Librairie Beauchemin, Limitée (p. 118-121).


XXIII

TROMPÉS


Au trot régulier de leurs chevaux, Sélim et Pierre de Kervaleck se dirigeaient vers l’oasis.

Ils causaient tranquillement, n’ayant aucun soupçon, pas même ce vague à l’âme que l’approche d’un grand malheur fait souvent éprouver.

C’est que, pour avoir des appréhensions au sujet de la sécurité d’Yvaine, Pierre de Kervaleck était trop droit, et Sélim trop amoureux… Ils ne pouvaient s’imaginer qu’on pouvait vouloir du mal à cette délicieuse enfant aux yeux limpides, à l’âme de lys, que tous deux aimaient tant !

Ils avançaient, et leur conversation roulait sur la chasse… Sélim, qui avait chassé le tigre aux Indes avec le fils d’un Rajah, en conta les péripéties à son compagnon, lui mentionnant la battue de la forêt par des hommes à pied, les chasseurs suivant à dos d’éléphant. Il lui dit que parfois le fauve, saisi d’une rage folle ne craint pas de sauter sur les pachydermes, et qu’une balle peut, seule, lui faire lâcher prise…

Sélim faisait, de la chasse au tigre une intéressante description. Sobre de gestes, trouvant toujours le mot juste, il parlait un français très pur, que nuançait agréablement son doux accent oriental.

Pierre de Kervaleck avait vu, au Gabon, chasser le gorille. Et à son tour il décrivit la manière de prendre les grands singes de la taille d’un homme, qui deviennent si terribles quand ils sont blessés, et dont les bras herculéens manient sans effort apparent, de jeunes arbres ébranchés en guise de gourdins.

Après quelque temps, l’oasis devint visible… De hauts palmiers-dattiers entouraient la large flaque d’eau qui brillait au soleil.

Les chasseurs aperçurent bientôt une troupe de gracieuses antilopes qui broutaient tranquillement… trop tranquillement, car, si en cet endroit la grande voix du lion avait résonné, les craintives bêtes n’auraient pas eu ce calme.

Tout tremble, en Afrique, quand le lion rugit !

Alors, brusquement, le jeune Pacha arrêta son cheval et regarda son ami : le savant venait de comprendre.

— Nous nous sommes fait jouer, dit-il, la gorge serrée… Oh ! ma pauvre Yvaine !…

Les yeux de Sélim lançaient des éclairs. La rage et la douleur durcissaient ses traits réguliers, et ses sourcils noirs se fronçaient… Les dents serrées à les briser, les poings crispés, il aurait voulu avoir des ailes, pour voler au camp et empêcher leurs ennemis de nuire à Yvaine.

Par bonheur, ils avaient ménagé leurs chevaux, qui seraient capables de fournir l’effort qu’ils allaient leur demander.

— Partons vite, lança Sélim en faisant volter son cheval, peut-être n’est-il pas trop tard !

Et une course folle commença… Les chevaux, allongeant tout leur corps filaient comme des flèches, sans cesse excités par leurs cavaliers angoissés.

Les quinze milles qui les séparaient du camp furent franchis en bien peu de temps, et pourtant, il semblait aux deux hommes qu’ils avaient mis un siècle à parcourir cette distance.

Enfin, les tentes furent en vue… Les généreuses bêtes donnèrent un dernier effort et les cavaliers pénétrèrent en trombe dans le camp.

Tous les ouvriers étaient réunis autour de la servante italienne qui pleurait à chaudes larmes. La pauvre fille avait été la première à remarquer l’absence d’Yvaine, et se perdait en conjectures.

Quand elle aperçut Pierre, elle courut au devant de lui en criant :

— Ah ! Monsieur, quel malheur ! Mademoiselle…

Elle n’en put dire davantage et tomba évanouie. Payant d’audace, Ali était au premier rang et s’agitait plus que tous.

Ce fut lui qui courut au secours de l’Italienne et l’emporta dans une tente, où des soins furent prodigués à la pauvre fille qui se reprochait comme un crime de n’avoir pu protéger sa jeune maîtresse.