Librairie Beauchemin, Limitée (p. 133-137).


XXVII

L’AMOUR EST PLUS FORT QUE LA MORT


Poussant activement, l’étalon gris qui répondait en bête généreuse, Sélim galopait en avant de son ami, les yeux fixés sur le fleuve, cherchant fiévreusement.

Tous ses sens étaient affinés par la puissante volonté de son cerveau. Il lui semblait qu’il aurait pu voir Yvaine à grande distance et qu’il aurait pu entendre le plus petit bruit décelant sa présence.

Soudain, il tressaillit. Il arrêta brusquement l’étalon gris et écouta… Ce n’était pas une illusion… Il venait d’entendre de nouveau un appel lointain.

Le cheval fila dès lors comme une flèche… À cet endroit, la rive était basse, un peu plus loin seulement, elle commençait à former une pente qui ne faisait qu’augmenter pour produire l’escarpement au bas duquel était Yvaine, à demi morte de fatigue, de désespoir et d’horreur.

Mais Sélim avait entendu. Guidé par le cri de sa fiancée, il monta la pente à toute vitesse. Dans le fleuve, il vit le crocodile et il comprit…

La première pensée qui lui vint à l’esprit fut de tirer sur le saurien… Il mit rapidement pied à terre et saisit son revolver. Mais l’affreuse bête était si près qu’il comprit qu’il tentait le destin, car, si la balle avait dévié, c’est Yvaine qu’elle aurait frappée.

Et le crocodile n’était plus qu’à deux ou trois mètres d’elle !… Jetant son revolver inutile, Sélim saisit à sa ceinture son fort poignard et le mit entre ses dents. Puis, résolument, il plongea dans le fleuve, à quelques pieds du saurien, qui, voyant cette nouvelle proie abandonna la jeune fille.

Sélim se mit à nager, s’éloignant de la rive… le crocodile le suivit.

Les yeux agrandis par l’horreur Yvaine voyait son fiancé offrir sa vie pour la sauver… Sa main se crispa plus fortement après l’arbrisseau. Angoissée au point de croire que son cœur ne battait plus, elle regardait la lutte de Sélim et du reptile, duel terrible, dans lequel l’homme n’est pas toujours vainqueur !

Le jeune Égyptien nageait vite. Son corps souple s’allongeait dans l’eau avec des mouvements harmonieux.

Soudain, comme le crocodile l’avait presque rejoint, Sélim disparut sous l’eau. Yvaine le crut perdu… un nuage passa devant ses yeux, tout était fini, fini… sans espoir !… Sa main crispée desserra un peu son étreinte. L’espérance ne la soutenait plus, elle se laissait aller…

Mais, un peu plus loin, la tête chérie réapparut… Le poignard n’était plus entre les dents d’ivoire. Les forces décuplées par la volonté, le jeune homme avait éventré le saurien, que le courant emportait et qui se débattait encore, dans les affres de l’agonie !

Sélim nagea plus vigoureusement et atteignit Yvaine à demi évanouie. Il la saisit passionnément entre ses bras, la serra sur son cœur, fou de bonheur… Il contempla un instant le visage pâli aux grands yeux mi-clos, et ne put que murmurer :

— Oh ! ma chérie !

Yvaine ne pouvait prononcer une parole, trop épuisée, mais son bras put encore se lever pour désigner au jeune homme l’excavation où il vit à son tour la précieuse réduction de l’amphore… Lui aussi avait compris… Il saisit le petit vase d’argile, et n’eut plus qu’une pensée : reprendre contact avec le sol.

Remonter la rive escarpée était impossible. Il dut nager, soutenant Yvaine jusqu’à l’endroit où le rivage était bas, et où il put sans difficulté remettre pied à terre.

De l’escarpement, Pierre de Kervaleck avait tout vu… Ce qu’il souffrit à ce moment est inexprimable. Il voyait, tremblant d’impuissance, son enfant chérie courant le double danger de la noyade si elle lâchait prise et de la mort par la dent du crocodile si le jeune homme était vaincu… Il avait vu les efforts de Sélim et compris son généreux dévouement. Quand il avait disparu sous l’eau qui s’était refermée en clapotant, le savant avait poussé un cri affreux… Il lui avait semblé que c’était son fils qui venait de disparaître, et il voyait sa fille frôlée par la mort ! Il avait frissonné d’horreur… Mais quand il l’avait vu réapparaître, le poids terrible qui oppressait son cœur avait été ôté comme par une main invisible, et il s’était repris à espérer…

Il avait vu Sélim rejoindre Yvaine, et il avait remarqué avec quelle passion le jeune homme l’avait serrée sur son cœur, comme une chose précieuse qui lui appartenait… Et il avait dit tout bas, en faisant en lui-même le serment :

— S’il aime Yvaine, je ne la lui refuserai pas !

Et quand le sauveteur avait repris pied, portant dans ses bras la jeune fille, il s’était précipité au devant de lui, s’écriant avec chaleur :

— Oh ! Sélim, mon fils !

Le jeune homme souriait. Ses yeux splendides rayonnaient. L’Amour avait vaincu la Mort !