Le Système de Renouvier/Leçon I

Texte établi par Paul MouyVrin (p. 1-18).

PREMIÈRE LEÇON
La première Philosophie : Partie théorique


En commençant ce cours, je ne pense pas avoir besoin d’en justifier le sujet. Il existe déjà, il est vrai, un beau livre sur la philosophie de M. Renouvier[1], et de ce livre singulièrement bien documenté nous ne nous ferons pas faute de profiter dans une large mesure, mais la pensée de M. Renouvier est assez vaste et aussi assez complexe pour que deux travailleurs y trouvent matière à interprétation et, au besoin, à réflexions critiques. Du reste, peut-être ne me proposé-je pas exactement la même tâche que M. Séailles.

Je ne serais pas sincère si je vous disais que dès maintenant le dessin du cours que j’entreprends est entièrement fixé. Voici cependant quelques grandes lignes que je vois tracées devant moi :

En premier lieu, je compte vous exposer avec quelque détail la première et la dernière philosophie de Renouvier, et par suite marquer autant que je le pourrai les ressemblances et les différences des divers moments de la pensée de mon auteur, le passage de l’un à l’autre. D’autre part, en ce qui concerne surtout le deuxième et le dernier moment, je m’efforcerai d’en extraire la quintessence et de commenter les principales thèses de M. Renouvier de façon à vous dire comment je les comprends, et pour cela, ainsi que je le reconnais, à m’éloigner parfois de la lettre, peut-être aussi, quoique involontairement, de l’esprit de sa doctrine. Enfin je ne me ferai pas faute de discuter dogmatiquement quelques points de cette doctrine. Elle a été pour moi l’objet de si longues méditations, le peu que j’ai pu me créer de pensée personnelle est si souvent sorti de ces méditations[2] que vraiment je ne saurais m’empêcher de vous dire quelquefois ce que je pense de telle ou telle des affirmations essentielles du criticisme français.

Je bornerai là les considérations générales dont je ne pouvais me dispenser absolument au début de ce cours. Les plus intéressantes viendront mieux à la fin de l’étude assez longue et assez compliquée que nous allons entreprendre ensemble.

Biographie de Renouvier

La biographie de M. Renouvier, au moins quant à ce qu’il est permis aujourd’hui d’en vouloir connaître, se présente sous deux aspects d’un inégal intérêt. Il y a d’abord un petit nombre de faits extérieurs auxquels il est impossible que l’historien ne se réfère de temps en temps. Vous en trouverez l’exposé dans la notice que mon regretté camarade et ami, J. Thomas, a mise en tête de sa réédition du Manuel républicain. Cette notice, comme d’ailleurs le travail de l’éditeur dans son ensemble, est de tout point excellente ; les renseignements y sont sûrs[3], aussi abondants qu’il se pouvait, et ils sont utilisés de la façon la plus méthodique et la plus claire. L’autre aspect de la biographie de M. Renouvier est plus intime, bien que strictement intellectuel. Il nous a été retracé par ce maître lui-même, d’abord sous le titre de « Une évolution personnelle », dans la Critique philosophique[4], puis, avec quelques additions, à la fin de l’Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques, sous le titre de « Comment je suis arrivé à cette conclusion[5] ». Nous aurons à nous y reporter dès aujourd’hui, peut-être plus souvent aujourd’hui que jamais.

J’ai tout à l’heure distingué en propres termes ou, en tout cas, très manifestement, trois périodes dans la pensée de M. Renouvier. Il doit être bien entendu que cette distinction est pour l’instant tout extérieure. C’est une grave question que de savoir si, à partir du moment où il travaille à l’Esquisse… (parue en 1886[6]) ou à des études d’inspiration analogue dans la Critique religieuse et dans la Critique philosophique, M. Renouvier est encore fidèle à ces grands principes des Essais de critique générale. Cette question, nous la reprendrons à son heure et tâcherons d’y pénétrer. Nous ne songeons pas à la résoudre dès à présent ni dans un sens ni dans l’autre. Mais comme il faut bien savoir en gros de quoi on parle, même avant d’en parler, nous avons dû distinguer la période qui s’ouvre aux alentours de 1886 d’avec celle qui précède. Celle-ci à son tour est distincte de la période antérieure et commence avec les méditations d’où sortira, en 1854, le premier des Essais de critique générale.

La première philosophie

Cette période de début se sépare nettement de celle qui la suit par un caractère externe entre tous et soustrait à toute discussion : pendant longtemps, l’auteur ne publie pas. Il est visible qu’il se recueille.

Mais il serait superflu de trop s’attacher, dans l’espèce, à séparer une distinction extérieure et une distinction interne. Le cas n’est pas le même que pour la distinction des deux dernières périodes. La distinction extérieure apparaît ici presque interne. Le moindre regard jeté sur les premiers ouvrages de M. Renouvier nous les montre comme différant radicalement de ceux qu’il a écrits depuis sa pleine maturité. Ils appartiennent à une autre philosophie dans toute la force du terme. Tellement que, à vrai dire, nous devrons consacrer notre effort à montrer, non pas comment elle diffère de la doctrine des Essais de critique générale et des ouvrages postérieurs, mais bien comment, malgré les différences éclatantes, elle y ressemble et les prépare[7]. Elle constitue, sans contestation possible, l’objet d’une étude spéciale. C’est à commencer cette étude que nous consacrerons notre première leçon[8].

Prise en elle-même et séparée de ce qui marque déjà une transition vers une autre manière de penser, la première philosophie de M. Renouvier est contenue dans trois ouvrages qui portent tous les trois le titre de Manuels : d’où la désignation par laquelle M. Pillon aime à désigner cette première philosophie : la philosophie des Manuels. Les deux premiers de ces Manuels sont, sous leur aspect le plus extérieur, des livres d’histoire, puisque le premier, paru en 1842, retrace l’histoire de la philosophie moderne et le second, paru en 1844, l’histoire de la philosophie ancienne. Cependant, ils ne sont pas en réalité ce qu’ils paraissent être, et l’auteur a soin de nous expliquer pourquoi il les a intitulés Manuel de philosophie moderne et Manuel de philosophie ancienne, et non pas Manuel d’histoire de philosophie moderne et Manuel d’histoire de philosophie ancienne (Manuel de philosophie ancienne, Avertissement, p. VII).

Les deux premiers Manuels sont, à leur manière, non moins dogmatiques que le Manuel républicain de 1848. En effet, leur but dernier est de nous instruire sur la méthode qui convient à la philosophie. Ils traitent de la philosophie par l’histoire et ils interprètent l’histoire de la philosophie à la lumière de la philosophie. Au reste, il faut les considérer comme représentant un seul et même moment immobile de la pensée de leur auteur. Peut-être y a-t-il une nuance entre les deux ouvrages en ce sens que le second marquerait peut-être une maturité un peu plus grande dans les notions de la liberté et de la croyance. Mais la nuance est fugitive et nous pouvons en croire M. Renouvier quand il dit (Esquisse…, II, 369) que son état mental n’était en rien changé quand il publia, en 1844, le résumé de ses études sur les philosophies de l’antiquité. Nous userons donc au besoin du Manuel de Philosophie ancienne pour compléter les renseignements que nous donnera le Manuel de Philosophie moderne. Celui-ci contient dans sa deuxième partie, intitulée Doctrine, par opposition à la première qui s’intitulait Histoire, une exposition élaborée de la méthode, du contenu et de l’histoire de la philosophie tels que M. Renouvier les concevait à cette époque.

Quelques mots sont nécessaires pour indiquer sommairement les circonstances intellectuelles à la suite ou au milieu desquelles s’était formée chez lui cette conception. Il était né dans une famille libérale dont les opinions n’ont sans doute pas nui à la constitution des siennes. Mais, s’il faut ainsi reconnaître une influence sur sa pensée à la première et à la plus sûrement efficace des éducations, nous savons par des déclarations personnelles qu’il ne doit rien, ni directement, ni par réaction, à l’éducation dont on aurait attendu le plus d’effet sur lui après celle-là : brillant élève de rhétorique, il assiste passivement au cours de philosophie professé au collège Rollin par Charles Poret, un honorable disciple des Écossais. On pense bien, et il nous dit lui-même, qu’il ne manquait pas de goût pour les idées générales. Seulement, il avait été mis à même d’en puiser à une autre source que la philosophie universitaire. Son frère aîné, Jules Renouvier, avait été un des premiers disciples de Saint-Simon. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait passé son temps en classe à lire le Globe plutôt qu’à écouter son professeur. Quelque honorable solidité que pût présenter l’enseignement de M. Poret, il est clair que cet enseignement ne vivait pas d’une vie toute contemporaine comme le saint-simonisme, et n’était pas propre à exciter l’enthousiasme comme la doctrine à la fois brutale et mystique de Saint-Simon. D’ailleurs, s’il manquait beaucoup au saint-simonisme pour constituer une éducation philosophique complète, il est certain qu’il recélait plus de force de pensée que la philosophie éclectique. M. Renouvier en a bien jugé ainsi alors qu’il en était venu à regarder le saint-simonisme d’un œil hostile. Car lorsque, dans l’Année philosophique de 1867, il se demanda où il fallait chercher la philosophie française au xixe siècle, il répondit qu’il fallait la chercher dans les sectes[9], ce qui, à coup sûr, garantissait une belle part à la secte de Saint-Simon. M. Renouvier subit donc profondément l’influence du saint-simonisme. Sans parler d’habitudes de penser socialistes que nous retrouverons dans le Manuel républicain, il lui doit, à un point de vue strictement spéculatif, le goût des doctrines systématiques, goût que nous allons voir à l’œuvre tout à l’heure. Et s’il est vrai qu’il réussit à s’émanciper de bonne heure de la lettre et même de l’esprit du saint-simonisme, on ne doit pas s’exagérer la rapidité et l’intégralité de cette émancipation. Car il déclare dans l’Esquisse (II, p. 358) que « cette folie ne dura pas jusqu’à la vingtième année », mais qu’elle lui laissa « un goût maladif pour les synthèses absolues », et nous lisons dans le Manuel de philosophie moderne, p. 408, que Saint-Simon a été un des prophètes de notre temps et qu’il ne lui a manqué peut-être que quelques années de vie pour épurer et pour fixer sa doctrine.

À côté de l’influence saint-simonienne, une autre influence qui s’y accommodait excellemment, et pour cause, s’exerça aussi sur M. Renouvier dans ce temps, et laissa en lui des traces plus profondes encore et plus durables. Mais avant de parler de cette nouvelle influence philosophique, il faut signaler ici, puisqu’il nous fournit la transition naturelle, un autre facteur préparatoire du développement de toute la pensée de Renouvier. Nous voulons parler de la culture scientifique, ou plutôt de la culture scientifique par excellence, de la culture mathématique. Nous aurons sans doute plus d’une fois l’occasion de retrouver les effets profonds et bienfaisants que cette culture eut sur lui et grâce à laquelle il put être, comme l’ont été tous les vrais maîtres classiques, à l’exception de Fichte, un philosophe complet. Il reconnaît lui-même que les études qu’il fit pour entrer à l’École polytechnique et dans cette École « établirent chez lui une certaine assise de connaissances solides dont il n’aurait pu se passer » (Esquisse, II, pp. 358-9). Nous rencontrerons tout à l’heure ces premiers effets de la culture mathématique sur sa pensée dans la manière dont il conçoit la méthode en philosophie, dans le choix qu’il fait de la question de l’infini pour y appliquer l’effort le plus décisif de sa réflexion.

L’étude des mathématiques le conduisit à lire les leçons de son compatriote Auguste Comte[10], pendant qu’il faisait ses mathématiques spéciales, en 1833. Il devait d’ailleurs le retrouver l’année suivante comme répétiteur à l’École polytechnique. Quoiqu’il ait été plus tard l’adversaire du positivisme sur bien des points, il s’est plu à rendre une belle justice à la partie mathématique du cours de philosophie positive. Il la déclare très en avant sur les routines de l’enseignement qu’il a reçu et il ajoute que c’est à elle qu’il dut, comme beaucoup d’étudiants en mathématiques de son temps, de prendre un sérieux intérêt à des études qui auraient pu sans cela le rebuter (Critique phil., XI, 328). Mais peut-être ce témoignage ne dit-il pas encore tout ce qu’il faudrait, et il conviendrait d’y joindre, en y faisant grande attention, le passage de la Préface de la Logique (2e éd., p. XVI), où M. Renouvier reconnaît son accord avec Comte sur cette formule fondamentale qu’il n’y a que des faits et des lois. Mais, comme le prouve bien d’ailleurs le dernier texte que nous venons d’alléguer, l’influence de Comte sur Renouvier fut à longue échéance. Elle a peu agi sur les premières méditations philosophiques de notre auteur.

Il en fut tout autrement de la lecture des Principes de Descartes. Ce fut pour lui un enchantement que de retrouver la méthode mathématique appliquée aux idées. Il lut rapidement les autres ouvrages de Descartes, et ceux qui comptaient le plus dans le reste de la littérature cartésienne, Spinoza, Malebranche, Leibniz, avec un petit nombre d’autres auteurs. Et comme l’Institut venait de mettre au concours l’étude de la révolution cartésienne, il composa à la hâte et dans le feu de l’enthousiasme un mémoire qui, malgré ses incorrections de style[11], obtint, sur le rapport de Damiron, une mention honorable[12], pendant que le prix était partagé entre Bordas-Demoulin et Fr. Bouillier (Esquisse, II, p. 359. Cf. Damiron, Essai sur l’histoire de la philosophie en France au xixe siècle, t. I, p. 29-41). Ce mémoire dut être très amélioré sans doute pour devenir le Manuel de philosophie moderne (Préface, X). Il n’en est pas moins vrai qu’il contenait déjà tout l’essentiel de la philosophie développée dans celui-ci, comme on le voit par le rapport de Damiron (pp. 38-39[13]).

M. Renouvier débuta donc comme écrivain philosophique par un livre tout pénétré de l’esprit de Descartes, sans doute, mais pourtant animé aussi d’un autre esprit. Nous ne voulons pas parler de la tendance systématique et organique qui se manifeste dans l’ouvrage et qui est aussi saint-simonienne que cartésienne. Il s’agit d’une influence philosophique radicalement différente de toutes celles dont nous avons parlé jusqu’à présent. Cette influence, qui est la plus considérable que M. Renouvier ait subie, nous aurons plus tard l’occasion de l’étudier mieux que nous ne pouvons et ne devons faire aujourd’hui. Mais il faut la signaler sans retard avec instance, parce qu’elle est à l’œuvre dans la Philosophie des Manuels et même assurément dans le Manuel de philosophie moderne, bien que ce soit seulement dans l’Avertissement mis en tête du Manuel de philosophie ancienne que nous la trouvions relatée (p. XII). Le témoignage est d’ailleurs éloquent, adéquat à l’importance de l’influence subie[14]. Le nom qui n’est pas prononcé sur cette page se devine aisément : c’est celui de Lequier, que M. Renouvier a appelé son maître ; nous verrons si c’est à tort.

En somme, sans parler du retentissement plus lointain que les influences ont exercé sur lui, c’est, si nous laissons de côté A. Comte, sous l’action du saint-simonisme, du cartésianisme et de Lequier que s’élabore la pensée qui va s’exprimer dans la philosophie des Manuels. Il va de soi que nous ne méconnaissons pas deux influences très réelles aussi, celles de Kant et de Hegel. Mais ces influences sont subordonnées à la première et à la troisième des précédentes. Si M. Renouvier incline déjà vers Kant, c’est avant tout parce qu’il retrouve chez lui quelque chose de la manière dont Lequier envisage la croyance. S’il parle avec enthousiasme de Hegel, c’est parce qu’il retrouve en lui et cette justification de tout ce qui a été, dont Saint-Simon avait donné l’exemple (Cf. Année philosophique, 1867[15]) et l’esprit d’organisation et de systématisation qui était, lui aussi, non moins saint-simonien que hégélien.

Partie théorique

La seconde partie du Manuel de philosophie moderne, celle qui est intitulée Doctrine, comprend les livres VI et VII de l’ouvrage. Le livre VI est consacré à la méthode. Le livre VII reconstruit l’histoire conformément aux vues sur la méthode qui viennent d’être exposées ; puis il passe à l’indication de ce que pourrait être, toujours conformément aux mêmes vues, une philosophie qui voudrait succéder, en France, aux philosophies antérieures. Ce sont les vues sur la méthode qui sont l’âme de toute cette partie doctrinale, et c’est à elles surtout que nous allons nous attacher. Nous suivrons pas à pas le Manuel (p. 369-389).

La philosophie est la science de la science, c’est-à-dire qu’elle a pour but de déterminer si le savoir est possible pour l’homme, et, s’il l’est, à quelles conditions. Quel est donc le fait qui se retrouve au fond de chaque pensée, fait nécessairement compris dans la pensée et suffisant à la caractériser ? Où que nous prenions la pensée, nous y trouverons toujours, d’une part nous-même, et de l’autre, comme étant devant nous, quelque chose qui n’est pas nous. Ainsi, le fait primitif est celui-ci : un sujet, un objet. Le sujet c’est ce qui perçoit, l’objet c’est ce qui est perçu. Il suit de là que l’objet relève du sujet. Lors donc qu’on regarde l’objet comme une chose, on doit se rendre compte que la chose n’est pourtant pas primitive, qu’elle n’est pas vue en soi, mais par relation avec nous, ou, en d’autres termes, qu’elle n’est d’abord qu’une idée. Par conséquent, c’est en nous-mêmes que nous devons rechercher le premier savoir. Sans doute, il n’y a point de sujet sans objet, mais le sujet peut se poser comme objet à lui-même, ainsi qu’il arrive toutes les fois qu’un sujet saisit sa propre existence. Sans doute encore, il y a une notion qui est impliquée dans toutes les autres, et par conséquent dans celle du sujet et dans celle de l’objet, à savoir l’idée d’être : sous quelque aspect qu’on prenne le sujet, pensée, sentiment, volonté, il est, il est être ; de même pour l’objet, qu’il soit voulu ou senti, ou pensé, ou rond, ou dur, ou chaud ; quelque différence qu’il y ait entre le sujet et l’objet, l’être constitue entre eux un caractère commun. Cette primauté de l’idée d’être et sa présence dans toutes les autres comme leur base sont incontestables. Mais cela ne fait rien, car il est toujours possible de penser que l’être est un, c’est-à-dire unique, que l’être est moi « et qu’en moi la vie se joue sous trois masques, celui de l’être, celui du sujet, celui de l’objet ».

En un mot, ni le fait que le sujet a besoin d’un objet, ni le fait que l’être est la base commune du sujet et de l’objet, n’empêchent la possibilité de l’idéalisme subjectif. Notre savoir, au sens propre et exclusif du mot, ne sort pas de cet idéalisme.

Mais le savoir n’est pas tout ; et ici apparaît un nouveau facteur de la connaissance, nous voulons dire la croyance. C’est elle qui va nous tirer d’embarras. Nous ne pouvons pas savoir qu’aux idées correspondent des choses proprement dites ; en revanche, il est possible de le croire : nous pouvons croire que ce qui est objet pour le sujet que nous sommes est aussi sujet, sujet autre que nous et sans nous. Il faut même dire, d’une façon plus générale encore, que la croyance nous permet de passer des idées, quelles qu’elles soient, à la réalité.

Assurément, l’effet le plus remarquable de l’intervention de la croyance est de nous permettre de poser la réalité des idées proprement objectives, et avant tout la réalité de l’idée objective fondamentale, l’idée de l’étendue. Et notons même en passant que c’est seulement grâce à cette réalisation de l’étendue que les choses se mettent, dans un sens clair et précis, hors de nous. Mais la croyance réalise toute espèce d’idées, même celle de rapports rationnels entre les êtres, même celles qui apparaissaient comme se rapportant à l’objet pris au sens faible, c’est-à-dire au sujet considéré comme objet : telle, par exemple, l’idée de durée qui, pour autant qu’elle appartient au sujet, reçoit de sa réalité, devient une chose réellement existante dans le sujet réel, au lieu de n’être qu’une idée dans l’idée du sujet. Ainsi c’est bien d’une manière tout à fait générale que la croyance nous fait passer de l’abstraction à la réalité, de la logique à l’ontologie.

Demandons-nous quels sont les titres de la croyance à notre accueil ? Toute différente qu’elle soit de nous-mêmes, en tant que nous sommes l’idée d’un sujet, elle est pourtant nous-mêmes en un autre sens. Et de ce que la croyance est encore nous-mêmes, il s’ensuit que nous ne pouvons lui refuser notre assentiment qu’en paroles, puisqu’autrement nous nous mutilerions, et à vrai dire nous nous condamnerions à périr. Selon la parole de Jacobi, « nous sommes tous nés dans la croyance et en elle nous devons vivre et mourir ».

Elle vient de jouer dans la constitution de la connaissance un rôle capital. Si décisif qu’ait été ce rôle, nous allons encore avoir à lui en faire jouer un autre, car toutes les difficultés que soulève la possibilité de la connaissance ne sont pas résolues. Il y en a une qui demeure, et non moins grave que la précédente, quoique entièrement différente.

Nous avons eu à donner une portée objective à la méthode des idées ; il s’agit maintenant de savoir si cette méthode elle-même, à la prendre en soi et sans s’inquiéter de sa portée objective, est vraiment possible. Sans doute, si l’on procède à l’enchaînement des idées à la façon géométrique et cartésienne, sans rien imaginer et sans rien omettre, le scepticisme objectera faussement que les divers esprits restent exposés à ne pouvoir se mettre d’accord entre eux : de tels enchaînements ont une valeur universelle (Manuel de philosophie moderne, p. 400). Mais il est une objection qui se tire de ce qu’il y a de plus intime dans la pensée et dans la raison. Ce ne sont pas divers esprits individuels qui risquent de ne pas s’accorder entre eux : c’est dans un seul et même esprit que le désaccord se produit, c’est la raison qui se contredit elle-même. Il est malheureusement aisé de s’en apercevoir. Une fois que la croyance nous a fourni le moyen de réaliser les idées, nous n’avons plus évidemment, pour faire la science, la science des réalités, qu’à enchaîner méthodiquement les idées. Et pourquoi parlons-nous d’enchaînement méthodique et de méthode ? Évidemment parce que nous y voyons les moyens de découvrir la vérité et d’éviter l’erreur. Mais ce mot d’erreur, il nous faut l’employer ; cette idée d’erreur, il nous faut en rendre compte : nous ne pouvons plus parler de méthode si nous nous dispensons de cette tâche. Nous voilà arrêtés dès le début et nous allons voir combien redoutable est l’obstacle. Nous avons pris pour principe qu’il fallait transporter à l’être toutes nos idées et avant toutes, bien entendu, l’idée du vrai. Or nous venons de rencontrer l’idée d’erreur ou, si l’on aime mieux, l’idée du faux. Qu’est-ce donc que le faux ? Pouvons-nous, comme on l’a essayé, le définir par la privation, c’est-à-dire y voir un effet de la limitation, en faire un être encore, mais un être partiel ? Cette ressource nous est interdite si nous y réfléchissons bien. Car limiter, c’est nier en partie ; mais, pour nier en partie, il faut d’abord savoir ce que c’est que négation. L’idée de négation partielle est dérivée et présuppose l’idée de négation absolue. Ainsi nous sommes en face de l’idée de non-être et nous ne pouvons pas éviter de nous expliquer à son sujet. C’est une idée, disons-nous ; et, en effet, le non-être est, en ce sens qu’il est le non-être. Mais s’il en est ainsi, l’être admet en face de lui son contradictoire et il lui sert même d’attribut. Par conséquent la contradiction existe. Elle est la vie de la pensée. Elle n’est rien de moins que cela, car elle l’introduit partout. Voyez le sujet : il est un, car sans cela il cesserait d’être le centre universel auquel toute la diversité des pensées vient aboutir. Cependant, dès qu’il veut prendre la conscience de lui-même, il devient multiple, puisqu’il est objet en même temps que sujet, et de plus, rapport du sujet et de l’objet. Ajoutons que comme sujet il se subdivise, qu’il devient moi sentant, moi imaginant, moi pensant, moi voulant, etc. Il est multiple en même temps qu’il est un. D’autre part, en tant qu’il connaît, il connaît absolument et sans limites : car l’essence de la connaissance n’enveloppe point la relativité et la limitation. Pourtant, la moindre analyse nous apprend que toute connaissance est relative et limitée. De sorte que, comme connaissant, le moi est absolu et relatif, infini et fini. Enfin le moi est libre, car la volonté nous apparaît comme indépendante des choses extérieures et, pour passer à un dernier point, elle est comprise dans un ordre qui la dépasse et de ce chef nécessaire. Le sujet est donc fait d’un tissus de contradictions.

Le cas de l’objet n’est pas différent. Le considère-t-on en tant qu’intelligible ? Alors sa durée et son étendue le montrent comme constituant un bloc ; il est donc indivisible et infini. Cela n’empêche pas que comme perçu par les sens il est divisible et limité. En tant qu’il se meut, il n’est pas moins contradictoire, car nous percevons le fait du mouvement et pourtant le mouvement suppose la division à l’infini du temps et de l’espace, ce qui le rend impossible à comprendre. Ainsi il en est bien comme nous le disions, la contradiction est partout, tant dans l’objet que dans le sujet.

Dira-t-on que la contradiction n’est dans les choses que parce qu’elle est dans les idées, et qu’il suffit, pour remédier au mal, de renoncer aux idées ? Deux manières de procéder se présenteraient alors comme possibles : l’une consisterait à poser le monde en soi sans passer par l’intermédiaire des idées pour le connaître. Le monde serait alors le sujet unique, infini, éternel, immuable, etc. Mais il resterait à rendre compte des êtres multiples et finis, des modes en un mot, ou plutôt de l’illusion par laquelle nous croyons trouver dans le monde de telles choses. L’autre manière de procéder serait de laisser de côté l’étude et la discussion des idées pour se contenter de l’expérience et d’une systématisation expérimentale et relative. Mais, outre que cette procédure dérivée de celle des savants positifs serait une renonciation à la science de la science, à la philosophie, ce serait encore une duperie, parce que les opérations de la méthode expérimentale supposent l’esprit et la raison, et que si ces deux principes de tout savoir sont des sources de contradiction, on peut bien feindre de ne pas voir ces contradictions, mais non réussir à les supprimer effectivement. Il n’y a donc, en somme, aucun moyen de ne pas compter avec les contradictions de la raison. Devant cette conclusion bien démontrée, quel parti devons-nous prendre ? Le premier serait de faire un choix entre les contradictoires. Mais, puisque la raison les autorise tous les deux à la fois, si nous n’en prenons qu’un, nous nous détournons d’une des faces de la raison, c’est-à-dire de la raison elle-même. Préférons-nous un second parti, celui du scepticisme, ou plus exactement de la docte ignorance, et disons-nous : Je sais que je ne sais rien ? Mais le philosophe est un homme et il ne peut pas renoncer à la pensée vivante et agissante. Un seul recours nous reste, c’est de nous jeter une seconde fois entre les bras de la croyance et de fonder sur elle la conciliation des contraires par laquelle nous seront rendus le savoir et la réalité. Puisqu’on ne peut les fonder exclusivement sur l’être, il faut invoquer aussi le néant et « repousser très loin la vieille logique dont le principe est qu’une chose ne peut pas être et n’être pas en même temps » (389).

On devine aisément les grandes lignes de l’interprétation de l’histoire de la philosophie que M. Renouvier a tirée des principes dogmatiques que nous venons de le voir établir. Toute l’histoire lui paraîtra graviter autour des problèmes de la méthode, de l’idéalisme subjectif, du rôle de la croyance, de la découverte et de la conciliation des contradictions de la raison. Dans l’antiquité, qui lui paraît en général avoir manqué de méthode, il loue les pythagoriciens et Platon de s’être les premiers avisés de la méthode géométrique et de son application à tous les ordres de la connaissance. Il se montre, au contraire, extrêmement sévère pour les philosophies empiriques, et il y a dans les deux dernières pages du Manuel de philosophie ancienne un véritable réquisitoire contre elles. Aux sceptiques il reconnaît le mérite d’avoir établi que toute la pensée antique aboutit à une série de contradictions. Les néo-platoniciens, puis les Pères de l’Église reçoivent de vifs éloges pour avoir embrassé et concilié les contradictions. Naturellement les platoniciens de la Renaissance, surtout Nicolas de Cusa et G. Bruno, sont encore plus formellement approuvés. Descartes contient déjà à l’état de germes tous les développements de la pensée moderne. Il crée ou récrée en pleine conscience la méthode géométrique ; il donne une force inconnue jusqu’alors aux raisons de l’idéalisme subjectif ; il fait appel à la croyance pour passer de l’idée à l’être, car il a bien déjà dû tabler sur l’objectivité des idées pour prouver l’existence de Dieu ; enfin, il a su recueillir dans son système les grandes contradictions dont la pensée est faite. Ses disciples directs, les cartésiens, n’ont pas la même largeur d’esprit que lui, et d’ailleurs, d’une manière générale, les penseurs qui paraissent entre lui et Kant ne savent recueillir qu’une partie de son héritage, et il faut les réunir pour trouver la totalité de cet héritage dispersé. Dans l’école cartésienne, Spinoza développe le seul côté objectif et réaliste de la doctrine, Malebranche, en revanche, développe avec prédilection l’autre côté, le côté du sujet. Leibniz, génie plus vaste que l’un et l’autre, concilie les deux côtés. La monade jouera un grand rôle dans l’esquisse de la philosophie que M. Renouvier entrevoit. Locke, Berkeley et Hume prennent le contre-pied de Descartes, puisqu’ils sont sensualistes, mais ils ne laissent pas de rejoindre la pensée cartésienne, parce qu’on aboutit au même résultat en se demandant si aux idées correspondent des choses ou bien, au contraire, si les choses réussissent exactement à se faire représenter en nous. Kant attaque à tort la méthode géométrique cartésienne, mais il rend l’empirisme à jamais impossible par sa théorie des formes de la sensibilité et des catégories ; il donne, bien qu’un peu malgré lui, une force nouvelle à l’idéalisme subjectif ; il voit mieux que qui que ce soit la part à faire à la croyance dans l’établissement de la philosophie, lui qui a écrit qu’il avait dû abolir la science pour faire place à la foi. Enfin, c’est lui qui a dégagé et proclamé sous le nom d’antinomies les contradictions essentielles à la raison. Fichte (à qui M. Renouvier — il aurait pu le remarquer — emprunte en somme sa définition de la philosophie), Fichte est trop exclusivement idéaliste, comme, de son côté, Schelling est trop réaliste. Heureusement, Hegel survient pour présenter la philosophie dans son intégrité. Sa méthode est irréprochable, et il donne au système des contradictions de la pensée tout le développement désirable. C’est à lui qu’aboutit tout le mouvement inauguré par Descartes. (Manuel de philosophie moderne, 390-410, 358-364).

Faut-il maintenant reproduire dans le détail l’exposé de la philosophie que M. Renouvier voudrait voir régner en France pour y représenter l’héritage de Descartes et de ses interprètes allemands ? Comme cette philosophie est le plus souvent bien moins intéressante que les vues sur la méthode dont nous avons donné une analyse complète, il suffira sans doute de courtes indications sur quelques-uns des points principaux. Cette philosophie peut être caractérisée en disant que c’est quant à ses relations avec les systèmes déjà existants un éclectisme méthodique, et, en elle-même, un panthéisme à la fois réaliste et monadique. Étant données, sur la méthode et sur l’histoire, les théories que nous avons rapportées, la philosophie en question ne pouvait pas ne pas être un éclectisme. Mais M. Renouvier ne voulait pas qu’elle dégénérât en un simple syncrétisme. Il entendait qu’on fût en possession d’un principe de choix. Ce principe n’était autre que la méthode, laquelle devait être tenue pour démontrée, pour nécessaire, pour supérieure au choix. Prenant donc la méthode pour accordée, on devait faire entrer dans la philosophie tout ce qu’avec l’aide de la méthode on pourrait trouver de positif dans les systèmes en ne laissant de côté que les négations (Manuel de philosophie moderne, Préface, p. vii). La méthode, et ainsi appliquée, ne pouvait pas manquer de donner un panthéisme, mais un panthéisme pourvu d’un contrepoids, si l’on peut dire. Le monde est déifié sans doute, et il s’agit même du monde entendu dans un sens très réaliste, car puisque toutes les idées sont, en vertu de la méthode, reconnues pour des représentations de l’être, l’idée de l’étendue ne fait pas exception, et il faut qu’il y ait une étendue en soi, conséquence que M. Renouvier accepte formellement et qu’il blâme Leibniz d’avoir repoussée. Mais en revanche, les droits du sujet reçoivent aussi une satisfaction, ou du moins sont censés en recevoir une. Bien qu’étendus, l’être et les êtres sont aussi une monade et des monades. M. Renouvier, jusque dans son enthousiasme de systématique et de panthéiste, reste préoccupé d’assurer à l’individu une existence véritable et solide.

C’est un des traits par lesquels cette philosophie si dissemblable de ce que l’auteur pensera ensuite, se présente pourtant déjà comme une préparation du criticisme. Relevons quelques autres traits de même signification. Sans doute, la liberté est forcément amalgamée avec le déterminisme, et l’idée n’en peut être nette. Cependant, nous avons vu que l’acte libre était déjà marqué du caractère extérieur, mais sans équivoque, qui est la fortuité. S’il y a un point par où la première philosophie paraît différer de celle qui lui succède, c’est assurément l’acceptation simultanée des contradictoires. Pourtant, par la manière même dont les contradictoires sont présentés et acceptés, on peut dire que la doctrine postérieure s’élabore. Remarquons, en effet, quel soin l’auteur met à établir qu’il songe bien à de véritables contradictoires et nullement à d’autres opposés conciliables. Ainsi qu’il le fera par la suite, il veut que l’erreur soit autre chose qu’un moindre être : son fond c’est proprement le non-être, et c’est ce terme absolument négatif qu’il place en face de l’être. Mais des opposés d’une pareille nature ne peuvent pas être conciliés. Bien que parfois, grâce à un relâchement de rigueur, nous puissions croire assister, dans quelques développements du Manuel de philosophie ancienne, à une conciliation des opposés, c’est là une illusion. En réalité, ils demeurent juxtaposés. L’un est en face de l’autre, hostile, rigide et absolument fermé. Vraiment il n’y a pas grand’chose à faire pour s’apercevoir que ces termes si violemment et si absolument exclusifs l’un de l’autre ne peuvent échapper réellement à la règle de l’ancienne logique. De la juxtaposition, la pensée reviendra sans peine à l’option. Enfin, deux des traits les plus importants dont est marquée la philosophie des Manuels sont déjà définitifs et continueront de caractériser toute l’œuvre du penseur. C’est d’abord l’intervention de la croyance pour l’établissement de tout ce qui dépasse la pure apparence subjective. C’est ensuite la conception de la philosophie comme une science de la science, comme une théorie de la connaissance. Par le moyen de cette formule fichtienne, Kant est déjà, sinon en fait, du moins en droit, le maître de M. Renouvier plus véritablement que Descartes.


  1. Séailles, La philosophie de Ch. Renouvier. Introduction à l’étude du néo-criticisme. 1 vol., Alcan, 1905. — En 1912 la Revue de métaphysique et de morale a publié une étude d’ensemble de « l’Entreprise philosophique de Renouvier », par R. Le Savoureux (p. 653 sqq.) et en 1925 un article de Séailles sur « le Pluralisme de Renouvier » (p. 407 sqq.). Voir aussi La philosophie de Ch. Renouvier, par G. Milhaud, 1 vol., Vrin, 1927.
  2. Voir l’Essai sur les éléments principaux de la représentation, 2e édition, p. 502.
  3. Les renseignements chronologiques sur les articles de jeunesse de Renouvier ne sont pas très sûrs.
  4. 1877, II, p. 275 « Mes études d’écolier… » à 279 — 305 à 313 et 377 à 385.
  5. Esquisse…, II, p. 355 sqq.
  6. Parue en 1882 et jusqu’en 1885 dans la « Critique religieuse » par articles, puis éditée en deux volumes en 1886.
  7. Séailles, op. citat., a insisté surtout sur les différences (p. 5-7).
  8. M. l’abbé Foucher a présenté à la Faculté des Lettres de Bordeaux des thèses ayant pour sujet La jeunesse de Renouvier et sa première philosophie et la Bibliographie générale de Ch. Renouvier.
  9. « Ce que nous appelons la philosophie des Sectes est en même temps la philosophie dominante de notre époque. » L’Année philosophique, 1re année, 1867, De la philosophie du xixe siècle en France, p. 88.
  10. Né, comme lui, à Montpellier.
  11. Damiron, le rapporteur, crut avoir affaire à un étranger. Voir Le Savoureux, op. cit., p. 658, note 1.
  12. Examen critique du cartésianisme, analysé par Le Savoureux, op. cit., p. 654-658.
  13. Ibid., p. 659. « Le Manuel de philosophie moderne n’est autre chose que l’examen critique du cartésianisme », mais enrichi, ajoute Le Savoureux, par des emprunts faits à Lamennais (Esquisse d’une philosophie).
  14. « Mais il est surtout une chose que je ne dois point négliger de dire : de longs entretiens sur les questions fondamentales de la métaphysique avec un ami qu’il n’est pas temps encore de nommer, et qui en a fait depuis plusieurs années l’objet habituel de ses réflexions, ont imprimé quelquefois sur mes idées les traces des siennes… Accoutumé, comme il l’était lui-même, à donner une grande place à la croyance dans les fondements de la science, j’ai mis à profit des analyses sur la foi, sur la liberté, sur l’intervention de l’idée de liberté dans celles du savoir et de la certitude, qui sont, pour lui, le résultat d’études sérieuses et de méditations suivies et qui joueront un rôle important dans ses travaux. » Renouvier ajoute que la publication de ces travaux n’est « pas prochaine ». Lequier, né en 1814, est mort en 1862 (peut-être suicidé) sans avoir rien publié de ses essais philosophiques, d’ailleurs inachevés. En 1865, Renouvier publie des fragments de son œuvre ; l’ouvrage (La recherche d’une première vérité, fragments posthumes de Jules Lequier, Saint-Cloud, 1865, 1 vol. in-8o), est tiré à petit nombre et distribué « à quelques personnes choisies ». En 1875, Renouvier insère dans la 2e édition de la Psychologie rationnelle une courte notice sur Lequier, avec cinq fragments de la Recherche d’une première vérité (3e édition, I, 369-393 et II, 109-139). En 1897, le IVe tome de la Philosophie analytique de l’histoire donne une étude sur Lequier (Livre XIX, ch. Ier) dans laquelle il est cité comme le chef du criticisme français. Enfin en 1924, M. L. Dugas a réédité dans une édition publique les fragments posthumes édités par Renouvier (Jules Lequier (1814-1852). La Recherche d’une première vérité. Fragments posthumes recueillis par Ch. Renouvier. Notice biographique par L. Dugas, 1 vol. in-8o, Paris, A. Colin, 1924).
  15. P. 89 « Hegel est incontestablement la plus grande figure philosophique du siècle… Et cependant, l’évolution de l’Idée ou du Monde, telle que Hegel l’a construite, n’a pas de fondements d’une autre espèce ni plus certains, que n’en ont les systèmes de série historique humaine dont nous avons parlé plus haut. »