Librairie Beauchemin, Limitée (p. 128-132).


XXVI

LE TALISMAN DU PHARAON


Les flots du Nil avaient englouti la pauvre Yvaine. Mais l’instinct de la conservation agit en elle, et, reprenant brusquement courage, saisie aussi d’un espoir fou, elle se mit à nager.

Son jeune corps fendait aisément les eaux du large fleuve, et son espoir devenait plus grand, à mesure qu’elle avançait.

Elle avait craint un moment d’apercevoir la figure haineuse d’Ahmed, mais elle se rendit compte que la rive du fleuve était absolument déserte, et de son âme fervente, une action de grâces sincère jaillit.

Elle était presque au quart de la largeur du Nil quand, soudain, il lui sembla entendre l’eau clapoter.

Inquiète, elle tourna la tête et, horrifiée aperçut un énorme crocodile qui se dirigeait vers elle.

De tous les êtres animés, il n’en est pas qui inspirent de plus grande répulsion que les reptiles. Ces animaux hideux sont repoussants sous tous les rapports : la vue de leurs inhabiles mouvements, le toucher de leur corps froid provoquent un recul instinctif.

Mais parmi toutes ces bêtes immondes, le crocodile est peut-être le plus monstrueux.

Son aspect est hideux : cette tête allongée, deux fois plus longue que large, percée de petits yeux, cette gueule affreuse, à mâchoires terribles, pourvues de soixante-huit dents aiguës provoquent à qui les voit un sursaut d’horreur.

Mais si le crocodile se meut difficilement à terre, il nage merveilleusement, grâce à ses pattes palmées et à sa queue aplatie. Dans les grands fleuves africains, on a trouvé de ces affreux sauriens dont la taille atteignait de six à huit mètres, véritables bêtes d’Apocalypse, presque invulnérables puisque les balles ricochent sur leur épaisse carapace.

Ces hideuses bêtes étaient parmi les animaux sacrés de l’ancienne Égypte, avec les ibis et les scarabées… On en trouve encore beaucoup dans le Nil où ils attirent, par leurs cris, assez semblables à la plainte d’un enfant, le voyageur inexpérimenté. Malheur à celui que sa sensibilité porte à aller explorer les roseaux… Les terribles mâchoires l’ont bien vite saisi et broyé…

C’est un de ces monstres qui poursuivait Yvaine. Il n’était pas de la plus grosse espèce, mais il était capable de dévorer la pauvre enfant sans grand effort.

Yvaine résolut de lutter et se mit à nager plus vite. Elle avait de l’avance sur le saurien, et, sa volonté aidant à son effort désespéré, elle réussit à maintenir la distance…

La rive gauche du Nil approchait… la jeune fille la voyait, abrupte, presque semblable à un mur à pic, s’élevant à une hauteur de plusieurs pieds. Pour se retrouver sur la terre ferme, il faudrait qu’elle grimpe le long de cette rive presque verticale, en ayant, pour seuls points d’appui, les arbustes et les herbes qui croissaient çà et là.

Elle commençait à se fatiguer, mais, tous ses nerfs tendus, elle fit un dernier effort et atteignit le bord du fleuve.

Le crocodile avançait… Yvaine voyait distinctement son corps allongé se mouvoir dans l’eau, semblable à un long fuseau de la couleur des flots.

Elle commença la pénible ascension. Sa main gauche saisit les branches d’un arbrisseau et s’y cramponna fortement. De la main droite, elle accrocha une touffe d’herbe et tenta de se hisser, mais le frêle appui céda soudain.

La motte de terre s’arracha et tomba à l’eau, dans un rejaillissement d’écume… Yvaine eut un cri de désespoir. Le crocodile approchait… Sa gueule s’ouvrit tout à coup, et la jeune fille vit les effrayantes rangées de dents aiguës.

Elle frissonna et détourna les yeux, et elle eut soudain un moment d’indicible émotion, qui la fit pâlir de joie et de désespoir…

La touffe d’herbe, en s’arrachant, avait mis à jour une petite excavation, soigneusement garnie de larges pierres plates, presque au ras de l’eau, et dans laquelle la jeune fille apercevait une petite amphore d’argile, réduction parfaite de celle qui contenait le secret…

Tout son sang afflua à son cœur. Le crocodile était tout près, et Yvaine se sentait à bout de forces, touchant du doigt le maximum de l’horreur ! Elle avait compris qu’elle venait de retrouver le Talisman du Pharaon, et il lui fallait mourir, de cette mort affreuse… Dans quelques minutes ce serait fini… le monstre n’était plus qu’à quelques mètres… Yvaine ferma les yeux et s’abandonna… Mais l’image adorée de son fiancé passa devant ses yeux et lui donna le pouvoir de réagir encore une fois.

Elle réunit ses dernières forces et appela, désespérément : « Sélim, Sélim ! » comme si ce cri d’amour où elle mettait toute son âme devait produire un miracle, un prodige et la sauver… Et le vent du désert emporta son appel, son appel suprême, son dernier cri d’espérance !…