Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 264-272).
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III

Noël s’énervait dans l’attente, avec un rongement de petites idées indécises, comme des moineaux dans le voisinage d’un chat et la hantise de numération, de clepsydre, d’eau qui coule, de tournevent, que ces minutes comportent. De-ci de-là, il ordonnançait quelque objet, tasse ou rideau, chaise ou cadre, avec une importune illusion de « renfermé », presque de moisissure, qui, de cinq en cinq minutes, chronométrique, lui faisait rouvrir la vitre pour faire de l’atmosphère fraîche. Remémorant le même acte accompli si peu de temps avant, il rudoyait la fenêtre :

— Mais, espèce de somnambule…

Et se trouvait, d’un geste de goupillonneur, épanchant du parfum, au stilligoutte, sur les murailles. Peletonné, voulant la bonne attente, avant-coureuse de béatitude, il prévit venir Luce, le mystère de la première minute, l’impénétration de sa présence, puis l’induction, ses voiles, sa chair, les écheveaux de sa chevelure, tout cela brisant des digues, ouvrant l’âme aux tempêtes de l’amour, du prodige, de l’intime certitude, de l’emmêlement des êtres. Cependant, tel un vilbrequin s’enfonçant, s’arrêtant, le souvenir de la chute au « Libre » pointa dans son cœur. Le souffle bref, il perçut du vide, des crânes suspendus dans une vieille coupole en carton, des rires de cadavres suivis d’une intensité de lueurs coupantes et implacables, le rictus de mille faces contre son œuvre :

— Le Muséum de la muflerie contemporaine !

— Soudain, il se sentit un anachronisme perdu par des rhétoriques de sépulcre. Il froidit, serra les mâchoires, il eut pour les non-naturalistes le mépris qu’ont les hégémonies trépassantes devant les forces du lendemain. Frileux, chassant tout d’un tour de bras, il se réfugia vers la silhouette qui allait émerger ; ce fut comme l’arême des continents encore invisibles après la longue navigation et l’âpre odeur poissonneuse des atlantiques.

Quéreux remonta par sa mémoire, entrecoupé comme les méandres d’une onde parmi les arbustes aquatiques. Il se revit caché dans le giron des collines, dans l’haleine terrestre, aux syllabitions du trèfle et du plantain, dans les essences meurtries de la menthe et de l’absinthe, les résines térébenthineuses, les vagues alcools des vergers, l’opium des coquelicots, l’empyreume des foyers de pâtres, les pollens, dans l’essence des fenaisons, du sillon meurtri, du terreau écrasé par mottes, l’aristocratique âme des petites parfumeuses divinisant la mort fleurante des feuilles, l’exhalaison des étangs un peu lourds à gravir les tertres, parfois le nuage induisant toute la surface, l’ozone, la pluie, une infusion géante de thés, condensant, extirpant toute la nature, odorante, dans un air frais, lavé, dessouillé de foudres et d’acides.

Oh ! le déclin des heures, les soufres du crépuscule, l’embuscade au rebord des tilleuls, semblable à celle du couguar guettant les proies frêles dans la nuit feuillue.

Tandis qu’il songeait, ivre, aux panthéismes de ressouvenance, il se sentit un malaise aux reins. Debout, les paumes derrière le dos :

— Non, n’est-ce pas ?

Dans une panique soudaine, il pressentit l’approche d’une crise de son mal. Il s’ausculta, il s’écouta, il respira fortement sur son poing :

— Déjà, depuis un mois…

La phrase s’acheva, mentalisée par la sourde douleur, tel un psaume très loin, avec des basses de pressentiments, l’impérissable combat du « moi », d’un indivis obscur contre les hasards, les lois, les oscillations matérielles, les esclavages qui nous font multitude. Par l’inconnu des organes, par les inexplorés du corps, si lointains de nous-mêmes, Noël perçut la montée de l’Ennemi. Minute à minute ses espoirs s’évanouirent. La certitude s’accrocha dans son cerveau comme un poids matériel. À pas tristes, il inventoria l’entrevue prochaine, la barrière du mal après tant d’attente, rêva les cordiaux miraculeux, qu’un an fût retranché de son existence pour bannir une heure les affres, sans engourdir la puissance mâle. Oh ! le marchand d’orviétan, l’empoisonneur providentiel, le dictame qui tuera mais calme… L’inévitable mordait déjà aux flancs du pauvre homme, hâté par l’angoisse, que seuls soulageraient les somnifères…

Luce parut. L’habituel recul des douleurs devant un trouble adverse, réconforta Servaise. Minute de beauté sensitive, d’oasis du mal, où il tint l’amante dans la furie d’un répit, la tête gracile sous l’orage des baisers. Mais l’appréhension le vainquit, le tordit, le rendit aux tortures. Il serra les maxillaires, mordant et broyant les soupirs accourus de sa poitrine.

— Quoi donc ? fit Luce.

Sans répondre, détournant la tête, il aurait voulu aboyer. Elle, lui sentant trembler les bras :

— Qu’as-tu ?

La honte de sa chair, de l’héritage de sa race, le tint là, compliquant des mensonges muets, rêvant que tout serait plus avouable que son mal. Un accès le vainquit, la tête contre l’épaule de Luce :

— Je souffre !

Le besoin de la confession, la volupté noire de tout dire à un autre être et surtout à la femme, lui fit balbutier, à voix toute basse, ses tortures, la genèse de ses maux. Elle, silencieuse, ne détesta point cette confidence, fut à lui davantage, prise de l’attrait qu’elles ont pour l’infirmité, étrangères aux faciles répugnances des mâles. Ses bras frais au cou du jeune homme, elle balbutia comme une jeune mère, avec un léger dédain très doux à sa destinée de femme tremblante devant le mari.

Cependant, elle s’empressait par la chambre et faisait avaler à Noël de la potion assoupissante. Il tomba dans une demi-anesthésie supportable où voletaient quelques sentiments aimables et frêles, pause du cerveau qui fut comme un léger conte de ramuscules, de roses trémières, de sous-bois à peine ombrés d’un duvet de reverdis, avec le léger bruissement de la jeune femme omni-présente, l’ondoiement des dentelles, une voix dormeuse et assourdie comme de l’eau sur des lichens et des terreaux veloutés.

À travers cela, les alternances de la douleur, quelque éveil soudain où du feu s’allumait par la moelle du jeune homme, où des rouleaux de cailloux lui déchiquetaient les entrailles. Alors, le dégoût, la nausée, la honte d’être vu par la féminité adorable qui gravitait autour de sa carcasse :

— Pardon ! disait-il.

Le vague frais et féerique revenait, Noël sentit la fin de la crise, Sa chambre lui parut divine : des nymphes d’Ionie, dans un cadre noir, assises sur l’ache dentelée, se pétrirent d’un soleil de transfiguration. Une lueur émana vers Luce, enfoncée dans les plis de laine légère de sa robe, les nichées nébuleuses de la chevelure, Noël goûta des retours de son être, des événements d’antan, qui dès lors restèrent lissés aux minutes présentes, qui se refirent plus neufs, plus vivants, plus susceptibles de résurrection en s’assimilant la présence, la voix, la vénusté de la jeune femme. Trois mots tuèrent net cet béatitude :

— Déjà quatre heures !

Luce, debout, rajusta sa coiffure : Servaise tomba dans une désespérance de petit enfant.

Encore quelques minutes !

Il la tint contre lui, regardant avancer les aiguilles de sa petite pendule, Cette attente, l’inévitable, lui donna le vertige : stupéfié il s’écarta de toute sensation de bonheur dans du vide et du mathématique. Les minutes de répit écoulées, il n’insista plus guère, il laissa tristement partir Luce, puis, un accablement affreux, la pensée qu’au long des rues elle songeait à l’impuissance de l’amant, à la maladie basse. Écroulé, dans une épouvante funèbre, longtemps il sonda les abîmes du mépris de soi-même, tant qu’il vint une colère, un cognement de poings sur les murailles, une grande clameur de lamentation, de rage contre la vie, de gros sanglots, de haine contre ceux qui l’avaient mis au monde.