Librairie Beauchemin, Limitée (p. 103-108).


XX

CAPTIVE


Ali eut peine à dissimuler sa joie en voyant sa ruse avoir un résultat si prompt. Avec son habileté coutumière il prépara tout ce qui était nécessaire au savant et attendit le départ des chasseurs.

Il guetta Yvaine et vit avec satisfaction qu’elle rentrait chez elle. Peu de temps après, l’Italienne s’éloigna. Ali, cependant ne se pressa pas. Il savait qu’aux heures chaudes tout le camp ferait la méridienne et il attendait ce moment.

Il alla à l’enclos où étaient les chevaux, choisit une excellente bête qu’il sella et emmena à l’extrémité du camp, où il la dissimula.

Puis, quand tout fut prêt, le traître combina son plan d’attaque. Il savait qu’aucun homme ne franchissait le seuil de la tente d’Yvaine : le savant seul y avait accès, mais, comme par hasard, elle avait oublié son chapeau chez son père. En faisant mine d’aller le lui porter, Ali sauverait les apparences en cas d’échec.

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Tout le camp dormait. Quand le traître fut certain que personne ne le voyait, il entra chez Yvaine.

Encore vêtue de son costume de cheval, elle dormait en souriant et rêvait sans doute à de bien douces choses. Un instant, Ali la contempla. Étant plus intelligent, sa méchanceté était moins grande que celle d’Ahmed, mais il se souvint des paroles de von Haffner, et l’amour de l’or triompha.

Ali s’approcha d’Yvaine, la saisit brusquement et lui noua sur la bouche un voile qui étouffa ses cris…

Rapide comme l’éclair, il courut en passant derrière les tentes, jusqu’à son cheval, le détacha en un clin d’œil et malgré sa double charge, le lança au galop dans la direction du camp de von Haffner.

Le prudent Allemand avait mis le Nil entre lui et l’explorateur breton. C’est sur la rive droite du fleuve qu’il avait établi son campement.

Ali galopa jusqu’à un gué qu’il connaissait pour l’avoir souvent traversé, où son cheval put franchir le Nil et reprit sa course jusqu’au camp de l’Allemand.

Béatement assis dans le sable au seuil de sa tente, von Haffner fumait sa pipe avec une évidente satisfaction. Non loin de lui, Ahmed occupait ses loisirs en frottant à tour de bras un harnais dont les ornements de cuivre ne tardèrent pas à briller comme des soleils en miniature.

Soudain l’Allemand vit venir ce cheval portant une double charge et il comprit qu’Ali avait réussi.

Il sauta sur ses pieds, vif comme un jeune homme et s’élança au devant de l’arrivant. Il rayonnait.

Sa figure empâtée s’éclaira d’un sourire, et le verre des lunettes ne pouvait dissimuler l’éclair de joie méchante qui illumina ses yeux froids.

— Ali, s’écria-t-il, tu auras ta récompense… Tu as réussi… Je suis content de toi.

L’Allemand regarda Ahmed, dont les yeux étaient fixés sur Yvaine avec une expression de haine terrible.

— Ahmed exécutera mes ordres, pensa-t-il… Il veut sa vengeance… Je serai la tête et il sera le bras !…

Cependant, sitôt sa prisonnière remise à von Haffner, Ali remonta à cheval et retourna à toute allure au camp du savant français.

En vérité, personne ne s’était aperçu ni de son départ, ni de son absence. Il rentra tranquillement, et heureux à la pensée de l’or qu’il allait bientôt recevoir, grâce auquel il allait pouvoir mener une vie large et aisée, il sourit à l’avenir.

Cependant, Karl von Haffner avait fait signe à Ahmed d’introduire la jeune fille dans sa tente. Calme et hautaine, sans même l’honorer d’un regard, Yvaine suivit l’Égyptien.

L’Allemand regardait Yvaine et la trouvait jolie… Il remarqua ses mains fines et ne put s’empêcher de la trouver élégante dans la simplicité de son costume d’équitation. Son regard s’attachait avec tant de complaisance sur elle que la jeune Bretonne, offensée résolut de brusquer les choses.

— Me direz-vous, Monsieur, ce que signifie cet enlèvement et ce que vous désirez de moi ?

L’Allemand crut comprendre que la résistance ne serait pas longue et il s’applaudissait de son idée.

— Rassurez-vous, Mademoiselle, je ne vous veux aucun mal… Je regrette beaucoup qu’Ali n’ait pas su mieux vous transmettre ma pressante invitation, dit-il, devenant ironique malgré lui…

Le dialogue avait commencé en français. Certes von Haffner le parlait bien mais avec cet horrible accent dont les Teutons n’arrivent jamais à se débarrasser. Yvaine vit l’occasion de le gifler. Ce fut en allemand qu’elle répondit.

— Quel était donc le motif de votre invitation ? C’est la première fois qu’on me sollicite ainsi ?

— Je vais vous expliquer, répondit von Haffner dans la même langue, mais dites-moi, pourquoi parlez-vous allemand ?…

— Oh ! reprit Yvaine d’un ton léger, c’est tout simplement pour ne pas vous entendre hacher comme paille le beau langage de mon pays.

Un flot de colère monta à la tête de l’Allemand, mais il se contint et d’un ton doucereux continua :

— Ce que je veux de vous, oh ! Fraulein, peu de chose, un simple renseignement, que vous me donnerez volontiers n’est-ce pas ? Dites-moi donc où se trouve le plan de la cachette du Talisman… Si vous l’avez sur vous, donnez-le-moi et je vous renverrai chez votre père, en m’excusant de ne pouvoir vous y conduire moi-même…

— Vous avez trop étudié les mœurs des anciens, Herr von Haffner, et pas assez celles de vos contemporains pour croire qu’intimidée par les menaces que je sens derrière vos paroles ironiques, je vais ainsi trahir mon père. Croyez-moi, le Talisman du Pharaon ne sera trouvé que par M. de Kervaleck, ou bien il restera à jamais dans la cachette où l’enfouit jadis l’esclave de Nubie, répondit Yvaine, incarnant en cet instant, devant le lâche ennemi, toute la Bretagne fervente, et toute la France !…