Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 5-139).

PERSONNAGES


DE MARSILLE, président.

JACQUES ORTHEZ, célèbre sculpteur.

Le vicomte ANNIBAL DE MONTBAZON, neveu du président.

Le docteur VALSTEIN.

EUSÈBE TOURMINE, naturaliste.

DE CHARMAS, savant.

VAUGUY, académicien.

Le baron DE TAILLY.

BAPTISTE, CÉLESTIN, LÉON, domestiques.

FRANK, domestique de Jacques Orthez.

UN LAQUAIS.

La comtesse OUTRÉPIEF.

RENÉE DE MARSILLE, fille du président.

CÉLINE, femme de chambre.

La baronne DE TAILLY.


La scène se passe à Paris. Le premier et le troisième acte chez M. de Marsille, et le deuxième et le quatrième chez Jacques Orthez.


LE PÈRE COUPABLE


ACTE PREMIER

La scène représente un salon, au fond une riche galerie ; les domestiques se livrent aux apprêts d’une fête.





Scène I.

BAPTISTE, CÉLESTIN, LÉON.
BAPTISTE, assis sur un fauteuil, son plumeau à la main.

Pourquoi donc faut-il que le plaisir des uns soit la peine des autres ? La joie du maître, mais c’est ce qui peut arriver de plus fâcheux à un domestique !

CÉLESTIN.

Allons, le voilà encore qui geint.

BAPTISTE.

Dame, c’est vrai ça ; aussitôt que nos maîtres sont contents, la maison est bouleversée : des dîners, des soirées, le service ne s’arrête plus. À quelque chose malheur est bon, comme dit cet autre : parlez-moi des chagrins des gens en deuil.

CÉLESTIN.

Ah oui ! joli ! ils sont de mauvaise humeur du matin jusqu’au soir.

BAPTISTE.

Mes enfants, vous n’y entendez rien, c’est du faux chagrin alors. J’étais chez une dame qui venait de perdre son mari ; celle-là, c’était une vraie veuve. V’là comme j’aimerais être pleuré, moi.

CÉLESTIN.

Eh bien, chacun son goût, j’aime mieux pleurer les autres.

LÉON.

Et moi aussi.

BAPTISTE, continuant

En v’là une condition que je regrette, pas de surveillance. Madame n’avait plus l’œil à rien ; le plumeau, le balai, la brosse, enfin tous les instruments de notre supplice étaient en vacances, quoi ! Madame ne sortait plus ; c’était nous qui nous servions des chevaux. Un jour pourtant, madame me dit comme ça, en regardant à droite et à gauche : Mais, Baptiste, il me semble que je vois de la poussière ici ! Ah ! madame, que je lui répondis en m’essuyant les yeux avec mon tablier, depuis que monsieur est mort, on n’a plus de courage à rien ; ça la fit sangloter, la pauvre femme.

CÉLESTIN.

Eh bien, fallait y rester chez ton saule pleureur.

BAPTISTE.

C’est ce que j’aurais fait, mais tout ça n’a pas duré ; on les oublie bien vite, ces pauvres morts, allez ! Au bout d’un an, madame se remariait. Sans cœur, va ; aussi, j’en suis sorti.

LÉON.

Ah ! jusqu’à présent, nous n’avions pas trop à nous plaindre, la maison était tranquille ; ce n’est que depuis que mademoiselle est sortie du Sacré-Cœur que tout a changé.

BAPTISTE.

Qu’est-ce que ça vous fait, à vous autres, d’avoir du mal ? vous êtes robustes, vigoureux, tandis que moi je suis délicat.

CÉLESTIN.

Tiens, de nous tous, c’est lui qui mange le plus.

BAPTISTE.

Mais, ignorant que vous êtes, ça ne signifie rien ; je mange, parce que je suis faible et que j’ai besoin de forces.

TOUS.

Ah ! cette farce.

BAPTISTE.

Le médecin de mon pays m’a dit que le travail ne me convenait pas, et qu’il me fallait une nourriture succulente.

LÉON.

Je demande à consulter le médecin de ton pays.

BAPTISTE.

Quand il m’a dit ça, j’ai tout de suite eu l’idée de me mettre en maison.

CÉLESTIN.

Oui, mais dis donc, pendant que tu bavardes, nous travaillons.

BAPTISTE.

Je ne m’y oppose pas. Ah ! Mlle  Céline.




Scène II.



Les mêmes, CÉLINE.


CÉLINE.

Dieu ! comme on est en retard ici !

BAPTISTE.

Voyez-vous, c’est mademoiselle qui commande maintenant !

CÉLINE.

Pourquoi pas, où serait le mal ? les choses iraient mieux. Je ne me suis pas amusée, comme vous, moi ; tout est préparé.

LÉON.

Ah ! c’t embarras !

CÉLINE.

Par exemple ! et la toilette de mademoiselle donc !

BAPTISTE.

La toilette de mademoiselle ! Eh bien, elle a de l’aplomb ! Qu’est-ce que vous y faites, à la toilette de mademoiselle ? elle a son coiffeur et sa couturière.

CÉLINE.

Mais il faut l’habiller, et veiller auparavant à ce que tout soit disposé pour ça.

LÉON.

Oui, enfin, passer les jupons, lacer les bottines ; en v’là un fameux ouvrage !

CÉLINE.

J’aime bien ça, vous qui flânez du matin au soir.

BAPTISTE, lui prenant la taille.

Allons, allons, ne vous fâchez pas, mauvais caractère ; vous êtes bien gentille tout de même.

CÉLINE, se dégageant.

Pas de ces manières-là, dites donc !

BAPTISTE.

Ah ! ce genre ! vous ne faites pas tant la fière quand c’est monsieur Annibal.

CÉLINE.

Quelle horreur ! peut-on dire une chose pareille !

LÉON.

Pardi ! toute la chance est pour ces femmes de chambre ; elles ont la défroque de madame, les cajoleries de monsieur ; nous n’avons jamais ces douceurs-là, nous autres !

BAPTISTE.

Oui, écoutez-les donc, ces beaux messieurs, et vous serez bien avancée.

CÉLINE.

J’aime les gens qui ont bonne tournure.

BAPTISTE, avec fatuité.

Mais, je crois que sous ce rapport…

CÉLESTIN.

Il fait comme monsieur le vicomte.

LÉON.

En v’là un qui s’en paye du plaisir !

CÉLESTIN.

Chut, ne parlez pas si haut, si son oncle, monsieur le président, nous entendait ! Monsieur le vicomte est trop généreux pour que nous soyons indiscrets.

BAPTISTE.

Dites donc, vous ne savez pas ? approchez-vous un peu : j’ai reçu trois lettres ce matin, trois lettres pour monsieur le vicomte, c’est des femmes qui lui écrivent ; trois à la fois !

CÉLESTIN.

Où as-tu vu ça, toi ?

BAPTISTE.

Cette demande ! elles embaument.

CÉLINE.

Voyons !

BAPTISTE, les tirant de sa poche et les flairant l’une après l’autre.

Dieu ! que ça sent donc bon, que ça sent donc bon ! Ah ! la drôle de chose, elles ont la même odeur ! je crois que c’est de la vanille. Ah ! ah ! trois femmes à la vanille !

CÉLINE, sentant.

Mais, non, imbécile, c’est de la verveine. (Regardant.) Ah ! le niais, qui n’a pas vu que c’était la même écriture. Ces lettres sont de la même personne.

BAPTISTE.

Eh bien, j’aimerais mieux, à la place de monsieur le vicomte, que ce soient trois femmes différentes.

CÉLINE.

Voyez-vous, le mauvais sujet !

CÉLESTIN.

Trois lettres dans la même journée ! On ne l’appellera pas chiche de papier, celle-là, par exemple.

BAPTISTE.

Et quand je pense que monsieur le président veut donner sa fille à son neveu. Quelle drôle d’idée !

CÉLINE.

Eh bien, moi, je vois plus clair que vous. Je suis bien sûre qu’il n’épousera pas mademoiselle.

TOUS.

Pourquoi ?

CÉLINE.

D’abord, c’est que mademoiselle n’aime pas du tout son cousin.

BAPTISTE.

Vous avez donc ses confidences ?

CÉLINE.

Pas précisément, mais je devine. (Avec emphase.) Ce n’est pas l’homme qu’elle rêve.

CÉLESTIN.

Elle en aime un autre ?

CÉLINE.

Non, pas encore, mais ça ne tardera pas ; vous pensez bien qu’on ne peut pas rester comme cela.

BAPTISTE.

Ah ! voyez-vous cette Céline !

CÉLINE.

Chut, voici monsieur Annibal.




Scène III.


les mêmes, le vicomte ANNIBAL.


ANNIBAL.

Mon oncle a-t-il demandé où j’étais ?

BAPTISTE.

Non, monsieur le vicomte.

ANNIBAL.

Tant mieux. Ah ! et cette nuit, a-t-il su à quelle heure je suis rentré ?

BAPTISTE.

Nous avons dit à monsieur le président que monsieur le vicomte s’était couché de bonne heure avec un violent mal de tête.

ANNIBAL.

Très-bien. Y a-t-il des lettres pour moi ?

BAPTISTE.

Oui, monsieur le vicomte.

ANNIBAL.

Donnez-les-moi.

(Baptiste met des lettres sur un plateau et les présente à Annibal.)
ANNIBAL, en prenant une, à part.

Ah ! c’est Zora ; (Prenant la deuxième) encore Zora ; (Prenant la troisième) comment c’est toujours Zora ! Ah çà ! décidément, je lui ai inspiré une passion corrosive (Prenant sa moustache), et voilà comme on apprivoise les rats. (Haut.) Vous autres, si mon oncle demande ce que je fais, vous direz que je travaille dans mon cabinet, et que j’ai donné ordre qu’on ne me dérangeât pas.

BAPTISTE.

Monsieur le vicomte peut être tranquille.

(Annibal sort.)




Scène IV.


les mêmes, LE PRÉSIDENT.


LE PRÉSIDENT.

Eh bien, tout est-il préparé pour ce soir ?

TOUS.

Oui, monsieur.

LE PRÉSIDENT.

Mon neveu est-il rentré ?

LES DOMESTIQUES, ensemble et avec précipitation.

Ah ! oui, monsieur, depuis longtemps, et…

LE PRÉSIDENT.

Il me semble que vous pourriez vous dispenser de parler en chœur.

BAPTISTE.

Voilà trois heures que M. le vicomte est dans son cabinet, absorbé par le travail ; il a donné ordre qu’on ne le dérangeât pas.

LE PRÉSIDENT, à part.

Il dort. (Haut.) C’est bien, quant à moi, je n’y suis pour qui que ce soit.

BAPTISTE.

Monsieur le président sera rigoureusement obéi.

(Le président sort.)




Scène V.


les mêmes, UN LAQUAIS.


LE LAQUAIS.

Une dame demande à parler à monsieur le président.

CÉLESTIN.

Impossible, monsieur le président est dans son cabinet ; ordre est donné de ne recevoir personne.

LE LAQUAIS.

Cette dame insiste et dit qu’il faut absolument qu’on la reçoive.

CÉLESTIN.

C’est impossible, encore une fois, et ce n’est pas moi qui me charge d’interrompre monsieur. Quelle dame est-ce donc ?

LE LAQUAIS.

Oh ! une très-grande dame, une grande toilette, une grande tournure.

BAPTISTE, avec importance.

Comment est sa voiture ?

LE LAQUAIS.

Un joli coupé.

BAPTISTE se lève.

Voyons, jugeons ça un peu nous-même. (Regardant à la croisée.) Aie ! aie ! voiture et cheval de louage. On me payerait cher pour enfourcher cette rosse-là. Dis donc, l’ami, tu reviens de ton village, et tu te dis sportsman, toi ?

LE LAQUAIS, piqué.

Je ne dis pas que je me porte mal.

(Rire général.)
BAPTISTE.

Tu peux dire à ta grande dame qu’elle remonte dans sa guimbarde.

TOUS.

Ah !

LE LAQUAIS, bas à Baptiste.

Deux louis pour nous, si elle peut parler à monsieur.

BAPTISTE, bas au laquais.

Ah diantre ! fais-la entrer, je m’en charge. (À part.) Manquer un louis serait une sottise ; ce n’est pas grand’chose, mais ça coûte si peu à gagner.




Scène VI.


LA COMTESSE OUTRÉPIEF, les mêmes


BAPTISTE.

Si madame voulait au moins dire son nom…

LA COMTESSE.

La comtesse Outrépief ; du reste, c’est chose inutile, mon nom est inconnu à monsieur de Marsille ; remettez-lui ces deux mots, et je ne doute pas un instant qu’il ne me reçoive (écrivant), « Dix minutes d’entretien, il s’agit de votre fille. » (Remettant à Baptiste.) Tenez.

BAPTISTE.

Si madame la comtesse veut se donner la peine de s’asseoir, je reviens aussitôt.

(Il sort.)




Scène VII.


LA COMTESSE, seule.

Il me recevra, j’en suis sûre, et je réussirai. Voici bien, en effet, tous les préparatifs d’une fête ; examinons : les tentures rouge et or, c’est vulgaire, et je ne sais trop quelle toilette ressortira ici ; le blanc seul conviendrait, mais ma robe de satin n’est plus suffisamment fraîche.

Je ne vois guère que ma robe de velours noir. Je suis contrariée, car c’est la tenue de tout le monde. Prise ainsi à l’improviste, je n’ai rien pu organiser. Ah ! après tout, le point essentiel, c’est de savoir porter les choses d’une certaine façon. (Renée de Marsille passe au bout de la galerie.) Grand Dieu ! c’est sa fille, il n’est pas possible d’en douter ; allons, tant mieux, cette ressemblance me servira à merveille.




Scène VIII.


LA COMTESSE, LE PRÉSIDENT.


LA COMTESSE.

Me pardonnerez-vous, monsieur, d’être venue vous interrompre au milieu de vos travaux ?

LE PRÉSIDENT, froidement.

Un motif bien impérieux, madame, doit, en effet, expliquer votre insistance ; trop d’intérêts sérieux reposent sur moi pour transiger avec mes occupations, qui sont des devoirs ; je pense que les deux mots que vous venez de m’écrire sont un stratagème à l’aide duquel vous avez pénétré plus facilement.

LA COMTESSE.

Vous êtes dans l’erreur, monsieur, et tenez, je viens de la voir passer, cette chère enfant, et sa vue m’a donné une émotion que je ne puis encore maîtriser.

LE PRÉSIDENT, inquiet.

Comment ! en quoi ma fille peut-elle… ?

LA COMTESSE, se levant.

Ah ! c’est qu’elle m’a rappelé bien des souvenirs ; elle ressemble tant à sa mère !

LE PRÉSIDENT, se levant spontanément et fixant la comtesse.

Vous vous trompez, madame, vous n’avez pas pu connaître sa mère.

LA COMTESSE, le fixant à son tour.

Vraiment, vous dites cela de façon à faire croire qu’elle n’a jamais existé ; ce n’est pourtant pas présumable, car lorsqu’il y a un enfant, il y a toujours une mère quelque part.

LE PRÉSIDENT.

Plus bas, madame, plus bas, je vous supplie ; mais je vous le répète encore, ce que vous me dites-là est impossible.

LA COMTESSE.

Non, ce n’est pas impossible, car je n’ai que trop bien connu Thérèse Férol.

LE PRÉSIDENT, atterré.

Mais qui êtes-vous, qui êtes-vous, madame, vous qui venez ainsi évoquer le passé ?

LA COMTESSE.

Qui je suis, c’eût été une folle prétention de penser être reconnue de vous, car si les années changent souvent les positions, elles changent toujours le visage. Vous souvient-il de Laure Chartrain ?

LE PRÉSIDENT, tombant accablé.

Grand Dieu ! c’est vous !

LA COMTESSE, à part.

Le coup a porté. (Haut) Oh ! rassurez-vous ! Ce n’est plus une étrangère, c’est une amie qui est devant vous.

LE PRÉSIDENT, avec amertume.

Une amie !

LA COMTESSE.

Vous en doutez ?

LE PRÉSIDENT.

Enfin, madame, que voulez-vous ?

LA COMTESSE.

Ce que je veux, mais vous n’ignorez pas que Thérèse était ma meilleure amie ! N’est-il pas naturel de chercher à me rapprocher de sa fille ? Remettez-vous, je sais que la naissance de cette enfant est inconnue à tous, et pas un mot ne s’échappera de mes lèvres qui puisse en trahir le secret.

LE PRÉSIDENT.

Mais comment se fait-il que vous ne vous soyez présentée chez moi qu’au bout de vingt ans ?

LA COMTESSE.

Oh ! des intérêts particuliers m’ont retenue longtemps en pays étranger ; de retour à Paris depuis hier, je n’ai pas tardé, comme vous le voyez, à venir vous serrer la main.

LE PRÉSIDENT, à part

Laure Chartrain ! (Haut.) Mais ce nom d’Outrépief… ?

LA COMTESSE.

Ce nom d’Outrépief vient de mon mari. Lors de mon dernier séjour en Russie, j’ai épousé le comte Outrépief, d’une des plus grandes et des plus illustres familles de l’empire ; j’eus la douleur de le perdre deux ans après notre mariage. (Le président fait un geste d’incrédulité) Vous en doutez ? Heureusement que j’ai prévu ce premier mouvement d’incrédulité ; voici mon acte de mariage ; vous vous étonnez, je comprends, d’un tel changement de fortune.

LE PRÉSIDENT.

Oh ! je ne m’étonne que d’une chose, de votre présence ici ; enfin, quel est votre but ?

LA COMTESSE.

Mon but n’a rien qui puisse vous effrayer. Je réclame, en qualité de vieille amie, une place à votre foyer, votre amitié sincère, celle de Renée.

LE PRÉSIDENT.

Mon Dieu ! madame, je ne vous connais pas, moi ; certes, il ne m’est pas donné d’apprécier une existence que j’ignore, mais faut-il encore…

LA COMTESSE.

Vous me connaîtrez ; hélas ! une pauvre femme isolée, sans appui, n’est que trop souvent attaquée ; je compte trouver en vous un défenseur ; ce soir, vous donnez un bal, j’y viendrai ; vous me recevrez avec honneur, intimité. Ah ! je me fais une fête de voir cette chère enfant sous sa couronne de fleurs, sa mère était bien belle aussi !

LE PRÉSIDENT.

Assez, madame, assez.

LA COMTESSE.

Pauvre Thérèse, c’est moi qui reçus son dernier soupir.

LE PRÉSIDENT.

De grâce, madame !

LA COMTESSE.

Oh ! je ne ferai qu’effleurer un sujet si pénible pour nous deux, je suis seule, sans affection. (Appuyant la main sur son cœur.) Il y a là de grandes économies, aussi veux-je les reporter sur votre Renée ; allez, n’ayez aucune défiance, traitez-moi en amie, je le mérite bien.

LE PRÉSIDENT.

Les amitiés, madame, ne naissent pas si promptement ; je vous connaissais peu, et vingt ans sans nous voir ont dû effacer quelques souvenirs fugitifs ; d’ailleurs, ma position m’oblige à une grande réserve dans mes relations, je ne pourrais pas d’un jour à l’autre mettre en relief une intimité nouvelle sans faire parler beaucoup de gens, et le premier devoir d’un magistrat est d’éviter le scandale.

LA COMTESSE.

Oh ! en cela, vous vous entendez à merveille, monsieur de Marsille, et c’est justement en traitant la question de ce côté qu’il y aura chance de nous comprendre. Il ne serait pas habile de froisser, d’humilier une femme qui a tous vos secrets.

LE PRÉSIDENT.

Enfin, voilà donc où vous vouliez en venir ? Eh bien, quelles que soient vos menaces, je les brave. D’ailleurs, on saura mettre sur le compte de la calomnie tout ce que vous pourrez dire.

LA COMTESSE.

Sans doute, mais la calomnie ne fournit pas de preuves.

LE PRÉSIDENT.

Comment !

LA COMTESSE.

Et j’en ai, moi, signées de votre nom.

LE PRÉSIDENT.

Ce n’est pas vrai !

LA COMTESSE.

Vous manquez de sang-froid, monsieur.

LE PRÉSIDENT, se levant à demi.

Madame !

LA COMTESSE.

J’ai à peu près cent lettres de vous, votre portrait et celui de Thérèse faits sur le même médaillon, des papiers relatifs à la naissance de l’enfant et l’acte mortuaire de l’infortunée ; je sais aussi, en outre, quelques circonstances particulières vous concernant, enfin j’ai tous les éléments d’un scandale complet ; quand j’aurai l’honneur de vous recevoir, monsieur le président, je vous prouverai que je n’ai point menti.

LE PRÉSIDENT.

Quel intérêt auriez-vous à me nuire ?

LA COMTESSE, souriant.

Mais, voici une heure, aveugle que vous êtes, que je vous tends la main, et vous vous obstinez à me traiter en ennemie.

LE PRÉSIDENT.

Si vous avez quelque service à me demander, quelque chose à obtenir, parlez, madame, et si c’est en mon pouvoir…

LA COMTESSE.

Ah ! monsieur, vous avez une bien mince opinion de l’humanité, si vous doutez à ce point de la puissance de l’amitié ! ma position est indépendante, mon nom est illustre, je n’ai rien à demander.

LE PRÉSIDENT.

Mais alors, pourquoi me menacer ? Quel intérêt avez-vous à garder ces lettres, ces portraits, pourquoi ne me les rendriez-vous pas ?

LA COMTESSE.

Mon Dieu ! vous allez au-devant de mes intentions ; par exemple, je pense qu’un tel service vaut bien un peu de reconnaissance en échange ?

LE PRÉSIDENT.

Je saurai me souvenir, madame, de ce que vous aurez fait.

LA COMTESSE.

Je vois avec bonheur que nous commençons à nous entendre ; prolonger ma visite serait une indiscrétion, vos instants sont comptés, je me retire. (Le président se lève.) Ah ! vous oubliez qu’il est indispensable de me donner une invitation, car je crois que nul ne sera admis ce soir sans la présenter.

LE PRÉSIDENT. Il fait un effort sur lui-même et sonne ; paraît un domestique.

Donnez-moi une carte d’invitation ? (Le domestique s’incline et sort.) Il me semble, madame, qu’il y a témérité à vous d’affronter, le lendemain d’un voyage, la fatigue d’un bal.

LA COMTESSE.

Je suis robuste, mon cher président, et pour mon amitié, c’est un faible sacrifice. (Le laquais revient, et présente la carte sur un plateau ; le président la remet à la comtesse.) Ah ! cher ami, veuillez donc dire à vos gens que vous me permettez de violer quelquefois les consignes, je ne serai pas importune, je vous prie de le croire.

LE PRÉSIDENT, au supplice.

Vous entendez, Célestin.

(Le domestique s’incline.)
LA COMTESSE.

À ce soir, excellent ami, au revoir. (Elle lui tend la main ; le président hésite à la prendre, pourtant il s’y décide ; elle sort, il l’accompagne ; elle le retient d’un geste.)

CÉLESTIN.

Monsieur fait une singulière figure quand il retrouve des amis.

(Il sort.)



Scène SCÈNE IX.


LE PRÉSIDENT, seul.

Le calme de vingt années détruit en une heure ; fou ! Quelle illusion était la mienne, je croyais cette phase de ma jeunesse ensevelie dans l’oubli, grâce à mon obscurité d’autre fois. Rassuré sur ce point, j’étais heureux autant qu’un homme peut l’être, j’avais déchiré cette page de mon passé et voici une femme qui la remet entière, intacte, sous mes yeux. Ah ! c’est une ennemie terrible, acharnée, quoi qu’elle dise ; son projet, je l’ignore ; refuser de la recevoir était une imprudence ; en prenant du temps, il me sera peut-être possible de conjurer un scandale, il faut d’abord que je m’assure si elle possède réellement cette correspondance et ces portraits. (Il sonne, un domestique paraît) Dites à monsieur le vicomte que je veux lui parler immédiatement. Laure Chartrain ! Je saurai sa vie heure par heure ; du reste, je la devine, car, malgré sa jeunesse extrême et sa conduite alors régulière, je l’avais jugée ce qu’elle est, ambitieuse, coquette, l’esprit brillant, mais porté à l’intrigue et à la ruse. J’ai la fièvre, il faut que le mariage de Renée s’accomplisse au plus tôt. Cet Annibal est d’une légèreté désespérante. Que d’inquiétudes ! Et cette femme qui s’impose ce soir ; que répondrai-je aux questions qui me seront adressées sur elle ? Voici mon neveu, reprenons notre sang-froid, en apparence du moins, car il est pour jamais troublé.



Scène X.


LE PRÉSIDENT, ANNIBAL


ANNIBAL.

Vous me faites demander, mon oncle ?

LE PRÉSIDENT.

Oui ; aujourd’hui j’ai à vous parler sérieusement.

ANNIBAL, à part.

Comme de coutume. (Haut) Mon oncle, je vous écoute.

LE PRÉSIDENT.

Mon neveu, je n’aime pas les redites, et pourtant je me vois dans la pénible nécessité de vous adresser de nouveaux reproches.

ANNIBAL.

Mais, mon oncle, en quoi puis-je les avoir mérités ?

LE PRÉSIDENT.

Vous êtes indulgent pour vous-même, mais cela ne suffit pas. Votre existence est folle, dissipée, je vous en ai fait l’observation et vous l’avez maintenue ; aucune modification ne s’est manifestée dans vos allures.

ANNIBAL.

Vraiment, mon oncle, vous êtes sévère, très-sévère même, vous n’ignorez pas que la jeunesse a ses exigences.

LE PRÉSIDENT.

Il me semble que la raison, l’esprit ont aussi les leurs ; j’ai fait la part de cette jeunesse que vous invoquez en ce moment, je vous ai créé une vie indépendante. J’ai compris qu’il existe une certaine effervescence, qui, toujours contenue, nuirait à la liberté morale d’un homme ; il faut, arrivé à un point, n’avoir plus à lutter avec d’incessants désirs ; en y satisfaisant dans une mesure raisonnable, l’homme se dégage de ses illusions, et les passions perdent de leur puissance. Alors il de vient fort, dirigeant ses idées vers un but, rien ne peut l’arrêter dans sa marche.

ANNIBAL.

Ceci s’applique parfaitement à un homme qui doit se faire une position, mais pour celui qui l’a toute faite, je ne vois pas la nécessité.

LE PRÉSIDENT.

Vous croyez qu’un grand nom dispense de toute obligation ?

ANNIBAL.

Ce n’est pas précisément ma pensée pourtant.

LE PRÉSIDENT.

C’est une grave erreur, mon neveu, car il y a là un contraste burlesque qui fait voir tout ce que l’hérédité de la noblesse et de la gloire a d’injuste et d’absurde ; un grand nom pour un sot, mais c’est un manteau de roi sur le dos d’un singe.

ANNIBAL.

Je ne crois pas être dans le cas que vous signalez, mon oncle, un homme peut être inoccupé mais intelligent.

LE PRÉSIDENT.

Mon neveu, vous vivez dans un milieu qui n’a ni sentiment ni idée, et sachez bien que lorsque l’intelligence ne tend pas à s’élever, elle s’abaisse ; votre monde des coulisses ne brille sur aucun point, il n’a même pas l’élégance du langage et de la tournure ; nos roués du dix-huitième siècle avaient encore cela de plus que vous.

ANNIBAL.

Ah ! permettez, mon oncle, vous êtres injuste pour le monde dans lequel je vis ; oui, je l’avoue, j’ai une imagination vive, exaltée, la vie positive, prosaïque, ne me convient pas, j’y étouffe ; aussi ai-je choisi pour mon entourage des organisations comme la mienne, des artistes, des littérateurs.

LE PRÉSIDENT.

Je vous arrête ici, mon neveu, vous ne leur ressemblez que dans ce qu’ils ont de blâmable et de répréhensible, le côté élevé et sublime de leur existence vous est complétement étranger ; ils partagent avec vous leurs heures d’égarement et d’ivresse, mais ils gardent pour eux seuls les heures où l’inspiration et le génie les placent, comme des dieux, au-dessus de la multitude.

ANNIBAL.

Ah ! mon Dieu ! d’art je n’en fais pas, c’est vrai, mais j’en vois faire, c’est tout comme.

LE PRÉSIDENT.

Je regrette, mon neveu, que vous vous plaisiez à débiter des choses qui n’ont pas le sens commun ; autant vaudrait dire que celui qui lit le récit d’une victoire a le même mérite que celui qui l’a gagnée. Il faut absolument, je vous le répète, rompre avec toutes vos habitudes, il en est temps encore, recueillez-vous, pesez bien vers quel point vous voulez diriger vos idées, le but de la vie n’est pas seulement le plaisir, l’homme doit avoir une ambition ; bienheureux celui qui n’a point à s’occuper du côté matériel de l’existence, tous ses désirs, tous ses efforts tendent vers la gloire ; vous connaissez mes intentions sur vous et ma fille, il est bon de vous en montrer digne.

ANNIBAL.

Mon cher oncle, je suis excusable, lorsque vous avez communiqué vos projets de mariage à ma cousine, elle ne les a pas repoussés, c’est vrai ; mais je ne sais si elle a considéré leur réalisation comme un arrêt, toujours est-il qu’elle a demandé un ajournement.

LE PRÉSIDENT.

Mais rien n’était plus naturel ; pendant son séjour au Sacré Cœur, vous étiez presque un étranger pour Renée, elle a dû avoir le désir de vous connaître, de vous juger avant de se prononcer d’une manière positive ; vous n’imaginez pas, sans doute, que je contraigne ma fille à contracter une union qui n’aurait pas ses sympathies.

ANNIBAL, à part.

Je ne redoute pas un refus. (Haut.) Moi-même, je ne serais pas flatté de traîner une victime à l’autel ; le mariage n’est pas un sacrifice, c’est une cérémonie.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, nous sommes d’accord ; mais si je désire ce mariage, je pense que vous-même.

ANNIBAL.

Comment donc, mon oncle, mais je brûle, et ce que vous appelez mes folies n’est qu’une manière de m’étourdir ; l’attente est terrible à mon âge.

LE PRÉSIDENT.

Pour en diminuer la longueur, je ne vois qu’un moyen, c’est de savoir défendre vos intérêts vous-même. Pensez-vous captiver Renée par vos désordres.

ANNIBAL.

Ah ! mon oncle, quel mot prononcez-vous ? (À part.) Grand Dieu ! est-ce que Zora aurait parlé à mon oncle ? cette folle me menace toujours d’un scandale. (Haut.) Ne donnez pas créance à tout ce qu’on peut dire.

LE PRÉSIDENT.

Je sais que vous payez les domestiques pour mentir, mais ils mentent mal, et un homme comme moi ne prend jamais le masque pour le visage.

ANNIBAL, à part.

Il est certain que mon oncle a vu Zora. (Haut) Je vous assure qu’on exagère beaucoup sur mon compte.

LE PRÉSIDENT.

Enfin, brisons là, je crois qu’il y a en vous encore de grandes ressources, et j’espère que dorénavant je n’aurai pas à regretter mon indulgence pour vous.

ANNIBAL, à part.

Dieu soit loué ! l’admonestation touche à sa fin. (Haut) Mon oncle, je serai toujours digne d’un Montbazon.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! prenez garde, ce serait là une assez triste garantie ; votre père n’a jamais su que se ruiner. Écoute, Annibal, si je désire que tu sois sérieux, c’est qu’il me faut avoir en toi une entière confiance.

ANNIBAL.

Je la mérite, n’en doutez pas.

LE PRÉSIDENT.

Tant que Renée était au couvent, je n’avais aucune surveillance à exercer sur elle ; maintenant la situation a changé ; chargé d’occupations, il me faut souvent négliger des devoirs qu’il me serait doux de remplir ; c’est donc à toi que je m’adresse pour protéger ta cousine, bientôt ta femme.

ANNIBAL.

La mission est douce, seulement elle est trop facile pour m’en faire un mérite ; en quoi ma cousine est-elle menacée ?

LE PRÉSIDENT.

Ah ! que sais-je, j’ai des ennemis, soyez-en sûr.

ANNIBAL.

Ah l mon oncle, quelle idée ! des ennemis ?

LE PRÉSIDENT.

Sans doute ; ne croyez-vous pas que ma fortune rapide n’ait pas fait naître autour de moi bien des envies ? que de gens sont prêts à saisir l’occasion de me nuire.

ANNIBAL, à part.

C’est particulier, je n’ai jamais entendu mon oncle parler ainsi. (Haut) Mais, que diantre, mon oncle, que pouvez-vous redouter d’eux, pour ma cousine surtout ?

LE PRÉSIDENT.

Quand on assiége une place forte, on l’attaque par l’endroit le plus faible ; d’ailleurs, la médisance, la calomnie peuvent tant de choses !

ANNIBAL.

Oui, d’accord, quand il y a certains côtés faibles ; mais devant une vie irréprochable, avec la meilleure volonté du monde, comment s’y prendre ?

LE PRÉSIDENT, passant les mains sur son front.

N’est-il pas possible d’inventer ?

ANNIBAL.

Oui, mais alors on demande des preuves, et…

LE PRÉSIDENT, avec impatience.

Et ne comprenez-vous pas qu’il y a parfois dans la vie d’un homme de malheureuses circonstances qu’il est facile d’interpréter défavorablement ?

ANNIBAL.

Ah ! c’est égal, je ne serais pas fâché d’entendre ce qu’on pourrait dire.

LE PRÉSIDENT, reprenant son sang-froid.

Je ne dis pas que cela soit, mais enfin la chose est possible ; c’est une hypothèse, voilà tout. Il est donc convenu, Annibal, que tu me remplaceras en tout point, et si quelque assiduité trop manifeste se produisait près de ta cousine, tu es là, tu m’en donnes ta parole ?


ANNIBAL.

Je vous la donne, mon oncle, soyez complétement tranquille.



Scène XI.

les mêmes, RENÉE.
ANNIBAL.

Déjà prête, ravissante cousine ! Votre toilette est fantastique ; parole d’honneur, ce n’est pas une robe, c’est un nuage.

RENÉE.

Moins de métaphore, Annibal, je vous en suplie. (Tendant le front à son père.) Cher père, je suis en mesure de recevoir votre premier invité.

LE PRÉSIDENT, l’embrassant.

Bien-aimée enfant, tu te soumets avec rigueur aux devoirs de maîtresse de maison.

ANNIBAL, à part.

Faites donc du style avec ces échappées de couvent !

RENÉE.

Mon père, aidez-moi à gronder mon cousin.

ANNIBAL, à part.

Bon, qu’est-ce qu’il y a encore ? (Haut.) Belle cousine, en quoi ai-je suscité votre courroux ?

RENÉE.

Mon beau cousin…

ANNIBAL, à part.

Ceci est vrai.

RENÉE.

Vous ne savez en rien faire les honneurs d’un salon.

ANNIBAL.

Je le déclare, et je ne le nie point ; absolument comme saint Jean, je déteste la contrainte, je ne veux avoir d’esprit qu’avec les gens qui me plaisent, il me faut un rien pour me mettre en humeur, et alors les bons mots tombent comme les gouttes de pluie dans un jour d’orage mais, quand j’ai en face de moi un visage marqué du sceau de l’expérience ou d’une laideur bien accusée, ma foi, ma verve s’éteint.

RENÉE.

Dans un livre, vous ne considérez donc que la reliure ?

ANNIBAL, à part.

Ah ! ma cousine qui veut faire de l’esprit. (Haut) Incomparable cousine, habitué à vous voir et à vous entendre, je ne puis supporter la médiocrité nulle part. (À part) Voilà qui n’a pas un tour ordinaire.

RENÉE.

Je ne vous demande pas de compliments.

LE PRÉSIDENT.

Allons, Renée, un peu d’indulgence, une vérité exprimée n’est pas un compliment. Je vous laisse, mes enfants. (À Annibal) C’est le moment de faire oublier tes légèretés.

ANNIBAL, bas au président.

Soyez certain qu’il va s’opérer une hausse considérable sur mes actions.

(Le président sort.)



Scène XII.


ANNIBAL, RENÉE.


ANNIBAL, à part.

Que la fuite me serait agréable ! (Haut) En quoi ai-je failli, belle cousine ?

RENÉE.

La dernière fois, vous n’avez pas fait danser les demoiselles de Villefroy.

ANNIBAL.

Ah ! Renée, c’est trop exiger, cela passe la permission ; avoir trois filles et progressivement plus laides les unes que les autres, voilà ce que je n’admets pas ; la première est laide, c’est convenu ; la deuxième est affreuse, et la troisième, c’est le superlatif, enfin la tête de Méduse.

RENÉE.

Eh bien, ne les regardez pas.

ANNIBAL.

Je ne désire regarder que vous, adorable cousine.

RENÉE.

Ah ! Annibal, épargnez-moi, je vous supplie ; j’aurai bien assez d’en entendre de semblables ce soir.

ANNIBAL.

De semblables ? Permettez, belle Renée, je ne me crois pas si banal que cela, le monde me gâte un peu, j’en conviens ; mais, en général, on m’accorde quelque originalité dans l’esprit.

RENÉE.

Je n’appelle pas original ce qui est dit par mille bouches de la même façon.

ANNIBAL, à part.

Elle veut jouter avec moi. (Haut.) Voyons, belle cousine, une transaction, car je n’ai rien à vous refuser, j’en ferai danser une de Villefroy.

RENÉE.

Ce n’est pas assez, mon père a dû vous dire…

ANNIBAL.

Ah ! non, non, nous avons parlé d’autres choses, la question de l’entrechat a été complétement négligée ; d’ailleurs, vous savez que je ne suis pas fou de cette pantinade qu’on appelle la danse. (À part.) Si, j’en suis fou, non pas sur le plancher de mon oncle, par exemple, mais sur celui de l’Opéra, quand c’est Zora surtout. Ah ! quelle jambe !

RENÉE.

Voyons, Annibal, ces demoiselles ont été mes amies de couvent, faites-les danser toutes trois ?

ANNIBAL, se grattant l’oreille.

Ah ! tenez, je ne puis m’engager, il y a des dangers devant lesquels on recule, une fois en face ; je sais bien que nous avons inventé l’art précieux de danser avec une femme sans la regarder une fois ; mais il faut encore tenir sa main à l’occasion, et c’est trop.

RENÉE.

Vous êtes insupportable !

ANNIBAL, à part.

Parlons d’autres choses. (Haut.) Cruelle cousine, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.

RENÉE.

Laquelle ?

ANNIBAL.

Nous aurons Jacques Orthez.

RENÉE.

Vraiment ! je suis curieuse de le voir.

ANNIBAL.

Il est revenu avant-hier de son voyage des Indes.

RENÉE.

Et vous êtes sûr qu’il viendra ce soir ?

ANNIBAL.

Comment donc ! mais nous sommes les quatre fils Aymon, moins deux, par exemple. (À part.) Elle est drôle, cette idée-là. (Haut.) Orthez ne peut pas se passer de moi.

RENÉE.

C’est bien extraordinaire.

ANNIBAL.

Ça vous étonne ! quand vous le verrez, vous reviendrez de votre surprise ; Orthez est tout à fait un homme dans mon genre, qui voit l’un voit l’autre.

RENÉE, vivement.

Mais, c’est un homme de génie.

ANNIBAL.

Justement. Phidias, Michel-Ange, ecce homo, voilà l’homme. Ah ! mon Dieu, il est sculpteur ; je ne le suis pas, c’est là toute la différence.

RENÉE.

Il est très-bien, dit-on ?

ANNIBAL, avec fatuité.

Dame, ça dépend des goûts, nous nous ressemblons.

RENÉE.

Ah !

ANNIBAL.

Oui, le même caractère de tête dans la ligne du profil ; oui, oui, c’est surtout de profil quelque chose de fier, de hardi, le front vaste, propre enfin aux grandes conceptions.

RENÉE, riant.

Oh ! mais alors il ne vous ressemble pas.

ANNIBAL, à part.

Cherche-t-elle assez à me lutiner. (Haut.) À propos, ravissante Renée, je suis chargé d’une mission, d’une douce mission.

RENÉE.

Quelle mission ?

ANNIBAL.

Celle de vous surveiller, de vous protéger.

RENÉE.

De me protéger contre la flamme des bougies, ou bien préserver ma robe d’accrocs inévitables.

ANNIBAL.

Non, non, contre l’envahissement des danseurs ; je serai votre ombre, permettez-moi de dire avec le poëte :

    De ta suite, ô Renée ! de ta suite, j’en suis !

RENÉE.

Mon cousin, vous ne serez jamais prêt, et les invités arrivent en foule.

ANNIBAL.

J’y vole. (À part) Quelle corvée ! et je reviens sous le frac ; que n’est-ce sous le froc, je le jetterais aux orties. Il est joli celui-là, il faudra que je le répète ; cette simplette de Renée ne comprend rien à l’esprit. (Il sort.)



Scène XIII.

RENÉE, seule.

Voici donc à quoi se réduit le monde dont on me parlait tant au couvent ! Ah ! j’en attendais toute autre chose. (Elle met ses gants et s’assied.) C’est étonnant, mais je ne puis supporter un quart d’heure seulement la conversation d’Annibal, comment donc ferai-je quand nous serons mariés ; nous ne le sommes pas encore, Dieu merci ; je me plais à éloigner cette pensée. Quelle déception pour mes rêves !



Scène XIV.


RENÉE, CÉLINE.


CÉLINE.

Mademoiselle a-t-elle son éventail et son flacon ?

RENÉE.

Oui.

CÉLINE.

Si mademoiselle savait combien elle est jolie et comme sa toilette lui va bien !

RENÉE.

Flatteuse !

CÉLINE.

Mademoiselle verra bien tout à l’heure si je suis flatteuse ; il y a déjà un grand nombre d’invités dans les salons.

RENÉE.

C’est bien, je vais les recevoir.

(Elle sort.)



Scène XV.


Plusieurs personnes entrent dans le salon de jeu et se mettent à des tables.


ANNIBAL, UN INVITÉ, VAUGUY.


VAUGUY.

Mon cher vicomte, la fête est délicieuse, les salons sont décorés avec un goût !

ANNIBAL.

Je ne trouve pas, moi, je suis plus exigeant que vous.

VAUGUY.

Dites que vous avez la modestie d’un maître de maison.

ANNIBAL.

Non certes, mais je conteste le goût et l’invention de messieurs les tapissiers.

VAUGUY.

Voyons, voyons, vous êtes trop difficile.

ANNIBAL.

Ah ! c’est vrai, moi je déteste les banalités, et quand ces bélîtres passent quelque part, ils défigurent tout.

VAUGUY.

Comment cela ?

ANNIBAL.

Pardieu ! c’est bien simple, ils ne connaissent que deux choses, les fleurs et les lumières ; par eux tous les salons se ressemblent, les mêmes arbustes, les mêmes guirlandes circulent chez tous leurs clients ; les objets d’art, les meubles de la maison, qui pourraient donner quelque idée avantageuse de celui qui l’habite, sont relégués dans des coins pour faire place aux misérables ustensiles de ces soi-disant décorateurs.

UN INVITÉ.

Que pouvez-vous trouver de mieux que les fleurs et les lumières ?

ANNIBAL.

Ah ! je ne sais pas au juste ; mais en cherchant bien, on trouverait ; ici cela singe l’Hôtel de ville, et c’est au-dessous ; il ne manque plus que la cascade.

UN INVITÉ.

Annibal, un lansquenet !

ANNIBAL.

Soit ; mais j’ai des veines, prenez garde !



Scène XVI.


les mêmes, JACQUES ORTHEZ, EUSÈBE TOURMINE.


ANNIBAL.

Messieurs, gloire au Michel-Ange moderne, son talent est aussi grand ; de plus, il a le nez intact.

ORTHEZ.

Mauvais plaisant ! (Présentant Eusèbe.) Mon cher Annibal, je vous présente Eusèbe Tourmine.

ANNIBAL.

Notre célèbre naturaliste ? De sorte que vous avez fait ensemble le voyage des Indes ?

ORTHEZ.

Ah ! mon Dieu, oui.

ANNIBAL.

Qu’est-ce qui vous a déterminé à aller si loin, mon cher Orthez ?

ORTHEZ.

Le désir d’étudier le tigre sur place.

ANNIBAL.

Ah ! diantre ! mais il est donc accommodant ce gaillard-là ? Après tout, entre artistes, on se doit des égards ; vous croquez tous deux d’une façon différente.

(Rire.)
ORTHEZ.

Annibal ! votre esprit prend des proportions qui m’effrayent.

ANNIBAL.

N’est-ce pas, il est joli celui-là ? il ferait la fortune de plus d’un chroniqueur ; mais il ne s’agit pas de bons mots ; on ne va pas si loin, messieurs, sans avoir reçu des impressions nouvelles ; avant de les publier on en fait part à ses amis ; tenez, nous sommes si bien dans ce salon un peu isolé, aux doux sons de cette musique enivrante, une narration colorée ferait merveille. Ah ! mon cher monsieur Tourmine, vous ne me connaissez pas encore ; mais je dois vous dire que j’ai horreur de l’ordinaire, je suis doué d’une imagination chaude, vive, exaltée, d’une organisation essentiellement artiste.

EUSÈBE.

Qui vous empêche de donner un libre essor à vos goûts ?

ANNIBAL.

Ah ! c’est que moi je n’envisage pas les choses comme tout le monde ; dans les arts, j’aime le sublime, et je ne doute pas que je ne l’eusse atteint ; ce que je dis paraît avoir une certaine prétention, mais, enfin, messieurs, on se sent, n’est-ce pas ? Eh bien, il n’y a qu’une chose qui m’arrête, c’est le travail.

TOUS.

Ah ! ah !

ANNIBAL.

Vous riez ! oui, c’est le travail. Pourquoi ? C’est que le travail est terre à terre, c’est le côté mesquin de la question, cela tient du métier, du savoir-faire. Je veux l’inspiration qui crée sans effort, je veux le génie sans l’étude, le maître avant l’écolier enfin, je veux la fin sans le moyen ; que voulez-vous, j’aime l’impossible, moi. Çà vous paraît étonnant ce que je vous dis là.

EUSÈBE, bas à Orthez.

Non, ça paraît bête, tout bonnement.

ORTHEZ, à Eusèbe.

Mon ami Annibal de Montbazon a un culte pour le non-sens, l’absurde est son domaine.

EUSÈBE.

Eh bien, son domaine est vaste.



Scène XVII.


Les mêmes, RENÉE.


ANNIBAL.

Ma chère Renée, je vous présente la gloire de la sculpture moderne, Jacques Orthez. (Renée salue ; Jacques la regarde ébloui.) Ma chère amie, restez un peu avec nous ; ici, au moins, on peut encore respirer ; la chaleur des autres salons est déjà étouffante. Ces messieurs qui reviennent de l’Inde vont nous raconter une chasse au tigre, vous allez frissonner d’effroi.

RENÉE, regardant Orthez.

Quoi, monsieur, vous avez chassé le tigre ?

ORTHEZ.

Mais, mademoiselle, aller dans l’Inde sans voir une chasse au tigre, c’est aller à Rome sans voir Saint-Pierre.

ANNIBAL, s’asseyant.

Ah ! oui, ah ! oui, moi je comprends ça, j’aimerais beau coup faire la chasse au tigre.

EUSÈBE.

Eh bien, moi, monsieur, qui l’ai faite, je vous affirme que je préfère autre chose.

ANNIBAL.

Ah ! pourquoi donc ?

EUSÈBE.

Pour la bonne raison que sans mon ami Orthez je n’aurais pas le plaisir de vous en faire l’aveu en ce moment.

(Pendant ce temps, Orthez s’est rapproché de Renée et cause à voix basse avec elle ; à ces mots, cette dernière relève la tête.)
ANNIBAL.

Vraiment, vous avez couru des dangers sérieux ? Mais, enfin, il y a manière de les conjurer ; certainement les périls ne m’effrayent pas, pourtant risquer sa vie inutilement est folie ; à votre place, je me serais fait entourer d’Indiens, diantre ! il n’en manque pas dans le pays ; en payant large ment, quelques-uns auraient bien consenti à se faire dévorer pour vous, c’est dans leur hygiène ; d’ailleurs, je ferais la chasse à distance.

ORTHEZ.

Vous comptez pour rien les bonds de l’animal ?

ANNIBAL.

Ah ! oui, c’est vrai, ça saute bien.

RENÉE.

Cette chasse ferait-elle toujours vos délices ?

ANNIBAL.

Il faudrait voir, il faudrait voir.

EUSÈBE.

Isolés, du reste, de la chasse, Orthez et moi…

ORTHEZ.

Oh ! grâce ! épargne-nous un récit ; renvoie-nous à Méry, nous y gagnerons.

EUSÈBE.

Je ne me pique pas d’imagination ; mais, en ce moment, je fais de l’histoire et non de la fable.



Scène XVIII.


les mêmes, DE CHARMAS.


DE CHARMAS.

De quoi est-il question ?

ORTHEZ.

Homme des temps antiques, ce qu’on dit n’aurait aucun intérêt pour vous, c’est un épisode moderne, César n’y était pas.

DE CHARMAS, retirant son pince-nez.

Le fait est que notre époque est tellement rabougrie, qu’il ne se passe pas un acte digne d’attention.

ANNIBAL.

Monsieur de Charmas, recevez nos malédictions ; votre interruption nous a refroidis ; tenez, il y a là-bas, sur cette console, un petit buste de Xénophon qui vous fera le plus grand plaisir.

DE CHARMAS, avec empressement.

Serait-ce une réduction du buste trouvé dans les fouilles de l’ancienne Sparte.

ORTHEZ.

Ce n’est pas une réduction, c’est bien l’original.

DE CHARMAS.

Pas possible, c’est on ne peut plus intéressant.

(Il s’éloigne.)
RENÉE.

Maintenant, je demande avec instance la continuation du récit.

ORTHEZ.

Oh ! mademoiselle, grâce pour cette misérable aventure !

RENÉE.

Avant de la juger ainsi, il faut que je l’entende, et j’y tiens absolument.

ANNIBAL.

Mon cher monsieur Tourmine, la beauté vous sollicite, vous ne pouvez lui refuser.

EUSÈBE.

Nous étions donc isolés, Orthez et moi, lorsque nous fûmes assaillis par le tigre, et il me choisit de préférence ; je vous jure que le chasseur avait plus peur que le chassé ; je sentis mon cheval s’affaisser sous l’étreinte du terrible animal, ses prunelles me brûlèrent les yeux par leur éclat ; enfin, je vis ma perte certaine, ah ! j’eus un instant d’angoisse horrible !

ANNIBAL.

Mais il fallait appeler au secours.

EUSÈBE.

Dans le désert ? Dieu merci, Orthez était là.

ORTHEZ.

Ce que tu racontes est ridicule.

TOURMINE.

Si ça te fâche, va-t’en.

ANNIBAL.

La fin, la fin !

TOURMINE.

Enfin, messieurs, cette alternative ne dura pas deux secondes, et pourtant il me serait impossible d’énumérer toutes les pensées qui me traversèrent le cerveau ; ce qu’il y a de certain, c’est que trois détonations successives me firent comprendre que je n’étais pas abandonné ; Orthez, qui se trouvait à quelque distance de moi, avait, avec un sang-froid admirable, tiré des deux mains pour ne pas perdre de temps. À la première blessure, l’animal, encore plein de force, allait s’élancer dans la direction des coups ; mon ami ne lui en laissa pas le temps, et voilà comme je suis au milieu de vous en ce moment.

ORTHEZ.

Tu es insupportable ; tu me fais poser comme un héros de Cooper ; ton histoire ressemble à une réclame.

RENÉE.

Quel courage ! quelle adresse ! tant de gens auraient perdu la tête !

ANNIBAL.

Ah ! le sang-froid est une belle chose ; du reste, ça ne m’étonne pas, moi, car je serais parfaitement capable d’une semblable équipée, je me reconnais là ; tenez, Orthez, nous devrions être jumeaux, parole d’honneur.

RENÉE.

Oh ! pour répondre de son courage, il faut d’abord l’avoir éprouvé.

ANNIBAL.

Tenez, pas plus tard qu’hier j’étais au bois, je vis passer comme un éclair la voiture de Raoul de Sameuil, ses chevaux s’étaient emportés, impossible à lui de les retenir ; il était accompagné de deux de mes meilleurs amis ; la panique se répandit partout, les badauds couraient dans tous les sens ; moi, pendant le brouhaha général, je ne bougeais pas de selle, j’avais une placidité antique, je criais à tous : Ils s’arrêteront, ils s’arrêteront ; il est vrai de dire que je connais le cheval à fond.

RENÉE.

Ceci n’a pas de rapport.

ANNIBAL.

Comment ceci n’a pas de rapport ! C’est du sang-froid, voilà tout.

(Il se lève et regarde les joueurs ; Orthez cause avec Renée.)



Scène XIX.


Les mêmes, LE PRÉSIDENT, VALSTEIN.


VALSTEIN.

Mon cher président, l’ouvrage que vous venez de faire paraître va produire la plus grande sensation, il y a des aperçus d’une profondeur et d’une nouveauté.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! mon cher ami, le devoir d’un magistrat ne se borne pas à remplir ses fonctions avec dévouement, il doit chercher encore par tous ses efforts à porter le progrès dans cette loi qu’il applique chaque jour, et quand la justice et l’amour de ses semblables l’éclairent de leurs flambeaux, il est presque sûr de ne pas faire fausse route. (À part) Minuit ! Les heures paraissent longues, si cette femme pouvait ne pas venir.

ANNIBAL, l’interrompant.

Mon cher oncle, permettez-moi de vous présenter Jacques Orthez ; en vérité, tout nous réussit ce soir.

LE PRÉSIDENT, à part.

Je ne trouve pas. (Haut) Je suis fier, monsieur, de vous compter au nombre de nos invités. Au plaisir que j’éprouve s’ajoute encore celui de la surprise ; j’ignorais votre retour.

ORTHEZ.

Ce n’est pas étonnant, avant-hier seulement j’ai touché le le sol parisien.

LE PRÉSIDENT.

Vous allez commencer, je crois, une œuvre importante, une nouvelle merveille ; du reste, tout ce qui sort de votre atelier suffit pour immortaliser un siècle.

ORTHEZ.

Les réputations ont cela de malheureux qu’elles exagèrent le mérite et la puissance d’un homme.

LE PRÉSIDENT.

Cette réflexion est souvent juste, mais elle ne s’applique pas à vous. Quel est le sujet de votre travail ?

ORTHEZ.

Un combat de gladiateurs.

RENÉE, à part.

Ceci explique la chasse au tigre.

UN DOMESTIQUE, bas au président.

Mme la comtesse Outrépief, qui arrive à l’instant, prie mon sieur de lui offrir son bras pour entrer au salon.

LE PRÉSIDENT, à part.

Impossible de l’éviter. (Haut ) J’y vais ; quelle rôle va-t-elle me faire jouer ? (Il s’incline devant Orthez et sort.)

ORTHEZ, qui regarde Renée s’éloigner au bras d’un danseur.

Ravissante créature !



Scène XX.


Les mêmes, VAUGUY, DE CHARMAS, causant à voix basse.
TOURMINE, à Orthez.

Fais-moi donc le plaisir de me dire quels sont ces deux personnages ? Éloigné de Paris depuis si longtemps, j’ignore tout comme un étranger.

ORTHEZ.

Oh ! mon cher, ce ne sont pas les moins curieux du salon ; ce petit homme chauve que tu vois s’appelle de Charmas, c’est une véritable hypogée où gisent embaumés tous les souvenirs et les faits de l’antiquité ; supérieur au procédé des Égyptiens, le sien excelle à faire mouvoir ses personnages, il parle des habitudes de Pythagore comme il parlerait des manies de ses parents. Absorbé dans le passé, le présent n’existe pas pour lui ; il commande une tunique à son tailleur, celui-ci heureusement s’obstine à lui apporter une redingote ; il demande chaque matin à son domestique ce que sont devenues ses sandales ; étranger enfin à tout ce qui se passe autour de lui, il est même insensible aux différences des saisons, et pourtant il sait au plus juste quel degré de chaleur il y avait au Forum en telle circonstance, cinq ou six cents ans avant notre ère.

TOURMINE.

Plaisant original ! Et l’autre ?

ORTHEZ.

Ah ! celui-ci est un savant d’un autre genre, il est même membre de l’Académie ; sa tête est un garde-meuble où il entasse les défroques de chacun, cherchant, autant que possible, à s’approprier la pensée des uns et des autres. Sa conversation est une sorte de mosaïque composée d’idées hétérogènes, qui, bien que jointes ensemble, laissent toujours voir les soudures.

TOURMINE.

Il doit redouter alors les grandes mémoires.

VAUGUY, à de Charmas.

Comment, mon cher, vous n’avez pas encore lu l’Essai sur le progrès des lois ?

DE CHARMAS.

Non, non ; mais, d’après ce que vous m’en dites, il y a du rapport avec Lycurgue.



Scène XXI.


les mêmes, VALSTEIN, entrant.


VALSTEIN.

Ah ! mon cher Vauguy, j’allais vous supplier de quitter le salon, la chaleur vous est nuisible, vous avez le col court, et en prenant même des précautions, vous éviterez avec peine l’apoplexie.

VAUGUY, alarmé.

Vraiment ! vous voyez des symptômes ?

TOURMINE, à Orthez.

Quel est ce monsieur qui veille ainsi sur la santé de ses amis ?

ORTHEZ.

C’est le docteur Valstein ; sa science et son zèle consistent à trouver des maladies chez les gens les mieux portants ; il arrive souvent à son but, en effrayant les uns et les autres.

VAUGUY, à Charmas.

Oui, mon cher, cette pensée m’est venue ce matin.

CHARMAS.

Pardon, mon ami, il ne faut pas dire qu’elle vous est venue, car elle appartient à Cicéron ; c’était par un beau jour d’été, je me souviens que Cicéron déjeunait avec quelques amis, et, ma foi, le menu, je vous assure, était appétissant.



Scène XXII.


les mêmes, ANNIBAL.


ANNIBAL.

Orthez, regardez donc la personne qui est au bras de mon oncle ; je ne sais vraiment pas où les femmes de quarante ans se procurent leurs épaules ; mais à coup sûr ça les dispense du reste.

(Passe dans la galerie la comtesse au bras du président.)
ORTHEZ.

Mais je ne me trompe pas, c’est la marquise de Palma-Rosa.

ANNIBAL.

Palma-Rosa, une Italienne, j’en étais sûr ; pardieu, je l’aurais deviné ; c’est incroyable, j’ai un coup d’œil infaillible, c’est un type qui me va beaucoup ; si j’allais faire un tour en Italie.

ORTHEZ, à part.

Comment peut-elle être ici et en de tels termes avec le président ? c’est inouï.

ANNIBAL.

J’aimerais sculpter ces épaules-là, moi ; et vous, dites donc, cher ami, n’en avez-vous pas l’envie ?

ORTHEZ, presqu’à lui-même.

Il y a longtemps que je me la suis passée.

ANNIBAL.

Hein ?

ORTHEZ.

Je disais, en effet, qu’il y avait de quoi faire envie.

(Ils sortent.)



Scène XXIII.


LE BARON ET LA BARONNE DE TAILLY.


LA BARONNE.

Eh bien, que vous disais-je ? mais vous êtes d’un entête ment ! Vraiment, vous êtes heureux d’avoir une femme qui vous donne toujours raison.

LA BARON.

Ma chère, il me semble en ce moment que.

LA BARONNE.

Taisez-vous, vous soutenez toujours des choses absurdes ; il est vrai que j’ai le tort de vous céder ; mais aujourd’hui heureusement il y a des preuves manifestes, le président reçoit cette dame avec des égards, une intimité qui ne laissent pas de doute sur ce qu’elle vaut.

LE BARON.

Je vous assure qu’en Prusse, il y a cinq ans, j’ai vu cette femme-là dans de toutes autres conditions, et si je ne craignais de blesser vos oreilles, je vous conterais…

LA BARONNE, vivement.

Sottises que tout cela ; on trouve des ressemblances partout ; d’ailleurs, cela crève les yeux ; ne voyez-vous pas que cette femme est de souche ?

LE BARON.

Ah ! ma chère, les apparences ne signifient rien dans le siècle où nous vivons.

LA BARONNE.

Oui, pour vous, dont la noblesse date d’hier ; mais pour moi qui suis d’une des plus vieilles noblesses de France, le doute ne m’est pas permis. On parle de la voix du sang, il y a aussi la voix de la race, nous nous reconnaissons partout, et personne ne s’y trompe.



Scène XXIV.


les mêmes, ORTHEZ, rentrant avec Tourmine.


TOURMINE, regardant la baronne.

Oh ! quelle tache dans ce salon ; cette grosse femme ne peut être qu’une boutiquière enrichie.

ORTHEZ.

Et non, c’est la baronne du Tailly, née marquise de Chamboran.

LA BARONNE, à Orthez.

Bonsoir, Phidias, je me retire.

ORTHEZ.

Tant pis pour ceux qui aiment les belles.

LA BARONNE, d’un œil languissant.

Artiste, va.

TOURNEMINE, à part.

Je l’appellerais menteur, moi.

(Le baron et la baronne sortent ; Eusèbe s’éloigne avec Orthez.)



Scène XXV.


LE PRÉSIDENT, LA COMTESSE OUTRÉPIEF, puis VALSTEIN.
LE PRÉSIDENT, à part.

Je suis au supplice ; voici plus de cent questions qu’on m’a dresse sur cette femme. (Haut) Asseyez-vous ici, madame, la température est au moins supportable.

LA COMTESSE.

Merci, mon cher président, retournez au salon, je vous prie, vos devoirs de maître de maison avant tout. (Le président s’incline et sort. — La comtesse prend un verre sur un plateau)

VALSTEIN, se précipitant vers elle.

Madame, madame, permettez-moi un conseil, ne buvez jamais froid.

LA COMTESSE, souriant.

J’ai une santé de fer, monsieur.


VALSTEIN.

En apparence, madame, et cela vous rassure ; mais un vieux praticien comme moi ne s’y laisse pas prendre.

(Il salue et s’éloigne.)



Scène XXVI.


LA COMTESSE, ORTHEZ.


LA COMTESSE.

Jacques Orthez.

ORTHEZ.

La marquise de Palma-Rosa.

LA COMTESSE, bas.

Outrépief.

ORTHEZ.

Comment ?

LA COMTESSE.

Outrépief.

(Les joueurs s’éloignent.)
ORTHEZ.

Enfin, nous sommes seuls !

LA COMTESSE.

Et dire que nous avons été six ans sans nous voir.

ORTHEZ.

Cela m’a procuré une surprise ; je t’avais laissée Italienne, et je te retrouve Russe, tu n’as pas à craindre l’exil, toi, tu as une nationalité partout.

LA COMTESSE.

C’est vrai.

ORTHEZ.

Mais, chère comtesse, quelle idée singulière d’avoir quitté le nom de Palma-Rosa pour prendre celui d’Outrépief ; autant le premier est euphonique, autant le second est dur et dés agréable ; est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de le changer ?

LA COMTESSE.

Allons, lui comme les autres, le seul nom qui m’ait appartenu, il me le conteste !

ORTHEZ.

Comment ! tu veux me faire croire que ce nom d’Outrépief n’est pas apocryphe ?

LA COMTESSE.

Oui, certes, il est bien à moi, et Dieu sait ce qu’il m’a fallu employer d’esprit, de ruse, de coquetterie pour arriver à ce beau résultat.

ORTHEZ.

L’Outrépief a vécu, et de plus il t’a faite comtesse, c’est superbe !

LA COMTESSE.

Non, pas tant que tu crois.

ORTHEZ.

Ô ambition insatiable ! tiens, je connais ton mal, tu regrettes le passé.

LA COMTESSE.

Oui et non. Dis donc, Orthez, as-tu pensé quelquefois à moi ?

ORTHEZ.

Moi, ma chère, mais je ne puis pas t’oublier.

LA COMTESSE.

Ah ! c’est vrai, nous avons débuté ensemble, il y a douze ans ; tu me vis, et je t’inspirai un chef-d’œuvre, nous nous rendîmes célèbres l’un par l’autre, toi par ton génie, moi par ma beauté. Cette bacchante mise au jour enthousiasma l’univers entier, on vit enfin l’art moderne égaler le degré de splendeur que l’art grec seul avait pu atteindre.

ORTHEZ, rêveur.

Oui, cette statue fit ma réputation et la tienne ; chacun voulut connaître la femme qui avait servi de modèle au chef d’œuvre ; un banquier arménien jura à tout prix de te posséder.

LA COMTESSE.

Et il tint parole ; ce n’était pas un homme, c’était le Pérou avant la conquête. Ah ! quel beau temps ! J’eusse demandé un fleuve d’or liquide, qu’il me l’eût donné.

ORTHEZ.

Comme la courtisane antique, tu étais assez riche pour re construire une ville détruite.

LA COMTESSE.

Souvenir de grandeur ! Du reste, j’ai su profiter des millions que j’avais entre les mains.

ORTHEZ.

Oui, parfois tu réalisas l’impossible ; te rappelles-tu ces soupers donnés dans cette délicieuse villa de marbre, aux en virons de Naples, sous les colonnades à feuilles d’acanthe, aux feux de mille bougies ? Couchée sur un lit, à la façon antique, et vêtue de gaze, ta beauté prenait alors des proportions sur humaines ; tu excitais le délire, la passion, non celle qui abrutit et qui absorbe, mais la passion qui transporte et qui élève. Quel peintre ne fût devenu coloriste en reproduisant la magnificence de tes chairs ; quel sculpteur n’eût atteint la perfection en modelant la richesse de tes formes ?

ORTHEZ, exaltée.

Ah ! j’ai fait et inspiré de grandes choses ! — Qu’appellera-t-on vertu si ce n’est la force et la puissance ; mérite-t-elle ce nom, cette marche régulière et stérile qui se poursuit dans l’étroite ornière du préjugé ? Par moi les palais ont été décorés, les villas construites, les jardins dessinés ; enfin tout cela est passé, maintenant il me faut autre chose.

ORTHEZ.

Mais quel désir te reste-t-il à assouvir ?

LA COMTESSE.

Ah ! tu le sauras plus tard ; quant à toi, Jacques, le bruit de ta gloire m’a assassiné les oreilles ; dans tous les pays que j’ai parcourus, j’ai vu les musées s’arracher à l’envi le moindre brimborion de pierre sur lequel ton ciseau avait daigné se poser.

ORTHEZ.

Oui, c’est vrai, j’ai maintenu et même agrandi ma réputation, et pourtant depuis dix ans je n’ai rien fait qui valût ma bacchante ; tout ce que j’ai produit a été le fruit de la science et du raisonnement ; certes, le résultat que peuvent donner la connaissance approfondie d’un art, l’observation exacte de la nature, l’habileté de la main, je l’ai obtenu, et le public a admiré ; mais rien de tout cela n’est à la hauteur de ma bacchante ; ce sont des œuvres humaines, ma bacchante est une œuvre divine. Ah ! je ne sais quel souffle créateur animait ma main ; mais tiens, en ce moment, il me semble que je sens la possibilité de faire un second chef-d’œuvre.

LA COMTESSE.

À quel foyer puises-tu le feu sacré ?

ORTHEZ.

Regarde.

(Il désigne Renée.)
LA COMTESSE, tressaillant.

Quoi, c’est Renée ! (À part) Tout va au-devant de mon désir.

ORTHEZ.

Oui, c’est elle, nature énergique et élégante, naïve et passionnée, fière et douce.

LA COMTESSE.

Eh bien, je puis te rendre un service, désires-tu faire son buste ?

ORTHEZ.

Sans doute, et il m’est impossible d’en exprimer le désir le premier ; mais comment pourras-tu… ?

LA COMTESSE.

Sois tranquille.

ORTHEZ.

En vérité, si j’étais superstitieux, je croirais à la magie ; la façon dont tu es reçue par M. de Marsille ; son rigorisme est proverbial ! Pourtant ce que tu me proposes, enfin tout cela me surpasse.



Scène SCENE XXVII.


les mêmes, ANNIBAL.


LA COMTESSE, à Annibal.

Venez, venez un peu causer avec nous, monsieur le vicomte, tous les bonheurs m’étaient réservés ce soir ; indépendamment de celui que j’éprouve à me trouver chez un ancien ami, j’ai encore le plaisir de rencontrer ici Jacques Orthez

ANNIBAL.

Ah ! vraiment, comtesse, vous vous connaissez.

ORTHEZ, vivement.

Grâce à madame, je suis sorti de l’obscurité. (Bas à la comtesse.) Je te pose bien, tu vois.

LA COMTESSE, à Orthez.

Merci. (Haut.) Monsieur Orthez a bien voulu autrefois orner de quelques bas-reliefs admirables un palais que j’avais sur les bords de la Néva.

ANNIBAL.

Voilà qui doit avoir une physionomie, un palais sur les bords de la Néva ; nous ne connaissons, nous autres, que les bords de la Seine ou les bords de l’Oise, c’est ridicule.



Scène XXVIII.


les mêmes, RENÉE.


LA COMTESSE.

Voyez donc l’adorable enfant, sur son front les fleurs per dent de leur éclat ; en vérité, vicomte, il me vient une idée.

ANNIBAL.

Laquelle ?

LA COMTESSE.

Priez donc notre Phidias de sculpter votre cousine, je suis sûre qu’il ne vous refusera pas.

ANNIBAL.

L’idée, en effet, est excellente ; mais Orthez n’aime pas à faire les portraits, il a repoussé les offres les plus brillantes.

ORTHEZ.

Ne confondons pas, vous êtes un ami ; d’ailleurs, devant un modèle si parfait, je n’hésite pas.

RENÉE, bas.

Quel bonheur !

ANNIBAL, à part.

Pauvre Orthez, il se sacrifie pour moi, c’est gentil de sa part. (Haut.) Et puis, ma chère cousine, ce sera pour vous une occasion de passer quelques heures dans le plus curieux et le plus splendide atelier de Paris.

RENÉE.

Vraiment ?

ORTHEZ.

Le plus bizarre est peut-être la serre attenante à mon atelier.

LA COMTESSE.

Vous piquez ma curiosité ; pourrais-je demander d’assister à quelques séances ?

ORTHEZ.

Pendant les heures que mademoiselle voudra bien me con sacrer, mon atelier lui appartiendra et elle choisira qui elle veut recevoir.

RENÉE.

Mais, madame, je serai trop heureuse d’avoir la société d’une personne que mon père tient en grande affection.

ORTHEZ.

Je ne doute pas que l’esprit, la grâce de madame n’abrégent un peu la longueur des séances.

ANNIBAL.

Oh ! mais il y a de quoi la distraire. (À Renée) Vous pouvez faire sur la botanique des études les plus intéressantes ; il a des plantes très-rares, une entre autres qui ne se voit nulle part, la, la, aidez-moi donc à dire son nom…

ORTHEZ.

Le datura indica et le haschisch.

LA COMTESSE.

Depuis six ans, vous avez dû enrichir votre galerie de tableaux ?

ORTHEZ.

Oui, j’ai quelques Velasquez assez remarquables.

ANNIBAL, à Renée.

Il est bon de vous dire que Velasquez…

RENÉE.

Est un peintre espagnol, né en 1599 ; Philippe le protégea et l’attacha à sa personne. Quel charme ! quel coloris ! quel sentiment de la nature !

ANNIBAL.

Ah ! vous savez ça, vous. (A part.) Ce n’est pas pourtant un personnage de l’histoire sainte.

ORTHEZ.

Vous aimez donc beaucoup les arts, mademoiselle, pour connaître ainsi la vie des artistes ?

RENÉE.

Un instinct naturel me porte à aimer les grandes et belles choses, voilà tout.



Scène XXIX.


les mêmes, LE PRÉSIDENT.


ANNIBAL.

Mon oncle, venez remercier notre grand homme, nous avons emporté la place d’assaut, le marbre va immortaliser notre chère Renée.

LE PRÉSIDENT.

Comment ?

ANNIBAL.

Orthez fait une exception en notre faveur ; c’est du reste à M"° la comtesse Outrépief qu’appartient l’initiative de ce projet.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! (À Orthez) Je suis en vérité fort heureux.

ANNIBAL.

Nous commencerons demain. (À la comtesse.) Chère comtesse, vous y viendrez, n’est-ce pas ?

LA COMTESSE.

De grand cœur.

LE PRÉSIDENT, à Annibal.

J’y consens, mais à la condition que tu assisteras à toutes les séances, et que tu ne perdras pas de vue ta cousine une seule minute.

ANNIBAL, à part.

Mon oncle baisse, ça me fait de la peine. (Haut) Soyez tranquille, mon oncle.

LE PRÉSIDENT.

Tu me le jures ?

ANNIBAL.

Son cerveau se ramollit d’heure en heure. (Haut.) Vous avez ma parole. (Annibal présente son bras à la comtesse.) Ainsi, Orthez, à demain.


FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE DEUXIÈME

La scène représente un vaste atelier de sculpteur, des bas-reliefs, des statues antiques, des armes, des vases étrusques, des lampes grecques. Au fond, des portières, de riches tapisseries relevées, laissant voir une serre immense bien garnie de plantes les plus rares.



Scène I.


LE PRÉSIDENT, puis LA COMTESSE OUTRÉPIEF.


LE PRÉSIDENT.

Quinze jours se sont écoulés, madame, depuis que vous vous êtes présentée chez moi pour la première fois ; jai con senti à vous accueillir, et il faut reconnaître que vous avez largement usé de la permission.

LA COMTESSE.

On a tant de plaisir à retrouver d’anciens amis !

LE PRÉSIDENT.

Enfin, madame, vous m’avez demandé un entretien pour aujourd’hui ; vous m’avez assigné l’atelier de Jacques Orthez comme lieu du rendez-vous ; j’ai accepté, me voici.

LA COMTESSE.

En cela, monsieur, j’ai prévenu vos scrupules, vos susceptibilités ; la séance n’aura lieu que dans une heure, Orthez est absent, nous sommes donc parfaitement libres ; vous n’avez point à redouter l’indiscrétion de vos gens.

LE PRÉSIDENT.

Je vous en remercie, madame ; maintenant entrons en matière, je vous prie ; soyons aussi concis que possible, mes instants sont précieux.

LA COMTESSE.

Vous allez être satisfait ; j’ai pensé qu’il y avait de certaines situations desquelles on était pressé de sortir, aussi irai-je droit au but. J’ai entre les mains les preuves d’un passé qui vous est odieux, vous voudriez à tout prix en être possesseur. Eh bien, je ne demande pas mieux que de vous restituer ces objets qui vous intéressent plus que moi, je propose donc un arrangement.

LE PRÉSIDENT, à part.

Je m’y attendais. (Haut.) Un marché enfin.

LA COMTESSE, dignement.

Ah ! monsieur !

LE PRÉSIDENT.

Vous avez parlé d’arrangement.

LA COMTESSE.

Je lis dans vos yeux, monsieur ; vous allez me proposer une somme.

LE PRÉSIDENT, avec impatience.

Enfin, quelles sont vos conditions ?

LA COMTESSE.

J’entends par conditions toute autre chose.

LE PRÉSIDENT.

Mais quoi ?

LA COMTESSE.

Vous ne devinez pas ?

LE PRÉSIDENT.

Vous m’avez promis la brièveté, nous perdons un temps utile.

LA COMTESSE.

Eh bien, j’ai entrevu la possibilité d’un mariage.

LE PRÉSIDENT.

Comment, un mariage ; je ne comprends pas.

LA COMTESSE.

Ce n’est pourtant pas difficile ; vous êtes seul, une maison comme la vôtre est une lourde préoccupation pour un homme aussi absorbé que vous ; je suis libre, moi, il y a conformité d’âge, épousez-moi.

LE PRÉSIDENT.

Vous épouser !

LA COMTESSE.

Eh ! mais l’affaire n’est pas mauvaise ; je suis comtesse, j’ai vingt mille francs de rentes ; de plus, j’ai un savoir peu commun, une tournure aristocratique et des vertus administratives qui relèveraient un État en faillite.

LE PRÉSIDENT.

Vous raillez en ce moment ; parlez sérieusement, je vous prie.

LA COMTESSE.

Comment, je raille ; ma proposition est-elle donc impossible ?

LE PRÉSIDENT.

Vous voulez que j’épouse une femme comme vous ? Mais vous êtes folle !

LA COMTESSE.

Vraiment, j’admire votre audace ; on croirait, à vous entendre, que vous valez mieux que moi.

LE PRÉSIDENT.

Prétendriez-vous, par hasard, me faire illusion ? Du jour où vous avez mis le pied chez moi, je me suis renseigné, et je connais votre vie heure par heure.

LA COMTESSE.

Après ?

LE PRÉSIDENT.

Il n’existe pas un coin de terre où vous n’ayez fait trafic de votre jeunesse et de votre beauté.

LA COMTESSE, railleuse.

Eh bien ?

LE PRÉSIDENT, avec dégoût.

Ah ! je sais que le cynisme ne vous manque pas.

LA COMTESSE.

Je ne suis pas comme vous, moi ; je n’ai pas à rougir de mon passé.

LE PRÉSIDENT.

Quelle comparaison osez-vous faire ? Dans votre vie on ne trouve que scandale sur scandale, chute sur chute.

LA COMTESSE.

Savoir tomber n’est pas la science de tout le monde. La vie pour plusieurs est une corde roide sur laquelle l’équilibre constant est impossible ; la chute étant imminente, il faut la prévenir et la devancer ; encore plein de force et de sang-froid, on mesure la profondeur de l’abîme, et tout en s’y précipitant, on peut avec adresse amortir le coup et se préserver du danger. Si l’on veut résister, au contraire, on épuise ses forces, et l’on tombe lourdement, presque toujours pour ne plus se relever.

LE PRÉSIDENT.

Allons, madame, trêve de paradoxes ; vous êtes assez habile ; mais ce moyen ne réussit pas auprès de moi.

LA COMTESSE.

Pensez-vous m’imposer avec cet air solennel ? En vérité, je trouve plaisant que vous me donniez des leçons, vous qui avez une tache ineffaçable dans votre passé ; moi, j’ai fait éclore des sourires, des joies ; vous avez fait couler des larmes qui ne sont taries que par la mort. Poussé par l’ambition, par l’égoïsme, vous avez oublié, méprisé ce qu’il y a de plus noble et de plus sacré.

LE PRÉSIDENT.

Madame !

LA COMTESSE.

Cette paternité, que vous étalez avec emphase, vous avez été deux ans à la repousser ; sans un hasard providentiel pour l’enfant, Renée de Marsille serait encore aujourd’hui à l’hôpital des orphelines, (Le président baisse la tête.) et parce qu’à la vue de cette frêle créature, dont la beauté flattait votre orgueil, une fibre enfin a vibré, vous vous croyez absous.

LE PRÉSIDENT.

Et depuis, madame, n’ai-je pas racheté ma faute ?

LA COMTESSE.

Rachète-t-on par le bonheur le mal qu’on a fait ? Votre existence n’a été qu’une suite de circonstances heureuses, tout vous a réussi.

LE PRÉSIDENT.

Ne jugez pas les autres sur vous-même ; vous ne comptez pas avec la conscience, il paraîtrait…

LA COMTESSE.

La conscience ! Les tourments intérieurs, quand ils se prolongent, paraissent au dehors, et votre personne sur ce point me rassure, car vos joues sont fraîches et vos cheveux sont encore noirs. Monsieur le président, votre sommeil a été calme, et le fantôme du remords ne s’est pas assis à votre chevet.

LE PRÉSIDENT.

Mais en quoi donc ai-je été si coupable ? Lorsque je quittai Thérèse, c’était pour rejoindre un oncle qui, venant de perdre ses deux fils, m’avait constitué son unique héritier ; sa fortune était immense, vous le savez.

LA COMTESSE.

Oui, je le sais ; et si l’or peut excuser l’infamie, votre conduite s’explique aisément.

LE PRÉSIDENT.

Ma position, vous le savez mieux que personne, était des plus gênées.

LA COMTESSE.

Misérable même.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, alors, je végétais sans espoir dans une ville d’Amérique. Autant pour moi que pour Thérèse, je fus heureux de ce changement de fortune, seulement mon oncle était inexorable sur un point : il ne transigeait pas avec la morale ; ses deux fils étaient morts à la suite de désordres déplorables, il voulait son neveu exempt de toute faiblesse ; une continuation de rapports avec Thérèse m’eût perdu, je les suspendis pour un temps.

LA COMTESSE.

Oh ! le joli prétexte ! Vous fûtes deux ans à lui laisser ignorer ce que vous étiez devenu ; de plus, aucun secours ne lui parvint.

LE PRÉSIDENT.

Et pour lui en envoyer, il fallait confier à un tiers ma situation ; mon oncle était à l’affût de tout ce qui se passait ; d’ailleurs, jusque-là Thérèse s’était suffi, et je ne pouvais penser…

LA COMTESSE.

Alors vous ne pensiez pas loin à cette époque. Tenez, monsieur de Marsille, vous me faites pitié ; votre plaidoirie est déplorable, elle vous accable plus qu’elle ne vous allége.

LE PRÉSIDENT.

Mais, au fait, quel compte ai-je à vous rendre, et si ma justification ne vous paraît pas suffisante, quelle sera donc la vôtre ?

LA COMTESSE.

La mienne, mais je ne veux pas, je ne dois pas me justifier ; il n’y avait qu’une route à suivre, et je l’ai prise. Pour nous autres femmes, il existe deux chances : la première est de naître dans la fortune ; la seconde est de nous approprier celle des autres, ne pouvant rien par nous-mêmes.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, ces talents, cette éducation que vous vantiez tout à l’heure, ne pouviez-vous pas en tirer parti ?

LA COMTESSE, ironique.

Ah ! sans doute, il me restait une ressource, celle de me faire institutrice chez de grands personnages, séduite par un fils débauché, méprisée de la famille, puis chassée de la maison, n’est-ce pas ? J’ai trouvé mieux.

LE PRÉSIDENT.

Dites donc que ce qu’il fallait demander au travail, vous l’avez demandé à la prostitution.

LA COMTESSE

Oh ! les grands mots ne me touchent pas. Faites-moi donc le plaisir de me dire à quoi aboutissent le travail et les efforts d’une femme ? Malheur à celle qui cherche à s’élever au-dessus d’un certain niveau, votre égoïsme la veut belle, votre orgueil la redoute intelligente, car vous ne voyez plus en elle qu’un antagoniste, un adversaire pour votre gloire. Dans votre société, il y a pour vous de quoi satisfaire à tous les degrés de l’intelligence : littérature, arts, science, industrie, votre cerveau a toutes les possibilités de s’étendre et de s’exercer ; à nous, tout est fermé, interdit ; vous nous ôtez même le droit et la facilité d’apprendre. Si nous avons une ambition, une activité qui bouillonne en nous-mêmes, il nous la faut reporter sur vous ; si nous ne savons nous assimiler votre gloire, l’obscurité est pour jamais notre partage ; mais heureusement ce que votre orgueil nous refuse, vos passions et vos faiblesses nous le donnent.

LE PRÉSIDENT.

Oh ! je connais les théories spécieuses de vous et de vos pareilles, mais je ne suis pas venu ici pour défendre les droits des uns et des autres ; d’ailleurs, n’avez-vous pas atteint votre but ? vous vous êtes fait donner un nom, un titre ; que demandez-vous de plus ?

LA COMTESSE.

Pour des femmes comme nous, un nom sans mari c’est un palais sans gardes, un royaume sans soldat ; il nous est à tout instant contesté, il faudrait toujours avoir dans chacune de nos poches et le prêtre qui nous a mariées et le notaire qui a dressé le contrat. Si ma fortune était grande, le bruit de ma voiture étoufferait le murmure de bien des voix.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, cette fortune que vous trouvez trop étroite, je l’élargirai, moi.

LA COMTESSE.

Cela ne me suffit pas ; je veux jouir de l’existence sur toutes ses faces, il me faut l’estime, la vénération publiques maintenant ; il y a temps pour tout.

LE PRÉSIDENT.

Mais voyons, s’il vous reste encore quelque jugement, ne conviendrez-vous pas que vos prétentions sont absurdes ? car, en admettant qu’une telle union fût possible, votre rêve ne pourrait se réaliser : je m’abaisserais, moi, mais je ne vous relèverais pas.

LA COMTESSE.

Ne vous inquiétez pas du résultat, moi, j’en réponds ; la société accepte tout ce qui s’impose, elle ne repousse que les trembleurs ; l’estime dont vous jouissez généralement rejaillira sur moi, et mon esprit fera le reste.

LE PRÉSIDENT.

D’ailleurs, je n’ai pas de titre à vous offrir.

LA COMTESSE.

L’expérience m’a appris que les noms illustres regardaient les devoirs comme un préjugé, tandis que vous, monsieur de Marsille, votre caractère vous oblige à respecter, extérieurement du moins, des liens et des serments. Or, ce que je veux, c’est votre bras dans le monde, la droite dans votre voiture, vous à mes côtés ; du reste, rapportez-vous-en à moi, je serai habile, je saurai bientôt me concilier les gens les plus hostiles. Il n’y a plus de salon à Paris, j’en formerai un, il me reste encore assez d’influence pour attirer à moi les célébrités.

LE PRÉSIDENT.

Votre salon serait désert, la considération n’est pas l’œuvre d’un jour.

LA COMTESSE.

C’est possible ; mais si elle ne s’obtient qu’avec le temps, vous savez aussi qu’une heure suffit pour la détruire.

LE PRÉSIDENT, se croisant les bras.

Mon Dieu, cette attitude menaçante est dérisoire, un enfant seul s’en effrayerait ; que pouvez-vous contre moi, quel est votre crédit, votre autorité, quelle foi ajoutera-t-on à vos paroles ? Quelques intrigants de bas étage chercheront à jeter leur bave sur moi, leurs efforts se briseront contre une force supérieure à la leur.

LA COMTESSE.

Oui, oui, affectez la sécurité, je vous le conseille, vous n’êtes pas assez naïf pour ignorer le danger.

LE PRÉSIDENT.

Prenez garde vous-même, car si je fouille dans votre vie, ne trouverai-je pas aussi quelques moyens de vous inquiéter ?

LA COMTESSE.

Oh ! cherchez à votre aise, j’ai tout prévu, et, Dieu merci, je n’ai rien à craindre de la loi.

LE PRÉSIDENT.

Moi non plus, et quand vous crierez à toute voix une erreur de jeunesse, qu’en résultera-t-il pour moi, je vous le de mande ? Un blâme tout au plus.

LA COMTESSE.

Votre situation est différente, vous voulez à tout prix maintenir cette belle réputation de vertu, d’accomplissement du devoir que vous vous êtes acquise, et puis enfin, il faut, pour conserver l’amour de votre fille, qu’elle ignore la fin de sa mère, ensuite c’est une enfant naturelle, et il vous serait très pénible de l’avouer, quoi que vous puissiez dire. Ah ! il m’est facile de détruire toutes vos combinaisons.

LE PRÉSIDENT.

Mais enfin, quels moyens puissants emploieriez-vous ?

LA COMTESSE.

À nous autres tout est possible, nos ressources sont vastes et variées, nous sommes entrées dans tant de vies, qu’en frappant à la porte des souvenirs nous ne sommes étrangères nulle part.

LE PRÉSIDENT, avec dégoût.

Infamie !

LA COMTESSE.

Si l’on hésite à nous recevoir au grand jour, si le salon doré nous est interdit aux heures de réception, il est donné à nous seules de pénétrer avant dans la vie intime, nous avons le secret de certains couloirs mystérieux par lesquels nous arrivons sans difficulté jusqu’à la chambre à coucher, jusqu’au cabinet de travail ; là, nous voyons l’homme dépouillé de ses oripeaux et de sa morgue, notre présence lui apporte une réminiscence de cette jeunesse toujours regrettée, et quand le souvenir du passé n’impose ni remords ni obligations, l’homme se rappelle avec délices et reconnaissance les heures de plaisir qu’on lui a données.

LE PRÉSIDENT.

Voyons, finissons, voulez-vous cent mille francs ?

LA COMTESSE, avec dédain.

Cent mille francs ! j’ai eu des millions à mes pieds, et je ne me suis pas baissée pour les prendre.

LE PRÉSIDENT.

Ce temps-là est passé. Voulez-vous deux cent mille francs ? Mais prenez-moi donc au mot, car je vais changer d’avis.

LA COMTESSE.

Soit ; résignez-vous au scandale, car je ne transigerai pas.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! vous êtes au monde ce qu’il y a de plus odieux.

LA COMTESSE.

Comment donc ? Je sers mes intérêts et je venge Thérèse ; on ne peut pas mieux tirer parti d’une situation.

LE PRÉSIDENT.

Mais, malheureuse, et ma fille ?

LA COMTESSE.

Oh ! prenez donc le langage du sentiment ; quel sort lui réservez-vous, à votre fille ? Vous allez la jeter dans la couche du débauché le plus vulgaire et le plus sot ; mais, comme il est de la famille, tout se passera sans bruit, votre orgueil est à couvert, il est vicomte de Montbazon. Oh ! vous calculez bien ; vous avez, dans un village obscur d’une province de France, un domaine assez vaste, c’est là que le mariage de Renée de Marsille doit s’accomplir au milieu de pauvres villageois qui ne savent même pas lire, un curé et un notaire discrets comme la tombe, rien ne transpirera au dehors.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, oui, vous avez raison, tels sont mes projets, mes calculs, et ils réussiront malgré vous ; vous que je défie, c’est en vain que vous vous mettrez en travers, je vous renverserai ; vous avez voulu braver le préjugé, il vous écrasera. Quoi que vous disiez, vous ne serez pas entendue, votre passé vous condamne pour jamais.

LA COMTESSE.

Nous verrons.

LE PRÉSIDENT.

Cessez donc de lutter, votre audace n’amènera rien.

LA COMTESSE.

Ainsi, vous rejetez mes propositions ?

LE PRÉSIDENT.

Je ne daigne même pas y prendre garde, et si je ne vous interdis pas à l’instant même l’entrée de ma maison, c’est que je veux bien encore condescendre à vous sauvegarder l’amour propre. Ah ! vous avez eu la sottise de trop exiger, tant pis pour vous !

LA COMTESSE.

Je vous admire, vous vous posez en maître, vous m’insultez. Avez-vous suffisamment réfléchi avant de trancher ainsi la question ?

LE PRÉSIDENT.

Oui, et de telle façon que je ne reviendrai pas sur ma résolution, vous pouvez en être certaine.

LA COMTESSE.

C’est bien, n’en parlons plus, mais je vous jure que vous vous en repentirez trop tard.

LE PRÉSIDENT.

Toujours des menaces !

LE PRÉSIDENT, à part.

Non, je ne menace plus, j’agirai. (Haut.) Voici l’heure de la séance, j’entends le bruit de pas dans l’escalier.

LE PRÉSIDENT.

Madame, que votre attitude soit telle qu’on ne puisse en rien soupçonner ce qui vient de se passer.

LA COMTESSE.

Parlez pour vous, monsieur ; je suis calme, votre figure est bouleversée.



Scène II.


ORTHEZ, ANNIBAL, RENÉE, Mlle  HERVEY.


ORTHEZ.

On ne peut pas être plus exact, nous arrivons ensemble. (Il salue le président et donne la main à la comtesse )

RENÉE.

Bonjour, cher père ; bonjour, chère madame. (Au président) Comme vous avez l’air ému !

LA COMTESSE.

Nous parlions de vous, chère enfant.

ORTHEZ, à part, en regardant Renée.

Encore plus belle aujourd’hui qu’hier !

LA COMTESSE

Ah ! mon cher Orthez, nous sommes des curieux, M. de Marsille et moi, nous espérions admirer le chef-d’œuvre avant l’arrivée du maître.

LE PRÉSIDENT.

Nous sommes punis, car notre espoir a été déçu.

ORTHEZ.

Votre impatience sera bientôt satisfaite, je réclame encore une séance, et le buste sera terminé.

RENÉE, bas à Orthez.

Une seule séance suffira ?

ORTHEZ.

Ah ! je suis moins heureux que Léonard de Vinci.

RENÉE.

Quelle ambition avez-vous encore ?

ORTHEZ.

Celle de garder un modèle deux années, comme le fit Léonard avec sa Joconde.

(Renée baisse les yeux.)
ANNIBAL.

Ça fera la quinzième pose, c’est raisonnable, il me semble.

RENÉE, à Annibal.

Ne trouvez-vous pas qu’on pense ici autrement que chez soi ?

ANNIBAL, à part.

Elle veut flatter mes goûts ; ô ruse féminine ! (Haut) Il est certain que le sanctuaire des arts développe l’imagination.

LA COMTESSE, bas, au président.

Vous persistez ?

LE PRÉSIDENT.

Oui, mille fois oui.

ANNIBAL.

Dites donc, Orthez, ce matin, comme j’essayais des chevaux au bois, je vous ai aperçu.

ORTHEZ.

C’est bien possible.

ANNIBAL.

Vous fendiez l’air, plus rapide que la flèche du Parthe ; sauf la plume noire absente, on eût dit Faust au Broken.

ORTHEZ.

Je suis resté six heures sans quitter la selle.

ANNIBAL.

Ma parole d’honneur, ce n’est plus un homme, c’est un centaure !

RENÉE.

Six heures de cheval !

ORTHEZ.

Depuis quelque temps, j’ai la fièvre et je ne connais pas de meilleur remède.

ANNIBAL.

Par exemple, ma chère Renée, défiez-vous, car vous courez grand risque d’avoir le nez camard et la bouche estropiée ; la main ne peut être ni sûre ni ferme lorsque le corps vient de subir un aussi complet ébranlement.

(Le président semble absorbé dans ses idées.)
LA COMTESSE.

Orthez est fou des chevaux.

ORTHEZ.

La vitesse n’a-t-elle pas aussi sa volupté enivrante, ne s’empare-t-elle pas de celui qui s’y livre tout entier au mouvement, l’homme n’a plus qu’un désir, celui de dévorer l’espace. La rapidité, du reste, est féconde en résultats divers. Veut-on poursuivre et atteindre une pensée rebelle, la variété des objets qui se succèdent à nos yeux, la secousse qui donne le branle au cerveau, la fait souvent surgir spontanément.

LE PRÉSIDENT.

Je conçois l’exercice du cheval comme vous le définissez ; la plupart des hommes de nos jours n’en font pas seulement un moyen, une diversion, mais le but de leur existence… À propos, Annibal, êtes-vous content des chevaux que vous avez essayés ?

ANNIBAL.

Hum ! hum ! ils sont de race anglaise. Ce diable de Moïse m’avait annoncé autre chose.

RENÉE.

Qu’est-ce que Moïse ?

ANNIBAL.

Ah ! ce n’est pas celui de la Genèse, rassurez-vous, c’est le marchand de hunters par excellence ; il m’a fait essayer un alezan sorti, disait-il, des écuries d’Anderson, auquel je n’ai pas trouvé un bon branle de galop.

ORTHEZ.

Je ne suis pas de votre avis.

ANNIBAL.

Bah ! vous l’avez donc vu ?

ORTHEZ.

Eh ! sans doute, Moïse me l’avait proposé, il sait que j’aime

les chevaux, mais à toutes les espèces, je préfère l’arabe.

ANNIBAL.

Ah ! diantre, celui que vous montiez ce matin est presque l’idéal du genre.

ORTHEZ.

Presque !Vous pourriez dire tout à fait, sans vous compromettre.

ANNIBAL.

Vous savez bien que je poursuis une chimère, la perfection dans la perfection, c’est un désir qui ronge mon existence.

LE PRÉSIDENT.

Pour vous satisfaire, mon neveu, cherchez à résoudre le problème sur votre personne, appliquez-vous à vous rendre parfait, vous aurez de la besogne, je vous en réponds.

ANNIBAL.

Il est convenu que les oncles ne flattent pas… Pour en revenir aux chevaux…

LA COMTESSE.

Les anglais ?

ANNIBAL.

Figurez-vous, comtesse, que l’alezan en question manque de puissance, d’arrière-main, pour franchir la haie.

LA COMTESSE.

C’est grave.

ANNIBAL.

Je dirai plus même, comme hack, il n’aurait pas d’élégance et manquerait de régularité dans son galop.

RENÉE.

Je ne comprends rien à ce que vous dites.

ANNIBAL.

Je suis pourtant assez clair dans mes définitions ; que diriez-vous alors si, parlant de chevaux d’attelage, je vantais leurs actions hautes ?

ORTHEZ.

Mon cher, ces détails ont peu de charmes pour ces dames.

ANNIBAL.

Comment donc ! mais ces dames sont de notre monde, elles aiment les courses, et on peut parfaitement les initier…

LA COMTESSE.

De grâce, vicomte, continuez, la question prend une tournure financière, ces actions hautes piquent au dernier point ma curiosité.

ANNIBAL.

Non, non, vous n’imaginez pas comme je suis impressionnable, voici une terre cuite en face de moi qui m’agace horriblement.

ORTHEZ.

Comment ! c’est un buste de Coustou.

ANNIBAL.

Et que m’importe Coustou, le nez est démesuré.

ORTHEZ.

Prenez-vous-en à l’original, c’est un personnage de l’époque.

ANNIBAL.

Ça ne me regarde pas, l’original. Vous croyez me faire admirer la chose parce qu’elle est de Coustou ; je ne suis pas homme à me prosterner constamment devant les réputations, moi.

LE PRÉSIDENT.

Vous dites une chose qui n’a pas le sens commun, et je plains monsieur, s’il reçoit souvent des importuns de votre espèce.

ORTHEZ.

Ah ! je les entends, monsieur, mais je ne les écoute pas.

ANNIBAL.

Oh ! mon Dieu ! mon oncle, quand la nature se trompe, il faut la rectifier, c’est une idée hardie, je le sais, mais le génie doit créer, faire la nature comme elle est, c’est de l’imitation ; je ne vois là dedans rien de malin.

ORTHEZ.

Votre prétention est grotesque, le Créateur n’a jugé rien de mieux que de faire l’homme à son image, et vous, vous voulez chercher comme type de vos infimes productions un idéal en dehors de vous-même, malheur à ceux qui veulent s’élever au-dessus de la nature ; elle seule est belle, parfaite, unique.

ANNIBAL.

Utopie, mon cher, utopie, la laideur domine le monde.

ORTHEZ.

Allons donc ! votre œil est malade, et votre raison n’est pas saine ; ce qui vous semble incorrection dans la nature, n’est qu’une manœuvre savante pour ménager l’inconstance de vos impressions ; vous n’êtes pas plus fait pour admirer toujours que votre œil n’est fait pour contempler le soleil ; la beauté, la grandeur ne vous étonnent et ne vous frappent que parce que vous n’y êtes pas accoutumé.

RENÉE.

Oh ! c’est bien vrai.

ORTHEZ.

Vous ne les appréciez que par comparaison ; c’est une sensation que l’auteur de toutes choses a voulu vous ménager, en vous la rendant plus rare.

ANNIBAL.

Vous ne plaidez pas mal, mais vous ne me convaincrez pas.

ORTHEZ.

Tenez, voici un exemple de ce que j’avance.

ANNIBAL.

Soit, j’aime assez les démonstrations.

ORTHEZ.

Regardez attentivement cet Apollon ; son auteur, voulant l’élever au-dessus de l’humanité, a cru devoir annihiler autant que possible la nature physique au profit de la nature intellectuelle, il a pensé que l’enveloppe du Dieu toute intelligence ne devait ressembler en rien à celle des faibles mortels ; pour la rendre plus élégante, pour la spiritualiser, il a substitué la rondeur aux muscles, c’est-à-dire la maladie à la force et à la virilité. Le corps a perdu la vigueur, et la tête est sans caractère, l’Apollon du Belvéder n’est qu’un lymphatique.

ANNIBAL.

Ah çà ! mais les dévots de l’art antique vous brûleront ; vous êtes hérétique, et nos coquettes du jour vous intenteront un procès, car elles ne négligent pas certains procédés qui ajoutent à leurs charmes.

ORTHEZ.

Elles veulent fixer la beauté, et elles ne font que la détruire.

ANNIBAL.

Il en est peu de votre avis.

ORTHEZ.

Je le sais, il y a plus de fous que de sages. Quand une coquette a couvert ses joues de fard, quand elle a enduit son front d’une triple couche de blanc, quand elle a tracé deux lignes symétriques, comme des avenues de parc, en guise de sourcils, elle croit avoir embelli la nature ; idiote, elle l’a défigurée ; l’immobilité a remplacé le mouvement, la vie a fait place à la mort. Adieu les pâleurs et les rougeurs subites, et tous ces inimitables accidents de la coloration humaine, effets fugitifs que l’œil suit avec éblouissement, et que le pinceau est inhabile à reproduire.

LE PRÉSIDENT.

Si j’avais embrassé la carrière des arts, j’aurais voulu penser comme vous.

RENÉE.

Comme il parle avec éloquence.

ORTHEZ.

Ah ! c’est que la nature est fertile en ressources et puissante dans ses moyens ! Là où elle paraît le plus déshéritée, elle prend tout à coup sa revanche et se métamorphose, il suffit d’un peu de passion au cœur, de quelque idée dans la cervelle, et l’œil le plus atone brille, la lèvre la plus épaisse jette un fin sourire, la tête s’illumine enfin ; souvent même un rayon de soleil, un effet d’ombre peuvent opérer le miracle, et toutes les notions de l’homme sur la beauté sont renversées en un instant.

LA COMTESSE.

Bravo, Orthez, vous êtes dans le vrai.

ANNIBAL.

Je vous répondrai une autre fois, la réplique ne vient pas toujours tout de suite, mais vous ne perdrez pas pour attendre.

ORTHEZ.

Je me suis laissé entraîner malgré moi, il est temps que nous prenions la séance.

LA COMTESSE.

Eh ! cher président, est-ce que vous nous faites le plaisir d’y assister ?

LE PRÉSIDENT, avec intention.

Malheureusement non. (Tirant sa montre.) Déjà deux heures, et je ne suis pas au palais !

ANNIBAL.

Les chevaux doubleront le pas, et vous arriverez à temps.

RENÉE, à la comtesse.

On respire bien dans ce vaste atelier.

LA COMTESSE, à part.

Ardente et exaltée comme sa mère.

LE PRÉSIDENT, à son neveu.

Je suis obligé de partir, ne quitte pas ta cousine. (Haut.) Adieu, monsieur ; au revoir, chère enfant.

(Il salue froidement la comtesse, et sort.)




Scène III.


ANNIBAL, ORTHEZ, RENÉE, LA COMTESSE, Mlle HERVEY


ANNIBAL, sur le devant de la scène.

Ne quitte pas ta cousine, ne quitte pas ta cousine, mais c’est Zora qui me quitte en attendant. C’est une complainte, parole d’honneur, dont j’attends avec impatience le dernier couplet ; est-il assez malade, ce pauvre bonhomme d’oncle !

ORTHEZ, à Renée.

Êtes-vous disposée à commencer ?

RENÉE.

Je suis prête. (À part.) La dernière séance, c’est bien court. (Elle va prendre place dans la serre de façon à être vue de dos par les spectateurs.)

ANNIBAL.

Dites donc, Orthez, nous préférons rester ici ; vous serez plus libre et nous aussi.

LA COMTESSE, bas à Annibal.

Libre ! que dites-vous là ? oubliez-vous cet argus qui nous surveille ?

ANNIBAL, riant.

Ah ! une des précautions de mon oncle ! Du reste, rassurez-vous, comtesse, nous allons nous en débarrasser ; il y a toujours chez cette sorte de gens un côté vénal par lequel on peut les attaquer.

(Il s’approche de Mlle Hervey ; celle-ci semble hésiter, puis enfin se décide à sortir.)



Scène IV.


ANNIBAL, ORTHEZ, LA COMTESSE
ANNIBAL.

Ah ! nous pouvons respirer à notre aise ; surtout, Orthez, tâchez de mener vos inspirations à toute vapeur ; n’oubliez pas que nous sommes à la quinzième séance, et les idées c’est comme les mets, qui, longtemps sur le feu, brûlent ou languissent.

ORTHEZ, riant.

Mon ami, votre esprit tourne à l’almanach.

ANNIBAL.

Envieux.

LA COMTESSE.

Savez-vous bien que je suis en droit de me fâcher. Depuis quinze jours nous passons la moitié de la journée ensemble, et vous vous en plaignez.

ANNIBAL, s’asseyant près de la comtesse.

De grâce, épargnez-moi, je prends le plus vif plaisir à votre conversation, car, ma parole ! vous avez de l’esprit comme un homme.

LA COMTESSE, souriant.

Qui en a.

ANNIBAL.

Ah ! c’est entendu. Je prends le mot dans le sens le plus élevé.

LA COMTESSE.

Oui ; mais enfin il ressort de tout cela que cet esprit vous captive à ce point, qu’il vous éloigne plus qu’il ne vous attire.

ANNIBAL.

Voici de la coquetterie.

LA COMTESSE.

La coquetterie ! allons donc, je ne connais plus cette faiblesse-là.

ANNIBAL.

C’est un tort ; vous y avez droit, et je vous jure que je me serais mille fois félicité du hasard qui nous met ainsi en rap port, si ce n’était une crainte.

LA COMTESSE.

Est-ce une indiscrétion de vous demander quelle est cette crainte ?

ANNIBAL.

Pas du tout, car quinze jours passés dans un atelier, c’est comme un séjour en diligence, l’intimité s’établit promptement ; d’ailleurs, vous m’inspirez la plus grande confiance ; vous êtes une femme charmante, auprès de vous on admire et on apprend.

LA COMTESSE.

Vous mentez d’une manière fort galante, vous me rappelez la Russie. Le prince Godounof, qui passe pour l’homme le plus spirituel de l’empire, lutterait difficilement avec vous.

ANNIBAL, avec fatuité.

Il faut bien qu’un Montbazon ne ressemble pas à tout le monde.

LA COMTESSE, à part.

On n’est pas stupide avec plus d’assurance. (Haut.) Voyons. nous nous écartons de notre sujet. Quelle est cette crainte ?

ANNIBAL.

La voici. J’ai peur que mon oncle ne prenne l’habitude de me coudre aux jupes de ma cousine ; c’est par son ordre que je suis ici.

LA COMTESSE, jouant l’étonnement.

Vraiment !

ANNIBAL.

Figurez-vous qu’il y a de quoi pouffer de rire. Je ne sais ce qu’a mon oncle depuis quelque temps, mais il prend défiance de tout.

LA COMTESSE.

À quoi attribuer ce changement ?

ANNIBAL.

Je ne saurais le dire ; les magistrats sont comme les médecins : ces derniers voient des maladies partout, et les premiers, des sujets de Cour d’assises.

LA COMTESSE.

Vous voulez rire…

ANNIBAL.

Non, certes ; mais cette manie est pour moi insupportable, je suis réduit à jouer le rôle de duègne espagnole.

LA COMTESSE.

Oui, et il n’y en a qu’un qui vous convienne, c’est celui d’Almaviva.

ANNIBAL, s’approche de la comtesse.

Il est assez dans mes goûts, reste à savoir si je suis dans les conditions du personnage.

LA COMTESSE.

Mon avis, dans cette circonstance, a peu de poids, tandis que vos succès dans le monde vous en disent assez.

ANNIBAL.

Mon Dieu, la nature envers moi n’a pas été tout à fait marâtre, mais il y a aussi le prestige du nom.

LA COMTESSE.

Votre nom est illustre, sans doute, mais votre personne, votre esprit lui ajoutent encore un nouvel éclat. Ah çà ! voyons, qu’est-ce que je vous dis là, moi ! je suis une vieille femme, heureusement, sans quoi vous pourriez croire.. mais je vous parle franchement, comme si j’étais votre mère.

ANNIBAL.

Ma mère ! prenez garde ; dans cette hypothèse, je demande à être Œdipe. (À part) C’est risqué, mais c’est joli.

LA COMTESSE.

Voyons, vous êtes trop spirituel… Nous disions donc.

ANNIBAL.

Ah ! oui. Où en étions-nous ?… Ah ! eh bien, mon oncle a sur la jeunesse des idées à l’envers.

LA COMTESSE.

Il est dans son rôle d’oncle…

ANNIBAL.

D’accord ; mais moi je tiens à être dans mon rôle de neveu ; mon oncle voudrait m’imposer une façon de vivre ridicule pour un gentilhomme.

LA COMTESSE.

Je le crois.

ANNIBAL.

Diantre ! les vertus aristocratiques ne doivent pas ressembler aux vertus plébéiennes.

LA COMTESSE.

Sans nul doute.

ANNIBAL.

À la bonne heure, vous me comprenez. Il est vrai de dire que vous êtes du seul pays où la noblesse ait encore conservé son caractère intact.

LA COMTESSE.

Mais fi d’un grand seigneur qui vit comme un bourgeois !

ANNIBAL.

Voilà qui est parler. Mon oncle désire me créer des occupations. Un homme, dit-il, doit avoir une ambition, une idée.

LA COMTESSE.

Mais c’est de la déraison !

ANNIBAL.

Quelle ambition puis-je avoir, je vous le demande ? Ai-je quelque chose à envier ? Ces petites visées sont bonnes pour le vulgaire. Il est assez triste qu’un homme en soit réduit à avoir du génie pour se distinguer des autres, tandis que celui qui est né avec un nom, un titre, fût-il un idiot, ne pourra jamais être confondu avec la masse.

LA COMTESSE.

À la bonne heure, vous êtes une protestation vivante contre l’envahissement des idées nouvelles…

ANNIBAL.

Des idées nouvelles ! cela me fait rire. On parle contre nous, parce qu’on enrage de ne pas être à notre place ; chacun cherche, dans notre siècle soi-disant démocrate, à s’approprier un semblant de noblesse ; les particules ajoutées aux noms en font foi.

LA COMTESSE.

Votre réflexion est juste. Votre oncle vous destine sa fille ?

ANNIBAL.

Oui, oui, c’est une affaire convenue, et, pour moi, j’ai été enchanté que ma cousine demandât quelque délai.

LA COMTESSE.

Ah ! c’est elle qui a demandé.

ANNIBAL.

Minauderie de jeune fille ; Renée est folle de moi.

LA COMTESSE.

Elle me l’a dit.

ANNIBAL.

J’en étais sûr ; elle affecte certaine taquinerie à mon égard par coquetterie de pensionnaire, mais je ne suis pas dupe de ce petit manége ; seulement, grâce à notre union différée, je conserve encore quelque temps une complète indépendance.

LA COMTESSE.

Vous comptez donc, après votre mariage, vous confiner entre quatre murailles ?

ANNIBAL.

Oh ! non, pas si sot !

LA COMTESSE.

Alors pourquoi différer d’allumer le flambeau de l’hymen ?

ANNIBAL.

L’hymen, l’hymen ! ce blond filasse me déplaît ; quant à son flambeau, je l’appelle un lampion, car il fume plus qu’il ne brûle.

LA COMTESSE.

Enfin, vous aimez Renée ?

ANNIBAL.

Ah ! oui ; seulement cette affection tient plus du frère que de l’amant. Renée est jolie, mais la beauté ne suffit pas à un homme comme moi ; j’ai l’imagination exigeante ; après tout, ceci m’est à peu près égal, on prend sa femme pour compagnie, quand on n’a pas les moyens de s’en procurer une autre.

LA COMTESSE.

Votre oncle tient singulièrement à ce mariage ?

ANNIBAL.

Ah ! sans doute, il a ma parole, et je n’aurais garde d’y manquer.

LA COMTESSE.

Votre oncle vous a à peu près élevé, je crois ?

ANNIBAL.

Oui, il a été très-bon pour moi, ma fortune était très-compromise ; il a tenu à honneur de la relever.

LA COMTESSE.

Il y a là dedans plus d’orgueil que de cœur.

ANNIBAL.

Que voulez-vous ! qui n’a pas ses faiblesses ! Si le mariage n’avait pas lieu, mon oncle en mourrait de chagrin. Quant à Renée, elle ne s’en relèverait pas.

LA COMTESSE.

Du reste, M. de Marsille donne à sa fille une dot considérable ?

ANNIBAL.

Ah ! sur ce point, j’ai agi avec une grandeur, une délicatesse rares, je n’ai posé aucune condition ; mon oncle m’a dit qu’il donnait deux millions à Renée. J’ai dit : Très-bien, mon oncle ! sans faire la moindre objection ; c’était noble.

LA COMTESSE.

Vraiment, voici qui est peu commun de nos jours ; accepter ainsi deux millions !

ANNIBAL.

C’est comme je vous le dis ; deux millions, c’est joli, mais enfin…

LA COMTESSE.

Vous pourriez trouver mieux encore.

ANNIBAL.

C’est curieux, la noblesse, la finance, l’industrie me jettent leurs filles et leur fortune à la face ; ma parole d’honneur ! si la polygamie était permise, j’aurais plus de femmes que le Grand-Turc.

LA COMTESSE.

Savez-vous que je connais une partie de vos secrets ?

ANNIBAL.

Comment ?

LA COMTESSE.

Mais oui, ceci vient à propos du Grand-Turc ; j’ai admiré l’autre soir une de vos sultanes favorites.

ANNIBAL.

Laquelle donc ?

LA COMTESSE.

Lovelace ! Une certaine blonde qui pirouette avec une intrépidité et une grâce faites pour exciter l’enthousiasme de l’orchestre.

ANNIBAL.

Ah ! Zora !

LA COMTESSE.

Prenez garde, elle vous est très-enviée.

ANNIBAL.

Je ne crains rien, elle m’adore ; voici trois semaines qu’elle ne m’a vu, quelques lettres par-ci par-là, voilà tout, moi qui allais chez elle tous les jours.

LA COMTESSE.

Par dépit, elle se vengera, et un homme à succès comme vous doit quitter une maîtresse, mais jamais n’en être quitté.

ANNIBAL.

C’est justement ce qui me met en fureur, mon oncle absorbe tout mon temps.

LA COMTESSE.

Vos affaires iront mal, si cela continue.

ANNIBAL.

J’espérais pouvoir y aller aujourd’hui, et c’est impossible.

LA COMTESSE.

Pourquoi ?

ANNIBAL.

Eh ! mais, vous le voyez ! C’est que vraiment Zora est charmante ; elle a un piquant, un imprévu dans l’esprit, et, de plus un cœur ; je la plains, pauvre fille, car elle me donne tout et moi rien.

LA COMTESSE.

Ah ! si, vous lui donnez bien quelque chose.

ANNIBAL.

Quoi ?

LA COMTESSE.

Votre argent.

ANNIBAL.

Ce qu’il y a de charmant en elle, c’est qu’elle ne demande jamais.

LA COMTESSE.

Bah !

ANNIBAL.

Non, elle prend. Eh bien, moi, j’aime ça, il y a de l’énergie là dedans.

LA COMTESSE, lui tendant la main.

Voyons, je suis tout à fait bonne, mon jeune Lauzun. Allez-y, je suis là.

ANNIBAL.

Mais si mon oncle savait.

LA COMTESSE.

Il n’en saura rien. J’arrangerai la chose.

ANNIBAL.

Vous croyez ?

LA COMTESSE.

J’en suis sûre.

ANNIBAL.

Mais Renée ?

LA COMTESSE.

Elle est trop occupée, en ce moment, pour s’apercevoir de votre disparition. Allez, bonne chance.

ANNIBAL.

Puis-je baiser votre belle main ?

LA COMTESSE.

Fou !

ANNIBAL.

Mais je crois que je fais bien de partir, sans quoi vous êtes faite pour m’ôter la raison.

LA COMTESSE.

Et Zora ?

ANNIBAL.

J’allais l’oublier. (À part) Richelieu est dépassé.

(Il sort.)



Scène V.

LA COMTESSE, seule.

Va, présomptueux imbécile, ne mérites-tu pas une leçon ? tu l’auras. Les deux millions passeront dans d’autres mains que les tiennes, et quant à vous, monsieur de Marsille, vous saurez ce que c’est que la vengeance d’une femme comme moi. Maintenant que j’ai éloigné ce niais d’Annibal, il faut que je me retire moi-même ; à mon retour, je prétexterai une indisposition subite ; la séance touche à sa fin, Orthez semble illuminé, et je connais son enthousiasme, Renée subit une fascination, quelques instants de tête-à-tête sont indispensables pour amener une explosion.

(Elle sort.)



Scène VI.


RENÉE, ORTHEZ.


RENÉE.

Déjà finie !

ORTHEZ.

Oui, déjà !

{personnageD|RENÉE|c|regardant autour d’elle.}} Comment ! seuls, la comtesse, Annibal, Mlle  Hervey.

ORTHEZ.

Je ne sais pourquoi ils sont ainsi disparus ; mais redoutez-vous de rester seule avec moi ?

RENÉE, embarrassée.

Non, pourquoi craindrais-je ? Je suis bien ignorante dans votre art, mais il me semble que vous venez de faire un chef-d’œuvre.

ORTHEZ.

Oui, c’est vrai, mais le chef-d’œuvre, c’est à vous que je le dois.

RENÉE.

Oh ! vous m’avez faite plus belle que je ne suis !

ORTHEZ.

Plus belle ! mais des natures aussi parfaites que la vôtre nous donnent toujours tort.

RENÉE.

Oh ! que dites-vous là !

ORTHEZ.

Oui, malgré moi, mon âme déborde. Du jour où je vous ai vue, votre beauté idéale m’a plongé dans un enthousiasme que j’ai voulu en vain maîtriser. J’ai cherché dans l’agitation du corps une diversion à l’état de mon âme, et je n’ai fait qu’exagérer mon délire ; rentré chez moi, j’aimais à me rappeler votre image, souvenir qui me charmait et la nuit et le jour ; souvent, dans une sorte d’hallucination, je croyais voir devant moi ces formes si belles, entendre l’harmonie de cette voix, toucher cette main charmante. Quelquefois, m’élevant à des sphères plus hautes, vous me sembliez l’incarnation de mon génie.

RENÉE.

Qu’entends-je, est-ce possible !

ORTHEZ.

Oui, cette beauté passagère, je l’ai rendue impérissable ; ce marbre, image bien affaiblie de toi-même, vivra quand ton beau corps ne sera plus, et les siècles pourront t’admirer encore, mais nul ne t’aura aimée comme moi.

RENÉE, rayonnante.

Vous m’aimez, vous, vous !

ORTHEZ.

Et sans doute, fille adorable, vois-tu, la science c’est l’étude, mais l’inspiration c’est l’amour ; ce que peut la tête est bien peu de chose quand le cœur ne vient pas à son aide.

RENÉE, exaltée.

Moi aussi, je ne suis plus la même ; dès que mon regard s’est croisé avec le vôtre, j’ai senti en moi comme une vie nouvelle, mon âme s’est agrandie et vous l’avez occupée tout entière ; le rayonnement de votre gloire m’a enveloppée d’une sorte de vertige. Oh ! mon Dieu ! quelle force me pousse vers vous ; quelle exaltation me fait ainsi oublier toute réserve ? Ah ! c’est qu’il me semble que je m’abaisserais en voulant mentir. Je comprends pourtant toute l’inégalité qu’il y a entre nous. Vous avez trouvé et vous trouverez encore des femmes aussi jeunes et plus belles que moi, tandis que moi je ne rencontrerai jamais deux hommes comme vous. Ces mots que vous me faites entendre, vous les avez déjà prononcés bien des fois.

ORTHEZ.

Il est vrai, la passion, l’excès même ont traversé mon existence, mais sans affaiblir en moi la vivacité des impressions et la soif du délire ; je suis semblable à ces terrains ravagés par la lave, dans son parcours capricieux quelques parties de terre végétale ont été respectées ; alors, à côté du sillon brûlé, couvert de cendre, s’épanouit une végétation verdoyante et jeune. (Il se glisse aux pieds de Renée, qui s’est assise, et l’enlace de ses bras.) Oui, je t’aime, Renée ; je t’aime sans souvenir du passé. Si ce que je ressens pour toi tu le partages, ne résiste pas à cet en traînement spontané. Elle sont rares et courtes les heures de véritable ivresse ; insensé celui qui les repousse, car, sans ces enthousiasmes sublimes, la vie n’est plus que stérilité et fadeur. Voici trois semaines que mon œil s’enivre de ta miraculeuse beauté ; il n’est pas un pli de ta lèvre, pas une ondulation de ton beau corps qui n’aient excité en moi de frénétiques transports.

RENÉE, cherchant à se dégager.

Taisez-vous, taisez-vous.

ORTHEZ, continuant.

Si tu l’ignores, cette beauté merveilleuse, regarde l’éclat de mes yeux, écoute le son de ma voix, et tu ne douteras plus de la puissance de tes charmes.

RENÉE.

Oui, je te crois et je t’aime.


FIN DU DEUXIÈME ACTE.


ACTE TROISIÈME

La scène représente un boudoir élégant.



Scène I.


RENÉE, à demi couchée sur une ottomane. — Elle paraît accablée. CÉLINE.


CÉLINE.

Il me semble que mademoiselle est encore plus faible qu’hier.

RENÉE.

Non. Mon père est absent ?

CÉLINE.

Oui, mademoiselle, monsieur le président est sorti de bonne heure. Il m’a demandé comment mademoiselle avait passé la nuit.

RENÉE.

Vous l’avez rassuré, n’est-ce pas ? je vous l’avais recommandé hier soir. Pauvre et excellent père !

CÉLINE.

Malgré ce que j’ai dû lui dire, monsieur le président paraissait inquiet.

RENÉE, s’efforçant.

Je vais mieux. (À part.) Quel supplice de mentir !

CÉLINE

Oh ! mademoiselle a quelque chose d’extraordinaire.

UN LAQUAIS.

Monsieur le docteur.

RENÉE

Un médecin ! quelle dérision ! (Haut) Qu’il entre.



Scène II.

les mêmes, LE DOCTEUR VALSTEIN, ANNIBAL, sur le seuil.
ANNIBAL.

Y a-t-il indiscrétion à entrer ?

VALSTEIN.

Non, mon jeune ami, vous pouvez assister à la visite. (À Renée) Ne vous levez pas, chère enfant, car vous êtes faible, très-faible. Voyons un peu quel progrès nous avons fait depuis hier.

RENÉE.

Je vais mieux, beaucoup mieux.

VALSTEIN.

Je ne suis pas de ceux qui s’en rapportent à un malade. Laissez-moi constater votre état.

ANNIBAL, adossé à la cheminée.

Oui, constatez. Ah ! c’est que vous avez un diagnostic qui ne se trompe guère, vous.

VALSTEIN, avec suffisance.

Vous pourriez dire : qui ne se trompe pas. (À Renée.) Je ne suis pas content de vous ; les plus grands soins vous sont indispensables. Il y a de la chlorose dans votre fait ; il est nécessaire de reprendre des forces. Je ne veux pas vous gronder, chère petite ; mais depuis votre sortie du couvent, votre hygiène n’a été qu’une suite d’imprudences. Je conçois très-bien que votre excellent père ne puisse vous refuser les plaisirs ; pourtant il devrait en réduire le nombre. N’imitez pas ce grand écervelé, qui, malgré sa mauvaise constitution…

ANNIBAL.

Comment, mauvaise constitution !

VALSTEIN.

Très-mauvaise. (À Renée.) Chère enfant, la médecine c’est de la logique simplement. Les transitions brusques ne valent rien pour la santé. On pourrait appliquer à tous ce que Montesquieu dit spécialement des soldats. Au couvent, vous vous couchiez à neuf heures ; vous vous leviez matin ; la régularité, enfin, était la base de votre existence ; maintenant, vous allez au théâtre deux fois par semaine ; vous passez vos nuits au bal ; là vous respirez un air dense et chargé d’azote : voilà toute la cause de votre mal. Quant à votre mélancolie, c’est la conséquence de l’affaissement et de la faiblesse.

ANNIBAL.

Docteur, vous êtes un homme profond. (Le docteur fait un mouvement) Laissez-moi vous dire que vous êtes profond.

VALSTEIN, solennel.

J’ai étudié, j’ai observé, j’ai profité.

ANNIBAL.

Ceci vaut le mot de César. Vous êtes profond, vous dis-je, et philosophe ; vous ne guérissez pas, par exemple ; oh ! non, pour ça, non ; mais vous constatez la maladie, et vous faites des sentences.

VALSTEIN.

Comment, comment !

ANNIBAL.

Les monuments de vos succès sont impérissables ; au Père-Lachaise, vous les voyez gravés sur le marbre, sur la pierre.

RENÉE.

Annibal, vous êtes fou. Docteur, il veut plaisanter.

VALSTEIN.

Il y a, certes, une cure que j’aurais dû faire depuis long-temps, et vous seriez guéri de la manie de trop parler.

ANNIBAL.

Docteur, recevez mes excuses. Tout à l’heure j’ai dit que vous étiez profond, philosophe ; j’aurais dû ajouter : spirituel. (À part.) Ça t’apprendra, vieux sot, à dire que j’ai une mauvaise constitution.

VALSTEIN, à Renée.

Au revoir, chère petite, car j’ai plus de cinquante malades à voir et qui m’attendent ce matin impatiemment ; continuez mes prescriptions d’hier, et j’espère que votre état s’améliorera. (Se levant.) Adieu, chère petite ; adieu, grand fou.

ANNIBAL, à part.

Il faut avouer qu’il existe des gens bien pressés de mourir. (Haut.) Au revoir, homme célèbre, et sans rancune.

(Valstein sort.)



Scène III.


RENÉE, ANNIBAL.


ANNIBAL.

Je me retire, chère, ma présence vous gênerait peut-être.

RENÉE.

Mais pas du tout. (À part) En le faisant parler, il me dira peut-être ce que je veux savoir.

ANNIBAL, à part.

Elle me retient !

RENÉE.

Mon cousin, ce buste si impatiemment attendu, quand l’aurai-je ?

ANNIBAL.

Ah ! oui, c’est vrai, au fait. Voici au moins cinq ou six jours que je ne puis mettre la main sur ce brigand d’Orthez.

RENÉE.

Il est absent ?

ANNIBAL.

Pas du tout. Absent de chez lui. — Oui, je crois que pour le moment votre buste n’a qu’une place très-secondaire dans son esprit.

RENÉE.

C’est flatteur. (À part.) Dieu, que je souffre ! (Haut.) Il a commencé d’autres travaux ?

ANNIBAL.

Dame ! Oui, comme vous voudrez.

RENÉE, inquiète.

Comment ! comme je voudrai ? (Pendant ce temps, Annibal a tiré son porte-cigare machinalement, il s’en aperçoit et le remet précipitamment dans sa poche.)

ANNIBAL, bas.

Je me croyais chez Zora. (Haut.) Du reste, tranquillisez-vous, il le terminera, ce buste ; il n’y a plus que des détails accessoires à retoucher, je vois que vous êtes tout à fait dans l’ignorance des artistes : c’est une race à part ; ils puisent les idées dans les impressions, et comme ils veulent beaucoup d’idées, il leur faut beaucoup d’impressions. (À part) C’est gazé et c’est clair.

RENÉE.

Je ne vous comprends pas.

ANNIBAL.

Alors je serai plus explicite ; vous pensez bien, chère Renée, que les choses ne se passent pas dans notre monde comme elles se passent au Sacré-Cœur.

RENÉE.

Et…

ANNIBAL.

Eh bien, ce n’est pas toujours au ciel que l’artiste demande ses inspirations : un sourire, une flexion du corps, une attache de pied excite son admiration et son enthousiasme ; il se monte la tête partout où il rencontre la beauté.

RENÉE, à part.

Partout. (Haut.) Et vous supposez que… ?

ANNIBAL.

Tenez, je vais vous faire rire, d’ailleurs, pourquoi ?

(Entre Céline.)



Scène IV.


les mêmes, CÉLINE, puis LA COMTESSE.


CÉLINE.

Mademoiselle veut-elle recevoir madame la comtesse Outrépief ?

ANNIBAL.

Oui, faites-la donc entrer, elle amusera Renée, Je raffole de cette femme-là.

RENÉE, à part.

La beauté partout où il la rencontre.

LA COMTESSE.

Bonjour, chère enfant, bonjour vicomte. (A Renée.) J’étais inquiète, car je vous avais quittée souffrante hier. Ah ! mon Dieu, comme vous êtes pâle ; vous n’avez donc pas dormi ?

RENÉE.

Peu.

ANNIBAL.

Ah ! ce ne sera rien, heureusement ; figurez-vous, chère comtesse, que j’étais en train de distraire ma cousine.

LA COMTESSE.

Ceci est bien.

ANNIBAL.

Je lui contais.

LA COMTESSE.

Une histoire merveilleuse, une légende, un conte de fées ?

ANNIBAL.

Non, non, une historiette moderne.

LA COMTESSE.

Qui est arrivée ?

ANNIBAL.

Qui arrive, c’est-à-dire.

LA COMTESSE.

Peut-on connaître les personnages ?

ANNIBAL.

Sans inconvénient ; mon héros est Jacques Orthez.

LA COMTESSE.

Oh ! oh ! nous sommes dans les hautes régions, et l’héroïne ? (Elle observe Renée.)

RENÉE, à part.

Je me meurs.

ANNIBAL.

Oh ! l’héroïne s’élève aussi à une certaine hauteur, les jours où elle est en jarret.

LA COMTESSE.

Comment ! vous parlez danseuses devant votre cousine !

ANNIBAL.

Mon Dieu, chère comtesse, ma cousine a vingt ans, et il est bien temps, ce me semble, de modifier un peu la réserve du couvent.

RENÉE, avec effort.

Continuez, continuez, ce que vous dites m’amuse beaucoup.

ANNIBAL, à part.

Il est une certaine science qui plaît toujours aux jeunes filles. (Haut.) Or, je soupçonne le cher Orthez d’avoir de vives préoccupations vers la rue Lepelletier. Du reste, depuis que je le connais, cela lui arrive au moins deux fois par mois.

LA COMTESSE, regardant Renée qui s’est retournée.

Ah ! ah !

ANNIBAL.

Oui, il y a là une grande machine, car on ne peut pas appeler cela un monument, une grande machine, dis-je, où l’élite de la jeunesse parisienne va perdre sa cervelle et son or.

LA COMTESSE.

Son or, j’accepte ; sa cervelle, il faudrait qu’elle en eût.

ANNIBAL.

Pour la finance, je vous la livre complétement, mais il y a encore dans l’aristocratie quelques natures privilégiées.

RENÉE, se renversant sur son siége.

Ah ! j’étouffe !

LA COMTESSE, à part.

J’en étais sûre. (Haut.) Grand Dieu ! elle se trouve mal. (Elle sonne.) Céline ! Céline !



Scène V.


les mêmes, CÉLINE, accourant


CÉLINE.

Ah ! mon Dieu ! mademoiselle évanouie !

ANNIBAL.

Ah ! je l’ai fatiguée en parlant ; je suis désolé. {{di|(La comtesse et Céline donnent des soins à Renée.) Ah ! elle rouvre les yeux ; ce n’était qu’un spasme : je suis rassuré ; je me retire, car vous serez plus libre de lui donner des soins. (À part, en sortant) Comme elle est faible ! le docteur a raison, il y a de la chlorose là dedans.

(Il sort.)



Scène VI.


LA COMTESSE, RENÉE, CÉLINE.


CÉLINE.

L’état de mademoiselle est alarmant ; tous les jours ses forces diminuent.

LA COMTESSE.

Non, Dieu merci, il n’offre aucune gravité. (Renée, qui était couchée, se lève sur son séant et regarde autour d’elle.) Chère enfant, ne vous effrayez pas : cela ne sera rien.

RENÉE.

Je suis brisée.

LA COMTESSE.

Tenez, Céline, sa faiblesse est extrême ; le moindre bruit peut l’agiter, et deux personnes autour d’elles ne sont pas nécessaires ; je m’entends à soigner les malades. Allez-vous en ; si j’ai besoin de vous, je vous appellerai.

CÉLINE.

Oui, madame.

LA COMTESSE.

Monsieur de Marsille est-il chez lui ?

CÉLINE.

Oh ! non, madame, il est sorti ce matin de bonne heure.

LA COMTESSE.

Eh bien, ma petite, s’il rentre, ne lui dites pas ce qui vient de se passer. Sa sensibilité est excessive ; il est sage de lui épargner une émotion trop vive.

CÉLINE.

Pourtant, madame, si l’on m’interroge ?

LA COMTESSE.

Vous direz que mademoiselle repose, qu’elle se sent mieux. Vous êtes une fille de tact, et vous me comprenez ; tenez, petite, voilà pour vous.

(Elle lui donne une pièce d’or.)
CÉLINE, avec empressement.

Oh ! je comprends, madame, qu’il est inutile que M. le président se fasse du mal.

LA COMTESSE.

Prévenez aussi le vicomte, afin qu’il sache à quoi s’en tenir. Ne dites pas que je suis là ; je prends tout sur moi.

CÉLINE.

Madame la comtesse peut être tranquille ; M. le vicomte vient de sortir. (À part) En voilà une vraie grande dame ! (Elle sort.)



Scène VII.


RENÉE, LA COMTESSE.
LA COMTESSE.

Comme vous souffrez, chère enfant ! Qu’éprouvez-vous ainsi ?

RENÉE, sanglotant dans son mouchoir.

De la fièvre, je ne sais enfin, mais je me sens bien mal.

LA COMTESSE.

Oh ! chère enfant, votre âme est trop héroïque pour qu’un peu de fièvre vous fasse pleurer. Vous avez une inquiétude, un chagrin peut-être ? quelle que soit sa nature, confiez-le moi ; j’ai ressenti la douleur et je sais y compatir.

RENÉE.

Oh ! non, non, c’est impossible !

(Elle cache sa figure dans ses mains.)
LA COMTESSE.

Si j’étais vêtue d’une robe de bure, si j’étais coiffée d’une cornette de religieuse, vous auriez confiance, Renée, et vous vous livreriez avec abandon ; et pourtant le dévouement n’a pas besoin de livrée ; c’est un sacerdoce que chacun peut exercer librement. On le reconnaît à un regard, à une pression de la main, à une inflexion de la voix. Dites, lorsque vous m’avez vue la première fois, n’avez-vous pas deviné une amie ?

(Elle prend Renée par les deux mains et l’attire à elle.)
RENÉE.

Oh ! si, madame, il y a tant de bienveillance dans vos yeux, tant de sympathie dans votre voix, qu’il est impossible de ne pas être attirée vers vous.

LA COMTESSE, digne.

Écoutez, mon enfant, je n’ai point d’intérêt à vous arracher vos secrets, mais il me semble que, si je les connaissais, je pourrais peut-être adoucir vos peines.

RENÉE, se jetant dans les bras de la comtesse.

Oh ! madame, si vous saviez… non, je n’oserai jamais…

LA COMTESSE.

Je vous aiderai, moi. Il y a trois semaines, au bal que donna votre père, vous étiez sinon heureuse, du moins calme, tranquille ?

RENÉE.

Oui, c’est vrai.

LA COMTESSE.

Votre agitation date de cette soirée ?

RENÉE.

Oh ! oui, c’est encore vrai.

LA COMTESSE.

Voyons, Renée, du courage ! votre confidence est à moitié faite. Vous aimez Jacques Orthez ?… Oh ! relevez la tête, il n’y a pas de quoi rougir.

RENÉE.

Grand Dieu ! vous avez deviné.

LA COMTESSE.

Était-ce donc si difficile !

RENÉE.

Oh ! oui, je l’aime. Sortie du couvent, à peine entrée dans le monde, j’avais autant de vide dans l’esprit que dans le cœur ; tout ce qui se disait autour de moi me semblait banal et insuffisant. Ces mêmes phrases, constamment répétées, fatiguaient mes oreilles sans flatter mon orgueil ; la présence de Jacques Orthez fit naître en moi des idées nouvelles ; son génie développa dans mon âme les notions du beau, du sublime ; à côté de lui, tout me sembla petit, étroit ; c’est que sa personne même ajoute encore de l’éclat à sa réputation. Quel homme peut donc se mesurer à lui ? Aussi, comme je fus heureuse, quand il consentit à faire mon buste !

LA COMTESSE.

Ah ! il y a eu de la fatalité là dedans ; si j’avais pu prévoir.

RENÉE.

Ces quinze jours passèrent comme un instant. Je ne vivais plus que dans son atelier, entourée de chefs-d’œuvre, au milieu de plantes rares, sous son regard inspiré. Je voyais le marbre palpiter sous ses mains ! qui aurait pu résister ? Tenez, j’ai été folle !

LA COMTESSE, comme frappée d’une idée subite.

Ah ! malheureuse ! je l’ai laissée seule avec lui ! (Elle la prend dans ses bras.) Va, ne m’en dis pas davantage ; j’ai tout compris, mais je te sauverai.

RENÉE.

Vous ne le pouvez pas.

LA COMTESSE.

Si, tu épouseras Orthez.

RENÉE, levant vivement la tête.

Que dites-vous là ? n’avez-vous pas entendu Annibal tout à l’heure ? Ce n’est que trop vrai, voici huit jours que je ne l’ai vu, il ne m’a même pas écrit. Oh ! non, il ne m’aime pas, j’en suis sûre. Hier, à l’Opéra, il était à l’orchestre. Grand Dieu ! j’ai cru qu’on me broyait le cœur au moment du ballet, car il sortit aussitôt après. Une danseuse parut plus que les autres concentrer son attention. J’étais au supplice. Sa tête, par des oscillations suivait tous les mouvements de cette femme. Quand elle eut terminé son pas, il quitta la salle sans même se retourner.

LA COMTESSE.

Rassure-toi, je connais Jacques, c’est vraiment un artiste. Quelquefois les impressions se succèdent rapides dans son âme, mais il n’a pu t’oublier.

RENÉE.

D’ailleurs, madame, je ne puis avoir aucun espoir, mon père ne consentirait jamais à un tel mariage.

LA COMTESSE.

Comment ! qui ne s’enorgueillirait pas d’avoir pour gendre un homme dont la gloire est universelle ?

RENÉE.

Je suis promise à mon cousin, et puis, dans l’existence de Jacques Orthez, il y a certaines extravagances que mon père ne pardonne pas.

LA COMTESSE.

Nous lui ferons entendre raison.

RENÉE.

Oh ! madame, il sera inexorable, vous ne connaissez pas mon père.

LA COMTESSE.

Si, je le connais, je suis sûre qu’il consentira.

RENÉE.

Jamais, ou alors il faudrait lui avouer ma faute, et je le tuerais.

LA COMTESSE.

Et pourquoi donc ?

RENÉE.

Pourquoi ? mais il préférerait la mort à une souillure faite à son nom. Sa vie a été intacte, et moi, moi son enfant, je lui dirais que je l’ai déshonoré ! Jamais, jamais !

LA COMTESSE.

Oh ! mon enfant, vous êtes jeune, l’illusion vous est permise ; mais sachez que, dans la vie d’un homme, les heures de défaillance prennent toujours leur place.

RENÉE.

Oh ! mon père en a été exempt, et c’est bien cela qui le rend si sévère.

LA COMTESSE.

Mais enfin, mon enfant, en admettant qu’un mariage avec Jacques Orthez contrariât ses vues, comment expliquer la préférence qu’il accorde à son neveu ?

RENÉE.

C’est le fils d’une sœur qu’il a beaucoup aimée.

LA COMTESSE.

Soit, mon enfant ; mais il vous aime encore plus qu’il n’a aimé sa sœur. Il ne peut pas vouloir vous sacrifier à un sot, comme Annibal ; d’ailleurs, vous ne l’avez jamais aimé, n’est il pas vrai ?

RENÉE.

Oh ! certes.

LA COMTESSE.

Comment ne vous êtes-vous pas demandé quelle raison déterminait votre père à le choisir pour gendre ?

RENÉE.

Cette réflexion ne s’est pas présentée à mon esprit.

LA COMTESSE.

Votre père renoncera à ce projet, car il ne voudrait pas vous contraindre;

RENÉE.

Mon père m’a positivement affirmé que mon refus lui causerait un grand désespoir ; alors j’ai consenti ; je n’aimais personne.

LA COMTESSE.

Est-ce donc à cause de son titre ? La tendresse passe avant l’orgueil.

RENÉE.

Ah ! je le vois bien, je suis perdue !

LA COMTESSE, avec élan.

Est-ce que je ne suis pas là, moi ? Sèche tes larmes ; je saurai bien forcer ton père à changer d’avis.

RENÉE.

Votre pitié pour moi vous égare. Vos tentatives seront vaines ; mais j’en mourrai.

LA COMTESSE, avec exaltation.

Mourir ! mourir comme ta mère ! je ne le veux pas. N’ai-je pas reçu d’elle une mission ?

RENÉE, reculant étonnée.

Ma mère… ma mère… Vous avez connu ma mère ?

LA COMTESSE.

Oui, je l’ai connue, et je l’ai retrouvée en toi, malheureuse enfant. Ah ! je ne le vois que trop, ton père immolera ton bonheur à sa vanité et à sa réputation ; mais je ferai échouer ses calculs.

RENÉE.

Mais, madame, comment ne m’avez-vous pas dit plus tôt que vous aviez connu ma mère ? j’aurais eu tant de bonheur à en entendre parler. Mon père a toujours éloigné ce sujet ; j’ai pensé que ce souvenir ravivait encore des regrets, et je me suis tue.

LA COMTESSE.

Votre père a de bonnes raisons pour garder le silence.

RENÉE.

Que voulez-vous dire ?

LA COMTESSE.

Non, je ne veux rien. Va, garde ton illusion ; mais non, pourtant, je ne puis t’abandonner ainsi.

RENÉE.

Oh ! je vous en supplie, expliquez-vous ; le doute est trop horrible.

LA COMTESSE.

Oui, je le dois. Thérèse n’est-elle pas là ; ne m’ordonne-t-elle pas de protéger sa fille ; mourante, n’était-ce pas sa dernière volonté ?

RENÉE.

Quoi ! vous avez vu mourir ma mère ?

LA COMTESSE.

Non ; oublie mes paroles, c’est trop affreux.

RENÉE.

Il n’est plus temps ; parlez, parlez, je le veux.

LA COMTESSE.

Ah ! c’est une lamentable histoire que celle-là.

RENÉE, surexcitée.

J’aurai le courage de tout entendre.

LA COMTESSE.

Oh ! mon Dieu, donnez-moi la force nécessaire pour faire un semblable récit.

RENÉE.

Que vais-je apprendre !

LA COMTESSE.

Mon enfant, ta mère était fille d’un soldat du premier Empire. Élevée à Saint-Denis, elle en sortit après la mort de son père, ayant comme unique ressource une pension insuffisante pour ses besoins. Elle était belle et son éducation était complète. On lui offrit une place d’institutrice dans une famille américaine ; elle l’accepta et partit pour Boston. Ce fut là qu’elle connut ton père, sans fortune lui-même ; on lui avait donné l’espérance d’une position avantageuse dans cette ville. À peine arrivé, rien de ce qu’on lui avait promis ne se réalisa. N’ayant pas l’argent nécessaire pour retourner en France, ton père songea à pourvoir à ses moyens d’existence. Ayant fait son droit et parlant parfaitement l’anglais, il trouva çà et là quelques misérables causes à plaider, qui l’aidèrent à vivre sans le faire connaître. Il rencontra alors ta mère, l’aima, s’en fit aimer, et la pauvre orpheline, exilée sur une terre étrangère, sans aucune affection, ne résista pas au seul être qui semblait s’attacher à elle. Cette liaison fut bientôt découverte par la famille dans laquelle elle était ; renvoyée, de nouveau sans ressource, son amour raviva son courage ; elle trouva des leçons particulières, et à force d’économie, de privations et de travail, elle parvint souvent elle seule à suffire aux besoins du ménage.

RENÉE.

Mais mon père ?

LA COMTESSE.

Hélas ! ton père, malgré ses efforts, n’obtenait guère de résultat ; enfin, cette situation dura deux ans, au bout desquels tu vins au monde.

RENÉE.

Grand Dieu !

LA COMTESSE.

J’étais pauvre aussi, mon enfant. Je demeurais dans la même maison que ta mère, et sa douceur, sa distinction, sa beauté firent naître en moi une sympathie et une amitié qui ne se sont jamais effacées. J’avais remarqué bien des fois sur le front soucieux de ton père qu’il souffrait encore plus que Thérèse de sa situation ; son humeur était plus difficile, ses manières plus froides ; Thérèse s’en aperçut aussi, et ce fut pour elle une amère déception. Un jour enfin, il reçut une nouvelle dont il ne fit part à ta mère que d’une façon évasive. Il déclara qu’un départ immédiat était urgent ; leur position, disait-il, allait changer, seulement leur liaison devait rester inconnue à sa famille, pour un temps du moins. Ta mère versa bien des larmes ; il partit et on ne le revit jamais.

RENÉE.

Ce n’est pas possible, madame, vous vous trompez.

LA COMTESSE.

Je comprends ton généreux élan, pauvre Renée, il en coûte d’accuser son père.

RENÉE.

Mon père n’a pu agir ainsi, madame ; sur d’injustes soupçons, peut-être a-t-il cru ma mère coupable, et d’ailleurs de quelles preuves pourriez-vous appuyer une semblable révélation ?

LA COMTESSE.

Des preuves, tu en veux ? tiens !

(Elle tire de sa poche un paquet de lettres et des portraits.)
RENÉE.

L’écriture de mon père, sa signature, son portrait, Ah ! celui de ma mère. (Plaçant le médaillon sur son cœur.) Comme je lui ressemble !

LA COMTESSE.

Et tu peux en être fière, c’était un ange, et ton père ne put jamais, même pour se justifier, lui reprocher une faute ; vois plutôt. (Elle prend une lettre.) « Chère Thérèse, si je ne t’aimais pour la beauté de ton visage, je t’aimerais pour la beauté de ton âme. »

RENÉE.

Oh ! c’est horrible !

LA COMTESSE.

À peine ton père était-il parti, qu’une crise commerciale sur vint, elle amena des restrictions forcées dans la vie de chacun ; nous perdîmes les quelques leçons que nous avions l’une et l’autre ; nous réunîmes alors nos deux ménages pour diminuer un peu la dépense ; tu étais là, il fallait bien te faire vivre.

RENÉE.

Mon Dieu !

LA COMTESSE.

Pauvre Thérèse ! le désespoir, la misère, tout l’envahit à la fois. Tu ne sais pas ce que c’est que la misère, mon enfant, toi ! quoi qu’il arrive, tu resteras toujours avec le prestige de ton nom et de ta fortune, mais une malheureuse fille séduite, abandonnée, est accablée par la société entière. La vertu n’est pas toujours le bonheur, mais c’est au moins la tranquillité. La vie de ta mère ne fut plus qu’une suite d’angoisses.

RENÉE.

Mais mon père, que devenait-il ?

LA COMTESSE.

Oh ! mon enfant ! il faut de l’indulgence : l’ambition étouffe les meilleurs sentiments ; il était près d’un oncle immensément riche, qui l’avait reconnu pour son unique héritier. Alors ses idées avaient pris une direction nouvelle ; il vous avait oubliées toutes deux ; d’ailleurs, la crainte d’indisposer son oncle, en lui faisant connaître sa conduite passée, est la seule raison qui puisse expliquer son abandon.


RENÉE.

Expliquer son abandon ! mais c’est infâme ! (Elle continue de parcourir la correspondance.) Et dire que tout cela est vrai.

LA COMTESSE.

Ta mère, ignorant où il était, écrivit néanmoins des lettres qu’elle envoya au hasard, quelques-unes lui revinrent. Regarde. (Lisant) « Mon Dieu ! qu’êtes-vous devenu ? Si vous tardez à revenir, nous serons mortes toutes deux. » Il y a encore la trace de ses larmes.

RENÉE.

Oh ! ma mère ! ma mère !

LA COMTESSE.

Si ton intérêt personnel ne me l’ordonnait, je m’arrêterais ici, mais il faut que tu saches toute la vérité. Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis la disparition de ton père, par un hiver rigoureux, notre dénûment était à son comble. La nudité des murailles, des clous plantés çà et là, auxquels rien n’était suspendu, attestaient naguère la présence d’objets qui avaient successivement disparu pour faire face aux exigences de la vie. Loin de donner la chaleur, la cheminée vide nous renvoyait le froid du dehors ; mais, je puis le dire, le chagrin plus que la misère détruisait la santé de ta malheureuse mère.

RENÉE.

Horreur !

LA COMTESSE.

Un jour, c’était la veille de Noël, j’avais passé de longues heures en courses inutiles, espérant obtenir quelque argent qui nous était dû. Je rentrai tard, le froid était âpre. Oh ! mon Dieu ! notre triste demeure ne me parut jamais si glaciale ! je trouvai Thérèse agenouillée sur le carreau, la tête appuyée sur son lit. Elle ne pouvait plus se soutenir, ses yeux étaient entr’ouverts, injectés, remplis de larmes, ses paupières bordées d’un rouge vif, sa voix était presque étouffée, sa respiration saccadée : elle était effrayante ; j’eus peur. « Tu souffres, lui dis-je ; mais qu’as-tu donc ? » Elle ne me répondit pas ; je me précipitai sur un verre où il y avait quelques gouttes d’un liquide blanchâtre.

RENÉE, suivant la comtesse avec des gestes d’horreur.

Oh ! mon Dieu ! faites que cela ne soit pas !

LA COMTESSE.

Ta mère ne me donna pas le temps de le saisir ; par un effort suprême, elle me retint avec force : « N’y touche pas, dit-elle ; c’est la mort. » La mort, m’écriai-je, ce n’est pas possible ! et je me jetai à ses pieds ; je l’entourai de mes bras ; mais les douleurs qui contractaient son beau visage annonçaient que le poison commençait déjà son terrible travail. Nous étions seules, seules sans secours, car les maisons étaient désertes, la piété chantait dans les églises, et l’ivresse chantait aussi dans les rues. J’emplis l’air de mes cris, les raffales du vent étouffaient ma voix ; il fallut bien alors me décider à partir ; je frappai à toutes les portes, appelant un médecin, inutiles efforts ! je sentais que, quelques minutes encore, et je ne trouverais plus qu’un cadavre ; je marchais, je marchais, toujours égarée ; en vain la bise glacée me cinglait le visage ;j’avais perdu le sentiment de moi-même ; je vis enfin une femme qui consentit à chercher pour moi le médecin et le prêtre. J’arrachai de mes épaules un mauvais châle, et je le lui donnai, car il ne me restait pas la plus chétive pièce de monnaie, je revins en toute hâte à la maison, un spectacle affreux me frappa les yeux.

RENÉE.

Mais le médecin, le médecin n’arrivait donc pas ?

LA COMTESSE.

Non ; ta mère, étendue sur le plancher, jetait par intervalles des cris de douleur, son corps était en proie à des contorsions terribles, ses lèvres étaient violacées ; pourtant elle conservait encore toute la netteté de ses idées ; ses mains crispées tenaient le portrait de ton père, et ses regards étaient attachés sur ton berceau.

RENÉE.

Et je dormais ?

LA COMTESSE.

Oui, pauvre enfant ! Ta mère eut encore la force de dire : « Chère ange, elle entrera aux Orphelines ; là au moins elle ne souffrira ni le froid ni la faim. » Oh ! l’expression de ses yeux, comment l’oublierais-je ! Ils exprimaient l’horrible situation d’une personne qui ne vit plus que pour mourir.

RENÉE.

Mais le médecin, le médecin !

LA COMTESSE.

Il ne devait arriver que trop tard. Jusqu’à son dernier souffle, Thérèse ne parla plus que de toi ; le prêtre vint enfin, et il fut édifié, ému de la résignation et de la générosité de la mourante à l’égard de celui qui était cause de son malheur ; le digne homme lui promit de veiller sur toi et de faire tous ses efforts pour retrouver ton père. Rassurée sur ce point, elle ne proféra plus une plainte ; elle rendit l’âme en me serrant les mains.

RENÉE.

Mon Dieu ! tout ce que j’entends n’est-il pas un rêve ?

LA COMTESSE.

Non, mon enfant, c’est bien la réalité. — Après la mort de ta malheureuse mère, je tombai gravement malade ; l’épuisement, les émotions, une douleur inexprimable amenèrent une triple gravité dans mon état ; toi, tu étais entrée aux Orphelines, grâce à la protection du bon ecclésiastique, qui remplit fidèlement sa mission. Souvent il me donna de tes nouvelles en me visitant à l’hôpital. Thérèse avait remis dans ses mains une lettre écrite à ton père, en cas qu’on le retrouvât. Ton authenticité, du reste, était incontestable, car tu as, comme M. de Marsille, un signe distinctif au bras droit.

RENÉE.

Mais enfin mon père me réclama donc un jour ?

LA COMTESSE.

Oh ! non, mais deux ans après ton entrée à l’orphelinat, le prêtre apprit fortuitement que ton père était en Allemagne. Tout dévoué, il n’hésita pas à faire le voyage ; il trouva M. de Marsille, et sut enfin, par l’éloquence du cœur, le forcer à revenir à des sentiments plus naturels.

RENÉE.

Ainsi, sans ce prêtre, je n’eusse jamais connu mon père ?

LA COMTESSE.

Jamais !

RENÉE.

Ah ! tenez ! je ne veux plus l’appeler mon père, car je le méprise encore plus que je le hais.

LA COMTESSE.

Et voici pourtant vingt ans qu’il fait illusion à tous ; la vertu devient facile quand les passions amorties laissent à la raison son libre exercice. Arrivé en France, M. de Marsille se fit passer pour veuf, et, grâce à son immense fortune et aussi à son intelligence, car, il faut lui rendre justice, c’est un homme supérieur, il monta rapidement les degrés de la magistrature pour ne s’arrêter qu’au plus élevé.

RENÉE.

Ma mère, morte empoisonnée ! Ah ! je me sens mourir.

LA COMTESSE.

Pardon, pardon, chère enfant, je t’ai brisée ; mais il fallait bien te donner des armes contre la tyrannie de ton père.

RENÉE.

Il l’a abandonnée, et toute sa vie n’a pas été repentir et larmes !

LA COMTESSE.

Renée, relevez votre courage, pensez au présent.

RENÉE.

Que me reste-t-il à espérer ?

LA COMTESSE.

Compte sur moi, je te jure que tu épouseras Orthez. Laisse moi agir, va prendre un peu de repos et ne fais rien sans m’en prévenir surtout.



Scène VIII.


les mêmes, CÉLINE.


CÉLINE.

Monsieur le président, qui rentre à l’instant, désire voir mademoiselle.

RENÉE, se levant égarée.

Non, non, je ne veux pas qu’il vienne !

LA COMTESSE.

Qu’avez-vous dit ?

CÉLINE.

J’ai dit que mademoiselle reposait.

LA COMTESSE, très-émue, à part.

Allons, je me croyais plus forte, je ne voulais jouer qu’une comédie et je me suis émue moi-même en retraçant cette phase de mon passé. (Haut) C’est bien, je me retire. Adieu, chère enfant ! (Bas) Plus de larmes, ta souffrance va bientôt cesser ; adieu.

(Elle sort.)



Scène IX.


RENÉE, seule.

Il me semble que ma tête va éclater. Non, ce n’est pas un songe, tout cela est vrai ; j’ai touché les lettres, les portraits. Je la vois, ma mère, elle est là étendue ; j’entends le râle de l’agonie. Oh ! cet homme, son bourreau, je ne pourrais supporter sa présence… Mais moi-même, flétrie, déshonorée, abandonnée comme elle, que vais-je devenir ? Je ne peux pas attendre, je veux sortir de cette situation. Mon Dieu ! pourvu que je ne devienne pas folle !… Je sais bien ce que je vais faire. (Elle s’assied et écrit.) Oui, c’est cela. (Elle sonne ; paraît Céline.)



Scène X.


CÉLINE, RENÉE.


RENÉE.

Céline, va à l’instant porter cette lettre.

CÉLINE.

Oui, mademoiselle.

RENÉE.

Chez Monsieur Jacques Orthez.

CÉLINE.

Ah ! je sais, mademoiselle, avenue de Saxe.

RENÉE, d’une voix saccadée.

Oui. S’il est chez lui, il te donnera une réponse ; s’il est absent, tu l’attendras… Tu me comprends, n’est-ce pas ?

CÉLINE.

Oh ! certainement, mademoiselle.

RENÉE.

Reviens, reviens vite, je t’en supplie.

CÉLINE.

Je pars à l’instant.

RENÉE, à part.

Et moi, je vais prier, si je puis.

(Elle rentre dans sa chambre.)



Scène XI.


CÉLINE.

Oh ! je savais bien, moi, que mademoiselle ne tarderait pas à aimer, mais je ne pensais guère que cela lui ferait tant de mal. Que peut renfermer cette lettre ? (Elle la tourne dans tous les sens ; entre M. de Marsille. Céline cache précipitamment la lettre.)



Scène XII.


LE PRÉSIDENT, CÉLINE.


LE PRÉSIDENT.

Que cachez-vous ?

CÉLINE, tremblante.

Moi, monsieur, je ne cache rien. (À part) Ô mon Dieu ! comme il me regarde !

LE PRÉSIDENT.

Alors, pourquoi avez-vous fait un mouvement à mon entrée ? D’où vous vient cette émotion ?

CÉLINE, de plus en plus interdite.

Je vous jure, monsieur…

LE PRÉSIDENT, impérieusement.

Ne jurez pas, vous mentez, vous teniez dans vos mains une lettre ; donnez-la-moi.

CÉLINE.

Mais, monsieur, elle m’est adressée.

LE PRÉSIDENT.

Qu’importe ! j’ai chez moi le droit de surveillance. (Il s’approche de Céline, qui recule.)

CÉLINE.

Monsieur, je vous en supplie…

LE PRÉSIDENT.

Vous m’avez entendu, je n’aime pas les scènes.

CÉLINE.

Monsieur, vous n’avez pas le droit de lire mes lettres.

LE PRÉSIDENT.

Je ne veux pas d’intrigues dans ma maison, et, si vous êtes libre de vous perdre, je suis libre de vous chasser.

CÉLINE, éperdue.

Eh bien, oui, monsieur, j’ai reçu une lettre, parce que, voyez-vous, je dois me marier, et…

LE PRÉSIDENT.

Vous êtes jeune et vous manquez d’aplomb. Cette lettre n’est pas à vous.

CÉLINE.

Je vous assure, monsieur…

LE PRÉSIDENT Donnez-la-moi, donnez-la-moi, ou malheur à vous ! (Cécile, effrayée, lui donne la lettre, le président la prend et la lit.)

« À monsieur

Jacques Orthez. » L’écriture de ma fille !… Mais que peut elle lui dire , lui demander ? Ô mon Dieu ! qu’y a-t-il ! (Il la décachette.) « Vous m’avez déshonorée, séduite, je suis perdue, car vous ne m’aimez pas. Je me meurs. » Mais non, ce n’est pas possible ! je suis en proie à un horrible délire ! (Apercevant Céline) Sortez, sortez ! (Céline s’enfuit épouvantée.)



Scène XIII.

LE PRÉSIDENT, seul. Grand Dieu !je suis fou, j’ai mal vu, j’ai mal lu. (Il tire les rideaux, ouvre les fenêtres.) J’ai comme un voile sur les yeux. Mais non, c’est vrai… ma fille, ma fille perdue, séduite par ce misérable !… Comment cela est-il arrivé ? N’avais-je pas tout prévu, n’était-elle pas entourée, cernée, pour ainsi dire ? Par quelle odieuse machination l’a-t-il surprise isolée ? Quelle magie, quelle fascination a-t-elle subie ? car elle est pure, naïve, ma Renée ; dans quel piége l’a-t-il fait tomber, le lâche ! Mais ce que j’éprouve, c’est de la rage ! J’étais père par la joie, je ne le suis plus que par la douleur. Depuis que cette femme est entrée dans ma maison, je ne vis plus ; j’ai pressenti je ne sais quel malheur. Hélas ! moi-même, il y a vingt ans, je fus coupable, je l’abandonnai, l’infortunée. mais j’étais jeune, et l’enfant, encore inerte, ne remuait pas les lèvres ; rien ne parla à mon cœur. Plus tard, lorsque je la vis, lorsque j’entendis sa voix, lorsque son regard s’arrêta sur le mien, une émotion délicieuse s’empara de mon âme… Ah ! c’est qu’un enfant, un enfant à soi, qui pleure quand on lui refuse et qui sourit quand on lui donne, quelle chose peut vous donner un semblable bonheur ? Ma fille ! ma fille ! tous mes rêves détruits, son avenir brisé… (Avec force.) Je vais le tuer… mais, non, tout deviendrait irréparable alors ; il savait bien, l’infâme, qu’autrement il ne pourrait obtenir ma fille. Mon Dieu ! donnez-moi du calme… (Il sonne.)



Scène XIV.


CÉLINE, LE PRÉSIDENT. (Céline ose à peine entrer)


LE PRÉSIDENT.

Où est ma fille ?

CÉLINE, effrayée.

Monsieur, mademoiselle dort. Oh ! je vous en prie, mon sieur, ne la réveillez pas, le docteur l’a expressément défendu.

LE PRÉSIDENT, marchant à pas précipités et se dirigeant vers la chambre de Renée.

Si ! il faut que je la voie !

CÉLINE, lui barrant le passage.

Monsieur, écoutez-moi ! mais vous allez la tuer !

LE PRÉSIDENT.

Oui, au fait, il vaut mieux ne pas la voir, car je ne me sens plus maître de moi.(À part.) C’est chez lui que je vais aller. (Il entre dans son cabinet.)

CÉLINE, seule.

Grand Dieu ! protégez-nous ! (Elle ferme toutes les portes à double tour.) Comme cela, il ne pourra pas rentrer. Sa fureur m’épouvante. Si je pouvais voir à travers la serrure. (Elle regarde) Il parle seul, il s’agite ; je ne reconnais plus monsieur. Ah ! ciel ! il prend des pistolets, il les met dans ses poches ; ah ! le malheureux ! il va commettre un crime ! (Sur le devant de la scène.) Je me meurs de peur, que va-t-il arriver ? Ah ! j’ai sauvé ma maîtresse, car sans moi il l’eût tuée. (Elle regarde.) Il s’en va comme un fou. (Elle court à la fenêtre.) Ah ! mon Dieu ! que dit-il au cocher : « Avenue de Saxe, chez Monsieur Orthez ! » Il va l’assassiner, c’est sûr ! Comment faire ?… Mademoiselle, ma demoiselle, au secours !



Scène XXVI.


RENÉE, CÉLINE.


RENÉE.

Comment ! tu es revenue ? Ah ! l’attente m’a semblé longue ; donne donc vite.

CÉLINE.

Mademoiselle… oh ! si vous saviez…

RENÉE.

Il n’est plus à Paris ; il me fuit… parle donc !

CÉLINE.

Non, ce n’est pas cela ; comment vous dirai-je ?

RENÉE.

Mais, misérable, ne vois-tu pas que tu me déchires le cœur ?

CÉLINE, tombant à genoux.

Ne m’accusez pas, ne m’accablez pas ; ce n’est pas ma faute.

RENÉE.

Mon Dieu ! mais que veut-elle dire ?

CÉLINE.

Cette lettre…

RENÉE.

Eh bien ?

CÉLINE.

À peine me l’aviez-vous remise, que… Oh ! je n’oserai jamais.

RENÉE.

Mais parleras-tu !

CÉLINE.

Monsieur est entré ; il l’a vue.

RENÉE.

Lâche ! tu la lui as donnée ?

CÉLINE.

Je vous jure que je me suis défendue ; mais un homme est toujours plus fort qu’une femme.

RENÉE.

Où est-il ?

CÉLINE, éperdue.

Qui ?

RENÉE.

Mon… mon… (D’une voix étouffée.) mon père.

CÉLINE.

Il est parti comme un furieux. Il voulait vous tuer ; mais je lui ai barré le passage.

RENÉE.

Pourquoi l’en as-tu empêché ? il fallait laisser assouvir sa fureur, et je ne souffrirais plus.

CÉLINE.

Alors il a mis des pistolets dans sa poche, et il est parti chez monsieur Orthez.

RENÉE, poussant un cri.

Ah ! malheureuse ! et tu ne le dis pas plus tôt… J’y serai avant lui.

(Elle se jette sur un chapeau.)
CÉLINE.

Que voulez-vous faire ?

RENÉE.

Empêcher un crime.

CÉLINE.

Je ne vous laisserai pas partir.

RENÉE.

Folle !

CÉLINE.

Mademoiselle, restez ; vous ne savez pas à quel danger vous allez vous exposer.

RENÉE, exaltée.

Ai-je encore quelque chose à craindre ?

CÉLINE.

Non, ne partez pas. (Elle se met devant la porte.)

RENÉE.

Laisse-moi, te dis-je… mais laisse-moi donc passer ! (Elle pousse violemment Céline, qui tombe évanouie.)


FIN DU TROISIÈME ACTE.


ACTE QUATRIÈME


L’atelier de Jacques Orthez au lever du rideau. Musique douce. Les portières de la scène sont relevées et laissent voir une table dressée autour de laquelle sont Orthez et quelques amis, dont Annibal et deux femmes. — Les portières tombent presque aussitôt.



Scène I.


UN DOMESTIQUE, puis RENÉE.


LE DOMESTIQUE.

Si mademoiselle veut entrer.

RENÉE, épuisée.

Monsieur de Marsille n’est pas venu ?

LE DOMESTIQUE.

Non, mademoiselle.

RENÉE, joignant les mains.

Ah ! Dieu soit loué ! j’arrive à temps.

LE DOMESTIQUE.

Je vais prévenir monsieur.

RENÉE, l’arrêtant.

Non, non, gardez-vous-en bien. (On entend des rires derrière la tapisserie.) On rit.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur a quelques amis à déjeuner.

RENÉE, mettant la main sur ses yeux.

Horreur ! il rit, et j’ai le désespoir dans l’âme.

LE DOMESTIQUE, à part.

Je voudrais bien savoir ce qu’elle vient faire ici, par exemple. (Haut.) Alors, mademoiselle préfère attendre dans l’atelier ?

RENÉE.

Non, non. Tenez, prenez cette bourse ; je vous donnerai le triple, si vous êtes discret. Cachez-moi de façon à pouvoir tout entendre.

LE DOMESTIQUE, prenant la bourse, à part.

Ah bah ! au fait, ça ne fâchera pas monsieur, une jolie fille cachée chez lui. (Haut.) Voici un cabinet dans lequel mademoiselle sera parfaitement.

RENÉE, entrant.

Est-ce bien moi, mon Dieu ? (Se tournant vers le domestique.) Surtout, gardez le silence !

LE DOMESTIQUE.

Oui, mademoiselle ; seulement, mademoiselle n’oubliera pas que je m’expose à perdre ma place.

RENÉE.

Vous savez ce que je vous ai promis.

LE DOMESTIQUE.

Oh ! je n’ai pas oublié.

(Elle entre et tire la clef)



Scène II.


ORTHEZ, LE DOMESTIQUE.


ORTHEZ.

Enfin ils sont partis. Ce bruit me fatigue sans m’étourdir. (Au domestique) Quelqu’un est entré dans mon atelier, tout à l’heure ?

LE DOMESTIQUE.

Monsieur a fait erreur, personne n’est venu.

ORTHEZ.

Ah ! c’est assez singulier, j’ai entendu parler.

LE DOMESTIQUE.

C’est moi, monsieur, qui chantonnais en rangeant.

ORTHEZ.

Ah ! c’est bien, je me suis trompé. (S’asseyant.) Je suis mécontent de tous et de moi-même. Cet Annibal est suffocant de sottise ; et cette Rosalinde, quelle épaisse créature ! l’œil ne peut s’arrêter sur elle sans dégoût : nature vulgaire, ses joues pendent comme des mamelles de brebis. (Il se lève et se dirige vers le cabinet) Tiens, où est donc la clef ; Frank, qu’as-tu fait de la clef ?

LE DOMESTIQUE.

Mon Dieu ! monsieur, j’en suis dans l’ignorance. Tout à l’heure, j’ai voulu entrer dans le cabinet ; j’ai pensé que monsieur, peut-être, l’avait ôtée par distraction.

ORTHEZ.

Cherche-la.

LE DOMESTIQUE.

On la trouvera, monsieur, on la trouvera.

ORTHEZ, à lui-même.

Folle cervelle ! l’homme pensera-t-il toujours comme un sage et agira-t-il comme un sot ? (Il s’étend sur un divan.) Je ne veux plus que penser. Frank, apporte-moi le narghilé.

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur.

(Il sort.)



Scène III.


LE PRÉSIDENT, ORTHEZ

Le président est entré par la serre. Il fait quelques pas et s’arrête ; il semble faire des efforts pour se maîtriser ; il s’avance enfin jusqu’à Orthez. Orthez, qui s’est retourné, l’aperçoit et se lève aussitôt.

ORTHEZ.

Monsieur de Marsille !

(Le président le regarde fixement.)
LE PRÉSIDENT.

J’ai voulu moi-même vous remettre cette lettre. (Il la présente à Orthez, qui veut s’en emparer ; il le retient d’un geste terrible.) Lisez, monsieur, lisez. (Il se fait un instant de silence ; Orthez regarde la lettre et demeure atterré. — Moment de silence) Ne trouvez-vous pas qu’il me faut une grande puissance sur moi-même pour ne pas vous brûler la cervelle ?

ORTHEZ.

Il est permis d’hésiter, monsieur, avant d’assassiner les gens.

LE PRÉSIDENT.

N’avez-vous pas assassiné mon honneur ? Il n’y aurait là qu’une légitime vengeance, alors.

ORTHEZ.

Calmez-vous, monsieur, je vous supplie, et veuillez m’écouter.

LE PRÉSIDENT, avec mépris.

L’écouter ! (Se croisant les bras) Voyons, qu’aura-t-il à répondre, celui qui a osé porter la honte dans ma famille ; soutiendra-t-il mon regard, supportera-t-il ma présence, quelque grande que soit son audace ?

ORTHEZ., froidement.

Monsieur, ces formes oratoires sont inutiles, il n’y a ici que des statues ; parlez plus simplement, je vous prie.

LE PRÉSIDENT, hors de lui.

Misérable ! vous m’insultez de nouveau !

ORTHEZ.

Mais non, monsieur ; je ne cherche point à me justifier ni à amoindrir mes torts ; j’en ai, et je vous jure que je ferai tout ce qu’il sera en mon pouvoir pour les réparer.

LE PRÉSIDENT, plein de mépris.

Oh ! je ne savais que trop que la réparation ne se ferait pas attendre ; n’était-ce pas le but de votre infâme projet ?

ORTHEZ.

Un projet !

LE PRÉSIDENT.

Mais que s’est-il donc passé ? Comment avez-vous pu vous trouver seul avec ma fille ? N’est-ce pas à l’aide d’un complot infernal que… ?

ORTHEZ, vivement

Ah ! monsieur, cette supposition est odieuse ; dans quel intérêt… ?

LE PRÉSIDENT.

Dans quel intérêt ?… mais celui de vous approprier deux millions de dot ; et comme vous saviez bien que mon nom ne se fût jamais accolé au vôtre, vous avez eu recours à un piége.

ORTHEZ, dignement.

Mesurez vos paroles, monsieur ; du reste, un seul mot fera tomber vos étranges suppositions : par réparation, je n’ai pas entendu mariage ; je n’épouse pas, moi.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! c’est en vain que vous voulez vous soustraire à cette horrible accusation, vous n’y parviendrez pas. Le prestige de votre génie, de votre réputation ne m’éblouit pas, moi ; à mes yeux, une statue réussie ne paye pas pour toute une vie de débauches et de dissipations ; l’or qui ruisselle de vos mains n’est pas encore suffisant à vos insatiables besoins. (Orthez fait un mouvement.) Je le sais.

ORTHEZ.

Il est possible que l’équilibre de mes finances ne soit pas parfaitement établi : c’est la main d’un nain qui reçoit, et c’est la main d’un géant qui donne. Pourtant, quant à vos deux millions, je m’en soucie fort peu ; car, je vous le répète, je n’épouse pas.

LE PRÉSIDENT.

Vous n’épousez pas !

ORTHEZ.

Non, monsieur.

LE PRÉSIDENT, s’approchant avec menace.

Vous n’épousez pas !

ORTHEZ.

J’aime à croire, monsieur, que vous n’espérez pas obtenir quelque chose par la menace. Vous ne cessez de m’insulter et vous me proposez votre fille ! c’est une singulière façon de procéder.

LE PRÉSIDENT.

Mais ne l’avez-vous pas séduite, et n’est-ce pas là l’affront le plus odieux, l’outrage le plus abominable ?

ORTHEZ.

Oh ! mon Dieu ! si j’ai séduit, c’est que j’ai été séduit moi même. Ceux qui parlent de maîtriser les passions sont incapables de les ressentir ; d’ailleurs, convient-il bien que les hommes s’accusent entre eux de priviléges, de droits qu’ils se sont arrogés et qu’ils maintiennent de leur plein gré ?

LE PRÉSIDENT.

Mais vous avez eu l’audace de choisir ma fille comme objet de vos plaisirs ; le nombre des filles perdues n’est-il pas assez grand ?

ORTHEZ.

Eh ! monsieur ! ces filles dont vous parlez avec tant de dédain ne seraient pas perdues si on les avait respectées comme vous voulez qu’on respecte la vôtre.

LE PRÉSIDENT.

Quoi ! vous voulez comparer… !

ORTHEZ.

Et pourquoi pas ? Croyez-vous qu’il est des créatures assez malheureuses pour être vouées au mépris et à l’abandon, sans même qu’on y prenne garde ? Si votre fille était une humble ouvrière, si son toit était une mansarde, je me croirais engagé envers elle ; mais mademoiselle de Marsille est riche, puissamment riche, et en l’épousant pour réparer une faute, j’en commettrais une plus grande.

LE PRÉSIDENT.

L’honneur est donc pour vous un mot sans portée, et ne comprenez-vous pas qu’il le faut intact dans de certaines familles ?

ORTHEZ.

Je n’admets pas ces sortes de distinctions, et voici un singulier aveu de votre part ; vous, devant lequel tous les hommes doivent paraître égaux, votre honneur est-il plus précieux que celui du plus petit d’entre nous, et d’ailleurs, quand ce dernier y faillit, les lois le traitent-elles avec moins de rigueur ?

LE PRÉSIDENT.

Monsieur !

ORTHEZ.

Enfin, qu’y a-t-il de changé dans la position de votre fille ? N’est-elle pas toujours jeune, belle, riche, honorée ? Et quant à cette heure d’égarement réciproquement partagé, qui la connaîtra ? Sont-ce ces murs qui en révéleront le secret ?

LE PRÉSIDENT.

Ah ! vous appartenez bien à cette classe sans morale et sans principes qui croit se réhabiliter sous les faux semblants d’imagination et de génie !

ORTHEZ.

Ah ! je sais bien que les hommes de toutes les professions ne manquent pas de crier bien haut nos faiblesses, pour détourner l’attention publique des leurs ; le vulgaire comprend il les exigences de notre vie ? ne se consume-t-elle pas à la recherche du sublime, de l’idéal dans la nature ? L’ambition du véritable artiste ne se borne pas à reproduire une forme, un contour, une couleur ; c’est la passion, la pensée, la vie qu’il lui faut rendre et fixer ; l’art n’est pas seulement la science, l’étude, car tous pourraient y atteindre, avec quelque intelligence et quelque volonté ; l’art, c’est l’inspiration, c’est ce rayon lumineux que le Prométhée de la fable voulut ravir au ciel, car, quoi qu’on dise, le génie n’est pas la propriété de l’homme, ce n’est qu’un prêt, il lui échappe souvent quand il croit le saisir.

LE PRÉSIDENT.

Le génie ! Appellerez-vous ainsi cette démence née de l’ivresse et de l’orgie ?

ORTHEZ.

Ces fantaisies, ces caprices, ces extravagances dont on nous accuse sont les signes de l’inquiétude fiévreuse qui prend tout homme à la recherche d’une sorte de chimère. Amoureux de cette beauté unique, nous l’admirons dans toutes ses variétés, sous toutes ses formes ! que l’objet de nos rêves respire sous le fichu grossier de la fille du peuple ou sous le velours de la grande dame, les magnificences de la nature excitent le délire ! transporté hors de soi, la raison devient impuissante.

LE PRÉSIDENT.

Si votre délire passé ne laisse plus rien après lui, ne voyez vous pas que le désespoir reste à ma fille !

ORTHEZ.

Ah ! croyez-moi, il vaut mieux des larmes de quelques jours que des pleurs de toute une vie ; des existences comme les nôtres doivent se poursuivre seules.

LE PRÉSIDENT.

Mais elle en mourra !

ORTHEZ.

Non, monsieur, non, on ne meurt pas de ces choses-là.

LE PRÉSIDENT.

Vous vous trompez, on peut en mourir ; d’ailleurs, savez vous si, parmi vos malheureuses victimes, il n’en est pas… ?

ORTHEZ.

Oh ! non, Dieu merci, j’en ai la preuve certaine, je les ai toutes revues depuis.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! je ne sais qui retient encore mon bras, vous riez avec la douleur ; vous êtes un misérable !

ORTHEZ.

Et avant d’entendre mon refus, ne me traitiez-vous pas ainsi ? Ce que je fais en ce moment est peut-être l’action la plus honorable de ma vie. Quel homme refuserait une femme belle et deux millions ? J’obéis à la voix de ma conscience.

LE PRÉSIDENT.

Mais refuseriez-vous, si vous aimiez ?

ORTHEZ.

Mais, mon Dieu, monsieur, je vous l’ai déjà dit, ce que j’ai ressenti tenait plus de l’enthousiasme que de l’amour.

LE PRÉSIDENT.

Il ose me dire en face qu’il n’aime pas ma fille !

ORTHEZ.

Mais, encore une fois, pourquoi vous obstiner à vouloir ce mariage ; pourquoi me forcer à prendre des chaînes que mon indépendance briserait ? Est-ce pour lui en faire supporter tout le poids ? Laissez-la donc, la pauvre enfant, se refaire une vie ; elle sera aimée, elle aimera ; ce que je lui donnerais serait trop peu de chose.

LE PRÉSIDENT.

Je n’entends plus rien ; ne m’exaspérez pas ; épousez-vous ma fille, oui ou non ?

ORTHEZ.

Non, monsieur.

LE PRÉSIDENT.

Eh bien, alors j’aurai ton sang.

ORTHEZ.

Faites ce que vous voudrez, monsieur, mais je ne me battrai jamais avec vous.

LE PRÉSIDENT.

Ce n’est pas ainsi que je l’entends, car je courrais une chance, celle de ne pas te tuer ; il me faut ta vie, lâche ; la mienne est brisée, ma fille est perdue ; je me tuerai après, mais au moins je me serai vengé.

(Il tire un pistolet.)



Scène IV.


les mêmes, RENÉE, se précipitant entre eux.
LE PRÉSIDENT.

Ma fille !

ORTHEZ.

Renée ! Elle était là !

RENÉE.

Et de quel droit tueriez-vous cet homme ? Quel est celui de vous deux qui dépasse l’autre ; le mépris dont je dois l’accabler ne rejaillira-t-il pas sur vous ? Vous lui reprochez le présent ; ne peut-il pas vous reprocher le passé ? (Elle saisit le bras de son père.) Parlez-moi donc de ma mère ; vous aussi, avez-vous eu pitié de ses larmes, de son désespoir, ne nous avez-vous pas abandonnées toutes deux ; le poison n’a-t-il pas terminé ses souffrances ?

LE PRÉSIDENT.

Grand Dieu ! elle sait tout !

RENÉE.

Ah ! vous croyez l’avoir ensevelie dans l’oubli ; mais la morte s’est relevée pour demander vengeance ; ma mère a souffert, je souffre ; vous l’avez tuée, il me tue ; c’est justice. Et pour tant, hier encore, je vous vénérais ; le souvenir de cette femme à qui je devais le jour s’effaçait dans mon cœur devant ma tendresse pour vous, cette femme, qui la méritait tout entière, car elle avait sacrifié sa vie pour sauver la mienne. Oui, nous étions nées toutes deux pour la douleur.

LE PRÉSIDENT.

Par pitié !

(Orthez le retient.)
ORTHEZ.

Oh ! laissez-la, laissez-la parler.

RENÉE.

Que de déceptions devaient m’abreuver à la fois ! Amitié, amour, vénération, plus rien ! Entraînée moi-même par le prestige du génie, par la séduction de la parole, je me suis égarée ; mais pouvais-je penser que l’intelligence la plus sublime descendrait au mensonge et à l’infamie ! Que sert la beauté, la jeunesse, une vie pure, si elle ne donne que mépris et abandon ? Quel réveil ! Un instant je me sentis transportée ; je disais à cet homme : Vous m’avez révélé des idées ; moi, je vous révélerai des sentiments ; votre vie a été partagée par bien des amours. Qu’importe ! vous ne pourrez jamais les confondre avec le mien. (Orthez la suit avec tous les signes d’une admiration croissante.) Je n’ai point de passé ; je vous donne le présent, l’avenir ; jusque-là, vous n’avez connu que la beauté des corps, vous connaîtrez la beauté de l’âme ; tout ce que l’amour a d’enthousiasme et de dévouement fera vibrer en vous des cordes nouvelles. (Riant.) Insensée ! folle ! Tu as cru que le souffle de ton amour ferait jaillir une étincelle de ce foyer éteint ; tu n’en as fait voler que les cendres, et il n’est resté que le vide. (se retournant vers orthez) Oui, vous avez raison, vos inspirations ne sont que des éclairs, car les grandes pensées peuvent traverser votre âme, mais elles rougiraient de s’y arrêter.

LE PRÉSIDENT.

Ma fille ! ma fille ! pardonne !

RENÉE, exaltée.

Ne m’appelez pas votre fille. Je ne vous connais plus.

LE PRÉSIDENT, se levant.

Ma fille, ne me maudissez pas maintenant. J’ai tout perdu, je ne tiens plus à la vie. Cette arme, que je devais diriger contre le séducteur de mon enfant, cette arme, je la tournerai contre moi. Ô Thérèse ! tu es bien vengée.

(Il s’éloigne. Renée pousse un cri, s’élance et le retient.)
ORTHEZ, dont l’émotion est à son comble, tombe aux genoux de Renée.

Renée, ma Renée, pardonne à ton père, si tu veux pardonner à ton mari.

(Renée penche la tête sur l’épaule de son père et abandonne sa

main à Orthez. — Au même instant, la portière se soulève, et la

comtesse et Annibal s’arrêtent étonnés.)



FIN.