Librairie Beauchemin, Limitée (p. 48-53).


VIII

LE SECRET DE L’AMPHORE


Après le départ de son cousin, et l’explication franche qu’elle avait eue avec lui, Yvaine plus que jamais, vécut de son rêve…

Elle passait parfois de longues heures cachée dans le berceau de lilas, son grand chien à ses pieds, à songer à celui qui était son espoir.

Elle se disait que maintenant, Sélim devait avoir vingt-cinq ans, et qu’ayant tenu les promesses de l’enfance, il devait être un beau jeune homme, avec sa figure régulière au teint doré, ses cheveux noirs et ses yeux admirables. Et elle prenait la résolution de ne jamais l’oublier, jamais, jamais, et de n’être qu’à lui, confiante en la réalisation de son rêve rose.

Un matin, le père et la fille se tenaient dans le cabinet de travail attenant à la salle égyptienne. Yvaine compulsait un gros manuscrit ancien, volumineux livre relié en veau jaune, orné de naïves enluminures, pendant que le savant examinait à la loupe une statuette chinoise.

La porte de communication était ouverte, et, de sa place, la jeune fille voyait, sur son guéridon ouvragé, le vieux vase d’Égypte.

Et son regard rêveur s’attacha sur l’amphore de terre peinte, qui avait contenu le secret d’un cœur glacé depuis plusieurs milliers d’années. Elle pensait au Pharaon qui avait tant aimé sa Reine, et à l’épouse aimante qui avait imploré la protection d’Isis, en passant, au doigt de l’adoré, l’anneau d’or massif…

Tout à coup, Pierre de Kervaleck tourna la tête et vit sa fille toute à sa songerie, les yeux fixés sur l’amphore.

Il sourit et demanda :

— À quoi penses-tu, Yvaine ?

— Au Talisman du Pharaon, répondit-elle lentement.

— Quel dommage, dit le savant d’un ton de regret, quel dommage que le secret en soit disparu… J’ai pourtant examiné l’amphore sur tous les sens, rien, pas d’hiéroglyphe, pas de symbole… Comme l’a dit jadis le Pacha : le Talisman du Pharaon ne reverra jamais la lumière.

— Pourtant, reprit-il après un silence, si j’avais un indice, je n’hésiterais pas : je partirais pour l’Égypte et je ferais tout le nécessaire pour le trouver !

Un flot de sang était monté au visage d’Yvaine. Ses yeux brillaient, elle semblait si bien partager et les regrets et l’enthousiasme de son père, que le savant, ému, l’embrassa longuement.

— Ma petite fille, dit-il tendrement, j’ai là bien des merveilles, mais, va, c’est toi mon plus cher trésor !

Quelques minutes après, la porte du cabinet de travail s’ouvrit, livrant passage à un domestique qui apportait le courrier.

Le grand lévrier Derba s’était glissé derrière l’arrivant, avait traversé à pas feutrés le cabinet de travail et s’était dirigé vers la salle égyptienne. Bientôt, attiré par la fraîcheur de la mosaïque, il s’était couché, le corps à demi engagé sous le guéridon qui supportait l’amphore. Les yeux mi-clos, il regardait ses maîtres, très occupés au dépouillement de leur volumineux courrier.

Voyant qu’on ne prenait pas garde à lui, le chien allongea sa tête sur ses pattes fines et somnola.

Le bourdonnement d’une guêpe fut bientôt le seul bruit qui troublât le silence. L’insecte d’or se mit à voler autour du lévrier qui secoua la tête… La guêpe s’éloigna, puis revint ; Derba se leva vivement pour la happer… Mais son mouvement, trop prompt, lui fit heurter la petite table qui se renversa, entraînant la précieuse amphore.

Un fracas retentit… Tombée sur la mosaïque, l’amphore gisait, brisée… Au bruit, Yvaine et son père s’étaient précipités, et tous deux, sur le seuil de la salle égyptienne, eurent le même cri de véritable désespoir.

Pourtant, le vase antique n’avait pas la même signification aux yeux du père et de la fille : pour l’archéologue, c’était l’évocation d’un autre âge, d’un passé merveilleux dont il était la preuve matérielle ; c’était, pour le collectionneur, une pièce de musée auréolée d’une légende et pour le châtelain, le souvenir d’une puissante amitié.

Mais pour Yvaine, c’était plus encore… C’était l’urne où son cœur se trouvait enfermé, à l’intention de celui pour qui, seulement, il voulait battre !…

Aussi leur dépit ne s’exprima-t-il pas de la même façon. M. de Kervaleck, qui, pourtant s’impatientait rarement, saisit nerveusement une cravache oubliée sur un fauteuil, fit un pas dans le musée et appela d’une voix tremblante de colère le lévrier qui, comme conscient de sa maladresse, s’approcha en rampant…

Yvaine, la gorge serrée, des larmes au bord des cils, releva le guéridon, et, s’agenouillant sur la mosaïque, ramassa les morceaux de l’amphore.

La cravache levée allait s’abattre sur le dos du chien, quand tout à coup, la jeune fille poussa un cri :

— Père… Arrêtez… Voyez donc !…

Redressée en un clin d’œil, tremblante d’espoir, Yvaine tenait dans sa main fine une des anses du vase, qu’elle voyait évidée, semblable à un tube courbe, dans laquelle elle apercevait quelque chose…

Pierre de Kervaleck lâcha le chien et s’approcha, anxieux… Il saisit l’anse, et, trop ému pour pouvoir parler, se hâta d’en retirer le contenu.

C’était un papyrus, que ses yeux d’archéologue ayant marché sur les traces de Champollion purent vite déchiffrer. Le papyrus indiquait l’endroit où avait été caché le Talisman du Pharaon !

La joie du savant fut indescriptible… Enfin, l’amphore avait révélé son secret…

Et Pierre de Kervaleck, qui n’avait vécu que pour ses recherches, qui se sentait si heureux parmi les dangers d’une exploration, prenait la résolution de partir pour l’Égypte, et de faire des fouilles actives, qui auraient, il n’en doutait pas, un succès considérable.

Du cœur d’Yvaine sortit une action de grâces fervente pour le bonheur que cette trouvaille allait lui donner. Elle allait revoir l’antique terre d’Égypte, et, qui sait… peut-être là-bas, son rêve se réaliserait-il…

— Derba, appela le savant, viens ici, mon bon chien !… Dire que j’allais te battre… Tu ne te doutes pas de ce que tu viens de faire, ni de la joie que tu nous as causée !…

La jeune fille passa sa main blanche dans la robe fauve du lévrier, et se penchant vers lui murmura :

— Merci, Derba !…