Le Superbe Orénoque/Seconde partie/Chapitre X

Hetzel (p. 347-360).

Là… là… répondit le jeune Indien… 5pAGE 351.°

X

Le gué de Frascaès.


À cinq heures, le campement s’éveilla.

Le premier à se lever fut Jean. Tandis qu’il allait et venait le long de la rive du rio, le sergent Martial, Germain Paterne et le jeune Indien dormaient encore, enveloppés de leurs couvertures, le chapeau sur les yeux.

Le marinier de garde au bord de la grève, après s’être rapproché de Jacques Helloch et de Valdez, les entretenait de ce qu’il avait observé pendant sa faction. D’ailleurs, il confirmait le dire de Valdez. Lui aussi avait reconnu Jorrès dans l’homme qui rôdait sur la berge du Torrida.

Tout d’abord, Jacques Helloch fit à tous les deux la recommandation de ne rien dire. Inutile de révéler les dangers de la situation aggravée par cette rencontre. Il suffisait qu’elle leur fût connue, et c’était à eux de prendre les mesures qu’exigeait la sécurité de leurs compagnons.

Après réflexions et arguments pour ou contre, il avait été décidé que la petite troupe continuerait à se diriger vers la Mission de Santa-Juana.

En effet, si Alfaniz occupait les environs, si Jacques Helloch et les siens devaient être attaqués, cette attaque se produirait aussi bien pendant une marche en avant que pendant un retour en arrière. Il est vrai, à revenir vers l’Orénoque, on serait couvert par le rio Torrida, à moins qu’il ne fût franchissable en amont. Dans ce cas, rien n’empêcherait les Quivas de redescendre jusqu’au campement du pic Maunoir, et ce n’était pas avec le renfort du personnel des pirogues que l’on parviendrait à repousser leur agression.

Marcher vers Santa-Juana présentait, au contraire, quelques avantages. D’abord on conserverait la protection du rio Torrida, tant qu’il ne serait pas guéable, — et il y aurait lieu d’interroger Gomo à ce sujet. Ensuite, c’était se rapprocher du but, c’était peut-être l’atteindre, et il n’y aurait plus rien à craindre à la Mission de Santa-Juana, avec sa population qui comptait plusieurs centaines de Guaharibos, ces Indiens dont le dévouement d’un missionnaire avait fait des hommes. Santa-Juana offrait un refuge assuré contre toute tentative d’Alfaniz.

Il fallait donc, à tout prix, gagner la Mission dans le plus court délai, s’efforcer de l’atteindre avant la nuit prochaine en doublant les étapes. Vingt-cinq à trente kilomètres, cela ne pouvait-il s’enlever en vingt heures ?

Jacques Helloch revint au campement, afin de préparer un départ immédiat.

« Ils dorment encore, monsieur Helloch, dit la jeune fille, qui s’avança aussitôt vers lui.

— Et vous êtes la première levée, mademoiselle Jeanne !… répondit Jacques Helloch. Je vais les réveiller et nous nous mettrons en route…

— Vous n’avez rien remarqué de suspect ?…

— Non… rien… rien… mais partons… J’ai calculé qu’en marchant sans nous arrêter, nous pourrions, sinon ce soir du moins dans la nuit, arriver à Santa-Juana…

— Ah ! monsieur Helloch, qu’il me tarde d’être rendue à la Mission !

— Où est Gomo ?… demanda Jacques Helloch.

— Là… dans ce coin !… Il dort d’un si bon sommeil, le pauvre enfant…

— Il faut que je lui parle… J’ai besoin de certains renseignements avant de partir…

— Voulez-vous me laisser ce soin ? » proposa Jeanne de Kermor. Et elle ajouta :

« Vous semblez soucieux, ce matin, monsieur Helloch… Est-ce que quelque mauvaise nouvelle ?…

— Non… je vous assure… mademoiselle Jeanne… non ! »

La jeune fille fut sur le point d’insister ; mais, comprenant que cette insistance embarrasserait Jacques, elle se dirigea vers Gomo qu’elle réveilla doucement.

Le sergent Martial, lui, se détira les bras, poussa quelques hums ! sonores, et se remit sur pied en un instant.

Il y eut plus de façons avec Germain Paterne. Roulé dans sa couverture, la tête appuyée sur sa boîte d’herboriste en guise d’oreiller, il dormait comme un loir, — animal qui a la réputation d’être le plus déterminé dormeur de toute la création.

Pendant ce temps, Valdez faisait refermer les sacs, après en avoir retiré les restes du souper de la veille réservés au premier déjeuner du matin. Lorsque le jeune Indien se fut réveillé, il vint, avec Jean, rejoindre Jacques Helloch près d’une roche sur laquelle était déployée la carte du pays. Cette carte indiquait les territoires entre la sierra Parima et le massif de Roraima, sillonnés par les zigzags du rio.

Gomo savait lire et écrire, et il allait pouvoir donner des renseignements assez précis sur la contrée.

« Tu as vu quelquefois des cartes qui représentent une région avec ses mers, ses continents, ses montagnes, ses fleuves ?… lui demanda Jacques Helloch.

— Oui, monsieur… On nous en a montré à l’école de Santa-Juana, répondit le jeune Indien.

— Eh bien, regarde celle-ci et prends le temps de réfléchir… Ce grand fleuve, qui est dessiné là en demi-cercle, c’est l’Orénoque que tu connais…

— Que je connais et que j’aime !

— Oui !… tu es un brave enfant, et tu aimes ton beau fleuve !… Vois-tu à son extrémité cette grosse montagne ?… C’est là qu’il a sa source…

— La sierra Parima, je le sais, monsieur… Voici les raudals que j’ai souvent remontés avec mon père…

— Oui… le raudal de Salvaju.

— Et après, il y a un pic…

— C’est le pic de Lesseps.

— Mais ne te trompe pas… Nous ne sommes pas allés si loin avec nos pirogues…

— Non… pas si loin.

— Pourquoi toutes ces questions à Gomo, monsieur Helloch ?… demanda Jeanne.

— Je désire être fixé sur le cours du rio Torrida, et, peut-être Gomo pourra-t-il me fournir les renseignements qui me sont nécessaires… »

La jeune fille jeta un regard plus interrogateur sur Jacques Helloch, qui baissa la tête.

« Maintenant, Gomo, dit-il, voici l’endroit où nous avons laissé nos pirogues… voici la forêt où était la case de ton père… voici l’embouchure du rio Torrida…

— Là… là… répondit le jeune Indien, en posant le doigt sur la carte.

— Là même, Gomo, et, fais bien attention… je vais suivre le cours du rio dans la direction de Santa-Juana, et tu m’arrêteras s’il y a erreur. »

Jacques Helloch promena son doigt sur la carte, en obliquant vers le nord-est, après avoir contourné la base de la sierra Parima pendant une cinquantaine de kilomètres. À ce point, il fit une croix au crayon et dit :

« Là doit être la Mission ?…

— Oui… là…

— Et le rio Torrida en descend ?…

— Oui… comme il est marqué.

— Mais ne descend-il pas de plus haut ?…

— De plus haut, certainement, et quelquefois nous l’avons remonté au-delà.

— Santa-Juana se trouve alors sur la rive gauche…

— Sur la rive gauche.

— Il faudra donc le traverser, puisque nous sommes sur la rive droite…

— Il le faudra… monsieur… et ce sera facile.

— Comment ?…

— Il y a… au-dessus… un passage, avec des roches où l’on peut mettre le pied, quand les eaux sont basses… un gué qu’on appelle le gué de Frascaès.

— Tu connais ce gué ?…

— Oui, monsieur… et, avant que le soleil soit à midi, nous y serons arrivés. »

Les réponses du jeune Indien étaient très affirmatives en ce qui concernait ce passage, puisqu’il avait eu lui-même l’occasion de le franchir.

Et ce fut cette constatation dont devait, en somme, s’alarmer Jacques Helloch. Si le gué de Frascaès permettait à la petite troupe de passer sur la rive gauche du rio Torrida, il permettait aux Quivas de passer sur la rive droite. Jacques Helloch et ses compagnons ne seraient plus couverts par le rio jusqu’à la hauteur de la Mission.

La situation empirait donc de ce fait. Néanmoins, ce n’était pas une raison pour revenir en arrière, du moment que les chances d’une agression eussent été aussi grandes. À Santa-Juana, la petite troupe serait en sûreté… C’est à Santa-Juana qu’il importait d’arriver d’ici vingt-quatre heures.

« Et tu dis, demanda une dernière fois Jacques Helloch, tu dis que nous pouvons atteindre le gué de Frascaès vers midi…

— Oui… si nous partons tout de suite. »

La distance qui séparait le campement du gué pouvait être d’une douzaine de kilomètres. Or, comme on avait résolu de hâter la marche dans l’espoir d’être au but vers minuit, il serait aisé de passer ce gué avant la première halte.

L’ordre du départ fut donné. Tout était prêt, d’ailleurs, les sacs sur l’épaule des deux bateliers, les couvertures roulées au dos des voyageurs, la boîte du botaniste à la courroie de Germain Paterne, les armes en état.

« Vous pensez, monsieur Helloch, qu’il est possible d’atteindre Santa-Juana en une dizaine d’heures ?… demanda le sergent Martial.

— Je l’espère, si vous faites bon usage de vos jambes, qui auront le temps de se reposer ensuite.

— Ce n’est pas moi qui vous retarderai, monsieur Helloch. Mais sera-t-il capable… lui… Jean…

— Votre neveu, sergent Martial, répliqua Germain Paterne. Allons donc !… Il nous battrait à la course !… On voit bien qu’il a été à une fameuse école !… Vous lui avez donné des jambes de soldat, et il a le pas gymnastique ! »

Jusqu’alors, paraît-il, Gomo ne savait pas quel lien de parenté, — parenté imaginaire, — unissait le fils du colonel de Kermor au sergent Martial. Aussi, regardant ce dernier :

« Vous êtes son oncle ?… demanda-t-il.

— Un peu… petit !

— Alors le frère de son père ?…

— Son propre frère, et c’est même pour cela que Jean est mon neveu… Comprends-tu ? »

Le jeune garçon inclina la tête en signe qu’il avait compris.

Le temps était couvert. Les nuages couraient bas, poussés par une brise de sud-est, avec menaces sérieuses de pluie. Derrière ce voile grisâtre disparaissait le sommet de la sierra Parima, et, vers le sud, la pointe du pic Maunoir n’apparaissait plus qu’à travers l’éclaircie des arbres.

Jacques Helloch jeta un regard inquiet du côté de l’horizon d’où venait le vent. Après les premiers rayons au lever du soleil, le ciel s’était presque aussitôt assombri sous l’enroulement des vapeurs qui montaient en s’épaississant. Qu’il vînt à tomber une de ces violentes averses dont s’inondent si fréquemment les savanes méridionales, le cheminement serait retardé, et il deviendrait difficile d’être à Santa-Juana dans le délai fixé.

La petite troupe partit en reprenant la sente entre le rio Torrida et la lisière de l’impénétrable forêt. L’ordre de la veille fut conservé, — le patron Valdez et Jacques Helloch en tête. Tous deux avaient observé une dernière fois la rive opposée. Elle était déserte. Déserts aussi les massifs d’arbres qui se développaient vers la gauche. Pas un être vivant, si ce n’est un monde assourdissant d’oiseaux, dont les chants saluaient le lever du soleil avec accompagnement des aluates hurleurs.

Chacun s’attachait à l’espoir d’être rendu à la Mission dès le milieu de la nuit. Cela ne s’obtiendrait qu’au prix d’une marche forcée, à peine interrompue par une très courte halte à midi. Il convenait donc d’allonger le pas, et on le faisait sans se plaindre. Sous ce ciel voilé de brumes, la température conservait une moyenne supportable, heureuse circonstance, car aucun arbre n’abritait la berge.

De temps à autre, Jacques Helloch, dévoré d’inquiétudes, se retournait en disant :

« Est-ce que nous n’allons pas trop vite pour vous, mon cher Jean ?…

— Non, monsieur Helloch, non, lui était-il répondu. Ne vous inquiétez ni de moi ni de mon ami Gomo, qui paraît avoir des jambes de jeune cerf…

— Monsieur Jean, répliqua Gomo, s’il le fallait, je pourrais être, ce soir, à Santa-Juana…

— Peste… quel coureur tu fais ! » s’écria Germain Paterne, qui, lui, n’était pas doué de telles facultés locomotrices et restait parfois en arrière.

Il est vrai, Jacques Helloch ne le prenait point en pitié. Il l’appelait, il l’interpellait, il lui criait :

« Voyons… Germain… tu te ralentis… »

Et l’autre de répondre :

« Nous ne sommes pas à une heure près !

— Qu’en sais-tu ? »

Et comme Germain Paterne ne le savait pas, il n’avait qu’à obéir, et il obéissait.

Un instant, Jacques Helloch s’était arrêté à cette réflexion que la dernière réponse du jeune Indien venait de faire naître dans son esprit : « Ce soir, avait affirmé Gomo, je pourrais être à Santa-Juana. »

Donc, en six ou sept heures, Gomo se faisait fort d’avoir atteint la Mission de Santa-Juana. N’était-ce pas là une chance dont il conviendrait de profiter ?…

Jacques Helloch, tout en marchant, fit connaître cette réponse à Valdez.

« Oui… en six ou sept heures, dit-il, le Père Esperante pourrait être prévenu que notre petite troupe se dirige vers Santa-Juana… Il n’hésiterait pas à nous envoyer des renforts… Il viendrait lui-même sans doute…

— En effet, répondit Valdez. Mais, laisser partir l’enfant, ce serait nous priver de notre guide, et je crois que nous avons besoin de lui, puisqu’il connaît le pays…

— Vous avez raison, Valdez, Gomo nous est nécessaire, et surtout pour le passage du gué de Frascaès…

— Nous y serons vers midi, et, une fois le gué franchi, nous verrons…

— Oui… nous verrons… Valdez !… C’est peut-être à ce gué qu’est le danger. »

Et qui sait si un danger plus prochain ne menaçait pas Jacques Helloch et ses compagnons avant qu’ils y fussent arrivés ?… Après avoir reconnu le campement établi sur la rive droite du Torrida, Jorrès n’avait-il pu remonter la rive gauche du rio avec la bande d’Alfaniz ?… Et, puisque les Quivas avaient une avance de quelques heures, était-il impossible qu’ils eussent déjà franchi le gué de Frascaès ?…

Et maintenant, ne redescendaient-ils pas la rive droite où ils devaient rencontrer la petite troupe ?… Cette hypothèse était vraisemblable.

Cependant, à neuf heures, Valdez, qui s’était éloigné de quelques centaines de pas, put affirmer, lorsqu’il eut rejoint, que la route semblait libre. Quant à l’autre rive, rien n’y indiquait la présence des Quivas.

Jacques Helloch eut alors la pensée de faire halte en cet endroit, après avoir demandé à Gomo :

« À quelle distance sommes-nous du gué ?…

— À deux heures de marche environ, répondit le jeune Indien, qui ne savait guère évaluer les distances que par le temps nécessaire à les parcourir.

— Reposons-nous, commanda Jacques Helloch, et déjeunons rapidement avec ce qui nous reste de provisions… Il est inutile d’allumer du feu. »

En effet, c’eût été risquer de trahir sa présence — réflexion que Jacques Helloch garda pour lui.

« Hâtons-nous… mes amis… hâtons-nous, répéta-t-il, rien qu’un quart d’heure de halte ! »

La jeune fille ne le comprenait que trop ! Jacques Helloch était rongé d’inquiétudes dont elle ne connaissait pas la cause. Sans doute, d’une façon générale, elle savait que les Quivas parcouraient ces territoires, elle savait que Jorrès avait disparu, mais elle ne pouvait supposer que l’Espagnol, en remontant l’Orénoque à bord de la Gallinetta, ne l’eût fait que dans l’intention de rejoindre Alfaniz, ni qu’il existât des relations d’ancienne date entre cet évadé de Cayenne et lui. Plus d’une fois elle fut sur le point de s’écrier :

« Qu’y a-t-il, monsieur Helloch ?… »

Elle se tut, cependant, s’en rapportant à l’intelligence de Jacques Helloch, à son courage, à son dévouement, à son désir d’arriver le plus tôt possible au but. Le repas fut vite expédié. Germain Paterne qui l’eût volontiers prolongé, fit contre mauvaise fortune bon cœur, ou plutôt « bon estomac », comme il se plut à le dire.

À neuf heures quinze, les sacs refermés et chargés, on se remit en route dans le même ordre.

Si la forêt se développait sans discontinuité sur la rive droite du rio Torrida, la rive gauche présentait alors un aspect très différent. Les arbres ne s’y groupaient que par bouquets épars à la surface des llanos, tapissés d’une herbe épaisse, dont les flancs de la sierra étaient également revêtus presque jusqu’à la cime.

D’autre part, la berge opposée, très basse, affleurait presque le niveau du rio. Il était donc aisé de fouiller du regard une vaste étendue de savane que ne masquait plus l’épais rideau d’arbres. Après avoir eu la sierra, au nord-est, on l’avait dans le sud depuis la veille.
valdez apparut au milieu d’un groupe vociférant. (Page 359.)


Jacques Helloch et Valdez ne cessaient d’observer anxieusement l’autre rive, sans négliger toutefois celle qu’ils longeaient en remontant le rio.

Rien de suspect encore.

Peut-être les Quivas attendaient-ils la petite troupe au gué de Frascaès ?

Vers une heure après midi, Gomo indiqua à quelques centaines de pas un coude du rio, lequel, en obliquant vers l’est, disparaissait derrière un gros massif de rocs dénudés.

« C’est là, dit-il.

— Là ?… » répondit Jacques Helloch, qui fit signe à ses compagnons de s’arrêter.

Et, s’approchant de manière à reconnaître le cours du rio Torrida, il constata que son lit était encombré de pierres et de sables, entre lesquels ne coulaient plus que de minces filets d’eau aisément franchissables.

« Voulez-vous que j’aille en avant examiner les abords du gué ?… proposa Valdez à Jacques Helloch.

— Faites, Valdez, mais, par prudence, ne vous aventurez pas de l’autre côté, et revenez ici dès que vous aurez vu si la route est libre. »

Valdez partit, et, quelques minutes après, on le perdit de vue au tournant du Torrida.

Jacques Helloch, Jean, le sergent Martial, Gomo et les porteurs attendaient en groupe serré près de la berge. Germain Paterne s’était assis.

Si maître qu’il fût de lui-même, Jacques Helloch ne parvenait pas à dissimuler ses appréhensions.

Gomo demanda alors :

« Pourquoi ne continuons-nous pas ?…

— Oui, pourquoi… ajouta Jean, et pourquoi Valdez a-t-il pris les devants ?… »

Jacques Helloch ne répondit rien. Il se détacha du groupe, et fit quelques pas en se rapprochant du rio, impatient d’observer de plus près la rive gauche.

Cinq minutes s’écoulèrent, — de ces minutes qui semblent durer autant que des heures.

Jeanne avait rejoint Jacques Helloch.

« Pourquoi Valdez ne revient-il pas ?… lui demanda-t-elle en cherchant à lire dans ses yeux.

— Il ne peut tarder… » se contenta de répondre Jacques Helloch.

Cinq minutes, puis cinq autres minutes se passèrent. Pas un mot ne fut prononcé…

Valdez devait avoir eu le temps d’aller et de revenir, et il ne paraissait pas. On n’avait entendu aucun cri, cependant, rien qui fût de nature à jeter l’alarme.

Jacques Helloch eut assez d’empire sur lui-même pour patienter pendant cinq minutes encore.

Assurément, il n’y avait pas plus de danger à gagner le gué de Frascaès qu’à rester à cette place, ou même à rebrousser chemin. Si la petite troupe devait être attaquée, elle le serait en amont comme en aval.

« Marchons », dit enfin Jacques Helloch.

Il prit la tête, et ses compagnons le suivirent, sans lui poser une seule question. Ils remontèrent la berge sur un espace de trois cents pas, et arrivèrent au coude du rio Torrida. C’était en cet endroit qu’il fallait descendre au gué de Frascaès.

À cinq pas en avant, le jeune Indien se laissa glisser et dévala jusqu’aux premières roches mouillées par le courant.

Soudain des cris tumultueux éclatèrent sur la rive gauche que Jacques Helloch et ses compagnons allaient atteindre.

Une centaine de Quivas accouraient de toutes parts, se précipitaient à travers le gué, brandissant leurs armes, poussant des cris de mort… Jacques Helloch n’eut pas le temps de se défendre à coups de fusil. Et qu’auraient pu sa carabine, celles de Germain Paterne et du sergent Martial… qu’auraient pu les revolvers des mariniers contre cette centaine d’hommes, qui occupaient et fermaient le gué de Frascaès ?… Jacques Helloch et ses compagnons, aussitôt entourés, furent mis dans l’impossibilité de repousser l’attaque.

À ce moment même, Valdez apparut au milieu d’un groupe vociférant de Quivas.

« Valdez !… s’écria Jacques Helloch.

— Ces coquins m’ont pris comme dans un terrier !… répondit le patron de la Gallinetta.

— Et à qui avons-nous affaire ?… demanda Germain Paterne.

— À la bande des Quivas… répondit Valdez.

— Et à son chef !… » fut-il ajouté d’une voix menaçante.

Un homme se tenait debout sur la rive, ayant près de lui trois individus, qui n’étaient pas de race indienne.

« Jorrès !… s’écria Jacques Helloch.

— Appelez-moi de mon nom… Alfaniz !

— Alfaniz ! » répéta le sergent Martial.

Et son regard comme celui de Jacques Helloch, empreints d’épouvante, se portèrent sur la fille du colonel de Kermor.

Jorrès était bien cet Alfaniz, qui s’était évadé du bagne de Cayenne avec trois forçats, ses complices.

Après avoir remplacé à la tête des Quivas leur chef Meta Serrapia, tué dans une rencontre avec la milice vénézuélienne, l’Espagnol courait depuis plus d’un an la savane.

Cinq mois auparavant, — on ne l’a pas oublié, — ces Quivas avaient formé le projet de retourner sur les territoires à l’ouest de l’Orénoque, d’où ils avaient été chassés par les troupes colombiennes. Mais, avant d’abandonner les régions montagneuses du Roraima, leur nouveau chef voulut opérer une reconnaissance de ce côté du fleuve. Il se sépara donc de la bande, et descendit les llanos jusqu’à San-Fernando de Atabapo, après avoir passé par le rancho de Carida, où l’Indien Baré affirmait avec raison l’avoir vu à son passage. Or il attendait à San-Fernando l’occasion de revenir aux sources de l’Orénoque, lorsque les pirogues Gallinetta et Moriche se préparèrent à partir pour la Mission de Santa-Juana.

Alfaniz, — uniquement connu sous le nom de Jorrès, — prétextant le désir de se rendre à la Mission, offrit ses services au patron de la Gallinetta qui reformait son équipage, et il fut accepté, comme on sait, pour le malheur de ceux qui allaient s’aventurer sur le haut cours du fleuve.

En même temps qu’Alfaniz aurait la possibilité de retrouver les Quivas, il satisferait enfin la haine qu’il avait vouée au colonel de Kermor.

En effet, il avait appris que ce jeune garçon, embarqué sur la Gallinetta avec le sergent Martial, était à la recherche de son père, dont la déposition devant la cour d’assises de la Loire-Inférieure avait amené sa condamnation aux travaux forcés à perpétuité et son envoi au bagne de Cayenne.

N’était-ce pas ou jamais l’occasion inespérée de s’emparer de ce jeune garçon, peut-être même du colonel, si l’on retrouvait ses traces à la Mission de Santa-Juana, et, dans tous les cas, de se venger sur le fils à défaut du père ?…

On sait le reste. Ayant rencontré un de ses complices pendant cette nuit qu’il avait passée à terre au sitio de Yaname, Alfaniz s’était enfui dès l’arrivée des pirogues au campement du pic Maunoir. Puis, après avoir assassiné l’Indien, qui refusait de lui servir de guide, il avait remonté le rio Torrida, traversé le gué de Frascaès, et rejoint la bande des Quivas…

Maintenant, Jacques Helloch et ses compagnons à sa merci, ce misérable comptait s’emparer des pirogues, à leur mouillage sur l’Orénoque.

Le fils ou plutôt la fille du colonel de Kermor était en son pouvoir.