Édition des cahiers libres (p. 70-87).

V

Rubbia

Vous voilà, à cette heure, avec une femme : en êtes vous mieux ?…
Crébillon. Tableau des Mœurs du Temps (Dialogue IX.)


Je racontai tout à Sauvier, qui m’écouta avec une visible curiosité.

Quand j’eus fini de lui détailler mon histoire, il hocha les épaules et dit :

— Mon vieux, tu t’enfonces dans une façon de drame médiéval qui ne dit rien de bon. Je te le dis tout simplement, avec d’ailleurs la certitude que tu n’écouteras pas mes conseils : mais tes rapports avec cette femme et l’autre finiront mal. Tu as séparé deux êtres dangereux comme le cobra et bien plus riches en ruses. Prends garde !

— Que puis-je faire, Sauvier ?

— Donne-moi carte blanche et je fais prendre ta rouquine. On la mènera à l’hosto. Là elle sera soignée, sinon aussi amoureusement que chez toi, du moins honnêtement. Si elle doit s’en tirer, elle le fera là-bas aussi bien qu’entre tes mains. De cette façon tu éviteras de participer au drame que je prévois.

— Tu vois noir.

— Mon vieux, il n’est pas besoin d’avoir comme toi parcouru les cinq mondes pour deviner que la May, avec son aspect de fillette impubère est un des plus sales petits animaux qui vivent à Paris. Et il y en a de dangereux, crois moi, qui ne doivent pas lui aller à la cheville. En sus, celle-ci ne m’inspire aucune confiance non plus. C’est dire que tu joues un rôle ingrat, sans bénéfices à attendre, car les deux femmes s’aiment férocement.

— On change le cours d’une rivière…

— Oui, essayes de déplacer le Niagara !…

— Enfin, tout ça c’est des mots. Rubbia me plaît, je veux la soigner, la guérir et m’en faire aimer.

— Ne t’y fies pas !

 

De ce jour, Sauvier vint voir Rubbia tous les matins. À cause de la blessure et des commentaires à craindre, il comprenait que je ne voulusse point de garde-malade et j’avais même congédié la femme de ménage qui auparavant venait quatre heures chaque jour donner un peu de correction à mon home. Par chance je sais faire tout ce qui constitue à la fois la sauvagerie et la civilisation. C’est d’un grand secours que de n’ignorer ni l’art culinaire ni la science et le maniement de la machine à laver. En vérité, je suis un individu fait pour vivre dans les coins inhabitables de la planète. Le hasard ne m’y avait point mené jusque-là, mais il ne faut jamais désespérer…

Je soignai donc ma femme rousse avec un dévouement de mille et un instants. Cela m’amusa tout de suite. C’était une partie que je jouais contre la mort. Je gagnai…

Il y eut, certes, une semaine pénible. Rubbia paraissait vivre à la limite même de sa propre vitalité. On eût dit qu’il dût suffire d’un rien, d’un cheveu, pour la faire passer outre, là où l’être se définit au négatif.

J’admirai la résistance de cette fragile machine humaine qui est certes à la merci d’un rien, mais pourtant, dispose de prodigieuses ressources.

Je connus cependant des heures d’angoisse, où, revenu aux superstitions enfantines, il me semblait percevoir une présence horrible à mes côtés, celle de l’ange fatal…

Les jours coulèrent. D’abord Rubbia eut sans cesse besoin d’être ranimée. Je la devinais au bord même du gouffre. Le courage ne lui faillit jamais pourtant. Dans ses défaillances, quand le cœur paraissait s’arrêter, je la vis toujours sourire comme pour un défi.

Elle était d’une admirable docilité, en tant que malade. Ce qu’ordonnait Sauvier s’exécutait en perfection. S’il lui fallait ne pas bouger, elle restait vingt-quatre heures sans remuer un doigt.

Elle parlait peu. Et seulement de son mal, par phrases douces et lentes. Je la sentis longtemps hésitante sur sa propre vie. Une grande résignation l’habitait, quoique elle n’eût aucune foi dans l’au-delà.

Quant à moi, jamais je n’aurais soupçonné avant cette aventure mes propres ressources de dévouement et de patience. L’homme qui professait le mépris de tout, qui déprisait les sentimentalités et les fièvres altruistes, l’individualiste catégorique et sans respect pour rien, hors soi, s’était totalement effacé de mon esprit. Je prenais joie à marcher sur le bout des pieds pour ne pas éveiller ma belle rousse. Je m’amusais à prévoir les caprices de la malade pour les satisfaire et trouvais à cela une joie enfantine.

Et notez bien que je ne désavouais rien de mes idées antérieures. Il s’agissait d’une exception, si j’ose dire, qui confirmait la règle. Nous sommes tous ainsi faits que les dessous de notre personnalité démentent souvent en temps de crise notre réel caractère. Le plus beau fut qu’à ce rôle inattendu, mi-nourrice et mi-moniale, qui me ressemblait si peu, en vérité, je prisse un authentique plaisir.

— Dis-le nous donc franchement, tu étais amoureux ?

— Ouais, ouais, c’est bien facile à trouver cette solution-là !

C’est le « tarte à la crème » de tous les comportements mâles lorsqu’ils quittent le plan de l’égoïsme pur en présence d’une femme. Amoureux ? Faudrait-il exposer ce que ce mot désigne encore ? J’ai lu dans ma vie une pièce de quinze mille romans, presque tous d’amour. Il est entendu que la plupart des romanciers ne connaissent rien de ce dont ils parlent, mais, tout de même, quelques-uns en ont une lueur ? Or, s’il faut délimiter d’après leur opinion la valeur profonde de l’amour, la clef commune en apparaît le désir de possession. Je n’avais justement aucun désir de posséder cette étonnante blessée. Bien plutôt m’amusais-je de sa présence dans ma vie comme les femmes se divertissent parfois de l’existence d’un enfant. Je ne l’envisageais même pas du tout comme une maîtresse éventuelle. Le sentiment dont je me sentais possédé comportait une sorte de tendresse, c’est entendu, mais sous réserve que derrière ce vocable on sente en quelque sorte l’affection d’une douce parenté.

Et dans mon affection pour elle, je gardais une sorte d’horreur, comme devers un serpent venimeux. Elle me faisait peur parfois tant je la devinai anormale. Je n’oubliais pas en sus le coup de revolver tiré à la volée sur le taxi qui m’emmenait avec May vers les Batignolles. Et j’avais toujours présents à l’esprit les moments où cette terrible femme voulait me faire avouer où May se cachait.

En tout cas je goûtais une vraie satisfaction à cultiver la vie de ce joli monstre. Cela valait bien l’entretien d’un de ces arbustes japonais centenaires qui tiennent dans un chapeau haut de forme.

 

Le temps coula. Rubbia se remit peu à peu. Je vis ses belles lèvres retrouver leur carmin.

Ses joues cessèrent de vêtir d’aussi près le squelette des pommettes. La face s’éclaira et les yeux reprirent un éclat vif.

Elle commença de remuer et je connus une grande joie de ces gestes prompts, ardents et harmonieux qui emplissaient mes regards.

Elle parla aussi plus familièrement, d’abord très réservée, puis se livrant mieux, mais jamais tout à fait.

Elle erra enfin dans mon appartement. Je guettait passionnément ses pas et ses gestes pour y découvrir la preuve d’ennui qui annoncerait son départ. Aucune idée ne me venait de tenter qu’elle restât. Je savais avoir peu de prise sur cette âme fière, capricieuse et indépendante. J’attendis.

Elle ne laissa rien voir, une fois remise, qui témoignât de son souci d’aller ailleurs, de rentrer enfin chez elle. Sans doute, avec cette finesse qui est héréditaire chez les femmes, devina-t-elle ma secrète curiosité. En ce cas, elle sut admirablement dissimuler ses pensées. Dire qu’elle parût vivre au sein de la félicité serait excessif. Elle allait, venait ; s’installait à lire ou à rêver, toujours sans nulle impatience, et sans perdre à ma vue un sourire mi-ironique mi-affectueux qui m’enchantait.

Mais ce fut tout.

J’admirais cette forme gracile et indolente. Elle meublait admirablement mon logis. Je ne recevais plus personne, en mon désir de garder cet être bizarre et fascinant bien à moi. Elle avait le secret des poses sphingiennes, et trouvait à elle seule, moyen d’évoquer toutes les déesses de l’antiquité. Son rire ambigu créait une sorte d’atmosphère. Son corps souple se disposait spontanément comme celui d’un félin qui se love. Cette étrangeté d’apparence lui conférait un charme prenant, plein de réminiscences poétiques et dont je ne pouvais me lasser.

Nous passâmes près de deux mois ainsi, amis familiers couchant à deux pas l’un de l’autre sans que rien de galant se passât entre nous.

Pourtant, il est probable que j’eusse été pris un jour, je veux dire d’amour, si…

— Ah ! non, mon cher Paul, tu exagères. Déjà tu abandonnas May après avoir préparé une idylle à la Théocrite. Tu ne vas pas perdre Rubbia de la même façon ? Ce serait une trahison…

— De fait. Il ne m’étonne plus du tout que Paul n’ait point réussi dans la littérature. Il a un chic spécial pour faire avorter les plus rares des histoires qu’il conte.

— Paix, vous ! Je n’invente rien, en ce moment. C’est dans toute son horreur une aventure arrivée et d’une authenticité éprouvée, que je dévide en ce moment. Il ne dépend donc pas de moi que les péripéties en soient raisonnables. Où donc avez-vous jamais vu des suites logiques d’événements ailleurs que dans les romans ? La vie est la mort du rationnel. Dans le réel il n’est jamais ni fin ni commencement à rien. Tout y est contingent et né du hasard, lequel est une rencontre de circonstances fantaisistes. Mais pourtant cette philosophie est encore inutile où j’en suis de mes souvenirs. J’ai dit que sans doute l’amour me serait venu à la fin pour Rubbia si…

— Si quoi ?

— Si parbleu il n’était pas venu à Rubbia d’abord…

— Quoi, comme tu nous l’a décrite, elle aurait fini par s’enflammer ?

— Tout arrive, Kate, je me sens indigne, comme l’abbé Guitrel de ce bon Anatole France, mais cela n’exonérait point Guitrel d’être, quoique indigne, ambitieux autant et plus qu’autrui…

Et vous jugerez, soit à travers les détails que j’ai à vous dire, soit d’après vous-mêmes si l’amour de Rubbia fut une charité, un cadeau, un remerciement ou…

— Mais voici exactement la scène :

Un jour, Rubbia tournait languissamment dans l’appartement. Il pleuvait, et la lumière, entrant par les portes-fenêtres, avait cette teinte sale et savonneuse qui est bien dans nos climats un des plus sûrs créateurs de neurasthénies à forme suicidaire.

Je la regardais aller et venir. Elle le sentait et jouait à provoquer en moi un genre d’émotion, mi-sexuelle mi-esthétique, dont j’ai longtemps poursuivi en vain le renouvellement depuis la fin de cette histoire. Nous ne disions rien l’un ni l’autre. Enfin elle s’arrêta, debout au chambranle d’une porte. Elle portait, je m’en souviens, une robe molle et floue de soie brochée dont les dessins figuraient d’absurdes géométries polychromes. Sous l’étoffe, ses formes grêles se dessinaient nettement. Des mules de cuir écarlate vêtaient ses pieds minces et brefs. Elle prit une cigarette dans la coupe de cuivre ciselé, sise sur une console, et l’alluma. Ses yeux agrandis reflétaient la lumière. Le cou dégagé montrait la naissance de la gorge et jalonnait avec précision le jeu des courbes savantes menant de ce fût charnu et lisse aux volutes du menton haut levé.

Elle aspira deux ou trois fois la fumée, la renvoya en anneaux bleus, puis d’un geste de colère jeta la cigarette. Je vis ses mains nerveuses se fermer et s’ouvrir. Son pied fit un pas de théâtre, étiré à la façon des pointes de danseuses. Soudain sa jambe droite écartée revint se plaquer sur l’autre, sèchement, prenant la soie entre les deux mollets serrés.

Alors, elle dit, d’un ton que je n’avais jamais entendu, où passaient une sorte d’impatience, de colère et de désir :

— Paul !

Je demandai :

— Ma chérie ?

— Viens !

Je m’approchai.

— Plus près !

Je vins à la toucher, docile et sans réflexion, l’esprit occupé par une prochaine discussion d’affaires.

Ses deux mains me prirent aux épaules, elle m’aplatit sur son corps tendu, aussi violemment qu’un amant étreint et possède sa maîtresse, et…

— Elle le devint ?…

— Tu l’as dit. Mon étonnement dura, on peut le croire, assez peu. Mais enfin il exista, et c’est bien la preuve qu’au sens ordinairement admis je n’étais pas amoureux d’elle. Toutefois, si je puis dire, il y eut alors une réaction singulièrement puissante. Si Rubbia se conduisit d’abord en bacchante, je ne tardai donc pas, pour faire honneur à la caste mâle, de surmonter la stupeur annihilante du début, au bénéfice d’une attitude « combative ». Et sans doute toute une force refoulée en moi depuis longtemps s’extériorisa-t-elle d’un trait, car j’eus le dernier mot. Il ne faudrait pas croire que ce fût facile.

 

Rubbia devint ma maîtresse et nous nous aimâmes de ce jour avec une fougue magnifique. Il y eut d’ailleurs, les premiers temps, entre nous une sorte de lutte pour la suprématie qui ne laissa pas de corser nos joies. La femme molle et docile de naguère devenait d’un trait autoritaire et despotique. Notre union ne ressembla à rien de ce que content les romanciers. À chaque fois qu’il nous arrivait de nous étreindre c’était une lutte neuve et toujours aussi cruellement irritante. Cette femme ne voulait pas être prise.

Une sorte de colère mortelle fonçait ses yeux et pinçait ses narines lorsqu’elle se sentait vaincue. Et le plaisir ne limita jamais en cette âme bizarre et ambiguë une inextinguible volonté de maîtrise intime.

Elle para ma vie d’une sculpture de proue fascinante et splendide, révélatrice de mystères et créatrice de secrets nouveaux.

Ah l’étrange et affolante existence qu’elle me fit mener ! Pour tenter de définir cette amoureuse il faut dire d’abord combien elle resta sauvagesse à réflexes animaux. Voluptueuse jusqu’à la cruauté, et aimant autant créer de la joie en autrui que subir le délire sensuel, elle n’abandonna pourtant en rien son propre contrôle et son esprit restait toujours froid.

Elle se dominait donc, même dans les plus folles convulsions charnelles, et ne me révéla, ni dans le calme, ni dans la fièvre, pas un atome de sa vie ou de son passé. De sa demeure, de May, de toute cette cryptographie constituée par une vie qu’on devinait originale jusqu’à sortir de la nature, elle ne laissa, tant qu’elle vécut avec moi, tomber un seul mot.

Parfois elle jetait avec une ironique crispation de la bouche, des interjections sibyllines, mais il était vain à moi de chercher leur sens et leur portée. Cette femme était une énigme vivante, le symbole même de tout ce que les hommes désirent connaître et qu’ils ignoreront jusqu’à la tombe.

On comprendra fort bien tout ce que cette âme ténébreuse avait d’excitant et de possessif. Je m’adonnai à cet amour fantastique avec une passion fauve. Et cela d’autant que je me demandais obstinément si l’amour qu’elle me manifestait n’était pas, au fond, une sorte d’artifice, une charité qu’elle me fît. M’a-t-elle aimé ? Qui le sait et qui le saura ? Chez les femmes plus que chez les hommes, les détours et les complexités de la sensibilité ont créé un si prodigieux mécanisme d’amour.

Une femme peut ne pas aimer, vouloir aimer, parfois y réussir et revenir à l’indifférence le contact passé. Contrairement à l’opinion courante en psychologie, l’amour de ces êtres est plus intellectuel et logique que le nôtre. Mais cette logique et cette raison ne sont pas logique et raison des livres, sans contacts avec le réel. Ce sont des données mentales pures, c’est-à-dire freinées ou accélérées, agrandies ou rapetissées par mille contingences physiologiques ou morales qui échappent au calcul, et cela dans n’importe quel élément de durée.

Ainsi s’explique donc ce que nous nommons l’instabilité spirituelle des femmes. Les équations sentimentales et sensuelles, chez elles, comportent de nombreuses solutions parce que, naturellement, les polynômes y intègrent des variables et des incommensurations.

Que peut-il, au demeurant, y avoir de plus normal que la transformation du mode affectif avant, pendant et après la possession ? Il ne s’agit pas ici de plus ou de moins, mais de valeurs qualitatives, absurdes si l’on veut les réduire à la quantité.