Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 233-263).
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II

— Cette salle ne vous fait-elle pas l’effet, demanda Myron, d’un énorme cerveau cocasse ?… Chaque être y concrétise une de ces petites entéléchies qu’on se figure tapies dans un encéphale… et qui communient, s’entrelacent, s’éparpillent à des hasards comparables aux rencontres de prunelles, de paroles et de gestes qui relient ici la multitude… Comme décor de pensées, le deuil des mâles, l’argenterie des plastrons, la frondaison des robes, les jardinières des coiffures, les constellations du gaz et les étoiles fines de la joaillerie, sont le microcosme de ce qu’un crâne citadin comporte, surtout si vous songez que la scène fournira tantôt les complémentaires : une féerie, du réalisme et une espèce de Sardouade pimentée de bouffe… Le tas de magnétisme animal qui s’épand, gravite et croule ici, si l’on en pouvait reproduire les phases — et les phrases — on serait surpris, après dix ou quinze représentations, de la « personnalité » qui s’en dégage et combien différente de la « personnalité » d’autres réunions où une moitié ou un tiers de groupes ici présents concourent… Mon cher, dans le train ordinaire de la vie, je crois bien que Paris a, au Théâtre libre, une de ces individuations extra complexes… et c’est si vrai que ni Darcey, ni Lemaigre, ni Tourane, ni Vestu n’y gardent leur physionomie normale. Et ce cerveau n’est pas seulement plus complexe, il est aussi, dans une certaine mesure, un cerveau de transition en présence des cerveaux stables ou séniles des autres premières… Décadents ou naturistes, résidu des jeunes revues, solitaires accourus des faubourgs, en contraste avec les bataillons des réguliers ou des anciens… c’est la lutte des principes…

— N’empêche, fit Gourvain, que ça devient de plus en plus le triste public des premières… et que la moitié des places se vendent en maraude…

Dans leur petite loge de deuxième, au Théâtre libre, Jouveroy, Villem, Gourvain, Lacave, Gualbert et Myron tapageaient en lorgnant la houle des arrivées avec une abondance de « c’est extraordinaire, c’est effrayant, c’est épatant ». Et le « cerveau » se bondait, toutes les circonvolutions garnies par une foule hétéroclite.

Le rideau se leva, comme une grande paupière, la scène projeta sur la rétine collective un val de montagne, un cartonnage de pics et de pitons, un torchis de forêt, de copeaux-mousses, une immense fleur à douze pétales où deux étamines tournent l’heure, un étang, des grottes, un robinet mimant la source, et de très gros saules à portes praticables. C’est une horlogerie à fée de Mireville, avec, en sourdine, le carillon d’une psychique malicieuse, l’ironie à maillot d’un vieux funambule qui met en ses contes l’Épicerie, la Banque, la Tribade à la sauce aux Étoiles.

Au début, une nymphe montagnarde veille à son domaine et murmure : « Grenouilles aux membres humains qui nagez si douces dans les nénuphars, truites, flèches vivantes ; escadres agiles, bêtise radieuse vêtue d’argent et de peluche légère, nues électriques des tétards, et vous araignées des ondes, vivez vos joies minuscules dans le printemps où tremblent les satins de la flèche d’eau et de la populage, les soleils de la marguerite, la neige-dentelle des achillées… »

Elle s’arrête, elle rêve :

— Pourquoi suis-je triste, guêpes chasseresses, mouches d’acier vert, triste malgré ton hymne, ô forêt de la biche amoureuse ? Ne causé-je plus avec les herbes, avec les crépuscules, avec les daguets furtifs de la clairière ; n’ai-je plus mon âme entre les ronces fleuries, au cœur des ormes, au fond des sources et sous les ailes tièdes du ramier ?

Un silence où la nymphe se mire aux eaux de l’étang : « Rayons de Sirius que j’ai durant dix mille cycles contemplés parmi la jeunesse des étoiles, rayons aïeuls qui vîtes mourir mes compagnes sacrifiées au « Baiser », ayez pitié de moi !… Je suis une pauvre immortelle transie, dont le pouvoir créateur n’a depuis mille ans plus donné une forme neuve… »

Elle regarde autour d’elle et grelotte. Du praticable d’un défilé, un homme a surgi, funambule frais, aux grands cheveux de chanvre. La nymphe entre furtivement dans le cabinet particulier d’un saule. L’homme s’avance :

— J’en viens ! J’ai quitté les librairies du quai Voltaire, les gargotes à vingt-deux sous, les pénates de la chambre garnie… et je feuillette les bibliothèques des grands chemins, je mange et dors à l’hôtellerie des maraudes, Dame ! le dîner n’est pas toujours cuit à point, la chambre à coucher est un peu haute de plafond, avec énormément de fissures…

— Il fait un geste d’insouciance :

— C’est égal… j’ai les sourires vierges de la terre et tous ces dieux de la Lueur qui remplissent les crépuscules ! Ah ! les feuilles du mille-pertuis perforé, un carabe aux élytres d’émeraude arrêté sur la terre grise, les mains planantes d’un cèdre, les soupirs du hibou sous les étoiles et ces longs cheveux qui tremblent sur la sérénité des fleuves…

Dans la salle, une attention instable, des chuchotis. Les gendarmes de la critique officielle reconnaissent un passeport d’art en règle. Les Parnassiens, la vieille phalange du romantisme, les néo-idéalistes et toutes les femmes ronronnent à la fiction irisée de jolis vocables, cependant que Fombreuse bâille et que les faubourgs naturalistes dédaignent.

Sur la scène, la nymphe sortie furtivement de son saule, déguisée en vieux sylvain à tête de gorille, s’est dressée menaçante devant l’homme :

— Qui te rend si hardi d’envahir mon domaine ?

— Dit cet animal plein de haine ! Bon singe, tu parles comme le loup de la fable !…

— Tu seras châtié…

— De ta témérité… Bon singe, ne te mets pas en colère… considère que je suis un pauvre agneau chassé des quais par des gargotiers implacables… un déchiffreur de vieilles paperasses ruiné dans le commerce des brasseries… Un spéculateur de la ruine que le krach condamne à filer vers les Belgiques de l’idéal !… Le petit commerce se meurt, ancêtre préhistorique, les jolies orfèvreries des jolis coins, les poètes polisseurs en chambre, tout cela croule devant les Louvres du roman et les Bon-Marché du pamphlet, devant les jérémiades à clef et les drumontades juificides ! N’y a plus d’air pour nous, bon singe, le conservatoire du distingué a définitivement clos ses portes vermoulues, l’hospice du Chimérique ne recueille plus que les éclopés du roman feuilleton et l’Académie persévère à se gargariser de ducs centenaires et de journalistes moisis… Ah ! qui nous rendra les rôderies innocentes, les discussions ailées, les grands envols vers l’au delà, les folies où nous étanchions nos soifs d’héroïsme… tout est enseveli sous le triple fumier du struggle, faune divin, sous le pavage en bois du positif, entre les panneaux de l’homme-sandwich…

— Mais tu es homme, enfin… de l’engeance scélérate qui dévaste le visage auguste de la terre ?

— Je suis un pauvre amoureux de brins d’herbes, à qui les actes de ma race demeurent étrangers… Oh ! laisse-moi admirer les pâles périanthes du monde des eaux, les trompettes du liseron, les fleurs microscopiques du serpolet… laisse-moi assister aux travaux secrets de la guêpe, aux tremblements des gyrins sur les ondes dormeuses, à la confidence des frênes et des hêtres, aux vols silencieux du hibou Sous les nuages nocturnes…

Les femmes de proie et les mondaines frétillaient du même caprice pour le cabot enfariné plain-chantant son rôle, et dans la petite loge Jouveroy-Gourvain, Villem, chuchota :

— C’est ce pauvre Servaise qui va payer pour les périanthes et les mille-pertuis perforés !

— Et pour le tremblement des gyrins et les trompettes du liseron…

Sur la scène, la péripétie éclate, la peau du gorille précipitée dans un praticable, la nymphe apparue resplendissante de jeunesse et de paillons, tandis que le cabot balbutie, ébloui :

— Reste, dit la nymphe. Mon lac, ma forêt pensive, mes quadrupèdes innocents, tu es digne de les admirer… tu ne trouveras nulle part une face plus belle à la terre, un refuge où le vague sourire des choses recèle plus de grâce…

Au fond du théâtre, un glissement de gazes ; du coucher de soleil ; la rampe baisse imperceptiblement ses lumières :

— Le soir approche ! fait l’immortelle. Le glaïeul versicolore bleuit… Régulus va paraître, le Chemin de Saint-Jacques déploiera ses splendeurs pâles… et Jupiter montera comme un phare dans le Zodiaque…

— Déesse, naguère la beauté des astres me pesait accablante, l’effort de mon admiration décelait ma faiblesse et même la simple grâce d’un rameau écrasait ma puissance de conception ; laisse-moi remettre mon doute entre tes mains…

La nuit avance sur la scène, la rampe presque éteinte, un croissant de lune ballotte sur des nuages, des lueurs oscillent lentement sur les eaux et les pics. Alors, un chœur de Bois Sacré, des flûtes antiques et des harpes soupirent sur la terre ténébreuse, pendant que l’homme s’enhardit et que l’immortelle tremble :

— Ah ! sais-tu, passant, ce que pleurent le Chœur sacré et les harpes mélancoliques ? Elles pleurent mes compagnes sacrifiées au baiser, une à une devenues mortelles pour avoir succombé aux tentations humaines. Et, quoique solitaire et impuissante, dernière incarnation des déités terrestres, mon pouvoir créateur déchu à mesure que mouraient mes égales, il me reste la jeunesse et la vie éternelles, il me reste les poèmes de l’ombre et de la lumière et la souveraineté absolue de ce coin adorable du monde… Oh ! je t’en supplie, n’abuse pas de l’heure d’angoisse où tu me trouves, ne prononce pas les paroles amoureuses qui tremblent sur tes lèvres, songe que c’est l’arrêt de ma mort si tu parviens à vaincre ma pureté défaillante…

Un silence… Le chœur sacré et les harpes se rapprochent, le cabot rêve dans un clair de lune avec des effets de jambes. Il exprime en pantomime son trouble, puis :

— Déesse, ce sera donc une fois de plus maldonne… mais du moins aurai-je la consolation de n’avoir pas assassiné une immortelle à une époque où elles se font si rares… Toutefois, je me sens recrû de fatigue… Ne pourrais-je remettre à demain mon exode et sommeiller cette nuit dans quelqu’une de vos grottes ?

— Non, poète, si tu veux me sauver, il te faut partir dès ce soir et ne plus repasser jamais par ce vallon.

— C’est dur ! Nysiade… les routes sont caillouteuses dans les montagnes… et mes pauvres jarrets bien débiles… et ce mot « jamais » va m’être un sombre compagnon de voyage… J’aurai touché à la coupe divine et elle me sera tombée des mains… Adieu donc, et soyez-moi propices, bonnes étoiles qui marchez par les gouffres de l’Incommensurable !

Il s’éloigne à pas tardifs ; la nymphe rêveuse s’avance au rebord de la scène :

— Ah ! je ne périrai donc pas… Je connaîtrai la béatitude des mortelles sans l’horreur du sépulcre…

Elle poursuit l’homme :

— Reviens, poète ; toi seul, parmi ceux qui parurent aux heures fatales, as su sacrifier ton rêve à ta mansuétude… Toi seul posséderas l’immortelle sans la précipiter au néant de ses compagnes mortes pour le Baiser… mortes pour avoir failli à découvrir l’héroïsme de l’amant aux soirs où elles succombèrent…

Apothéose de rais. La toile tombe…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Du rebord d’un praticable, Servaise voyait mourir et renaître les applaudissements, le cabot et la nymphe inclinés sur la tremblerie des crânes. Puis, au trou du rideau, parmi le jusant de l’entr’acte, son œil visa Luce dans des satins de Florence aux bordures de gramens. Il s’épanouit dans une prière anthropomorphique vers la miséricorde de Luce dont il sembla que tout succès dût dépendre. Puis, la foule glissante, sinueuse, le mystère des êtres qui allaient applaudir ou condamner, lui entra comme un glaive dans la poitrine, Repoussé par les machinistes, parmi de la poussière de vieux bois et de mastic, il se tapit dans un cabanon, une pseudo-cage à volaille l’âme minusculisée, comme une bestiole au refuge. En proie aux éparpillements de ces minutes, il regarda se construire le matériel de sa pièce, l’ignoble feinte d’un salon de petite bourgeoisie. En haut, dans du câblage et des cordelles, une idée de pylône pouilleux, puis le monde troglodyte des acteurs, l’horreur des yeux avivés par de sales minéraux, des dialogues d’ombres dans le fallacieux des labyrinthes. Le rideau monta, le jet soufreux de la rampe, du supportable descendit sur ces difformités qu’Antoine, métamorphosé en vieux tousseux, l’allure vivante, précise, peupla de réel, Le drame alla, les ignominies d’existences imbéciles, toute sympathie déroutée par le ridicule et le futile des martyrs.

La salle fut froide, peu surprise, au fond, de revoir au théâtre les petits thèmes naturalistes. À peine un léger prurit de mots crus, la déception de la pièce grave, laborieuse, presque administrative par ses qualités d’ordre, de symétrie, de grisaille. À quelque rire, à quelque silence attentif, Servaise avait des retours d’espérance, vite chus. L’épine dorsale toute lasse et pleine de sang, la chair séchée d’insomnie, ses idées lui martelaient les tempes, dures et très matérielles. Une impulsion déchéante dominait, pareille à une lutte de la onzième année où un rival le tint couché dans la poudre, un genou féroce sur sa poitrine. De l’asphyxie, une pneumatique lente qui lui carbonisait les poumons, un chaos noir, fluide, limoneux.

Par intermittences, la figuration d’une revanche, la volonté de l’avenir, mais vaine, cernée et broyée par les minutes présentes. Si, pourtant, l’applaudissement venait, si la mort du vieux, au deuxième acte, attendrissait les âmes moroses ? Il l’espéra, mains moites, genoux raides, puis la marche au Golgotha reprit avec des accompagnements de ridicule, l’inutilité de son pauvre cerveau en ce monde. Cependant, les cabotins allaient à contre-sens dans ce milieu antipathique. Par éclairs, Noël rentrait dans son drame, dans les péripéties mort-nées, les situations rachitiques, pour se réveiller en colère, se hausser par-dessus l’heure présente, dans la conscience d’un loyal labeur, d’observation scrupuleuse, absolvant ses phrases et ses mots. Puis, les soubresauts des voix, les fantômes glissant sur les planches poussiéreuses, lui infusaient du vitriol au cœur. Il lui sembla subir quelque amère injure émanée de la salle hypocrite, induite d’une mauvaise électricité de normaliens, de professeurs, de mondaines myopes, de hargneuses carcasses romantiques.

La pièce allait finir. Un roulis du sang assourdit Servaise, avec des intervalles de vacuité absolue, d’immobilité cardiaque, bientôt résolue en ressacs, en vertiges, en hallucinations. La cage à poules vira comme un radeau, les mots du drame vinrent en octaves étranges, avec des ressemblances d’abois, de braîments, de miaulis. Ensuite un sang-froid bizarre, une intrépidité lucide, l’équilibre reconquis, les oreilles calmes. Noël alors songea que, vraisemblablement, il était de ceux qui ne bronchent pas à l’approche des supplices. Il regarda, écouta tomber les phrases finales et les trouva très bien par un sentiment de bravade hautaine. Les applaudissements maigres, la dispersion brusque de la foule dans les couloirs, il y parut indifférent, comme aux poignées de main des amis, ému seulement de ceux qui s’encoléraient comme Gourvain semant les « muffles, crapules », avec des allures de discobole. Déjà, autour de sa chute, la Sardouade s’édifiait dans le roulis, le tangage, les relents de champignons. Dans la cage à poules, un autre débutant attendait et tremblait. Bientôt solitaire, Noël ressassa sa débâcle, les fibres flétries, dans un sentiment de décrépitude comme s’il vivait, luttait et succombait depuis des siècles. Sur des croupissements d’onde, il entrevit une carcasse de vieux cheval, des chalands lichenneux, des câbles rongés d’usure, puis vint un terre-neuve fantastique, trépassé sur un amoncellement d’escarbilles, des haleines de bitume, une moniterie nocturne, le père de Noël debout dans un terrain vague, parmi des seaux rouillés.

Sur toutes ces choses, la trame monotone de la défaite entremêlée de confuses sonneries d’airain :

— Espèce de raté !

Sorti des coulisses, il se mit à suivre un vieillard sinistre, vêtu d’étoupes, une ordure dans la foule, une guenille fantasmagorique, dont la présence inexplicable le console quelques instants par des associations idéennes lointaines, la joie des inharmonies, le plaisir de l’inorganisation des choses et des hommes lorsqu’une débâcle nous entraîne, rudiment de l’idée religieuse des mauvais esprits consolés par l’entraînement des misérables dans la géhenne. Quand le vieux eut disparu, Noël rôda près de la petite loge des Chavailles sans qu’il osât entrer. Soudain, ses veines s’animèrent, l’audace, par coups brusques, tordit sa timidité. D’un geste vif et précis, il tira la porte. Le peintre l’accueillit avec une amitié protectrice, épanoui de sa chute. Servaise l’écoutait à peine, car, à la poignée de main de Luce, nerveuse, étreignante, son être venait de se pacifier. Une mollesse d’enfant, insinuante, tiédissante, le tint derrière la douceur de la robe, les floraisons de la chevelure. Sans riposte, il laissa aller Chavailles, subit les sous-entendus aiguisés de compassion ironique, cependant que la Sardouade allait sur la scène, une conspiration au xve siècle, petit drame couleur de muraille en un acte. La critique, la salle, dormassaient gentiment, Servaise observait les franges d’un rayon sur le col de Luce, un rayon diffracté entre des fils de dentelle en multitude de petits prismes confus. Enfin la toile chut, sur des échafauds et des hommes à cagoules. Dans l’embarras du départ, Noël, peureux de la perspective du vide, eut soudain une joie démesurée à s’entendre dire tout bas :

— Mercredi matin… chez toi !

Et il vit s’éloigner Luce, un peu fou de sourde angoisse mêlée à la béatitude. Une voix nerveuse le fit tressauter :

— Hé ! clampin… on vous attend… on soupe !

Servaise suivit Gourvain, très las, d’avance dégoûté des agapes, satisfait pourtant de n’avoir pas à s’aller asphyxier dans la solitude de son lit. Chez Marguery, une dizaine de camarades l’attendaient, dans la petite salle du dîner des Fortifications. Cela débuta par le verbiage faux des littérateurs, les jurements hyperboliques contre la soirée, la mufflerie, l’imbécillité du public et des pontifes du feuilleton. Seuls, à voix très basse, bavards et délicats, Villem et Gualbept colportaient quelques mots passés au fin crible. Puis, un ennui profond plana jusqu’à la salade. Alors, Goumanne, Myron, Serafelli se mirent à crier et à s’interrompre, à propos des palinodies de Rolla :

— Rolla continue à changer tous ses dénouements comme celui de Floréal… Le Songe, son traitement pour maigrir, la Croix, l’Académie… tout ça, au fond, fait partie du même effondrement de l’être… Le comique, c’est de le voir hurler tout le temps : « Je suis un entêté, moi… je suis un opiniâtre !… »

— Quel rire de songer à la bonne jeunesse qui chuchotait, il y a deux ans : « Fombreuse et Guodet voudraient bien être de l’Académie, mais ils n’osent pas… Rolla les surveille ! »

— Je me suis toujours défié de lui… toujours trouvé un peu faux brave… gueuleur pour ameuter les foules… pas la probité nette des Flaubert et des Goncourt… roublard… mais grande cervelle, certainement…

Ceux qui gardent un fond de partialité pour Rolla, comme ceux qui tactiquent, répètent, en une sourdine :

— Un rude homme !

Et quelqu’un :

— Sans doute l’Académie… on doit le blâmer… et quant au dénouement de Floréal… c’est impardonnable… mais ne croyez-vous pas que le Songe, c’est une conviction chez lui que le naturalisme est fini et qu’il faut faire autre chose ? Je l’ai entendu dire… il y a deux ans, chez Fombreuse… que le naturalisme fichait son camp…

— Allons donc ! si tout ça ne faisait pas série !… Mais ces machines en tas ? D’ailleurs, lui, c’était le dernier homme à pouvoir faire le Songe ou à aller à l’Académie… Le gros de sa renommée a tenu à l’outrance excessive de ses colères contre l’Idéalisme et Officialisme !

— Soit ! Il cane !… Mais nul ne saurait oublier les services qu’il a rendus… les portes qu’il a enfoncées… comme un dogue je le veux bien… populacièrement… mais avec une énergie superbe…

— La fausse énergie… énergie de gros bourgeois qui dévorait ceux qui avaient créé et souffert…

— Messieurs… certainement… l’homme n’est pas très noble… même dans ses courages… Mais pourquoi nier ses services ?… C’est une vérité qu’il a mis les romantiques en déroute et permis au renouveau de se faire connaître… On lui doit beaucoup… Fombreuse et Guadet comme les autres… mais…

— Mais il a fait ça brutalement et il le termine misérablement. C’était l’heure où il pouvait être grand avec un peu de philosophie… En traitant avec une générosité hautaine la protestation des Sept… en étant loyal et en maintenant ses principes… il passait presque héros…

— Oui… mais ça ne l’aurait quand même pas empêché d’être le démarqueur de ses contemporains… l’adroit plagiaire qui…

— La drague, comme dit Darlot, la drague qui ramasse tout… boues… charognes… vase… mais dont il sort tout de même un béton extraordinaire…

— Ah ! comme constructeur !…

— Vulgarisateur… le grand vulgarisateur… le maître d’école de la bourgeoisie…

— Le grand maître dans l’art d’accommoder les restes…

— Est-ce vrai qu’il s’est, un jour d’ivresse… lui-même qualifié de prodigieux assimilateur ?…

— Messieurs… tout ce qu’on voudra… le Batoir n’est pas d’un assimilateur, c’est du génie…

— Du génie de Germinie Lacerteux

— Ah ! non… le Batoir a une vibration de terroir que nul livre n’a eu auparavant…

— Pour être un grand littérateur il faut non seulement le don mais le caractère… Il est matériellement impossible que sans désintéressement le plus haut cerveau ne descende au deuxième rang…

— Il ne faut pas faire trop de livres non plus… nous ne contenons qu’une portion congrue d’originalité… qui veut de tout doit piller les autres…

— Surtout en se claquemurant à Rodanne… on lit les jeunes après les vieux… et on drague…

— Si c’était inconscience encore… mais ce monsieur cultive ça… c’est du document

— Et la conclusion vraie ?… C’est que tous ici présents, ceux qui attaquent et ceux qui défendent… ceux qui comme Bonnin haïssent Rolla du fond de l’âme comme ceux qui ont-un faible pour lui… tous, au fond, savent qu’il a été une puissante intelligence en marche… un créateur d’êtres et de milieux malgré des pillages… à la fois subtil et brutal… mais incontestablement grand… Tous, en revanche, oh ! même ses meilleurs amis ! admettent que sa bravoure a souvent été attachée à des mesquineries… et que depuis un an chacun de ses actes… chacun… soit ses interviews à propos des Sept… soit l’affaire de Floréal… soit le Songe… chacun de ses actes a été une trahison ou une couardise… non pas devant le tribunal du public… mais devant la haute cour littéraire… et Rolla est actuellement côte à côte avec ceux qu’il insulta le plus vivement jadis.

— Il n’est pas le seul qui retourne sa veste !

— Non, mais il est celui qui a le plus gueulé contre les renégats ! Et ça le juge.

— Et puis, vrai !… cette courbette devant l’Académie, au lendemain des Palmes vertes.

Un silence. Des cigarettes. Cependant, Garnotte :

— Bah ! écoutez, cette énorme publicité des Palmes vertes… ce bruit formidable depuis trois mois… ce n’est pas beau non plus… jamais livre n’a été mené avec un tel accompagnement de cymbales !

— Ah ! oui, ni la Terre ni la France juive

— C’est enfantin, Garnotte… le bruit, c’est les salons académiques… c’est la stupide presse à cancans qui le mène… quant à Guadet, qu’est-ce que vous voulez qu’il y fasse ?…

— C’est vrai, au fait, cria Gourvain… et je vous assure que ça ennuie et inquiète Guadet bien plutôt que ça ne l’amuse.

— Puis, c’est une légende, ces intrigues énormes qu’on suppose à tout…

— C’est égal ! fait Garnotte avec un geste de « lâchez tout » et un peu de componction… Aspasie était bien plus chic…

Craintif, il regarde les autres, ne dira plus rien qu’un nouveau se soit prononcé. Ils sont curieux à voir, alors, sauf Bonnin qui hausse les épaules dans l’aise de son parti pris. Enfin, un autre :

— Dans Aspasie, la Puritaine, Guadet y est de toute son âme… Les Palmes vertes, au fond, ça a dû l’embêter… je le sens tourmenté du superficiel du milieu… lui-même disait un jour qu’un livre sur l’ennui serait ennuyeux… eh bien ! un livre sur le superficiel a mille chances d’être lui-même superficiel.

— C’est très juste ce que dit Sauvage…

— N’importe, c’est un de ses mauvais livres !

Bonnin, avec sa voix des émotions, montée d’une note et gracilisée, crie :

— Guadet a rarement fait mieux !

— C’est un art ramassé… Guadet déteste dire plus qu’il ne faut… mais enfin, c’est la série mondaine… et moi j’aime mieux ses œuvres intimes…

— Le fait est que c’est trop une œuvre de combat… Guadet y a mis plus de bravoure en somme que de talent.

— C’est très juste ce que dit…

Silence. L’atmosphère est fausse, craintive. Soudain Garnotte agacé, trop chargé de fluide nerveux :

— Je m’en fiche ! je dis carrément que c’est un livre embêtant et sans caractère… Ces pensées qu’il allait y mettre, ces déclamations contre l’écriture… c’était ça… le vide… le néant… une machine pas même construite… Ah ! non, alors… c’est pas ça qui devait suivre Aspasie… J’admire le sacré cerveau que fait Guadet… et je crois qu’il pouvait mieux faire et qu’il n’a pas osé…

Bonnin se mit debout avec une grosse tendance à la querelle :

— Mon petit Garnotte, au lieu de parler comme un dindon, vous feriez mieux de relire les Palmes vertes.

Sa grosse tête aux yeux fatalistes, il la tendait pâle vers Garnotte, et Garnotte haussa les épaules :

— Eh bien ! là… c’est du feuilleton !

— Voyons, fit Jouveroy… vous n’avez de nuances ni l’un ni l’autre… Guadet est un rude homme… et les Palmes vertes sont un chic bouquin… Maintenant on peut préférer Aspasie, mais ça ne dit rien contre le talent des Palmes vertes

— Guadet est Guadet, parbleu !

— Moi, je trouve le livre bien jusqu’aux deux tiers… mais les trucs du dénouement… cette duchesse brusquement en cheveux gris… ce vieux qui se noie en mélodrame… non, je ne puis dire que j’aime ça !

— Mais tant de scènes fines et délicates pour racheter ces fautes !

— Je ne dis pas…

— Ce dîner chez la duchesse… et le fils et la mère… la cruauté de ces demandes d’argent à peine récompensées d’un sourire.

— Et la scène au théâtre… ces deux intrigues déçues…

— Et le cimetière… joli, ce duo dans le mausolée…

— Sans compter les rapides et nets aphorismes sur la vie mondaine…

Nouveau silence. Le susurrement dans les coins. Une mélancolie latente autour des tasses froides. Dans Servaise, de la stupeur, avec la satisfaction intime qu’on eût abattu Rolla et les Palmes vertes. Puis, une levée en masse, de vagues propositions de débauche, froidement accueillies par les tempéraments peu génériques des littérateurs. Le départ, enfin, par les rues taciturnes, Jouveroy et Servaise rôdant tristes au boulevard Bonne-Nouvelle jusqu’à la place de la République, avec des anathèmes contre la vie et les êtres :

— Notre conversation n’est pas gaie, fit Servaise, au Shakehand de séparation.

— Bah ! répondit Jouveroy, je ne me plais qu’avec les gens qui s’embêtent !