Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 213-232).
II  ►


I


« À travers cette lucarne il observait le passage des gens. Son infirmité était là à l’aise, en plein dans la foule, sans le rudoiement des coudes et les quolibets des voyous. Un ensommeillement le prenait, une joie de pauvre bête dans un coin, avec la seule angoisse que Maria ne revint avant l’heure… »

Par ce soir de bonne lampe et de rétine heureuse, une lueur fraîche sur le papier, les reins libres, une condensation de force par le cerveau, Noël peinait depuis trois heures. L’élan d’abord, puis la persévérance lucide, un frétillement d’orgueil, c’était une des journées où s’estompe en causalité consolante la grandeur du travail, Cependant, de la lassitude déjà, mais sans remords, un abandon aimable de l’esprit s’évaporant de la tâche.

Il se leva, ses paumes au-dessus du petit poêle de fonte :

— Bon tout de même… chez soi !

Par les paumes ouvertes, la chaleur se diffusa comme de l’eau dans une éponge, délicieusement fluante de nerf en nerf. Une petite lutte alors, entré la revendication du repos et la « vitesse acquise » de la tâche.

— Encore quelques phrases !

Rassis, relisant ses derniers paragraphes, il les trouva pauvres :

— « Là à l’aise ! » c’est de la cacophonie.

Il biffa, récrivit : « Son infirmité s’y reposait à l’aise, environnée de foule, sans le rudoiement des coudes, charmée des rumeurs de la rue, à l’abri des quolibets des voyous… »

— Non !

Il rebiffa, puis : « Là, son infirmité se reposait à l’aise de tant de misères et de querelles, et tout environné de foules, sans le rudoiement des coudes, charmé des rumeurs de la rue… »

Il s’engourdit, se lancina l’index à petits coups de plume, puis claqua l’ongle du pouce contre celui du médius. Au plafond, une parabole de lumière, comme ces sourcillements qui ridaillent des rayons dans leurs remous. Le silence eut ses voix fines, craquements de fibres, rongements de plâtre, chutes de cendres, respiration rythmique du feu, le sang de Noël irrité en petits coups de piston. Dans sa jambe croisée sur l’autre, un peu de congestion des veines, des soubresauts minuscules. Lorsqu’il se frottait le front, c’était un bruit comme dans les scieries de pierre :

— Ma phrase ! ma phrase !

Du vague, le doux vague végétal que la « phrase » secouait d’un reflux d’éventail, Un chapitre sinua comme une statue aux yeux clarifiés de synthèse, groupant, en un geste de paupières, un infini de navrance, de sous-entendus, de névroses dosées à miracle :

— Faut l’écrire !

Il n’écrivit que : « À travers cette lucarne, il oubliait tant de misères et de querelles, il contemplait sans lassitude le flux des foules pareilles à d’interminables bandes d’insectes bipèdes. C’était une joie frileuse et sournoise, un charme infirme et humble, une adoration de la vie entrevue à distance, sans crainte des rudoiements, une extase de noter la rumeur de voix qui ne le raillaient point. Un ensommeillement… »

— Vrai… ça ne va plus !

Trempant et retrempant sa plume, à petits coups, il regarda trembler l’encre dans son encrier comme l’eau bourbeuse d’un canal : l’abat-jour y tissait un filigrane, la lumière y dardait une très légère écume vers la bordure, un cristal profilait une fléchette d’arc-en-ciel ; une vieille plume mourait entre deux réservoirs. C’était un gracile monde intime, hypnotique, élargi à mesure qu’il le regardait : à cette onde puisait sa pensée pour former les ramuscules de la lettre, les ramures de la phrase ; la petite semeuse pointue, là gisante, portait les stigmates du labeur, de suie jusqu’à mi-route, resplendissante à l’emmanchure. La page pâle était le terreau, la plaine nue, vierge, pleine de mystère et de mélancolie…

Attendri, sans force, avec la nervosité de l’écrivain devant les pages lâchées, Noël replia son manuscrit vivement : ce fut comme une ouverture de portes, l’espace libre, la paix des accomplissements. Il rama par les béatitudes obscures, ces rares secondes où la pendule de l’existence bat en euphonie, les pupilles prisonnières à la floraison de sa lampe, au pétale de la flamme nourri de l’âme des carbures, ce drôlet organisme renfermé dans une cellule de vitre, à double respiration, fragment de soleil alimentant de vie la chambre solitaire. Confus, dans des « pourquoi » d’enfant, il mesurait la flamme, en comparait la ténuité aux grandes murailles, à la table, au plancher, aux meubles, à tout ce qu’elle nourrissait de sa vibration stellaire.

— Bougrement chic de n’être pas aveugle !…

Il dénombra son home, comme un patriarche son bétail, ses chaises, leur attitude de grands gorilles sans tête, accroupis dans des coins, le sarcophage sérieux de l’armoire, nécropole des paletots et des redingotes, symbole d’ordre et de propriété, la populace vagabonde des gravures et des tableaux, commune mais attendrissante, entremêlée de la manie bibelotière — crépuscules d’éventails, aurores d’ombrelles. Il centralisa toute l’humanité entre ces quatre murailles, dans la polissure du plancher, le plâtre du plafond, la porte, les clous, les chambranles, les vitres, ces petites choses représentatives de travaux fins et patients, d’inventions délicates, de soins ingénieux, d’ivresse et de famine, de loquacités plaintives et de taciturnités opiniâtres.

— J’ai faim !

Il était tard, dix heures. Nulle envie de sortir. Alors, dans sa petite cuisine, le voici traquant des reliefs, tranche de veau, pommes de terre bouillies, pain. À contempler ces choses simples, la sensualité le pénétra, vive et fine, avec le désir d’une table claire, un trompe-l’œil gai des plats, une psychique de bien-être solitaire :

— J’ai du vin… je ferai du thé…

Le feu, son rythme félin, le carré vif de sa base, la pluie des cendres tombant comme des gouttes d’eau dans une gouttière, les entrailles noires du poêle frémissant à la vie intérieure, tout fit voleter les mille légendes synthétiques de l’intimité humaine, des bons repas presque immatériels à force de réconfort et d’harmoniques.

Un quadrangle de nappe, le veau sur une assiette argentine, tout autour une parure de pain, de fourchettes et de couteaux clairs, les pommes de terre avec une sauce de vinaigre et d’huile, en pyramide, et Noël disposa la bouilloire. Devant un beau verre de vin, il sourit à des fantômes de fêtes trépassées.

Les mets participèrent des joies de l’ambiance, quatre rosaces réfringentes filtrèrent sur la nappe pâle, Noël crut dévorer des substances précieuses, de longtemps étranger à ce grand et doux appétit, bond de santé, de force et de courage, de pensées à ailes, de bourdonnement des fibres retentissantes à travers la cervelle, comme un cantique de chair. Commencé à bouchées vives, il ralentit le repas, peureux des trop brèves délices du veau tendre, de la salade fraîche.

Tout disparut pourtant, dans un mol regret, mêlant les philosophies de l’éphémère à la fête ténue du hasard, mais le thé rendit à Noël le sourire. L’eau subtile alla ressusciter l’âme des feuilles de Chine, leurs essences nervines répandues dans la chambre Noël but en gorgées paresseuses, le poêle entre ses genoux, tout dilaté de tiédeur, d’arômes et de délectation solitaire…

La digestion vint, en torpeur, en malaise, et je ne sais quel vent coulis accouru des fentes de la porte. Cramponné à l’allégresse encore, Noël alla par tardives enjambées dans la résurrection d’événements qui lui martelaient la mémoire comme un pic l’écorce des clairières.

Il vit en fragments les jours de Quéreux, le retour à Paris, l’étouffement, la vivisection du cerveau coupé de scalpels aigus, les orgueils ressurgis, l’effroi du temps perdu, l’homme de lettres redominant l’idylliste. Ces mondes d’anecdotes oubliées là-bas, les vermines du salon et de la brasserie, les bûchers de la médisance, l’excitation des êtres entretenus en colère électrique, en piaffements, en échanges cérébraux, l’enveloppèrent comme un cyclone. Malade de peur, — ces deux mois transformés en une chute, — il débrouilla sa paperasse d’un grand effort morbide vers le combat. Mortuaires les premiers jours, comme ensevelis par l’absence dans une catalepsie de fakirs,

ses manuscrits reprirent la vibration à mesure qu’il les relisait et les tenaillait. Phrases au timbre ankylosé, paragraphes ataxiques, chapitres moroses, en les massant il leur retrouva la circulation d’anciens sangs, l’ondulation nerveuse. Faisant le bilan, il eut la prescience — un peu discorde et mal raisonnée, selon la forme de son cerveau — de choses nouvelles apportées du grand choc et du grand repos de l’amour et de la nature.

Tout d’abord, le sens de la description moins condensé en tics de personnes, en baudelairismes artificiels, et son ancienne inimitié de la nature, son effroi de cette force « inconfortable » à ses malaises physiques, dont à peine il admettait les crépuscules, il la conçut métamorphosée.

Sans l’aimer entière, il en avait subi — et ne devait l’oublier — l’obscure hérédité animale et humaine, le commandement épars que les fibres se retrempent aux grandes générations et aux formes immortelles. Dans la minute des poésies extrêmes, il y était redevenu l’Homme, il y avait connu des surprises d’art, les mélodies de la lumière, des feuilles translucides, l’indéfinie complexité des rameaux et des pétales, créant et recréant la beauté. Il y avait tenté quelques notations croyantes.

Quoiqu’il eût échoué, quoiqu’il n’y eût analysé que des tons, inapte à la traduction littéraire de paysage, il rapportait un émoi confus comme l’instinct de la caille captive troublée à l’époque des migrations, un reflet de ce que la nature exprime de psychique et de sensitif.

Il en rapportait encore l’attendrissement sur les souffrances, jadis refoulé par les défaites et les dénis de justice de la sélection, la conscience d’une impérieuse loi satisfaite, sa réhabilitation de paria amoureux, une suite de notions nouvelles sur les instincts qui visent la perpétuité et l’exhaussement de l’espèce, et dont l’intensité et la profondeur réagissait sur son talent, l’organisait, le transsubstantiait, lui créait une individualité plus sûre, plus fière, moins dévorée du cancer d’envie qui jadis pétrifiait ses phrases. Il voyait plus souple, plus vibrante, plus tiède, son œuvre, moins fabriquée dans des encoignures et des caves intellectuelles, moins couverte du vernis des destins solitaires…

Noël se secoua, comme pour épandre les flocons de sa pensée, souleva le rideau de la vitre. Quelque part, derrière la triple laine des nuages, il devait naviguer un tiers de lune. Le jardin se nourrissait d’une effusion de débile lumière, semblable à quelque grande toile de chanvre historiée du gribouillis des poiriers, Dans le vide, comme une toile à silhouettes, une baie de vitre dépolie radiait sur la ténèbre d’un mur : un bras colosse y levait un haltère noir, à coups égaux.

La respiration de la nuit heurtait aux trembles d’une enclave. Un gnome-chat circulait sur une crête de tuiles, avec un cri d’appel bas et soupirant, enveloppé d’un nuage phosphoreux, lumière diffuse émanée de son électrique personne. Des craies de façade entre-fermaient la perspective, comme des carrières à jour sur un val. Quelque chose de très jeune et de très vieux, de très haut et de très besogneux, filtrait aux points stellaires des lanternes, aux cavernes d’ombre, aux torsades des végétations, aux traîneries * cuivre-étain de telles lueurs épanchées en cônes, en rivulets, en paillettes, à l’ascension droite d’une cheminée meunière pareille à une noire bougie colosse dont de flamme se renversait vers le nord.

Noël ouvrit la fenêtre. Dans son âme éparse, sans logique, les choses entraient entières, tout de suite agglomérées à son identité. Comme ils se courbait, effleurant la persienne, un moineau, qui perchait là pour dormir, tira de l’aile. On l’entendit, dans les demi-ténèbres, aveuglé comme un nageur sur une mer nocturne. La poitrine de Noël s’ouvrit à une allégresse d’air froid balayant les poumons et fleurant la jeunesse. Il reconçut la fierté des fibres neuves, le coup d’œil entier, aventureux de son âme de seize ans, alors qu’il ne divisait pas encore la durée en petites horlogeries plaintives…

Une lueur parmi des tulles, comme une étoile dans l’horizon mouillé, happa l’œil de Servaise. Âme de la nuit, à tremblerie timide, c’est au fond du jardin, dans la maisonnette du propriétaire.

— C’est la date des termes !

Noël connaît cette terrible veille de l’homme et de la femme, pendant les trois ou quatre jours où ils tiennent les recettes du trimestre. Pour l’heure, ce doit être le vieux. Il rêvasse, des peurs sauvages bredouillent dans son crâne comme des grenouilles dans un ravin. Là, près, la grande Force, l’Argent liquide, les Valeurs vives, le Verbe social cadenassé dans le tiroir barré de ferraille. Des bruits vont et viennent, le chuchotement des bandits sur les murailles. Le vieux est à demi-sourd, le sang lui bruit aux oreilles comme une locomotive lointaine, comme une rivière, un pas, un grincement de mouches ou de lime, une confuse mêlée de syllabes. Les yeux humides, la mâchoire pendante et imbécile, à travers tout il suppute, additionne. Les chiffres le hantent comme des souris trottinant sous des planches vermoulues. Il se lève, il tâte, il remet le verrou, regarde à travers les petits trous du volet si le jardin est paisible.

— Ah ! la vie… la vie !… Est-ce que ça ne contient pas tout ? fit Servaise… Est-ce qu’il y a des histoires plus crânes que la réalité ?…

Il rêva la nouvelle à faire, tout environnée de nocturne, de hardes miséreuses, du cramponnement des vieilles carcasses à la propriété comme si elles espéraient s’en refaire un ciment de vie.

— Jamais on ne dira, comme il faut, l’Avarice… tout y est à refaire…

Le froid lui tourmentant les épaules, rentra, il trembla délicieusement auprès du foyer tiède. Mais, inévitable, il vit venir, comme un vautour du fond du ciel, la réaction, le flot des songes : tristes bannis par quelques heures de santé. Avec l’effort du « soi » contre le « soi », il tenta diverger vers l’avenir. Sa pièce pour le Théâtre libre, deux actes sans ficelles, mais plus lardés de mots que du bœuf à la mode, — son roman si bien repris :

— Si je pouvais piquer sur le vif la mort de l’infirme

Un peuple de menus événements, des insectes de pensée, des oisillons d’analyse frétillèrent. Il « reconstruisit » son infirme, le dévorement de sa poitrine et de ses entrailles, trépassant à petites secousses, dans l’univers vide, dans la pitié absente, dans le triple agonie de l’injure, de l’abandon, de la tuberculose, le récit distillé en mille cruelles gouttes d’acide, résumant l’inanité vitale. À travers tout, il perçut une misère, il inclina vers quelque chose de plus haut, moins de détail à la portée des yeux matériels, mais sans y atteindre, condamné par les lois de sa nature, désespérément voué à prendre la partie pour le tout, la taupinière pour le monde.

— Ces scènes du grenier surtout… ces petites morts qui précèdent la grande !

Mais son livre détala de sa mémoire lasse, comme un pluvier d’une mare. Les cendres de l’ennui s’accumulèrent. Alors revint Luce, l’idylle furtive, les rendez-vous équivoques, le Chavailles jaune, grelottant la fièvre, qui s’interposait devant toutes choses. Ah ! fêlures de cet amour où tout lendemain est une incertitude, où l’effroi et le scrupule tuent les joies éphémères. Ces dernières semaines surtout, un redoublement des exigences du peintre, Luce prisonnière, à peine une rencontre rapide et peureuse… Une grande rumeur d’amour parcourut Servaise, convulsion intime qui est à l’individu comme les émeutes sont à un peuple. Il comprit qu’il aimait Luce tout jours davantage, que les sensations de Culte et de Prodige étaient intactes ainsi qu’aux premiers jours. Une impatience démesurée, alors, tous les nerfs martelant le sang, les artérioles débordantes, puis l’adynamie, la mélancolie, le noir, la distance et le gel :

— Ah ! misère !

Ce cri de lamentation, il le vit en harmonie à la tristesse de la chambre, Le fou était mort, la flamme de la lampe rouge et sinistre, un peu de brume entrait par les fissures des fenêtres. L’haleine de Noël s’élevait dans le froid en colonnettes de vapeur pâle. Il se compara à ces bêtes qui soupirent par les ménageries d’hiver, ses reins inquiets, travaillés par des cerises prochaines, ses pieds glacés et ses dents presque claquantes.

— Va dormir, pauvre diable… C’est encore ce qu’on a inventé de plus fort… quand ça réussit !

Il se jeta au lit, exacerbé d’une peine à se tenir les reins chauds, puis l’engourdissement survint avec la vision — si lointaine — de la mort de très petits poissons de rivière dans un bol à soupe. Leur agonie se diagnostiquait par moins d’ardeur à fuir, lorsque Noël les taquinait d’une barbe de plume, par une obstination à se tenir à la surface de l’eau. De longues heures avant les affres finales s’alentissaient leurs nageoires, leur course devenue pesante et tardifs leurs virements. Ils semblaient pâlir, une translucidité bleuâtre par-dessus les yeux pareils à des bagues minuscules de nickel autour d’un cercle d’obsidienne. Bientôt, au moindre remous perdent l’équilibre, ils chaviraient, ils culbutaient. Puis, des acrobaties verticales pour se maintenir à la surface, chez les uns des bonds galvaniques, chez les autres une ascension lente, mais fatalement ils renfonçaient, renfonçaient. Enfin, sonnait la minute terrible, le débattement débile, les bonds avortés, et la raideur des bestioles, le ventre de nacre apparu au lieu du dos de lichen noirâtre…

Servaise, dans ses ressouvenances, déjà pris par le repos, puisa une ultime goutte de navrance et murmura d’une voix d’enfant, endolorie :

— Nous sommes de petits poissons !… de tout petits poissons !

Et s’engourdit.