Le Superbe Orénoque/Seconde partie/Chapitre IX

Hetzel (p. 333-346).

La marche n’était pas aisée… (Page 336.)

IX

À travers la sierra.


Dès six heures du matin, Jacques Helloch et ses compagnons quittèrent le campement du pic Maunoir, laissé à la garde de Parchal, en qui l’on pouvait avoir toute confiance. Parchal avait sous ses ordres les bateliers de la Gallinetta et de la Moriche, — en tout quinze hommes. Les deux autres, chargés du transport des bagages, accompagnaient les voyageurs. En cas d’agression, si Parchal ne se sentait pas en mesure de se défendre soit contre des indigènes, soit contre une attaque d’Alfaniz, il devrait abandonner le campement et, autant que possible, rallier la Mission de Santa-Juana.

Il n’était pas douteux, d’ailleurs, — et Jacques Helloch s’en croyait assuré, — que la Mission serait en mesure de résister aux Quivas, qui infestaient sans doute cette partie du territoire vénézuélien.

À ce sujet, dont il s’était entretenu avec Valdez, il y avait tout lieu de se dire que les bonnes chances l’emporteraient sur les mauvaises. Assurément, de rencontrer la bande d’Alfaniz eût été la plus redoutable éventualité pendant ces étapes à travers les forêts de la sierra Parima. Mais, suivant l’affirmation du jeune Gomo, d’après ce que son père avait répondu à Jorrès, cette bande ne s’était pas montrée dans le voisinage de la sierra. Il est vrai, en se jetant vers le nord, l’Espagnol espérait évidemment rejoindre cet Alfaniz dont il avait peut-être été le compagnon de bagne, — toute hypothèse étant permise à son égard. Au surplus, si les Quivas n’étaient pas loin, la Mission ne l’était pas non plus — une cinquantaine de kilomètres seulement. À raison de vingt-cinq kilomètres par vingt-quatre heures, des piétons pourraient probablement franchir cette distance en deux jours et demi. Partis le 30 octobre, au soleil levant, était-ce exagéré de penser qu’ils arriveraient à Santa-Juana dans l’après-midi du 1er novembre ?… Non, si le mauvais temps ne leur suscitait pas des retards.

Donc, avec un peu de bonne chance, la petite troupe comptait effectuer ce voyage sans faire aucune fâcheuse rencontre.

Le détachement se composait de huit personnes. Jacques Helloch et Valdez marchaient en tête, puis Jean et Gomo, suivant la direction indiquée par le jeune Indien. Derrière venaient Germain Paterne et le sergent Martial. Après eux, les deux mariniers de la Gallinetta portaient les colis, réduits au strict nécessaire, des couvertures pour les haltes de nuit, de la viande conservée et de la farine de manioc en quantité suffisante, chacun ayant sa gourde d’aguardiente ou de tafia.

Certes, au milieu de ces giboyeuses forêts, la chasse aurait suffi à assurer la nourriture des voyageurs. Toutefois, mieux valait ne point donner l’éveil et signaler sa présence par des détonations d’armes à feu.

Si quelques pécaris ou cabiais voulaient se laisser capturer sans tomber sous une balle, ils seraient les bienvenus. Ainsi les échos de la sierra ne répercuteraient-ils pas un seul coup de fusil.

Il va de soi que Jacques Helloch, le sergent Martial et Valdez étaient armés de leurs carabines, la cartouchière pleine, le revolver et le couteau à la ceinture. Germain Paterne avait pris son fusil de chasse, et sa boîte d’herboriste, dont il ne se séparait jamais.

Le temps se prêtait à la marche. Nulle menace de pluie ou d’orage. Des nuages élevés tamisaient les rayons solaires. Une fraîche brise courait à la cime des arbres, pénétrait sous les ramures, faisait voler les feuilles sèches. Le sol montait en gagnant du côté du nord-est. À moins d’une brusque dépression de la savane, il ne se présenterait aucun marécage, aucun de ces esteros humides, qui occupent souvent les profondes bassures des llanos.

Néanmoins, les voyageurs ne seraient pas privés d’eau sur leur parcours. Au dire de Gomo, le rio Torrida, à partir de son embouchure sur l’Orénoque, prenait la direction de Santa-Juana. C’était un rio torrentueux et innavigable, obstrué de roches granitiques, impraticable aux falcas et même aux curiares. Il se déroulait en capricieux zigzags à travers la forêt, et c’était sa rive droite que suivait la petite troupe.

Sous la conduite du jeune Indien, après avoir laissé sur la gauche la paillote abandonnée, on gagna vers le nord-est, de manière à couper obliquement les territoires de la sierra.

La marche n’était pas aisée à la surface d’un sol embroussaillé, parfois recouvert d’une épaisse couche de feuilles mortes, parfois encombré de ces branches que les impétueuses rafales des chubascos abattent par centaines. Jacques Helloch, d’ailleurs, tendait plutôt à modérer le cheminement, afin de ménager les forces de la jeune fille. Et lorsqu’elle lui faisait quelque observation à ce sujet :

« Il importe d’aller vite, sans doute, mais il importe plus encore de ne pas être arrêté par la fatigue.

— Je suis toute remise, maintenant, monsieur Helloch… Ne craignez pas que je sois une cause de retard…

— Je vous en prie… mon cher Jean… répondait-il, permettez-moi de prendre pour vous les précautions que je crois nécessaires… En causant avec Gomo, j’ai pu me rendre compte de la situation de Santa-Juana, établir notre route, étape par étape, que j’ai calculées avec soin… À moins de rencontres qui ne se produiront pas, je l’espère, nous n’aurons pas besoin de doubler ces étapes… Cependant, s’il le fallait, nous nous féliciterions d’avoir ménagé nos forces… les vôtres surtout… Mon seul regret est qu’il ait été impossible de se procurer une monture, ce qui vous eût épargné un voyage à pied…

— Merci, monsieur Helloch, répondit Jeanne. Ce mot est le seul qui puisse répondre à tout ce que vous faites pour moi !… Et vraiment, à y bien réfléchir, en présence des difficultés que je n’avais pas voulu voir au début, je me demande comment mon sergent et son neveu auraient pu atteindre leur but, si Dieu ne vous avait pas mis sur notre route !… Et pourtant… vous ne deviez pas aller au-delà de San-Fernando…

— Je devais aller où allait mademoiselle de Kermor, et il est bien évident que si j’ai entrepris ce voyage sur l’Orénoque, c’est que nous devions vous rencontrer en chemin !… Oui !… cela était écrit, mais ce qui est également écrit, c’est qu’il faut que vous vous en rapportiez à moi pour tout ce qui regarde ce voyage jusqu’à la Mission.

— Je le ferai, monsieur Helloch, et à quel plus sûr ami pourrais-je me fier ?… » répondit la jeune fille.

À la halte de midi, on s’arrêta sur le bord du rio Torrida, qu’il eût été impossible de traverser au milieu de ses eaux bondissantes. Sa largeur ne dépassait pas une cinquantaine de pieds. Des canards et des pavas voletaient à sa surface. Le jeune Indien put en abattre quelques couples avec ses flèches. Ils furent conservés pour le dîner du soir, et on se contenta de viande froide et de gâteaux de cassave.

Après une heure de repos, la petite troupe se remit en marche. Si les pentes du sol s’accentuaient, l’épaisseur de la forêt ne semblait pas devoir s’éclaircir. Toujours les mêmes arbres, les mêmes halliers, les mêmes broussailles. À côtoyer le Torrida, en somme, on évitait nombre d’obstacles à travers des fourrés encombrés de palmas llaneras. Nul doute que, le soir, la moyenne de kilomètres, calculée par Jacques Helloch, fût atteinte, sauf complications.

Le sous-bois était tout animé. Des milliers d’oiseaux s’envolaient de branches en branches, pépiant à pleins becs. Les singes cabriolaient sous les ramures, principalement des couples de ces aluates hurleurs, qui ne hurlent pas le jour, et réservent pour le soir ou le matin leurs assourdissants concerts. Parmi les volatiles les plus nombreux, Germain Paterne eut la satisfaction d’observer des bandes de guacharos ou diablotins, dont la présence indiquait que l’on se rapprochait du littoral de l’est. Troublés dans leur tranquillité diurne, car, le plus souvent, ils ne sortent qu’à la nuit des anfractuosités rocheuses, ils se réfugiaient sur la cime des matacas dont les baies, fébrifuges comme l’écorce du coloradito, servent à leur nourriture.

D’autres oiseaux encore voltigeaient de branche en branche, ceux-là passés maîtres en danses et pirouettes, les mâles faisant « le beau » en l’honneur des femelles. À mesure qu’on avancerait vers le nord-est, les espèces aquatiques deviendraient plus rares, car, habituées des bayous, elles ne s’éloignent guère des rives de l’Orénoque.

Entre-temps aussi, Germain Paterne aperçut quelques nids, suspendus aux branches par une légère liane, qui se balançaient à la manière d’une escarpolette. De ces nids, hors de l’atteinte des reptiles, comme s’ils eussent été pleins de rossignols auxquels on aurait appris à solfier la gamme, s’échappaient des volées de trupials, les merveilleux chanteurs du monde aérien. On se rappelle que le sergent Martial et Jean en avaient déjà vu, lorsqu’ils s’étaient promenés aux environs de Caïcara, en débarquant du Simon-Bolivar.

La tentation de mettre la main dans l’un de ces nids était trop forte pour que Germain Paterne pût y résister. Mais, au moment où il allait le faire :

« Prenez garde… prenez garde !… » cria Gomo.

Et, en effet, une demi-douzaine de ces trupials se précipitèrent sur l’audacieux naturaliste, s’attaquant à ses yeux. Il fallut que Valdez et le jeune Indien accourussent pour le débarrasser de ses agresseurs.

« De la prudence, lui recommanda Jacques Helloch, et ne risque pas de revenir borgne ou aveugle en Europe ! »

Germain Paterne se le tint pour dit.

Il était sage, également, de ne pas frôler les broussailles qui foisonnaient à la gauche du rio. Le mot myriade n’est pas exagéré, lorsqu’on l’applique aux serpents qui rampent sous les herbes. Ils sont aussi à craindre que les caïmans dans les eaux ou le long des rives de l’Orénoque. Si ceux-ci, pendant la saison d’été, s’enfouissent au fond des vases encore humides et y dorment jusqu’à l’époque des pluies, les représentants de l’erpétologie ne s’engourdissent pas sous le fouillis des feuilles mortes. Ils sont toujours à l’affût, et plusieurs furent aperçus, — entre autres un trigonocéphale, long de deux mètres que Valdez signala à propos et mit en fuite.

Quant aux tigres, aux ours, aux ocelots et autres fauves, pas un seul ne se montra dans le voisinage. Mais, très probablement, la nuit venue, leurs hurlements se feraient entendre, et il serait opportun de surveiller le campement.

Jusqu’alors, Jacques Helloch et ses compagnons avaient donc évité toute mauvaise rencontre, ni animaux dangereux, ni malfaiteurs, — ceux-ci plus redoutables que ceux-là. Il est vrai, sans avoir rien dit de Jorrès et d’Alfaniz, Jacques Helloch et Valdez ne se départissaient pas d’une minutieuse surveillance. Assez souvent, le patron de la Gallinetta, précédant la petite troupe, s’éloignait vers la gauche, et allait battre l’estrade, afin d’empêcher toute surprise ou de prévenir une soudaine agression. Puis, n’ayant rien observé de suspect, bien qu’il se fût écarté parfois d’un demi-kilomètre, Valdez venait reprendre sa place près de Jacques Helloch. Un regard échangé leur suffisait à se comprendre.

Les voyageurs se tenaient en groupe compact, autant que le permettait l’étroitesse de la sente parallèle au rio Torrida. À plusieurs reprises, cependant, il y eut nécessité de rentrer sous bois, afin de contourner de hautes roches ou de profondes excavations. La direction du cours d’eau se maintenait toujours vers le nord-est, en longeant les assises de la sierra Parima. Sur l’autre rive, la forêt se développait en étages boisés, dominés çà et là par quelque palmier gigantesque. Au-dessus pointait le sommet de la montagne, dont l’arête septentrionale devait se rattacher au système orographique du Roraima.

Jean et Gomo marchaient l’un près de l’autre, côtoyant la berge, tout juste assez large pour le passage de deux piétons.

Ce dont ils parlaient, c’était de la Mission de Santa-Juana. Le jeune Indien donnait des détails très complets sur cette fondation du Père Esperante, et sur le Père lui-même. Tout ce qui concernait ce missionnaire était de nature à intéresser.

« Tu le connais bien ?… demanda Jean.

— Oui… je le connais… je l’ai vu souvent… Pendant une année, mon père et moi, nous sommes restés à Santa-Juana…

— Il y a longtemps ?…

— Non… avant la saison des pluies de l’autre année… C’était après le malheur… notre village de San-Salvador pillé par les Quivas… D’autres Indiens et nous, nous avions fui jusqu’à la Mission.

— Et vous avez été recueillis à Santa-Juana par le Père Esperante ?…

— Oui… un homme si bon !… Et il voulait nous retenir… Quelques-uns sont restés…

— Pourquoi êtes-vous partis ?…

— Mon père l’a voulu… Nous sommes des Banivas… Son désir était de regagner les territoires… Il avait été batelier sur le fleuve… Je savais déjà… je me servais d’une petite pagaie… À quatre ans… je ramais avec lui… »

Ce que disait le jeune garçon n’était pas pour étonner Jacques Helloch et ses compagnons. D’après le récit du voyageur français, ils connaissaient le caractère de ces Banivas, les meilleurs mariniers de l’Orénoque, depuis nombre d’années convertis au catholicisme, des Indiens intelligents et honnêtes. C’était par suite de circonstances particulières, — et parce que la mère de Gomo appartenait à une tribu de l’est, — que son père avait été se fixer au village de San-Salvador, au-delà des sources du fleuve. Et, en prenant cette décision de quitter Santa-Juana, il obéissait à son instinct qui le poussait à retourner vers les llanos entre San-Fernando et Caïcara. Il guettait donc une occasion, l’arrivée de pirogues à bord desquelles il eût pu trouver du service, et, en attendant, il habitait cette misérable case de la sierra Parima.

Et que fût devenu son enfant, après l’assassinat commis par Jorrès, si les falcas n’eussent été dans la nécessité de s’arrêter au campement du pic Maunoir ?…

C’est à toutes ces choses que réfléchissait Jeanne de Kermor, en écoutant le jeune Indien. Puis, elle ramenait la conversation sur Santa-Juana, sur l’état actuel de la Mission, plus particulièrement sur le Père Esperante. Gomo répondait avec netteté à toutes ces questions. Il dépeignait le missionnaire espagnol, un homme grand, vigoureux, malgré sa soixantaine d’années, — beau… beau… répétait-il, sa barbe blanche, ses yeux qui brillaient comme du feu, tel que l’avaient dépeint M. Manuel Assomption et le misérable
Germain Paterne et Valdez préparèrent le repas. (Page 342.)

Jorrès. Et alors, dans une disposition d’esprit à prendre ses désirs pour des réalités, Jeanne se voyait déjà rendue à Santa-Juana… Le Père Esperante l’accueillait à bras ouverts… il lui fournissait les renseignements dont elle avait besoin… il lui apprenait ce qu’était devenu le colonel de Kermor depuis son dernier passage à San-Fernando… elle savait enfin où il avait été chercher refuge en quittant Santa-Juana…

À six heures du soir, Jacques Helloch donna le signal d’arrêt, après la seconde étape de la journée.

Les Indiens s’occupèrent d’organiser la halte de nuit. Le lieu paraissait propice. Une profonde anfractuosité, coupant la berge, se dessinait en entonnoir jusqu’au bord du rio. Au-dessus de cette anfractuosité, de grands arbres inclinaient leurs branches, comme une sorte de rideau qui retombait sur les parois de la roche. Au bas, s’évidait une sorte de niche, dans laquelle la jeune fille pourrait s’étendre. Avec une litière d’herbes sèches et de feuilles mortes, on lui ferait un lit, et elle y reposerait aussi bien que sous le rouf de la Gallinetta.

Naturellement, Jean se défendait de ce que l’on voulût prendre tant de peines à son sujet. Jacques Helloch se refusa à rien entendre, et il invoqua l’autorité du sergent Martial… Il fallut bien que le neveu obéît à son oncle.

Germain Paterne et Valdez préparèrent le repas. Le rio fourmillait de poissons. Gomo en tua quelques-uns en les fléchant à la manière indienne, et ils furent grillés sur un petit feu allumé contre la roche. Avec les conserves et les gâteaux de cassave, tirés du sac des porteurs, l’appétit aidant après cinq heures de marche, les convives ne se refusèrent pas à reconnaître qu’ils n’avaient jamais fait un meilleur repas… depuis…

« Depuis le dernier !… » déclara Germain Paterne, pour qui tout repas était excellent, à la condition de satisfaire la faim.

La nuit venue, chacun alla choisir sa place, dès que Jean eut été se coucher au fond de sa niche. Le jeune Indien s’étendit à l’entrée. Le campement ne pouvant pas rester sans surveillance, on avait décidé que, pendant la première partie de la nuit, Valdez serait de garde avec l’un de ses hommes, et, pendant la seconde partie, Jacques Helloch avec l’autre.

En effet, du côté de la forêt sur la berge, et du côté du rio ou de la rive opposée, il fallait être à même d’apercevoir toute approche suspecte.

Bien que le sergent Martial eût réclamé sa part de faction, il dut consentir à reposer jusqu’au jour. La nuit suivante, on accepterait son offre, et aussi l’offre de Germain Paterne. Jacques Helloch et Valdez suffiraient en se relayant. Donc le vieux soldat alla s’accoter contre la paroi, aussi près que possible de la jeune fille.

Le concert des fauves, auquel se mêlait celui des singes hurleurs, commença dès que le jour devint obscur, et il ne devait finir qu’aux premières lueurs de l’aurore. La meilleure précaution, afin de tenir ces animaux éloignés du campement, eût été d’allumer un foyer flambant et de l’entretenir de bois sec toute la nuit. On le savait, mais on fut d’accord pour n’en rien faire. Si ce foyer eût écarté les animaux, il aurait pu, au contraire, attirer des malfaiteurs, — peut-être les Quivas, s’ils couraient ce territoire, et c’est de ces malfaiteurs surtout qu’il importait de n’être point vu.

Bientôt, à l’exception de Valdez, posté sur la berge, et du batelier qui veillait près de lui, le campement fut plongé dans un profond sommeil.

Vers minuit, tous deux furent remplacés par Jacques Helloch et le second porteur.

Valdez n’avait rien observé, rien entendu de suspect. Entendre, d’ailleurs, eût été difficile, au milieu du tumulte dont les eaux du rio en se brisant contre les roches emplissaient la sierra.

Jacques Helloch engagea Valdez à prendre quelques heures de repos, et remonta vers la berge.

De là, non seulement il pouvait surveiller la lisière de la forêt, mais aussi la rive gauche du Torrida.

Assis au pied d’un énorme moriche, les réflexions, les sentiments dont son esprit et son cœur étaient pleins, ne l’empêchèrent pas de faire bonne garde.

Était-il le jouet d’une illusion… mais vers quatre heures du matin, lorsque l’horizon de l’est commençait à blanchir, son attention fut mise en éveil par un certain mouvement sur la rive opposée, moins escarpée que la rive droite. Il lui sembla que des formes se déplaçaient entre les arbres. Étaient-ce des animaux… étaient-ce des hommes ?…

Il se redressa, il rampa de manière à gagner la crête de la berge, il parvint à se rapprocher de quelques mètres vers la rive, et demeura immobile, regardant…

Il ne vit rien de distinct. Cependant, qu’une certaine animation se produisît à la lisière du massif de l’autre rive, il crut en avoir la certitude.

Devait-il donner l’alarme, ou tout au moins réveiller Valdez, qui dormait à quelques pas ?…

Ce fut à ce dernier parti qu’il s’arrêta, et, touchant l’Indien à l’épaule, il le tira du sommeil.

« Ne bougez pas, Valdez, dit-il à voix basse, et observez l’autre berge du rio. »

Valdez, étendu de son long, n’eut qu’à tourner la tête dans la direction indiquée. Pendant une minute, son regard fouilla les dessous de cet obscur massif d’arbres.

« Je ne me trompe pas, dit-il enfin, il y a là trois ou quatre hommes qui rôdent sur la rive…

— Que faire ?…

— Ne réveillons personne… Il est impossible de traverser le rio en cet endroit… et à moins qu’il n’y ait un gué en amont…

— Mais de l’autre côté ?… demanda Jacques Helloch, en montrant la forêt, qui s’étendait vers le nord-ouest.

— Je n’ai rien vu… je ne vois rien… répondit Valdez, qui s’était retourné sans se relever… Peut-être, n’avons-nous là que deux ou trois Indiens Bravos…

— Que seraient-ils venus faire, la nuit, sur cette rive ?… Non, pour moi… cela n’est que trop certain… notre campement est découvert… Et, tenez, Valdez, voici un de ces hommes qui essaie de descendre jusqu’au rio…

— En effet… murmura Valdez… et ce n’est point un Indien… Cela se reconnaît rien qu’à la manière dont il marche… »

Les premières lueurs, après avoir contourné les lointaines cimes de l’horizon, arrivaient en ce moment jusqu’au lit du Torrida. Valdez put donc être affirmatif en ce qui concernait l’homme aperçu sur la berge opposée.

« Ce sont les Quivas d’Alfaniz… dit Jacques Helloch. Eux seuls ont intérêt à s’assurer si nous sommes ou non accompagnés de tous les mariniers des pirogues…

— Et cela eût mieux valu, répondit le patron de la Gallinetta.

— Sans doute, Valdez… mais à moins d’aller à l’Orénoque chercher du renfort… Non… si nous avons été reconnus, il n’est plus temps d’envoyer un de nos hommes au campement… Nous serons attaqués avant d’avoir reçu des secours… »

Valdez saisit vivement le bras de Jacques Helloch, qui se tut aussitôt.

Un peu plus de jour éclairait les rives du Torrida, tandis que l’anfractuosité, au fond de laquelle dormaient Jean, Gomo, le sergent Martial, Germain Paterne et le second porteur, s’enveloppait encore d’une profonde obscurité.

« Je crois… dit alors Valdez, je crois reconnaître… oui !… mes yeux sont bons… ils ne peuvent me tromper !… Je reconnais cet homme… C’est l’Espagnol…

— Jorrès !

— Lui-même.

— Il ne sera pas dit que je l’aurai laissé échapper, ce misérable !…

Jacques Helloch venait de saisir sa carabine, placée près de lui contre une roche, et, d’un rapide mouvement, il la mit à son épaule.

« Non… non ! fit Valdez… Ce ne serait qu’un de moins, et il y en a peut-être des centaines sous les arbres… D’ailleurs, il leur est impossible de franchir le rio…

— Ici… non… mais en amont… qui sait ?… »

Cependant Jacques Helloch se rendit à l’avis de Valdez avec d’autant plus de raison que le patron de la Gallinetta était de bon conseil, et possédait les remarquables qualités de finesse et de prudence des Banivas.

D’ailleurs, Jorrès, — si c’était lui, — dans son désir d’observer de plus près le campement, eût risqué d’être aperçu lui-même. Aussi venait-il de rentrer sous les arbres, au moment où le marinier, posté près du Torrida, s’avançait comme s’il eût aperçu quelque chose.

Pendant un quart d’heure, Jacques Helloch et Valdez demeurèrent à la même place, sans faire un mouvement.

Ni Jorrès ni aucun autre ne se montrèrent sur la rive opposée. Rien ne passait à la lisière de ces massifs d’arbres, qui commençaient à se dégager de l’ombre.

Mais avec le jour croissant, l’Espagnol, — en admettant que Valdez ne se fût pas trompé, — allait pouvoir reconnaître que deux mariniers seulement accompagnaient les passagers des pirogues, et constater l’infériorité de cette petite troupe.

Or, comment continuer le voyage dans des conditions de sécurité si insuffisantes ?… On avait été découvert… on était épié… Jorrès venait de retrouver Jacques Helloch et ses compagnons en marche vers la Mission de Santa-Juana… Il ne perdrait plus maintenant leurs traces…

Conjonctures d’une extrême gravité, et ce qui était plus grave encore, c’est que l’Espagnol avait certainement rejoint la bande des Quivas, qui parcourait ces territoires sous les ordres du forçat Alfaniz.