douteuse.

HONORÉ.

Il me faut donc supporter… ?

ÉLISE, avec dignité.

Quoi ? Vous seriez bien embarrassé de le dire ; mais, si vous aviez quelque sincérité, vous avoueriez que vous êtes profondément blessé dans votre vanité. L’idée d’une rivalité vous est insupportable. Il vous était doux de penser qu’infidèle, je continuais de vous aimer comme par le passé. Votre triomphe se complétait par la douleur de la victime. Mais mon indifférence vous a jeté dans un dépit voisin de la fureur.

HONORÉ.

Madame !

ÉLISE.

En obéissant à un mouvement de colère et d’amour-propre froissé, vous avez commis une maladresse que je vais essayer de réparer. D’ailleurs, ce matin, je vous ai fait une promesse, et je veux la tenir.

HONORÉ.

Il s’est passé tant de choses depuis quelques heures, que je n’en ai plus le souvenir.

ÉLISE.

Je m’étais engagée à lutter tant qu’il me resterait des forces.

HONORÉ.

Eh bien ?

ÉLISE.

Eh bien ? j’en ai juste assez pour partir.

HONORÉ.

Partir ! comment ?

ÉLISE.

Ne voyez-vous pas qu’il me faut tout mon courage pour prendre une semblable résolution. Pourtant je n’hésite pas. Un heureux hasard nous permet d’expliquer naturellement ce départ. Cette mission que veut vous confier le ministre, vous allez l’accepter à l’instant, et demain nous partirons pour l’Allemagne.

HONORÉ, à part.

Oui, j’aime mieux l’Allemagne que… (Haut.) Soit, j’y consens.

ÉLISE, à part.

Ô bonheur ! (Haut) En annonçant cette nouvelle, j’aurai le sourire sur les lèvres, de façon que personne ne pourra soupçonner un regret.

HONORÉ.

Ainsi, Élise, vous n’êtes pas coupable ?

ÉLISE.

Puis-je mieux vous le prouver ? écrivez au ministre. (Honoré s’assied et écrit.) Je pense, monsieur, qu’à défaut d’affection, vous me devez votre estime.

HONORÉ, pliant la lettre.

Sans doute, puisque c’est le seul sentiment auquel vous attachiez de l’importance ; car en me suivant, Élise, vous laissez ici la plus noble partie de vous-même.

ÉLISE.

Et ne laissez-vous rien à madame de Cercey ?

HONORÉ, haussant les épaules.

Ah !

ÉLISE, à part.

Je respire. (Haut) Je vous demande encore une chose indispensable, de serrer la main d’Armand devant la baronne.

HONORÉ, vivement.

Oh ! je n’y consentirai jamais.

ÉLISE.

Mais souvenez-vous donc que votre honneur en dépend, et qu’une rupture entre vous et lui, avant votre départ, donnerait créance aux plus fâcheuses interprétations.

HONORÉ, à part.

C’est vrai, après ce qui s’est passé tantôt avec la baronne. (Haut.) Soit.

(Un laquais annonce la baronne de Cercey.)




Scène XV.


HONORÉ, ÉLISE, LA BARONNE DE CERCEY.


LA BARONNE, à Élise.

Enfin, la voici cette chère égarée.

ÉLISE.

Quelle grâce de revenir pour moi !

LA BARONNE.

Ah çà ! j’espère que ces messieurs vous ont annoncé ma visite. Je vous enlève, chère belle.

ÉLISE.

Vraiment !

LA BARONNE.

Oui, l’Opéra offrira ce soir un coup d’œil assez curieux. Il faut absolument que vous y veniez avec moi.

ÉLISE.

Impossible.

LA BARONNE, regardant Honoré.

Pourquoi ?

HONORÉ.

Des préparatifs de voyage sont le seul motif de ce refus.

LA BARONNE.

Comment ! vous partez à la campagne, déjà ?

ÉLISE.

Non, madame ; mais, cédant à mes instances, monsieur de Ferguse accepte la mission dont le charge le ministre. Demain matin, nous prendrons la route de l’Allemagne.

LA BARONNE, piquée.

Ah !

HONORÉ, bas à la baronne.

Rester était une sottise ; j’ai voulu la réparer en suivant votre avis.

LA BARONNE, à Honoré.

Voilà qui s’appelle disparaître à propos. (Haut.) Ah çà ! j’espère que monsieur de Kernis fait partie de l’expédition.

ÉLISE, avec naturel.

Ah ! mon Dieu, non, Armand reste. Mais où est-il donc passé ? Il causait à l’instant avec Honoré. Armand, venez donc rassurer la baronne.




Scène XVI.


HONORÉ, ÉLISE, LA BARONNE, puis ARMAND, qui entre et salue la baronne.


ÉLISE, continuant.

Elle s’étonne beaucoup que vous ne nous suiviez pas en Allemagne.

ARMAND, à part.

Ils partent ; j’aime autant cela, l’absence ramènera un peu de calme dans mes idées.

LA BARONNE.

C’était pourtant une occasion d’étudier les maîtres.

ARMAND.

J’ai la prétention, madame, d’avoir terminé mes études.

LA BARONNE.

Moi, j’aurai bon besoin de les commencer, et si, en acceptant une place dans ma loge, vous étiez assez aimable pour me donner une leçon…

ÉLISE.

Armand, vous ne pouvez refuser.

(Elle fait un signe à Honoré.)
HONORÉ, pressant la main d’Armand avec effort.

Certainement, tu ne peux refuser. Ce cher Armand !

ARMAND, embarrassé.

Ce bon Honoré. J’accepte, madame. (À part) Oui, cela m’étourdira ; j’ai besoin de bruit, ce soir j’aime la musique de la seconde manière.

LA BARONNE.

Et maintenant, nous vous laissons tout à vos préparatifs. Croyez bien que mes meilleurs souhaits vous accompagneront pendant votre voyage. Eh bien, monsieur de Kernis, c’est le moment de faire vos adieux.

(Élise fait un signe à Honoré.)
HONORÉ.

Armand nous les fera demain, madame, en déjeunant avec nous.


(Le rideau tombe.)


FIN.




Paris. — Typographie Herruyer, rue du Boulevard, 7.

TABLE DES MATIÈRES.



Pages.
Le Père coupable, comédie en quatre actes et en prose 
 1
À bon chat, bon rat, comédie-proverbe en un acte et en prose 
 141
Un Neveu, s’il vous plaît, comédie en trois actes et en prose 
 181
Retour à ma femme, comédie en un acte et en prose 
 301


FIN DE LA TABLE.


SOUS PRESSE


DU


MÊME AUTEUR


STATIONNAIRES ET PROGRESSISTES


Deux volumes in-8o




paris. — typographie hennuyer et fils, rue du boulevard, 7.