Édition des cahiers libres (p. 88-104).

VI

Le Danger

Depuis quelques temps, dit Vaudreuil, la mode est de se battre en caleçons rouges. Si vous n’en avez pas de tout faits, je vous en ferai apporter une paire…
Prosper Mérimée. Chronique du règne de Charles IX (X.)


Nous vécûmes en amants égaux, ardents, attentifs et étrangers à toute tendresse purement platonique. Pourtant ce platonisme nous emplissait l’âme. Car j’aimais Rubbia moins pour ce qu’elle s’était révélée le jour où le désir l’avait vaincue, que pour l’avoir en quelque façon sauvée de la destruction. Elle avait transformé le coureur d’aventures, que j’étais avant de la connaître, en un amoureux timide, puéril et quasi-chaste, du moins de cœur. Je lui en gardais une infinie reconnaissance. On ne sait jamais tout ce que cèlent de possibilités l’âme et le corps. Rien n’est donc si digne d’inspirer l’affection que de vous accoucher de vous-même. Ce que je dis ramène au Gnothi Seauton socratique. Telle est bien ma pensée. Le prestige de Socrate et le secret des dévouements qu’il inspira tiennent à ce qu’il sût, par sa maïeutique, montrer à ses familiers ce que cachait leur personnalité tant en vertus qu’en connaissances, si l’on peut dire, inconnues. Ainsi étais-je avec Rubbia. Je devinais de plus, en tous ses actes, un tact miraculeux, un désir étonnamment habile d’éviter tout conflit avec moi partout où nos volontés couraient risque de s’affronter. Quelle plus splendide preuve d’amour, sinon d’amitié supérieure à l’Amour ?

Elle était énergique, je ne manquais point de volonté. Le rôle de garde-malade assumé à son endroit ne m’avait aucunement amolli. Ainsi nous opposions-nous sans jamais combattre. Même nos étreintes étaient des espèces d’Iliades. Non point que Rubbia se refusât. C’est tout au contraire qu’il lui fallait se donner en semblant prendre. Et il ne fallait consentir à vaincre en paraissant subir la loi du vainqueur…

Elle était d’ailleurs initiée à tous les jeux amoureux. Beaucoup plus que moi, mais avec une imagination moins fertile aussi. Elle avait dû vivre en Orient, car parfois elle qualifiait d’un mot sanscrit ou arabe un acte que les gens d’Occident n’ont pas encore catalogué, soit par vergogne, soit par ignorance. Il en est beaucoup. Mais elle disait cela sans aucun autre souri que de rappel érudit et avec un rien de moquerie. Ainsi la salacité n’avait, en cet être curieux, ni la pudeur comme base, ni la curiosité comme moyen d’action. En somme c’était chez elle une sensualité chaste que je cultivais. Avec cela, dans le courant de notre vie, elle abondait en conseils fins et délicats, témoignant d’une singulière expérience.

Sur tous les sujets que les hommes aiment à verbaliser, ses réflexions avaient l’acuité saisissante d’axiomes philosophiques formulés par un grand esprit. Et rien, en ce cerveau original, de déjà vu, rien qui utilisât la mémoire. Tout y était spontané.

Rubbia connaissait aussi les mœurs intimes et le comportement le plus secret des peuples proches ou lointains.

Elle rappelait son savoir dans des circonstances qui sembleraient devoir exclure tout travail mental purement rationnel. Et j’en demeurais pantois, avec seulement un très vif et naturel désir de ne pas sembler trop inférieur à cette créature, transcendante, quoique totalement dépourvue de vanité.

Je finis par songer faire de Rubbia ma femme même, tant j’avais sujet d’admirer en elle le corps, l’esprit, le sentiment et les sens. Non que j’attribue au mariage une valeur morale. Je suis affranchi de ces préjugés. Mais les problèmes d’intérêt et les voyages sont plus commodément abordables entre mari et femme qu’entre amants. À mes avances elle répondit par un sourire ambigu que je ne pus interpréter, mais elle ne dit pas non.

 

Les jours coulèrent lentement. Notre amour ne diminuait pas. Bien plutôt se compliquait-il de tout ce que nous nous révélions l’un à l’autre de pensées secrètes et de confidences, non point matérielles, mais psychiques. Car, on l’a remarqué, l’amour disparaît à la suite d’un défaut de contact entre les âmes. Dès que les amants s’avisent de limiter leur sincérité, l’affection commence à fondre entre eux et bientôt de désir.

Nous sortîmes souvent dans Paris. Rubbia semblait toutefois s’y résoudre avec peine et je crus lui deviner une sorte d’inquiétude semblable à celle que May, le jour où je la vis, cultivait visiblement. Mes efforts pour pénétrer ce mystère furent totalement vains.

Une nuit, nous étions allés voir jouer la pièce si curieuse de Fanny Bloch : Le Mont de Vénus. Au sortir du théâtre je songeai mener Rubbia prendre un verre de champagne à Suburre. Elle hésita et ne consentit, les sourcils froncés, que sur mon insistance. Nous étions installés dans la petite salle qui fait angle droit, comme chacun sait, avec celle où l’on danse. Je parlais alors avec lenteur d’un restaurant de nuit viennois, vraiment extraordinaire, vu durant que j’exerçais mon office d’agent secret. Brusquement les yeux de Rubbia se mirent à battre sans que son visage bougeât. Je vis son regard aller de gauche à droite, suivant certainement quelqu’un. C’est là qu’il fallait user de sang-froid. Me tourner pour savoir qui retenait son attention eût été une de ces erreurs qui séparent irrémédiablement deux amants comme nous étions. Ma curiosité pourtant était violemment excitée. Je crus enfin deviner que la personne aperçue s’arrêtait. Pendant ce temps je parlais toujours, mettant toute ma volonté à conserver un débit normal et sans trous, quoique ma curiosité fût attirée ailleurs.

Le visage de ma belle androgyne était d’une telle mobilité que je crus alors y lire une émotion. Je pensai : On l’a saluée ou on a fait un signe de connaissance. Mais d’un coup le regard reprit son mouvement vers la porte, plus vite que tout à l’heure. À la vue de Rubbia on se sauvait peut-être ? Je ne verrais rien…

Cependant les lèvres de ma maîtresse avaient pâli. Signe de quoi ? On n’a jamais, que je sache, enregistré cette marque d’émotion. Elle se manifestait clairement sous ma vue, aiguisée, rehaussée par une lumière éblouissante qui ne laissait aucune ombre voiler les visages et les gestes.

Doucement, et sans sembler y attacher aucune importance, je tournai alors la tête vers la porte pour y saisir le personnage qui allait passer, le mystérieux être dont la vue émouvait ma compagne. En même temps, afin de détourner l’attention aiguë de Rubbia, je tendais la main vers mon verre de champagne. J’encastrai aussitôt dans mes rétines le rectangle ouvert devant lequel un maître d’hôtel en frac se tenait debout, et vis soudain de dos une forme féminine, petite et hâtive qui fila sans me laisser le temps de l’identifier ou de prendre des repères de reconnaissance.

Était-ce May ?

La question se formula avec force et brutalité. En même temps, contrepartie de la minute précédente, le regard de Rubbia se posa sur ma face pour y lire ce que je pensais.

Je demeurai de glace, du moins le crois-je. Comme elle jugeait sans doute n’avoir rien laissé transpercer de l’émoi que pourtant j’avais deviné, nous nous tûmes, également soucieux.

Dans un envol de jupe et montrant deux jambes d’une délicate sveltesse, la forme féminine entrevue s’était définitivement éclipsée. Restait-il un autre témoin ?

Je pivotai avec lenteur sur moi-même, bus trois gorgée de champagne et posai mon verre, puis je regardai la salle.

Et mon attention fut retenue à cinq pas par un jeune homme assis qui évidemment venait d’entrer. Il était tourné vers moi et nos deux regards se croisèrent. Je lus chez lui une sorte de haine immédiate. Aussitôt, d’ailleurs, son visage se dirigea avec une indifférence affectée vers l’orchestre qui préludait.

Je devinai un étranger, probablement un homme des bords du Danube. Ce nez aigu et busqué se marie rarement ailleurs à une chevelure de lin blond. Il unissait le masque tatar au sémite avec un rien de l’élargissement du crâne qui caractérise les hommes nés entre l’Adriatique et les Karpathes, où vit une race de brachycéphales particulière et unique au monde. Et tandis que je détaillais sa face, je le reconnus.

En 1917, durant mon séjour en Autriche comme agent secret, je faillis, à Vienne, être pris au sortir d’un café. C’est dans de telles occasions que la maîtrise de soi permet seule d’échapper à un traquenard implacable.

En effet, ce jour-là, comme je franchissais la porte de l’établissement où je venais de déjeuner, deux hommes partis de dix mètres se dirigèrent vers moi, venant de droite et de gauche. Et je lus l’intention agressive dans l’enfoncée des deux mains droites au fond de poches où je devinais deux revolvers armés.

La minute fut tragique. D’un coup je pris connaissance de tout mon horizon, assez bref. Les deux individus s’approchaient à pas courts, par prudence et afin de ne point me donner l’éveil. Moi, je venais de franchir une porte à tambour, fermée sur mon dos, et je me trouvais presque immobile. À vingt pas, sur l’avenue, une file de cinq ou six camions militaires arrivait cependant à grand bruit de moteurs.

Je tirai mon porte-cigares, et pris une cigarette cubaine à bout rouge. Les deux hommes avaient ralenti. Ils guettaient le moment où je serais distrait et les deux mains en l’air, pour me sauter dessus.

Le premier camion arrivait. Sautant alors en avant comme un coureur olympique, je m’élançai, calcul fait, devant l’énorme auto. Je passai si près que mon pied gauche toucha le radiateur. Et sitôt cet obstacle dépassé, d’un crochet je me mis à filer vertigineusement le long de la file des camions.

Comme je tournais, une balle de revolver me siffla aux oreilles. Trop tard d’un dixième de seconde.

J’entendis alors des cris et des appels. Inutiles. Je m’étais jeté dans une ruelle accrochée à la grande avenue et filais comme un lièvre, dans l’étonnement apeuré des gens. Au premier croisement je ralentis et me mis à marcher au pas, puis un taxi passa, je le pris et me vis sauvé.

Or, l’homme qui m’arrivait dessus ce jour-là, à gauche, l’assaillant de droite étant un bas-officier en uniforme, se trouvait devant moi à Suburre, et buvait en ce moment une bouteille de Heidsieck.

Ho !… Ho !… pensais-je, allons-nous mêler maintenant, quand les fastes guerriers sont disparus, le souvenir et les rancunes du temps où nos métiers étaient soldatesques aux problèmes passionnels qui, eux, gagnent à rester pacifiques ?

Évidemment, j’avais devant moi un espion. Il nous rendait à Paris aujourd’hui ce que nous avions fait chez lui jadis. Je ne lui en voulais pas pour si peu. Mais je craignais qu’il eût conservé, comme tous ces métis d’asiates, une rancune tenace et désireuse de s’extérioriser. M’avait-il reconnu ? Sans nul doute. Nuls êtres au monde n’ont la mémoire des êtres et des langues à la façon des balkaniques.

Il m’avait suffi, pour penser toutes ces choses et évoquer un souvenir à la fois heureux et fâcheux, d’une couple de secondes. En même temps j’admirais une femme, aux neuf dixièmes nue, dansant avec un nègre habillé en sauvage, je veux dire avec un pagne comme tenue de soirée.

Enfin je me tournai vers Rubbia.

Elle me dit avec une sorte de tremblement dans la voie :

— Tu connais le Viennois, là ?

— Oui, dis-je sans étonnement, tant à maintes reprises elle m’avait donné les preuves d’une prodigieuse perspicacité.

Elle eut un rire faux :

— Où l’as-tu vu ?

— Chez lui. Il a failli me faire fusiller ou pendre.

Elle reprit :

— Va-t-en. Je te retrouverai chez… nous.

Elle disait toujours « chez toi », mais je voulus deviner qu’elle adoptât mieux encore ma demeure depuis qu’elle avait vu l’étranger.

Je répondis brutalement :

— Non, ce doit être une bête dangereuse. Je ne te quitterai pas.

Je ne lui demandais aucun renseignement. Mais il me sembla qu’elle voulût lui parler, et ma foi, la jalousie jouait aussitôt dans mes nerfs.

Elle reprit, un peu pâle :

— Je veux que tu partes. Sinon, il y aura danger pour nous deux.

— Que m’importe. Je ne suis pas un gosse. Il y aura danger aussi pour les autres, crois-le.

— Je le crois. Mais…

Elle se tourna passionnément vers moi :

— Pars, Paul. Je serai chez toi dix minutes au plus après toi. Ou mieux, attends-moi sur le trottoir, devant la maison !

Le ton était si objurguant que je pliai. Il fallait donner à cette femme les mêmes droits qu’à un ami fidèle, robuste et sûr de lui.

J’appelai le maître d’hôtel, jetai deux billets de cent francs sur la nappe, puis me levai. D’un pas saccadé je gagnai la porte avec une envie atroce de me retourner vers l’inconnu, ou même de revenir à ma place. Je n’y succombai pas. Je pris mon pardessus, descendis les escaliers et fus dans la rue. Dix autos attendaient, rangées au bord du trottoir par files de deux. Je faillis regarder si dans une d’elles ne guettait pas la femme aux mollets sveltes et haut découverts que Rubbia suivait du regard tout à l’heure.

Je ne le fis point. D’abord je marchai un peu, puis craignant d’être suivi, je m’embusquai dans un coin obscur. Une voiture passa aussitôt, une huit cylindres à grand silence, dont l’intérieur était vide.

Alors je frêtai un taxi et me fis conduire au coin de la rue Drouot. Là, je descendis, examinai le boulevard et vins m’embosser à peu de distance de chez moi.

Tout cela me semblait, à vrai dire, absurde.

Quel danger pouvais-je courir ? Le danubien vu tout à l’heure ne devait tout de même pas songer aujourd’hui à tirer vengeance sanglante de l’équipée viennoise où je lui échappai. Quant à Rubbia, que pouvait-elle avoir à dire et quel comportement mystérieux voulait-elle me dissimuler ?

Mais à quoi bon me tourmenter sur tant de problèmes insolubles. J’allumai un cigare et me mis à faire les cent pas sur le boulevard Montmartre, désert à cette heure.

Soudain, une voiture sortit de la rue Drouot et embouqua à grande vitesse la rue de Richelieu. Une autre suivit. Puis le silence revint.

Je ne sus pourquoi ces deux autos me firent passer un frisson sur l’échine.

Un quart d’heure coula. Alors, sortant de la rue Vivienne, une forme féminine hâtive glissa le long des devantures. J’avais reconnu Rubbia. La porte fut ouverte au premier coup de sonnette et nous rentrâmes chez moi.

Sitôt dans l’appartement, je repris le masque de sereine tranquillité, indispensable avec ma maîtresse.

— Rubbia, ma chérie, tu m’as fait attendre plus de dix minutes.

Elle rit :

— Oui, ma foi. Mais l’homme est mort.

Je sursautai :

— Tu vas vite en besogne, murmurai-je d’un ton badin.

— Il fallait bien, Paul, il était dangereux.

— Où l’as-tu tué ?

— Chez lui.

Je me tus, le cœur traversé par une sorte de pointe aiguë.

Elle me regardait de ses yeux calmes. Son masque gardait une effrayante impassibilité. Je lui pris la main, le pouls ne battait même pas plus que de coutume

— Alors, Rubbia, nous sommes tranquilles ?

Elle hocha la tête :

— Je ne sais, Paul. Tu verras bien. En tout cas fais mettre des serrures inviolables à la porte d’entrée. Tu te souviens avec quelle facilité je l’avais ouverte.

— Ce sera fait.

Elle parut avoir un mot encore à prononcer. Ses lèvres s’entr’ouvrirent, puis elle se reprit et ne dit rien. Je ne l’interrogeai pas.

Nous nous retrouvâmes amants, sans que rien parût avoir jeté d’ombre entre nous. Mieux, il me sembla que Rubbia ardait plus profondément que de coutume. Et j’en éprouvai une sorte de rage jalouse.