Librairie Beauchemin, Limitée (p. 109-112).


XXI

LE PROJET DE KARL VON HAFFNER


Karl von Haffner, hors de lui, ne put se contenir plus longtemps. Les poings serrés il arpentait la tente, mâchonnait des jurons, allait, venait, semblable à un ours en cage.

Dans son cerveau, un travail effrayant se faisait. Il perdait l’espoir de trouver le bijou, puisque cette Bretonne têtue ne voulait pas parler… Et l’Allemand cherchait une vengeance, une revanche terrible, une revanche affreuse. Il aurait voulu inventer des tourments pour cette enfant de vingt ans qui le tenait en échec…

— Écoutez, lui dit-il, soudain calmé, ceci est mon ultimatum… Je vous donne deux heures pour réfléchir… Vous parlerez ou vous mourrez… La vie est belle à votre âge et vous devez l’aimer. Mais je serai inflexible. Si vous refusez, je confierai votre précieuse personne à mon dévoué Ahmed qui n’hésitera pas à vous offrir en holocauste aux rois du Nil, aux grands crocodiles. Leurs mâchoires auront tôt fait de broyer vos membres, sans oublier, ajouta-t-il avec un hideux sourire, votre jolie tête, dure comme tous les rochers d’Armorique.

Malgré tout son courage, Yvaine se sentit glacée… Certes, elle aimait la vie, qui jusqu’à présent lui avait été si douce ! Mourir à vingt ans, c’est terrible, cependant quand c’est la volonté de Dieu, il faut s’y résigner… Mais être jetée aux monstres du Nil, c’était trop horrible… Et un frisson, qu’elle ne put dissimuler passa le long de son corps.

Von Haffner s’en aperçut et son expression cruelle s’accentuant encore, il ajouta :

— Ahmed vous mènera lui-même aux crocodiles. Il connaît un endroit où ils fourmillent… Il ne vous manquera pas, et, cette fois, je ne crois pas qu’un secours vous vienne !…

Yvaine comprit l’allusion et regarda l’Allemand avec tant de calme et de froideur, que malgré son audace il dut baisser les yeux.

— Ahmed ! appela-t-il. L’Égyptien parut. — Prends soin de Mademoiselle, lui dit-il, puis il sortit…

Ahmed inspecta la tente d’un coup d’œil et sortit à son tour. Yvaine entendit, au dehors, le bruit des pas de plusieurs hommes, et elle comprit qu’on lui donnait des gardiens.

L’idée de fuir ne lui vint même pas, mais dans cette solitude un moment d’affreux découragement la prit. Elle tomba à genoux, et ne pouvant retenir les larmes brûlantes qui coulaient de ses yeux, elle murmura :

— Ô terre d’Égypte, que j’ai tant désiré revoir, toi qui as vu naître celui que j’aime, seras-tu le témoin de ma mort ?

Ô mon père, mon père chéri, vous qui m’aimez tant, qui avez choyé mon enfance et remplacé pour moi qui étais votre unique affection, la mère que j’ai trop tôt perdue, comme vous allez souffrir ! Qu’allez-vous faire sans votre Yvaine… Comme vous allez trouver vide la maison où j’ai vu le jour !…

Et vous, Sélim, mon fiancé, mon seul amour… Devons-nous déjà être séparés, après avoir eu l’espoir d’être unis pour toujours ?… Ma vie va finir… je vais bientôt mourir, ô Sélim, sans avoir pu revoir votre visage aimé et sans avoir reçu un dernier baiser de vos lèvres… Oh ! c’est trop horrible !…

Elle fit un geste pour chasser l’affreuse vision et sa main rencontra la croix d’or qu’elle portait à son cou, attachée depuis son enfance par les doigts de sa pieuse mère. Et au contact de l’emblème de sa foi, Yvaine sentit un grand calme envahir son esprit.

— Mon Dieu, dit-elle, séchant ses yeux, pardonnez-moi… Je me résigne. Pardonnez ces larmes impies… Si telle est votre volonté, ô mon Dieu, je saurais m’y conformer… Je sais que je fais mon devoir : je ne peux trahir mon père !… Bonne Vierge, ma Mère céleste, pardonnez-moi si j’ai péché… Je vais bientôt paraître devant vous. Je vous implore, ô bonne Mère… Envoyez la résignation à mon père et ôtez toute idée de vengeance de l’âme de mon fiancé !

Ayant puisé du courage dans la prière, les yeux secs, calme et fière, Yvaine de Kervaleck attendit, sans crainte, le retour de Karl von Haffner.