Le Système de Renouvier/Leçon II

Texte établi par Paul MouyVrin (p. 19-39).

DEUXIÈME LEÇON
La première Philosophie : Partie pratique
Passage à la deuxième Philosophie


Nous avons exposé, dans notre précédente leçon, tout ce qui, dans la première philosophie de M. Renouvier, se rapporte à ce que Fichte appelle la représentation théorique et peut-être même avons-nous touché, en parlant de la liberté, à quelque chose de plus. Quoi qu’il en soit, il nous reste à nous occuper d’un certain nombre de vues sur l’histoire et de toute une morale, voire de toute une politique : c’est là ce que nous entendons par partie pratique de la première philosophie de M. Renouvier.

D’après les origines en partie saint-simoniennes de sa pensée et d’après ce que nous avons déjà dit de sa manière de comprendre la marche de cette histoire spéciale, l’histoire de la philosophie, on s’attend bien à ce que la conception du mouvement historique en général soit chez le Renouvier de la première période fortement empreinte non seulement de nécessitarisme mais d’un nécessitarisme tout optimiste, en un mot d’une ardente foi au progrès, au progrès fatal de l’humanité. Vico, nous dit le Manuel de philosophie moderne p. 368, a eu l’idée d’une science de l’histoire : mais cette idée, qu’il n’avait pas su réaliser, a été mise à exécution par les penseurs qui ont conçu l’idée du progrès. Grâce à eux l’histoire « tend à se constituer scientifiquement sur ses véritables lois ». Le Manuel de philosophie ancienne (I, p. 34), tient le même langage et il proclame avec plus de force et de détail la part prépondérante de Saint-Simon dans l’analyse, dans la mise au point de l’idée de progrès et dans la création d’une histoire de l’humanité régie par cette idée[1]. Voilà donc qui est entendu : le Renouvier de la première période croit fortement au progrès nécessaire de l’humanité et à une histoire qui serait scientifique comme ayant réussi à saisir et à rendre manifeste la série hiérarchique des moments de cette évolution. Mais chez ce saint-simonien qui est aussi un libéral et un individualiste, chez ce fataliste qui ne laisse pas d’admettre aussi la liberté, les réserves, et elles sont graves, suivent de près. Ce n’est pas seulement sur le but de l’évolution historique qu’il en fait (ibid.), c’est sur le cours interne de l’évolution. Il ne veut pas que l’on confonde l’individu avec l’humanité : il y a un progrès pour l’humanité et pour tout ce qui dans l’homme dépend de l’humanité : mais dans ce qui est spéculation pure, création de l’art et quelquefois même forme politique, on retrouve la spontanéité de l’individu, on est en face de conceptions qui n’ont pas d’âge, pas de place marquée dans un développement. D’autre part, le progrès, quand il existe, n’est à la rigueur ni constant ni continu, (ibid. 34-35). Enfin les époques qu’on prétend distinguer dans l’évolution de l’humanité et même de l’humanité pensante ne se séparent pas la plupart du temps aussi bien qu’on le croit : témoin les trois états d’A. Comte qui chevauchent l’un sur l’autre au lieu de se situer bout à bout (ibid. 31). Il s’en faut donc de beaucoup que les Manuels conçoivent l’histoire exactement de la même façon que Saint-Simon et Comte : cela se voit dès maintenant et pourtant il nous reste encore à appeler l’attention sur deux différences décisives. D’abord, le Manuel de philosophie ancienne (I, 37), parle d’une « histoire purement inductive » et il entend faire à cette histoire une place fondamentale. Ensuite le caractère contingentiste et pluraliste de la conception de l’auteur se marque avec une grande force dans le refus qu’il fait d’accepter l’idée d’un développement unilinéaire et dans la netteté avec laquelle il y substitue celle d’une pluralité de développements dont chacun a une origine indépendante et dont les rencontres ultérieures ont quelque chose d’accidentel (ibid. p. 18).

La morale dans les Manuels de philosophie

Peut-être l’esprit contingentiste et libertiste s’est-il fait jour plus largement dans cette conception de l’histoire que dans la morale telle que la comprenait à la même époque M. Renouvier. Toutefois il a sa place, bien entendu, dans cette morale aussi. Elle se présente expressément comme une conciliation de la liberté et de la nécessité du moins dans l’esquisse que contient le Manuel de philosophie ancienne (438-442) et étant donnée la manière dont l’auteur entend la combinaison des contraires, on doit compter que, pour si sacrifiée que doive être la liberté, il en reste bien quelque chose. Voici en substance la petite esquisse du premier Manuel. D’une part la moralité implique l’idée d’un ordre dans lequel l’individu doit faire entrer ses actions, d’une nécessité, par conséquent, avec laquelle il doit compter. Pour définir ce facteur de la moralité M. Renouvier emprunte une formule de Wolf : « Agis toujours de telle sorte que ton action puisse être regardée comme comprise dans la série des choses naturelles ordonnées par Dieu et travaille à faire entrer toi-même et autrui dans ces lois. » D’autre part, cette règle de perfection doit aussi être considérée comme intérieure, comme dérivant spontanément de la nature de chaque homme, comme étant pour lui, en un mot, un objet de libre amour. Peut-être pourrions-nous dire, pour résumer la pensée de M. Renouvier, que la moralité c’est l’ordre rationnel du monde voulu par nous et fait nôtre. Si cela est assez stoïcien et spinoziste, par conséquent assez déterministe, il reste pourtant que l’accent est mis sur le rôle du sujet autant que sur celui de l’objet, égalité d’importance qui ne se voyait ni chez les Stoïciens ni surtout chez Spinoza. Tel est donc avec ses deux pôles, le principe de la moralité. Pour tout ce qui est secondaire la moralité est quelque chose dont la conception est variable, attendu que l’homme moral dépend de l’humanité et que l’humanité est soumise à une loi d’évolution et de progrès. Les règles de la conduite ne sauraient donc être révélées par aucune intuition absolue. Comme il est d’ailleurs aussi impossible de les formuler toutes que de les formuler pour toujours, on doit seulement viser à donner les principales et pour l’état de l’humanité auquel nous sommes parvenus. Or l’idée de solidarité, indiquée par Bacon et Descartes, et, depuis, mise en pleine lumière, paraît appelée de nos jours à une haute fortune. C’est elle qui semble convenir à notre époque pour incarner et préciser l’élément de nécessité que réclame toute morale et que nous avons exprimé en termes généraux par la formule de Wolf. Si maintenant nous la déterminons davantage en comparant les relations morales et politiques des hommes à ceux des organes dans un organisme, nous aurons une excellente représentation de tout ce qui est règle et ordre dans la moralité. Reste à mettre en face de cet élément nécessaire l’élément opposé. Nous y parviendrons sans peine en revenant à l’idée d’organisme et en nous rappelant que les derniers éléments des organismes sont au fond des monades, c’est-à-dire des spontanéités. Ainsi il y a pour chacun des fonctions à accomplir ; mais ces fonctions sont acceptées et aux devoirs qu’elles sont correspondent des droits. Nous concevons donc les relations morales sur le type des relations organiques ; nous assimilons la Société à un organisme et les individus à des organes. « Mais, ajoute l’auteur, dans la Société il y a nécessairement lieu de tenir compte à l’individu d’une liberté bien plus développée, et par conséquent plus incoercible, et, autant que possible, il faudrait que chacun ne fût tenu d’obéir qu’à la loi qu’il a contribué à faire et qu’il aime librement. » Le dernier mot, dans cette théorie assez curieuse, appartient ainsi à la liberté. Il faut avouer pourtant que la part de la nécessité y est grande.

La morale dans le Manuel républicain

Autant qu’il est possible de s’en rendre compte d’après un livre populaire où la place de la théorie est forcément restreinte tandis que, au contraire, la théorie était presque tout, en matière de morale, dans le Manuel de philosophie moderne, la part faite à la liberté a considérablement grandi dans la morale et la politique du Manuel républicain. Peut-être paraîtrait-il plus régulier de parler de cet ouvrage non comme d’une œuvre appartenant à la première période de la pensée de M. Renouvier, mais comme marquant, relativement aux matières qu’il traite, un passage de la première période à la seconde. Toutefois cette question d’ordre extérieur importe assez peu et il y a bien quelque avantage à rassembler toutes les idées morales de l’auteur antérieures à l’adoption par lui de la morale kantienne. Ce n’est pas d’ailleurs sur des questions de morale que s’est produite la grande crise de son esprit. Au moment de cette grande crise il en est venu sans doute à reconnaître une plus haute importance aux choses morales : mais on ne peut pas dire qu’il les ait en elles-mêmes comprises d’une manière très nouvelle. Si le Manuel républicain compte dans la période de transition, c’est parce qu’il est un livre consacré exclusivement à la morale et parce qu’il est significatif de voir un esprit préoccupé surtout jusque là de spéculation s’intéresser assez aux choses morales pour vouloir en faire l’objet de tout un ouvrage et d’un ouvrage qui fût en même temps une action. Quant à son contenu, le Manuel républicain marque certes un progrès dans les tendances individualistes et libertistes de l’auteur ; c’est cependant sans rompre avec la théorie morale esquissée dans le Manuel de philosophie moderne.

Vous pourrez voir dans la notice de J. Thomas l’histoire extérieure très intéressante du Manuel républicain publié en mars 1848 sous les auspices du Ministère de l’Instruction publique et occasion, quelques mois plus tard, de la chute du ministre Hipp. Carnot. Nous n’avons, quant à nous, qu’à en extraire les idées principales. Le principe de la morale n’est plus cherché délibérément comme autrefois dans l’accord de l’individu avec un ordre qui le dépasse. La moralité est fondée sur quelque chose qui est dans l’individu, qui y est du moins idéalement et ne fait que développer l’individu et le rendre plus lui-même, dans la perfection, c’est-à-dire dans le développement complet de la nature humaine et ce principe veut si bien être identique à la nature de l’individu ou au moins à quelque chose qui est dans l’individu et au besoin plus lui-même que lui, que le bonheur est tout de suite considéré comme le résultat de la conduite conforme au principe proposé (édit. Thomas, pp. 105-106). Si après cela l’individualisme absolu, la liberté illimitée, la liberté sans l’ordre, sont énergiquement repoussés (p. 190 et pp. 84-85), si même on avoue que le perfectionnement de chacun est solidaire de celui des autres hommes (p. 106), la perfection reste cependant un principe plus interne que l’ordre de la nature. Il reste quelque chose d’interne et d’individuel en tant même qu’il fonde les devoirs envers autrui, il le reste en ce sens que vouloir, à côté de sa propre perfection, la perfection dans les autres, c’est toujours vouloir le développement de natures individuelles. En tout ce qui touche à l’organisation sociale et politique, l’esprit individualiste est toujours présent dans le Manuel. La fin morale qui est assignée à la Société, fin à laquelle se subordonne la politique, est au fond individualiste ; le but est de faire de la Société une collection de souverains ou, en d’autres termes, l’idéal de l’auteur est par-dessus tout l’idéal démocratique. Aussi, malgré une part très sensible de préoccupations qu’on pourrait dire socialistes et qui provenaient certainement en grand nombre d’une origine saint-simonienne, nous devrons caractériser les vues politico-économiques du Manuel en disant, si nous voulons employer la langue d’aujourd’hui, qu’elles sont imprégnées non de l’esprit socialiste, mais de l’esprit radical-socialiste. L’auteur du Manuel républicain entend qu’on intervienne énergiquement dans les faits économiques, mais c’est pour assurer au plus grand nombre possible d’individus la jouissance de leurs droits. Le droit au travail, le droit à l’assistance, qu’il défend avec vigueur, sont des droits de l’individu. S’il veut qu’on empêche la concentration des propriétés en un petit nombre de mains, s’il veut — passage qui déchaîna plus que tout autre une tempête parlementaire contre le Manuel — qu’on ne laisse pas les riches manger les pauvres, il maintient pourtant la propriété individuelle (p. 165). Seulement son programme radical-socialiste est ce qu’on peut, dans le genre, imaginer de plus hardi. Il ne se contente pas de l’impôt progressif et de la banque hypothécaire (252, 284) ; si toute l’industrie ne lui semble pas susceptible d’être monopolisée, il verrait sans crainte monopoliser l’industrie des transports, il lui paraîtrait naturel qu’on monopolisât le commerce (198). Des associations librement établies, sans doute, mais favorisées de toutes manières par l’État, finiraient par s’emparer de toute l’industrie non monopolisable (173-177 ; 195), et au terme de cette évolution, activement aidée, le salariat se trouverait aboli (176). Les deux faits que le Manuel républicain est ardemment optimiste (pp. 85-86 par exemple) et qu’il croit fermement à l’identité de sa morale sociale avec celle du christianisme (voir par exemple pp. 81-82) sont plus caractéristiques de l’esprit général du temps où il a été écrit que de l’état personnel de la pensée de l’auteur. Il reste donc bien pour caractériser le Manuel que, sans être encore kantien le moins du monde, sans rompre avec l’idée d’une règle extérieure et hétéronomique, ce livre est moins saint-simonien, plus libéral et implicitement plus libertiste que le Manuel de philosophie moderne.

Collaboration à « l’Encyclopédie Nouvelle » de Leroux et Reynaud

Il nous reste à parler d’autres écrits de M. Renouvier, tous d’un caractère spéculatif et dont le dernier surtout, assez étendu matériellement, annonce déjà la philosophie des essais de critique générale. Il s’agit des articles de l’Encyclopédie Nouvelle couronnés par l’article intitulé : Philosophie.

À part un article sur Descartes paru antérieurement et où l’on ne peut s’attendre à trouver des données intéressantes, toute la collaboration de M. Renouvier à l’Encyclopédie Nouvelle est comprise dans les tomes V et VII. Les collaborateurs ne signaient pas. Néanmoins on est sûr qu’il y a écrit les articles Fatalisme, Fermat, Fichte, Ficin, Force, Panthéisme et enfin Philosophie. Ces articles dont le dernier est cité dans l’Esquisse d’une classification, II, p. 370, sont signalés par J. Thomas (p. 17) comme étant de M. Renouvier et celui-ci les avait nommément indiqués pour tels à M. Pillon qui en avait pris note. J. Thomas mentionne en outre, comme lui appartenant, les articles Euler et Expérience. Comme J. Thomas nous dit (p. 16, note 2), avoir eu sous les yeux pour le tome VII une couverture portant à l’intérieur les noms des auteurs, il est probable qu’il a été dans le même cas pour le tome V. Au reste l’article Expérience est cité deux fois dans l’article Philosophie (486b note et 527a) assez à la façon d’un travail de l’auteur lui-même et, de plus, la critique des écossais qu’il contient ressemble à celle qu’on lit dans l’article Philosophie. On ne peut donc guère douter que l’article Expérience ne soit de M. Renouvier. Quant à l’article Euler, il est, philosophiquement, insignifiant : tout au plus pourrait-on y relever (147) une déclaration infinitiste en matière d’interprétation du calcul infinitésimal et (ib.b tout en bas) une approbation des diagrammes par lesquels Euler a figuré les syllogismes[2].

Si l’on excepte les articles Fermat (qui est tout spécial) et Ficin (qui ne contient de philosophique que des réflexions peu instructives pour nous sur le syncrétisme) il y a profit à tirer de chacun des articles antérieurs à l’article Philosophie, desquels nous venons de reconnaître l’authenticité. Ils donnent en général l’impression d’une pensée plus mûre que celle du Manuel de philosophie moderne. L’article Force est resté inachevé : il s’arrête, p. 312, au moment où, faisant l’histoire de la notion de force dans la dynamique, l’auteur commence à parler de Malebranche. Ainsi amputé de sa portion la plus substantielle l’article ne contient plus d’intéressant qu’une explication, plus nette peut-être que dans le Manuel de philosophie moderne, de la trinité qui constitue l’âme comme Dieu : force, intelligence et amour. L’article Fichte confirme ce que laissait voir le Manuel, à savoir l’extrême importance de l’impression produite sur M. Renouvier par l’idéalisme radical de l’auteur de la Théorie du Savoir. Ce n’est pas que jamais M. Renouvier ait été tenté de croire à la vérité du système, mais il lui a fourni le type achevé de ce que le pur savoir sans croyance peut être selon lui. D’autre par la Destination de l’homme qui est citée deux fois dans l’article Fichte, qui est encore citée ailleurs, a bien pu être pour M. Renouvier ou peut-être pour son principal inspirateur (nous retrouverons la question plus tard) une source de suggestions sur le rôle de la croyance, sur sa nature pratique et ses rapports avec la liberté. Ce livre, intelligemment, sinon fidèlement traduit par Barchou de Penhoën, était plus accessible à M. Renouvier que la Wissenschaftslehre pour laquelle il était réduit à l’horrible traduction de Grimblot, série de contresens où cependant il a su deviner les grandes lignes de son auteur. M. Renouvier, qui possédait très bien l’anglais, ne savait pas l’allemand, comme il nous l’apprend lui-même dans l’article Panthéisme (p. 279a vers le bas), en parlant de la doctrine de Hegel, autant, dit-il, que nous puissions la connaître « nous qui ne germanisons pas ». L’article Expérience réfute avec vigueur la prétendue observation psychologique des Écossais, réfute aussi le sensualisme et défend les droits de l’hypothèse. Mais ce qu’il contient de plus remarquable est une vue de l’induction qui ne se retrouve nulle part ailleurs, que nous sachions, dans aucun des livres ou articles de M. Renouvier. Il a vu clairement que l’induction est une opération inverse et qu’elle a pour tâche de reconstituer, sur la simple donnée d’effets et de parties, des causes et des tous. L’article Fatalisme reproduit, bien entendu, pour le fond, la doctrine du Manuel de philosophie moderne, à savoir qu’il est impossible de se passer de la nécessité ni de la liberté et qu’il faut admettre l’une et l’autre. Mais, d’abord, sans que la notion de liberté soit bien tirée au clair et distinguée de la spontanéité intelligente, on la trouve, plus nettement encore que dans le Manuel, caractérisée par la contingence, par l’égale possibilité de faire ou de ne pas faire. Et puis, ensuite et surtout, deux points importants sont à signaler. Le premier est le rapport de la liberté avec la vérité et l’erreur. M. Renouvier, pour la première fois peut-être, en tous cas très clairement, indique que, dans l’hypothèse de la pure nécessité, le sujet qui juge ne pourrait songer à distinguer la vérité de l’erreur (p. 208a haut). Le second point est relatif à l’acceptation simultanée des deux contradictoires pour résoudre l’antinomie de la liberté et de la nécessité, et en général toutes les antinomies. Tandis que le Manuel de philosophie moderne nous disait : « La foi pose les contraires dans le monde réel objectif » (table analytique, p. XXXI), ici (p. 208a vers le bas) M. Renouvier s’efforce de distinguer entre les aspects contraires, les idées contraires qui s’excluent, qui doivent s’exclure dans l’intelligence, et l’être dont nous n’apercevons que des aspects, mais qui n’est pas en lui-même fait d’aspects ni par conséquent de contradictoires. Cette distinction sera reprise dans l’article Panthéisme (282b) et dans l’article Philosophie (543b en bas). Quoi qu’elle vaille, quelque incompatible que soit l’agnosticisme qu’elle implique, avec la méthode des idées, elle montre que la conscience logique de l’auteur n’est pas tranquille, qu’il a toujours du respect pour le principe de contradiction et que, en attendant le moment de donner à ce principe pleine satisfaction, il se détache peu à peu du pseudo-hégélianisme qui l’avait d’abord enthousiasmé. Il ne faut peut-être chercher rien de nouveau mais seulement une expression plus nette des idées du Manuel de philosophie moderne dans l’article Panthéisme. C’est toujours la déification du monde et la déification de l’homme qui s’opposent. Toutefois, la cause du sujet, de l’individualité, tant en nous qu’en Dieu est vigoureusement prise en mains. Le panthéisme a raison d’affirmer la liaison de tout, mais il faut aussi admettre l’indépendance de tout, l’individualité. Nous sommes de réels individus. Dieu en est un aussi et dans le sens le plus fort : M. Renouvier parle de la personne divine, et il accorde à cette personne, qu’il se laisse aller à considérer de préférence sous des attributs finis, le rôle d’une Providence (286b bas).

L’article « Philosophie »

Nous voici enfin parvenus à l’article Philosophie qui est beaucoup plus intéressant que ceux qui précèdent et qui représente vraiment l’aurore d’un jour nouveau. Matériellement considérable, ce travail qui va, dans l’Encyclopédie Nouvelle, de la page 475 à la page 560, est demeuré incomplet à l’impression : il s’arrête au cours du paragraphe de conclusion dont nous possédons cependant six colonnes et demie. Cette lacune n’empêche pas de saisir comme un tout la pensée de l’auteur. S’il fallait en croire M. Renouvier (Esquisse, 370-371), tout ce qu’il y aurait de nouveau dans cet article serait un effort pour reconnaître que les notions pratiques et avant tout celles du mérite et du démérite sont des réalités positives qu’on doit constater et reconnaître en elles-mêmes, qu’on réussisse ensuite ou qu’on échoue à en rendre compte par des spéculations métaphysiques. Or il est bien exact que l’article en question contient dans ce sens un passage exprès, mais il s’en faut que ce soit là sa seule originalité. Le début (jusqu’à la page 515) ne nous apporte peut-être rien de capital. Au moyen de beaucoup d’histoire, très richement documentée d’ailleurs, et dans laquelle il y a peut-être lieu de remarquer la réfutation de la méthode écossaise et aussi celle du perceptionnisme écossais, nous sommes amenés aux résultats essentiels que nous connaissons déjà savoir que la vraie méthode est celle des idées, que la science pure est coextensive à l’idéalisme subjectif, que l’ontologie est d’un autre ordre que les idées et qu’elle ne se constitue que par la croyance. Il suffit de signaler, dans cette partie, des explications sur l’évidence qui font bien comprendre que M. Renouvier repousse seulement l’évidence absolue, qu’il admet parfaitement l’évidence relative ; d’autres explications sur l’intervention des trois facteurs : intelligence, volonté et amour dans la certitude, ensuite une formule lumineuse sur le rapport intime entre l’individualité et la certitude (512b bas), « quiconque admet l’individualité réelle doit renoncer à la fausse certitude et professer la croyance » ; enfin en prenant le cas particulier du cogito de Descartes et en s’inspirant de Maine de Biran, M. Renouvier fait ressortir de la manière la plus frappante sa distinction de ce qui est idée et phénomène d’avec ce qui est être : dans « je pense, donc je suis », le premier je est une apparence, une idée, le second est une réalité, un être.

À la page 515 commence, pour finir à la page 527, une partie de l’article qui n’est rien moins qu’une ébauche du premier et, même dans une plus faible mesure, du second des Essais de critique générale. Cette partie mérite d’être suivie de près. Elle est consacrée, sous le titre de logique, à ce moment de la connaissance qui précède l’ontologie et dont l’auteur fait bien saisir le caractère en donnant pour synonyme au mot de logique celui de psychologie et de préférence celui de phénoménologie de l’esprit. Par définition cette logique est idéaliste, elle est aussi empirique : car elle énonce et classe, sans pouvoir faire plus et sans comporter d’autre confirmation que l’adhésion de ceux qui se reconnaissent en elle, les éléments de l’esprit. Il y a dans l’homme, comme nous l’avons déjà vu ailleurs, trois facultés, mais elles forment un tout dans la réalité, et le tout, ou l’homme, ne se laisse pas scinder. Les trois facultés interviennent dans tout acte, par exemple et notamment dans celui de juger quoique le jugement soit assurément affaire d’intelligence, « on ne juge pas sans affirmer ; on n’affirme pas sans volonté et sans attrait » (517b haut). Il faut commencer par étudier l’intelligence en raison de son importance prépondérante pour l’ontologie dont elle contient toute la matière sous le nom d’idées. Dans l’intelligence, c’est à la sensibilité qu’il faut s’attacher d’abord, parce que les premiers phénomènes qui frappent l’homme sont les phénomènes sensibles. La sensibilité est soumise à une condition préalable sans laquelle il n’y aurait pas d’extériorité, cette condition qu’il faut appeler, avec Kant, une forme de la sensibilité, c’est l’espace qui peut d’ailleurs ontologiquement être encore quelque chose de plus qu’une forme subjective, mais peu importe. Le temps est aussi une condition sans laquelle certains phénomènes ne peuvent être donnés, et il est, de ce chef, une forme lui aussi. Mais ce n’est plus une forme de la sensibilité à proprement parler, c’est plutôt une forme de la pensée, car c’est la forme des phénomènes subjectifs : or là où le sujet joue un rôle prépondérant, il y a forcément conscience très accusée, conscience claire, c’est-à-dire, en d’autres termes, pensée. Sous la forme de l’espace s’exercent la sensation et l’imagination reproductive ; sous la forme du temps, la conscience et la mémoire qui, non contente de reproduire, reconnaît. — Le temps, avons-nous dit, nous fait passer de la sensibilité à la pensée ; la pensée ou entendement a quatre fonctions : l’attention et la comparaison, l’abstraction et l’universalisation, la conception, le jugement. L’entendement, comme la sensibilité, a aussi des formes que Kant a appelées catégories. Mais il n’y a pas seulement des catégories de l’intelligence pure : toutefois c’est par celles-ci qu’il faut commencer. Kant a pensé avec raison qu’il trouverait les concepts sous les jugements et qu’il fallait partir d’une classification des jugements. Mais il n’a pas remarqué qu’il y a des concepts qui sont dans tous les jugements ce sont les concepts de relation et d’identité ou de contrariété. Il a donc eu tort de compter à part des jugements de relation et de vouloir trouver dans ces jugements des catégories spéciales. Passant aux jugements spéciaux il a mal fait correspondre aux jugements généraux, particuliers, etc., la quantité, car c’est le nombre seul qui satisferait à une telle correspondance, et il a non moins mal fait correspondre la qualité aux jugements affirmatifs, négatifs, etc. Enfin son tort le plus grave a été de prendre la causalité pour une catégorie de l’intelligence pure. Voici comment il fallait mener l’étude des catégories de l’intelligence. Dans tout jugement complet il entre trois conceptions : celles d’un sujet, d’un attribut, et de leur rapport. On peut affirmer ou nier l’attribut du sujet ou encore poser l’attribution sous certaine limite : aux jugements affirmatifs, négatifs et limitatifs ainsi dégagés correspondent les idées d’augmentation, de diminution et de grandeur. On peut poser le rapport du prédicat au sujet comme singulier, pluriel et universel : aux jugements singuliers, particuliers, universels correspondent les concepts d’unité, pluralité et totalité. Enfin on peut considérer que le rapport du prédicat au sujet est analytique ou qu’il est synthétique, ou bien que c’est un rapport de disjonction logique (exemple : le monde ou est éternel ou a un commencement) ; aux jugements analytiques, synthétiques, disjonctifs correspondent respectivement : l’attribut ou qualité, la substance et la communauté. En procédant de cette manière, on fait entrer parmi les concepts fondamentaux de l’entendement des notions qui consacrent la distinction si capitale du jugement analytique et du jugement synthétique. On a remarqué aussi que, dans l’ensemble, les catégories se posent par thèse, antithèse et synthèse comme Kant l’avait bien aperçu.

Entre la sensibilité et l’entendement Kant mettait les schèmes : il y a lieu en effet de considérer des concepts intermédiaires entre la forme de la sensibilité et les catégories. L’application des catégories, qui en comportent une, à la forme de la sensibilité, c’est-à-dire comme nous savons, à l’espace, se fait par l’intermédiaire de l’idée de quantité extensive. La catégorie de quantité : diminution, augmentation et grandeur, est en elle-même indifféremment quantité intensive et quantité extensive. Mais c’est seulement comme quantité extensive qu’elle présente une communauté de nature avec l’espace. Car une quantité intensive peut bien admettre des degrés à l’infini : elle ne présente pas pour cela des parties qu’on puisse limiter et nombrer. Tel est bien au contraire le cas de l’espace. Il est à la fois continu, comme toute quantité, et de plus fait de parties qui se distinguent, autant dire qu’il est une expression de la quantité extensive, laquelle est essentiellement une synthèse de la continuité et de la discrétivité, de la quantité et du nombre. Ce qui fait d’elle, par parenthèse, puis de l’espace en conséquence, l’objet mathématique dans toute sa plénitude. La grandeur en s’appliquant à l’espace en tant qu’elle est extensive donne naissance aux trois déterminations qui se nomment : point, étendue et position. À ces trois déterminations il faut en rattacher trois autres : la pénétration ou coexistence, la distance et le contact. Le temps n’étant point proprement une forme de la sensibilité, il faut d’abord qu’il en prenne le caractère pour qu’on puisse parler de lui appliquer, comme à l’espace, la quantité unie au nombre. Or le temps arrive à prendre, comme l’espace, le caractère dont il s’agit par le fait que, dans le mouvement, il accompagne l’espace avec un parallélisme exact. Dès lors il peut être regardé lui aussi comme une expression de la quantité extensive. Comme tel il présente les trois déterminations connues sous les noms d’instant, durée et succession auxquelles s’en rattachent trois autres simultanéité, intervalle de temps et suite (l’analogue du contact et, ajouterons-nous, ce qu’Aristote appelait τὸ ἐφεξῆς[3]). Au reste, de même que les catégories s’inclinent pour ainsi dire, vers la forme de la sensibilité, de même celle-ci tire d’elle-même et offre à la pensée des images dont celle-ci ne saurait se passer : externe et interne, contenant et contenu, forme et matière.

Avant de passer de l’entendement à la raison, M. Renouvier signale ce qu’il appelle le fait immense de l’association qui embrasse, dit-il, tous les mouvements de l’esprit humain en ce qu’ils ont de passif. Selon lui, ce fait consiste en ce que toutes les idées entre lesquelles il y a pour nous une relation quelconque, relation nécessaire d’ailleurs ou relation accidentelle et habituelle, sont susceptibles de s’appeler mutuellement avant l’intervention de la volonté.

Il définit la raison, comme Kant, dit-il, la faculté de généraliser. Généraliser ne signifie pas ici, on nous en prévient, la même chose qu’universaliser : car universaliser, c’est agrandir l’extension d’une idée en faisant cette idée plus abstraite, c’est créer des universaux. Généraliser ce sera au contraire rapporter des faits particuliers, c’est-à-dire spéciaux à un principe réel ou du moins idéalement réel qui en embrasse l’ensemble. Ainsi la raison a pour fonction d’atteindre des ensembles concrets ou plutôt la source commune de chacun de ces ensembles. De tels principes, de telles idées de la raison, selon le langage de Kant, sont, comme il l’a reconnu, au nombre de trois : l’âme, le monde et Dieu. Mais la question vraiment intéressante que soulèvent ces idées est celle de savoir si elles répondent à des choses, et cette question n’appartient pas à la phénoménologie mais à l’ontologie. Reste à envisager un second aspect de la raison. Faculté des ensembles et des principes, elle est aussi, à cause de la corrélation des deux fonctions, faculté des parties et des conséquences et comme le raisonnement consiste à descendre des principes aux conséquences, la raison est la faculté de raisonner. Dans un paragraphe à part (§ 11) comme plus tard dans un chapitre à part du premier Essai, M. Renouvier donne la théorie du raisonnement et en général expose ce qu’on entend par le terme de logique au sens étroit. Si ce paragraphe ne contient rien que de rapide et d’ordinaire sur le syllogisme, il reprend, après l’article Expérience, bien qu’avec moins de force, une idée qui restera définitive pour M. Renouvier, à savoir que l’induction féconde s’identifie avec l’hypothèse, et surtout il ramène la déduction mathématique au syllogisme : il est vrai que ce n’est pas de la même manière que le Premier Essai ; ce n’est peut-être pas d’une manière moins heureuse.

Après l’étude de l’intelligence vient celle des deux autres fonctions : la force et l’amour. Mais ici l’auteur est très bref ; et, à propos de l’amour, se rebutant devant l’obscurité des phénomènes, il se borne à énumérer quelques notions fondamentales sans les présenter sous la forme ternaire des véritables catégories. Ce qu’il y a de plus remarquable dans ses deux catégories de la force, c’est qu’il regarde le devenir comme logiquement postérieur à la causalité : point de vue très éloigné de celui qu’il adoptera plus tard ; et c’est ensuite que, par contre, la première catégorie de la force est déjà formulée comme le sera plus tard celle de la causalité. Il y distingue trois termes : acte, puissance et force : la force lorsqu’elle paraît dans une chose produit déjà, elle est acte ou énergie, et d’autre part elle avait, elle a encore la puissance de produire ce qu’elle est maintenant en train de produire : elle est donc la synthèse de l’acte et de la puissance.

La dernière partie de l’article Philosophie est consacrée à l’ontologie. Il y a ici moins de nouveauté, moins d’éléments appelés à durer ; aussi nous en tiendrons-nous, sans nous engager dans une analyse suivie, à relever un certain nombre de points intéressants. Le problème général de l’ontologie est compris exactement comme il l’a été dans le Manuel de philosophie moderne, et il n’y a pas à y revenir. Mais voici des détails dignes de remarque. L’existence en soi des corps comme sujets étendus définis et auparavant celle de leur forme indéfinie, l’espace, sont affirmées avec autant d’insistance que jamais. Kant est blâmé d’avoir cru que l’espace, parce qu’il est une forme de la sensibilité, ne peut pas être une chose. Contre lui s’élève une raison invincible : savoir la foi commune des hommes (527b milieu). Pourtant M. Renouvier reconnaît que, si la réalité de l’espace s’affirme inévitablement, les difficultés commencent quand on envisage l’application des catégories à l’espace. L’espace donne lieu à une antinomie qu’on peut énoncer en employant la seule idée de relation avec ses modes, c’est-à-dire une idée commune à toutes les catégories et antérieure à elles : l’espace, dira-t-on, est composé et cependant il ne peut pas l’être parce qu’il n’a pas de parties simples. Si l’on se réfère aux catégories, l’antinomie prend un sens plus frappant et la contradiction apparaît comme plus violente encore : elle se présente dans un langage qui jouera désormais un rôle capital dans les ouvrages de M. Renouvier. L’espace a des parties, l’espace est divisible : cependant il ne peut pas l’être car « si l’espace est réellement divisible, il contient un nombre de parties plus grand que tout nombre assignable, c’est-à-dire un nombre qui n’est pas un nombre » (528a bas). Ajoutons que, un peu plus loin, l’idée de l’impossibilité du nombre infini reçoit une nouvelle application dans la question de savoir si la somme des êtres donnés dans le monde est limitée ou illimitée. Qu’elle soit limitée, alors on demandera : pourquoi tel nombre plutôt que tel autre ? Cependant, si elle est illimitée, elle constituera un nombre infini ; or « comment un nombre infini peut-il avoir une existence actuelle ? » (532b). Sans doute la solution générale des antinomies de la raison est encore l’acceptation des deux propositions opposées. Mais cette acceptation que nous avons déjà vu changer quelque peu d’aspect dans les articles Fatalisme et Panthéisme prend ici un sens tout à fait nouveau. D’abord on nous répète que la contradiction est dans les idées, dans les essences et non dans l’être, qu’il ne faut pas constituer l’être par la réunion des deux idées opposées, ce qui serait faire de lui une idée. Bientôt cette première remarque mène plus loin. Si l’être diffère ainsi des idées, si l’être n’est pas une essence, alors nous ne le connaissons pas. Cet agnosticisme enlève à l’être quelque chose de son importance, sinon proprement de sa réalité. Mais il y a plus : peu s’en faut que l’agnosticisme avoué et complet, l’agnosticisme de Kant, ne soit reconnu pour la véritable solution des antinomies. Ce sacrifice méritoire de la curiosité humaine est déclaré préférable « à l’audace de Fichte » et « à la prétendue science du monde forgée par Schelling ou par Hegel » (543-544). L’auteur a beau écrire (530a ass. bas) « l’idée de l’être comporte, elle exige qu’autre chose soit posé que des ensembles de phénomènes », il est certain que le réalisme, l’ontologisme sont en baisse dans son esprit. Mentionnons encore pour mémoire, dans la même direction, l’aveu non seulement que les catégories, voire la substance comme catégorie ne doivent pas être érigées en choses, mais que le temps même n’existe pas en dehors des pensées (529a ass. bas, 529b) (voir à la fin de la leçon).

Nous venons de nous occuper des notions purement théoriques qui dans l’ontologie de l’article Philosophie offrent de l’intérêt pour l’histoire de la pensée de M. Renouvier. Certaines notions pratiques y sont aussi traitées de manière à mériter qu’on s’y arrête. Ce n’est pas sur la question de la liberté, la plus fondamentale de toutes cependant, qu’on trouve des innovations ni l’amorce de la théorie qui va dominer toute la philosophie des Essais. Au contraire, on lit à la page 555b que la liberté requise pour fonder le mérite c’est simplement l’absence de contrainte et la parfaite spontanéité. Nulle part M. Renouvier n’avait mieux montré combien il était imbu de la doctrine socratique et, pour une part, cartésienne, touchant les mouvements de la volonté (cf. Esquisse, II, p. 364 mil.). Et ce n’est pas tout : il va, obéissant à sa nouvelle tendance agnosticiste, jusqu’à ne plus se soucier de maintenir, au moins dans les mots, l’aspect extérieur de la liberté, la contingence, en face de son opposé, le déterminisme : il oppose, nous dit-il, une fin de non-recevoir à la question du libre arbitre parce qu’on ne saurait ni la résoudre ni même la traiter sans supposer une distinction réelle entre les trois facultés de l’âme, sans séparer la volonté (555a). Rien ne ressemble moins à la doctrine que nous trouverons développée dans le second Essai et, bien avant la date de cet ouvrage, très formellement arrêtée. C’est sur deux autres points principalement que l’article Philosophie ouvre, à propos des choses pratiques, la voie qui demeurera celle de l’auteur. D’abord, comme le rappelle l’Esquisse d’une classification (II, p. 370), nous assistons à un effort pour soustraire les notions morales à la domination de la métaphysique, pour les prendre en elles-mêmes, comme des réalités qui ont le droit de compter autant que les exigences de la raison théorique. Il n’appartient pas à une théorie métaphysique comme celle de la liberté d’indifférence de s’attribuer comme un monopole le pouvoir de rendre possible le mérite moral. On croira volontiers que ni l’honnêteté pratique, ni, qui plus est, la moralité spéculative, si l’on peut ainsi parler, n’ont fait défaut aux nombreux philosophes défenseurs de la nécessité morale ; que, par conséquent, « l’idée du mérite n’est nullement liée aux subtilités de la question la plus longtemps et la plus vainement controversée du monde » (555b milieu). Après ce positivisme moral et comme en fournissant une autre expression, il faut signaler la préférence très marquée que M. Renouvier accorde à ceux des attributs de Dieu qui font de lui une personne et la dépréciation que subissent par contre de la manière la plus expresse les attributs métaphysiques. Le caractère éminent de l’être conçu dans sa perfection est la personnalité (542b milieu). Il est possible, en un sens, d’ « aborder Dieu sans métaphysique », de chercher son absolue perfection dans cette face de lui-même par laquelle il regarde notre monde, dans la justice et dans la bonté, non dans les idées mathématiques de l’immutabilité et de l’identité. « De telles idées demeurent sans appui dans l’intelligence où elles ne représentent que des négations et des mots. » Nos catégories sont faites pour le relatif et le fini : une perfection vraiment et positivement saisissable est pour nous inséparable du fini (544b, 545a, 533a et b). Enfin à côté des deux points capitaux sur lesquels nous venons de nous arrêter, il en est un troisième où s’accuse aussi, bien qu’avec moins d’insistance, le moralisme naissant de M. Renouvier. Nous voulons parler de ses réflexions sur la destinée des êtres et l’immortalité. D’une part c’est déjà en leur donnant une couleur surtout morale qu’il expose, touchant la préexistence et la métaphysique, les révolutions du monde, les épreuves infligées aux êtres sentants, y compris les animaux, des idées auxquelles il reviendra plus tard et qui, du reste, assez attendues chez un ami de J. Reynaud, ne sont pas toutes exclusivement propres à l’article Philosophie (549a et b, 550b en haut). D’autre part, sur la question spéciale de l’immortalité, il professe en termes assez exprès que ce qui nous intéresse ce n’est pas la permanence de la substance âme, mais la conservation de la personne : en un mot non l’immortalité métaphysique, mais l’immortalité morale.

Tout ce moralisme est sûrement une promesse pour plus tard. N’oublions pas toutefois qu’il est, dans ce qu’il y a de plus essentiel, tout différent de celui que M. Renouvier embrassera à la suite de Kant : car, comme le rappelle l’Esquisse d’une classification, II, p. 371 : « L’amour du bien, la foi au bien lui tenaient lieu des impératifs moraux » (voy. article Philosophie, 556a en bas, 557a et 524a assez bas). Quelque significatif que soit d’ailleurs le moralisme de l’article Philosophie, il ne l’est peut-être pas autant que les diverses propositions ou velléités théoriques sur lesquelles nous avons appelé l’attention en les extrayant de la partie préliminaire et méthodique de cet article, de sa partie ontologique et surtout de sa partie phénoménologique. Dans la première nous avons vu la certitude rattachée à la personnalité par une formule qui ne sera pas dépassée ; dans la seconde nous avons vu la doctrine de l’union des contradictoires au sein de l’être continuer de décliner jusqu’à se perdre dans l’agnosticisme et, par conséquent, jusqu’à disparaître au profit d’un phénoménisme et d’un relativisme de la connaissance qui nous acheminent vers le phénoménisme et le relativisme radicaux des Essais, sans compter que ces deux attitudes radicales sont déjà fortement marquées dans la doctrine de l’harmonie des êtres ; et en même temps nous avons constaté l’apparition de cette idée maîtresse que l’impossibilité du nombre infini peut être invoquée contre l’existence de l’infini dans les choses. Reviendrons-nous maintenant sur la partie consacrée à la phénoménologie de l’esprit ? La méthode qu’on y suit se donne pour empirique, c’est-à-dire pour essentiellement narrative, manière de procéder à laquelle l’auteur ne renoncera plus. Kant y est décidément accepté pour guide, et sa théorie des formes de la sensibilité et des catégories, critiquée en des termes souvent identiques à ceux dont se servira le premier Essai. Le rattachement de l’une des formes kantiennes de la sensibilité à l’entendement est une pierre d’attente. La subordination de toutes les catégories à la relation ; la position de toutes les catégories par thèse, antithèse et synthèse ; les formules adoptées pour quelques-unes des catégories, tout cela est quelque chose de définitivement acquis à la pensée de M. Renouvier. L’article Philosophie nous a donc conduits plus loin de la première doctrine et surtout plus près de la seconde qu’il ne l’a indiqué dans l’Esquisse. Cet article nous permet de saisir sur beaucoup de points sa pensée en train de se faire et par conséquent de la mieux comprendre.

Et pour en finir, mettons l’accent sur la manière dont est présentée (552a) la communication ou harmonie des êtres : il n’y faut pas voir, nous dit-on, une liaison en soi, un rapport en soi, car ces sortes de rapports échappent à la pensée ; il faut et il suffit de voir dans l’harmonie des êtres une loi pure et simple.


  1. « Enfin, au commencement de notre siècle, Saint-Simon posa hardiment dans l’histoire du progrès quelques point de repère à jamais inébranlables ; il reconnut que, dans l’ordre politique, dans celui de l’organisation sociale et de la morale même, il était possible de tracer certaines séries de faits évidemment progressifs au point de vue de la raison moderne… En même temps qu’il esquissait… les grandes lignes de l’histoire, Saint-Simon fixait hardiment au progrès un but final. »
  2. Nous avons supprimé le passage où Hamelin donne, d’après Thomas, la chronologie de l’Encyclopédie Nouvelle : cette chronologie est fausse. Dans un mémoire manuscrit présenté en 1911 pour le diplôme d’études supérieures, et qui s’intitule « La formation de la notion de conscience dans la philosophie de Ch. Renouvier », R. Le Savoureux a rectifié comme suit les dates attribuées jusque-là, sur l’autorité de Thomas, aux volumes de l’Encyclopédie Nouvelle : les tomes I, II, III et VIII ont paru dans cet ordre entre juillet 1839 et octobre 1841. Le tome IV entre avril et juillet 1842. Le tome VII, ensuite, à partir de 1842. Sa publication a été coupée par celle du tome V, qui serait de 1846 ; elle a continué ensuite ; l’article « Philosophie », qui en est le dernier, et qui est inachevé, est de 1847. Ni le tome V ni le tome VII ne sont achevés. En ce qui concerne la collaboration de Renouvier, l’énumération de Thomas est confirmée par les recherches de R. Le Savoureux. Selon R. Le Savoureux, l’article « Descartes » serait de 1842, l’article « Panthéisme » de 1843, les articles « Euler », …, « Force », de 1846, et l’article « Philosophie » de 1847.
  3. Τὸ ἐφεξῆς, c’est-à-dire le contigu, ce qui se suit tout en restant distinct, sans que les extrémités se confondent — par opposition à τὸ συνεχές le continu. Dans Aristote, Physique, VIII, 6, 258 b.