Librairie Beauchemin, Limitée (p. 98-102).


XIX

L’IDÉE D’ALI


Le cerveau d’Ali travaillait, travaillait… Plusieurs plans lui étaient venus à l’esprit, mais il les avait tous rejetés, aucun ne lui semblant acceptable.

Tout à coup son regard se posa sur le presse-papier de son maître, un lion de bronze, œuvre d’un artiste ami du savant, et un sourire de triomphe éclaira son visage.

Ali avait trouvé.

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La matinée était radieuse, le ciel était d’un bleu intense, sans un nuage. Le Nil, tout proche, coulait à pleins bords, avec un bruit très doux.

M. de Kervaleck venait de montrer à sa fille et à Sélim un collier de feldspath, taillé en perles fuselées, enfilées et disposées sur trois rangs, qu’un des ouvriers avait trouvé.

Ils admiraient la netteté du poli et la perfection du calibrage de l’antique parure, quand ils furent soudain interrompus par l’arrivée d’Ali, agité, haletant, comme s’il venait de faire une longue traite… Son cheval, écumant, s’en allait seul, derrière les tentes.

— Qu’y a-t-il, Ali ? demanda M. de Kervaleck.

— Maître, répondit l’Égyptien, vers l’oasis, là-bas… à quinze milles environ d’ici… Ali a relevé… les traces… d’un énorme lion… Oh ! il doit être de forte taille… le seigneur à la grosse tête… car ses empreintes étaient… larges comme cela !…

Pierre de Kervaleck regarda Sélim dont les yeux brillaient de joie non dissimulée. Les Africains du nord savent chasser le lion. Le savant avait parmi sa troupe plusieurs Algériens et Tunisiens qui se mettraient volontiers avec lui à la poursuite du fauve.

Sélim s’était levé, la perspective d’une chasse l’enthousiasmait ; aussi, quand l’égyptologue lui offrit de partir en reconnaissance jusqu’à l’oasis dont parlait Ali, n’eut-il garde de refuser.

Pierre de Kervaleck donna des ordres, et deux bons chevaux furent amenés. Sélim avait revêtu un costume de toile blanche et posé sur ses cheveux noirs un casque d’explorateur qui projetait de l’ombre sur son visage mat et rendait plus troublant le regard de ses beaux yeux sombres.

Les chasseurs furent bientôt prêts à partir. Yvaine les accompagna jusqu’aux limites du camp. Pour la première fois depuis l’arrivée de Sélim, elle allait être privée de sa présence toute une journée… C’est long, une journée… Comme elle allait s’ennuyer… Un léger pli se formait entre ses fins sourcils, mais elle s’efforça de le faire disparaître.

— Surtout, Yvaine, dit M. de Kervaleck, ne sors du camp sous aucun prétexte. Ne t’éloigne pas de ta tente !

— Soyez tranquille, père, je vais être très sage… N’ayez aucune inquiétude. Tenez dès que vous serez hors de vue, je vais aller me reposer… Je vais rêver à vous et au succès de votre chasse… Je vais vous voir vainqueur de tous les lions de l’Afrique !

— Embrasse-moi, et rentre vite… Au revoir… sois prudente…

— Au revoir, dit Yvaine, qui fixa sur Sélim ses prunelles bleues rayonnantes d’amour…

Le jeune homme ne fit qu’un bref adieu, mais ses yeux enchanteurs surent dire à l’aimée toute la profondeur de son affection, par un regard expressif, troublant et passionné.

Les chevaux partirent au grand trot. Yvaine regardait la silhouette harmonieuse de Sélim et admirait l’aisance avec laquelle sa main fine et pourtant si forte retenait l’ardeur de son rapide coursier. Ses yeux se fixèrent sur son père, encore si alerte et si vif, et elle murmura, le cœur débordant de joie et d’affection :

— Mon père chéri… Sélim, mon amour… comme je vous aime !…

Quand les cavaliers furent hors de vue, fidèle à sa promesse, Yvaine rentra chez elle. Elle congédia sa servante italienne, voulant être seule avec ses pensées, ses souvenirs et ses rêves. Elle s’étendit sur un divan et se mit à songer…

Il lui semblait entendre encore les jolies choses que Sélim lui disait si souvent et elle refaisait en son esprit tous leurs doux projets d’avenir.

Ils avaient confiance en la vie qui s’annonçait si belle pour eux !… De noble naissance, riches, unis par une même croyance, rien ne semblait devoir mettre obstacle à leurs projets de bonheur.

Ils s’aimaient tant…

La pensée de cet amour partagé, si sincère et si pur, gonfla son cœur. Elle sourit, heureuse… et s’endormit.