Le Te Deum du pauvre (Gilkin)

La NuitLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 147-150).




LE TE DEUM DU PAUVRE



Nous vous louons, Seigneur, nous vous glorifions,
Nous, lesÔ Sabaoth, dieu des armées,
Nous, les pauvres, de qui le nom est : légions,
Nous, lesSombres légions affamées !

Aux riches vous donnez les précieux métaux,
Nous, lesLes femmes, les joyaux, les fêtes
Dans les parcs merveilleux et les divins châteaux
Nous, lesOù chantent d’élégants poètes,

Les vierges au cœur pâle et toujours noble et pur
Nous, lesGrâce aux gouvernantes suaves,
Les jeunes gens hardis et savants, au bras dur,
Nous, lesDressés à la traque aux esclaves,

Les princes, les sénats, les troupeaux d’habits noirs
Nous, lesEt les tribunaux à tout faire,
Les évêques, dorés comme leurs ostensoirs,
Nous, lesAdorant César aurifère,

Les fusils, les canons, les bataillons sacrés
Nous, lesMontant la garde autour des banques,
Enfin, les fous hurleurs, démagogues jurés,
Nous, lesJouant le peuple en saltimbanques.

Vous nous donnez (béni soit votre nom divin !)
Nous, lesL’horrible détresse sans aide,
La faim sans aliment, la faiblesse sans vin,
Nous, lesLe feu des fièvres sans remède,

Les cris de mort au fond des berceaux innocents,
Nous, lesLes pleurs des femmes accouchées
Et les délits honteux de nos adolescents
Nous, lesEt de nos filles débauchées !

Vous qui nous octroyez les prostitutions
Nous, lesEt les déshonneurs et les lèpres,
Seigneur, Dieu des bontés et des compassions,
Nous, lesDepuis matines jusqu’à vêpres

Nous vous adorons, nous célébrons à genoux
Nous, lesVotre sainte munificence ;
Vos dons miraculeux sont bienfaisants et doux,
Nous, lesLa peste même vous encense.

Que tes séraphins blonds parfument avec soin
Nous, lesD’oliban, d’encens et de myrrhe
Nos prières, de peur qu’elles sentent le foin
Nous, lesDu grabat où l’infirme expire,

La débauche écœurante et les fades graillons
Nous, lesDans les gamelles refroidies,
L’âcreté du trois-six, le fumet des haillons,
Nous, lesLa puanteur des maladies

En commun, les relents du sommeil à plusieurs
Nous, lesDans les mansardes trop étroites,
Et l’odeur de l’usine où les noirs travailleurs
Nous, lesVont faire broyer leurs chairs moites !

Ô Dieu juste, Dieu bon. Dieu sage. Dieu puissant,
Nous, lesPère, ta bonté nous écrase.
Mange, voici nos chairs ! Bois, voilà notre sang !
Nous, lesN’entends-tu pas nos cris d’extase ?

Perce de clous sanglants nos pieds nus et nos mains !
Nous, lesCouronne d’épines nos têtes !
Nous prions, nous chantons, nos cœurs saignants sont pleins
Nous, lesDe tes gloires et de tes fêtes !

— Tels, du fond des douleurs, hurlent au ciel profond
Nous, lesCes chœurs qui font pleurer les anges,
Ô Christ, pardonne-leur ! Sans savoir ce qu’ils font,
Nous, lesLes pauvres chantent tes louanges.