Le Système de Renouvier/Leçon III

TROISIÈME LEÇON
La Représentation se suffit à elle-même
Preuves générales


L’article Philosophie est de [1847], le Manuel Républicain est de 1818. Après cette date, M. Renouvier se recueille[1]. C’est six ans après seulement qu’il commence à publier les ouvrages où est contenue sa seconde philosophie. La préface du Premier Essai porte la date de juillet 1854. Le Deuxième Essai ne paraîtra qu’en 1859. Le premier est, à tout prendre, nous dit M. Renouvier, un traité de logique objective et subjective, le second un traité de psychologie rationnelle. Ces deux volumes capitaux ont été réédités avec l’ancien et le nouveau titre en 1875[2]. La seconde édition ajoute des développements, mais elle ne modifie pas les idées fondamentales, surtout elle n’en retire aucune. Les quelques suppressions effectuées ne portent pas sur les idées fondamentales (Logique, Avant-propos).

Nous avons dit que la psychologie et surtout la logique de M. Renouvier ont été préparées dans la partie de l’article Philosophie qui s’intitule : Logique ou phénoménologie de l’esprit. C’est ce que reconnaît la préface du Premier Essai qui a été écrite sur des souvenirs beaucoup plus récents et plus frais que le dernier chapitre de l’Esquisse d’une classification. Cette préface n’hésite pas à présenter le développement de la pensée de l’auteur comme ayant suivi depuis les Manuels une marche régulière et à définir le rôle de l’article Philosophie en l’appelant un anneau entre les premiers ouvrages de l’auteur et celui par lequel il inaugure sa nouvelle doctrine. De fait cette nouvelle doctrine est dans une large mesure ce qu’aurait pu attendre un lecteur attentif des ouvrages qui l’avaient précédée. Après l’avoir longtemps pressenti, l’auteur a compris que le principe de contradiction ne se laisse pas éluder ; il a choisi entre les thèses et les antithèses des antinomies de la raison, et il a choisi les thèses parce que le principe de contradiction lui imposait non seulement un choix quelconque, mais celui-là[3]. En conséquence de ce choix, il a adopté le relativisme et le phénoménisme vers lesquels on le voyait déjà incliner. Dans ce phénoménisme et ce relativisme il a trouvé un appui pour son moralisme. Enfin il a conservé d’une part, en l’éclaircissant et la développant, sa théorie de la certitude et de l’autre, cela va de soi étant donnée l’importance qu’il attache au principe de contradiction, il a conservé son rationalisme. Rien dans tout cela n’est propre à déconcerter le lecteur attentif dont nous parlons. C’est presque de plain-pied que nous entrons dans la philosophie des Essais en sortant de l’écrit qui l’a précédée immédiatement.

La préface du Premier Essai a pour objets principaux, et les deux objets sont liés, de nous apprendre comment l’auteur comprend la philosophie et à qui, dans la tradition historique, il entend se rattacher. La philosophie comme métaphysique lui paraît à la fois impossible en elle-même à cause des contradictions internes ou entre écoles dans lesquelles elle se perd, et désormais dépourvue de représentants qu’on puisse prendre au sérieux. La philosophie telle qu’il la comprend n’est donc plus que la critique de la connaissance. Mais la critique ne laisse pas de toucher, au fond, bien qu’à son point de vue, à tous les problèmes qu’on appelait philosophiques, car elle se demande si la science peut embrasser l’univers et en assigner le tout, l’origine et la fin, de sorte qu’elle n’est pas moins vaste que la philosophie et, d’autre part, son rôle est indispensable, de sorte que, à la différence de ce qui avait lieu pour l’ancienne philosophie, son existence est justifiée. Il faut bien qu’on se demande ce que valent les lois et les principes de l’expérience ; quelle est l’étendue de la science et si c’est la même que celle de la croyance. Ces problèmes, que les sciences spéciales n’abordent pas, ne sont pas moins positifs qu’aucun de ceux dont elles s’occupent. La critique est animée de l’esprit même des sciences. Elle en est le complément inévitable. Plusieurs fois déjà, on a compris la philosophie comme consistant dans la critique de la connaissance c’est ce qui est arrivé un moment à Descartes, à Socrate pendant toute sa vie intellectuelle ; c’est surtout ce qui est arrivé à Kant. Il est vrai que les philosophes critiques n’ont pas été suivis, que les successeurs de Kant notamment sont revenus à la métaphysique et que le dernier d’entre eux n’a même fait qu’habiller en façon de logique le rêve cosmogonique du vieil Orient. Mais Kant est presque notre contemporain, et il est encore temps de revenir à son entreprise, de recommencer et de poursuivre sérieusement en France l’œuvre de la critique manquée en Allemagne. Ainsi, nous dit M. Renouvier, son ambition avouée est de continuer Kant.

Le Premier Essai s’attaque aussitôt à la tâche que la préface vient de déterminer. Se mettant en présence de la pensée il constate que tout langage et toute science consistent à rapporter certaines choses les unes aux autres, soit en les distinguant ou décomposant, soit en les identifiant, c’est-à-dire encore en les composant ensemble. Mais aussitôt on demandera et ce que nous composons ainsi et ce que c’est que cet acte de décomposer et de composer. Sur quel principe fonderons-nous une réponse ? Comme aucun principe n’est évident, c’est-à-dire incontesté et incontestable, nous serons condamnés à un procès à l’infini, à moins que nous ne préférions nous enfermer dans un cercle. C’est ce dernier parti qu’il faut prendre. Car non seulement on ne peut chercher un principe en remontant à l’infini : mais à commencer par le commencement qui paraît le plus indiqué, on commettrait une grosse erreur de méthode. On pourrait penser que l’acte de composer ou de décomposer étant un jugement, c’est-à-dire impliquant une affirmation et une croyance, il conviendrait de se demander tout d’abord ce que c’est que d’affirmer et de croire. Or ce serait là s’attaquer à un problème très complexe qui en suppose avant lui un grand nombre de plus simples, faute de la mention desquels il n’est pas lui-même soluble. Il suppose notamment des principes moraux (Logique, I, pp. 1 et 28). Ainsi nous ne pouvons prendre d’autre parti raisonnable que de nous enfermer dans un cercle, c’est-à-dire de supposer en commençant une foule de connaissances, de nous en servir pour passer à d’autres et d’employer celles-ci pour revenir enfin sur les premières. Mais s’il en est ainsi, si nous devons nous mettre d’abord au milieu de la raison, il est clair que nous ne pouvons plus aspirer à démontrer comme si nous partions d’un principe inébranlable. Nous ne pouvons que procéder empiriquement et historiquement : nous ne pouvons que raconter notre propre pensée, bref faire, comme M. Renouvier aurait pu dire avec Descartes, le roman de notre esprit. Seulement, quand le récit se fermera sur soi, nous nous trouverons posséder la science et avec nous la posséderont ceux qui se seront reconnus dans notre histoire.

Nous ne voulons pas nous arrêter longuement sur ce début. Nous ne savons pourtant si tout y est satisfaisant. Sans doute le cercle dont on parle est justement signalé comme inévitable : mais peut-être n’empêche-t-il pas l’emploi d’une méthode démonstrative ou du moins d’une méthode qui ne se contente pas de raconter et veut encore prouver : car l’idée aristotélicienne du savoir démonstratif ou du moins prouvé, idée à laquelle paraît s’être tenu M. Renouvier, est trop étroite. Ce n’est pas d’une seule manière, à savoir par le syllogisme proprement dit, c’est-à-dire par la régression, que l’on démontre : il y a plusieurs types de preuve. Dès lors pourquoi une même chose ne serait-elle pas, mais en des sens divers, le principe qui sert à en prouver une autre et, d’autre part, la conséquence de celle-ci ? Sans doute il resterait que cet ensemble circulaire est, quant à lui, sans justification extérieure : mais la question était de savoir si tout ne pouvait pas se justifier à l’intérieur du cercle. Il nous semble que pour établir l’existence indispensable d’un élément empirique dans la méthode de la critique de la connaissance, M. Renouvier n’aurait pas dû invoquer simplement l’existence inévitable d’un cercle en général et dans l’abstrait, mais bien la nécessité où nous sommes de partir de notre connaissance telle qu’elle est subjectivement et d’y revenir[4]. On comprendra tout à l’heure pourquoi il a répugné à embrasser ce dernier parti.

Mais reprenons avec lui l’histoire de l’esprit qui cherche. Nous composons et décomposons donc par la pensée, et en cela même consiste l’exercice de la pensée. Que composons-nous et décomposons-nous ? Sont-ce des idées, des mots ou des choses ? Pour ne rien préjuger, disons que ce sont des choses. Seulement ayons le soin de donner à ce terme de choses son sens familier et naturel, faisons-lui dire tout sans spécifier rien : c’est le moyen d’écarter les systèmes. Or, au sens vague et familier du terme, les choses c’est tout ce dont on parle, tout ce à quoi on pense d’une façon quelconque. Autrement dit, c’est tout ce qui se manifeste, tout ce qui apparaît, ce sont les phénomènes. Notre pensée est faite de choses et les choses sont ce que nous pensons. La pensée se définit par les choses et les choses par la pensée. Exprimons ce cercle dans son ensemble en disant que nous posons des représentations.

Bien entendu il ne faut pas restreindre arbitrairement le sens de ce mot. La représentation est quelque chose d’aussi général que la pensée de Descartes. C’est encore l’expérience si l’on veut : mais c’est l’expérience dans l’acception la plus large, c’est-à-dire le caractère commun des modes quelconques de la connaissance en tant qu’elle se témoigne à elle-même. Il faut se garder d’imiter certains philosophes, Vacherot par exemple, qui entendent par représentation les représentations sensibles seulement et qui, par conséquent, attachent au mot une idée d’empirisme.

Cette explication donnée, essayons d’analyser la notion de représentation. La représentation se décompose en un représentatif et un représenté ou si l’on aime mieux en un sujet et un objet. Mais ces derniers mots que la première édition des Essais avait proscrits doivent être pris, comme l’ont fait encore Descartes et Spinoza, dans le sens scolastique : l’objet, ce qui existe objectivement, c’est ce qui n’est que dans la représentation ; un sujet, c’est quelque chose qui existe indépendamment de la représentation ou du moins indépendamment d’une certaine représentation. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, de cette question de terminologie, la dualité de la représentation est incontestable : il n’y a point de représentation sans représentatif et sans représenté et de leur côté ces deux termes sont corrélatifs : un représentatif veut en face de lui un représenté et réciproquement.

Il s’agit maintenant de bien comprendre le rapport qui subsiste entre la représentation et les deux éléments corrélatifs que nous venons de distinguer en elle. Occupons-nous d’abord du rapport de la représentation avec le représentatif. La représentation, dira-t-on, suppose un représentatif ou, selon le langage habituel depuis Kant, un sujet : ce sujet est donc antérieur à la représentation et son fondement, c’est un moi réel. Les représentations ne sont que par lui et en lui. Autrement dit, les représentations ne sont que des représentations. Par conséquent le système qu’on appelle idéalisme subjectif ou égoïsme métaphysique est le vrai. — Bien loin d’être exact, ce langage dénature l’ordre réel des notions. Non, je ne suis pas antérieur à la représentation et plus fondamentalement réel : comme moi empirique et personnel je suis quelque chose dans une conscience ou dans la représentation : elles ne me présupposent pas, c’est moi au contraire qui les présuppose : « La conscience et le moi considérés d’une manière générale ne me définissent pas, mais appartiennent séparément à toute représentation claire et complète, car toute représentation a deux faces, le représentatif et le représenté » (Logique, I, 17). — Telle est l’expression littérale de la pensée de M. Renouvier. Cette expression a besoin d’être expliquée : car une méprise serait facile. Si la conscience et le moi ne me définissent pas, c’est évidemment parce qu’ils ne conviennent pas au seul défini prétendu et ont plus d’extension que lui. Ce sont donc des termes généraux. Et en effet ce sont si bien des termes généraux que M. Renouvier ajoute qu’ils conviennent à toute représentation prise séparément, c’est-à-dire prise à part de moi. M. Renouvier estimerait-il donc avec Kant que la pensée n’est la pensée de personne, que, pour parler le langage de Kant, l’aperception pure est, comme les concepts, quelque chose de général, ou, comme certains autres philosophes, qu’il conviendrait de dire non pas « je pense », mais au neutre « il pense », comme on dit « il tonne[5] », ou encore que la conscience avec ses deux pôles est attachée à des phénomènes isolés qui, par leur réunion, constituent des sujets concrets et corrélativement des objets concrets, qu’une conscience individuelle est faite d’atomes de conscience impersonnels en eux-mêmes, quoique contenant à leur façon un moi et un non-moi, un moi et un non-moi infiniment petits ? Pour qu’on dût prêter à M. Renouvier une doctrine si contraire non seulement au personnalisme de la fin de sa vie, mais même à la désignation qu’il a toujours appliquée à la catégorie suprême, laquelle s’appelle chez lui loi de personnalité, il faudrait que toute autre interprétation fût impossible. Or il y a une autre interprétation possible et la voici. Un moi est tout autre chose qu’une collection de phénomènes dont chacun aurait comme l’un de ses pôles un moi élémentaire ; un moi est une synthèse de phénomènes, une loi qui domine les phénomènes. Mais cette synthèse, cette loi dominante est elle-même un phénomène, elle est représentée, elle n’existe que comme représentée à elle-même : autrement dit, tout représentatif est un représenté pour lui-même. Voilà comment il n’y a pas de moi qui soit en dehors de la représentation, qui soit autre chose et plus que la représentation. D’autre part (c’est le second point de la véritable pensée de M. Renouvier sur la question), il peut y avoir une pluralité de moi dans toute représentation : il faut un moi, mais s’il n’y a que des moi individuels, il suffit pour qu’il y ait représentation que l’un quelconque de ces moi individuels s’oppose à des représentés : aucun d’entre eux n’a de privilège et n’est plus qualifié qu’un autre pour jouer le rôle de représentatif dans une série liée de représentations. Nous retrouverons plus d’une fois ce dernier point en étudiant la pensée de M. Renouvier, et nous ne voudrions pas dire qu’il ne donne pas lieu à des difficultés lorsque notamment il s’agit d’établir la possibilité d’une communication ou harmonie entre ces moi divers. Mais ce n’est pas la question pour le moment. Ce dont il faut présentement se rendre compte, c’est que, quand M. Renouvier dit que les divers moi n’existent que dans la représentation, cela ne signifie pas qu’ils existent dans une représentation effective et pourtant générale, c’est-à-dire dans une représentation qui les envelopperait tous en commun sans être aucun d’eux. Non : ils existent chacun dans sa propre représentation, et tous dans la représentation de l’un d’entre eux. Le moi en général est le nom d’un moi individuel quelconque, ce n’est pas celui d’une essence commune. Pour M. Renouvier, une telle essence commune n’existe pas, il n’y a que des individus. — Mais parce qu’il maintient la pluralité des individus et parce qu’il ne fait pas du moi une chose en soi, M. Renouvier est fondé à protester itérativement que personne n’est plus éloigné que lui de l’idéalisme subjectif ou égoïsme métaphysique.

Passons à présent à l’autre pôle de la représentation, au représenté. Ici M. Renouvier se déclare idéaliste, c’est-à-dire qu’il repousse de toutes ses forces la réalisation du représenté. Selon le réalisme, selon le matérialisme qui en est l’expression la plus ordinaire, le représenté serait antérieur à la représentation et lui servirait de base : l’objet serait premier. C’est chose impossible, répond M. Renouvier, car un objet est toujours relatif à un sujet, un représenté à un représentatif. Comme le sujet, l’objet n’est que dans la représentation. M. Renouvier n’est donc pas plus réaliste qu’il n’était idéaliste subjectif. À plus forte raison repousse-t-il le dualisme qui voudrait faire de la représentation le produit de deux facteurs existant chacun en soi, l’un sujet et l’autre objet. Il oppose une fin de non-recevoir à tous les systèmes : la représentation n’est ni une projection, ni une réflexion, ni un intermédiaire entre un sujet et un objet en soi. Elle est par elle-même : le représentatif et le représenté sont en elle. En un mot : la représentation n’implique que ses propres éléments.

De cette formule capitale et qui résume tout ce que nous avons exposé dans cette leçon, une autre formule découle immédiatement, à savoir que les phénomènes sont les éléments de la connaissance, et étant donné que la connaissance est notre tout, cela revient à dire que le phénoménisme est le vrai. Il faut toutefois expliquer le sens de l’assertion qu’il n’y a que des phénomènes et qu’il n’y a pas de choses en soi. — On ne rendrait pas exactement la pensée de M. Renouvier en disant que dans et depuis le Premier Essai il garde la phénoménologie dont il parlait antérieurement et supprime le reste. D’abord il modifie sa phénoménologie : celle-ci ne consistait qu’en des apparences, en des phénomènes immédiats tels que ceux devant lesquels les sceptiques s’inclinent. Dans le Premier Essai les phénomènes immédiats ne sont plus que le point de départ : il y a une réalité phénoménale qui se partage même en deux ordres suivant le degré de la certitude, c’est-à-dire de la croyance avec laquelle elle peut être atteinte : il y a l’affirmation d’autres êtres que moi et que l’homme, il y a l’affirmation de certaines thèses métaphysiques et avant tout de la liberté. Toutes ces affirmations portent sur des phénomènes encore, non sur des phénomènes immédiats. En second lieu, M. Renouvier garde quelque chose de son ancienne phénoménologie : c’est le caractère d’insuffisance que présentait et que va continuer de présenter en un certain sens le phénomène. Le Premier Essai affirme bien qu’il n’y a que des phénomènes : mais il ajoute que c’est pour la connaissance ou relativement à nous qu’il en est ainsi. Le phénomène est une réalité relative. C’est toute la réalité pour nous. Est-ce toute la réalité en soi ? Sans doute il est difficile de parler d’une réalité en soi, d’une réalité qui n’est plus un représenté. Pourtant M. Renouvier déclare qu’il comprend l’énoncé de la fameuse proposition de Kant : à savoir qu’il faut bien qu’il y ait quelque chose qui apparaisse puisqu’il y a des phénomènes. Sans doute M. Renouvier repousse de toutes ses forces la proposition qui, en tant qu’argument, lui paraît un pur jeu de mots. Mais puisqu’il comprend l’énoncé, c’est donc qu’il admet la possibilité qu’il existe quelque chose à part de toute représentation. Qu’il existe quelque chose de tel on ne peut l’affirmer, on ne peut pas non plus le nier. Cette chose inconnaissable, il n’en dispute pas, dit-il, la prenne qui veut. Une telle formule revient à reconnaître encore une fois la possibilité d’une chose en soi. De sorte que, en fin de compte, M. Renouvier maintient un sens relatif à son phénoménisme ou à la proposition qu’il n’y a que des phénomènes. Peut-être pourrait-on dire que rien, si ce n’est les habitudes de sa pensée, ne l’empêchait de faire un pas de plus : car il aurait pu remarquer que, être posé en dehors de toute représentation et sans rapport avec la représentation, c’est encore pourtant et toujours être posé en fonction de la représentation, et que, par conséquent, la chose en soi ne peut être qu’une fiction, puisque l’idée en est contradictoire en elle-même. Mais cette remarque ne prendrait de l’intérêt que si nous nous occupions de la relativité de la connaissance au sens où elle fait échec à ce que M. Renouvier appelle la synthèse totale des phénomènes. Nous n’avions pour aujourd’hui qu’à faire comprendre l’aspect positif du phénoménisme et la première justification qu’il obtient par l’analyse de l’idée de la représentation en général.


  1. Sauf un article à la « Liberté de penser » : « Introduction à un essai d’organisation politique pour la France » (T. VII, avril 1851) — et un livre écrit en collaboration avec Fauvety, Organisation communale et centrale de la République, 1er fascicule en avril 1851, l’ouvrage entier en septembre 1851 (d’après R. Le Savoureux).
  2. Les deux premiers essais ont été réédités chez Colin en 1912, chacun en deux volumes in-8o. Cette troisième édition est conforme à la seconde (1875). Comme elle est beaucoup plus courante, c’est sa pagination que, sauf indication contraire, nous donnerons.
  3. Le Savoureux (op. cit., p. 678 et la note 2, et p. 679) est d’une autre opinion. Selon lui « Le problème du sacrifice de l’infini s’est… certainement posé à Renouvier comme un problème moral », c’est-à-dire un problème intéressant les croyances morales « et les raisons intellectuelles, par cela seul qu’elles sont antérieures, n’ont pas servi à le poser. À tout le moins faut-il accorder qu’elles n’y ont pas suffi. À notre sens, ce sont des raisons très personnelles qui ont amené Renouvier à établir entre l’infinitisme d’une part, le catholicisme et le vertige mental d’autre part, une relation d’identité. » Renouvier a, au cours de 1851, soigné Lequier devenu fou et a senti la nécessité du finitisme comme rempart contre le mysticisme qui favorise le vertige mental.
  4. Comparer avec le passage du Système de Descartes qui est une transposition de la même idée dans l’ordre ontologique (à propos du cercle cartésien, p. 141-142) et comparer aussi avec celui de l’Essai (2e édition, pp. 401-404 et 505-513) qui exprime la même idée dans le domaine de la théorie de la connaissance.
  5. Allusion à une réflexion célèbre de W. James : « De tous les faits que nous présente la vie intérieure, le premier et le plus concret est sans contredit celui-ci : des états de conscience vont s’avançant et se succédant sans trêve en nous. Pour exprimer ce fait dynamique dans toute sa simplicité, et avec le minimum de postulats, il faudrait pouvoir dire en français « il pense » comme on dit « il pleut » ou « il vente ». Faute de cet excellent barbarisme, il faut nous contenter de dire que « la conscience va et ne cesse pas d’avancer ». »W. James ajoute un peu plus loin que le caractère personnel de la pensée est un fait et sans doute rien de plus. « S’il existe en quelque coin de cette salle une pensée pure qui ne soit la pensée de personne, nous n’avons aucun moyen de nous en assurer, car nous n’avons aucune expérience de quoi que ce soit de semblable. Les seuls états de conscience auxquels nous ayons naturellement affaire appartiennent tous à des consciences personnelles » (Précis de Psychologie. Traduction Baudin et Bertier. 5e édition, Paris, Rivière, 1921, chapitre XI « Le Courant de la Conscience », pp. 196 et 198).