Édition des cahiers libres (p. 105-122).

VII

Le Stylet

Je vous jure, monseigneur, qu’il n’est aucun crime dans le monde capable de m’effrayer. Il n’en est pas un seul que je ne commette avec délices.
Donatien-Alphonse-François de Sade. Juliette.


Le matin fleurissait la chambre de clartés blondes. Rubbia encore au lit me regardait lire le courrier.

Comme, après un sourire indifférent pour des lettres multicolores, je commençais à défaire les bandes des journaux, je pris un air informé pour dire :

— Le fait divers dont tu es responsable n’y doit pas, j’imagine, figurer encore ?…

Elle rit franchement :

— Non, certes, il ne faut pas demander à cette petite presse parisienne de connaître les crimes avant leur mise en acte.

— Ce serait trop beau, fis-je doctement. En ce cas il y aurait grand soupçon de complicité.

— Bah !… Quoique ce soit peu visible, ne penses-tu pas que certains crimes doivent bien parfois être connus en haut lieu quelque temps avant d’être réalisés.

— Oui, affirmai-je, j’en ai su moi-même, de ceux-là, des crimes diplomatiques.

— Et d’autres, ma foi. Pourquoi voudrais-tu que les personnages occupant des postes éminents aient perdu pour si peu les sentiments de haine, de rancune, de jalousie qui les animaient, comme tous, lorsqu’ils étaient encore de la foule anonyme ?

— C’est juste, dus-je approuver.

— Hé bien, la puissance des moyens dont ils disposent ne les exonère pas de se satisfaire en faisant couler le sang d’autrui. Mais ils usent de moyens plus habiles.

— Le curieux c’est qu’on n’ait jamais accusé un ministre d’assassinat.

— On l’a fait, rarement, à vrai dire, et dans l’indifférence générale. Mais là plus que partout joue la solidarité de puissance.

— Ne se haïssent-ils pas entre eux ?

— Bien entendu, comme les tricheurs de casinos, ou les grands voleurs internationaux. Mais as-tu jamais entendu dire qu’un de ces hommes déposât contre son semblable ?

— Tu as raison, fus-je forcé d’approuver.

Elle reprit, de bonne humeur :

— Tu ne sembles pas avoir d’idées nettes en criminologie, que je nommerai distinguée, ou artiste, mais qu’il faudrait sans doute appeler, à la Florentine, magnifique.

— Non, Rubbia, je pressens cela, mais sans spéciales clartés.

Elle haussa les épaules :

— Pas besoin de lumières originales pour comprendre ce que je te disais il y a une minute, à savoir que le désir de satisfaire ses haines ne disparaît pas dans une âme d’homme parce que l’individu parvient au-dessus du commun. Tout au contraire s’aggraverait-il.

Elle prit un temps, puis dans un souffle :

— Je le sais bien puisque May, le Viennois que tu as vu et moi-même avons été des instruments de mort au service de l’autorité.

Je béai, d’un coup, regardant Rubbia avec stupeur.

Elle reprit, enhardie par mon silence :

— Quoique tu sois, Paul, un cerveau très lucide et un homme très fort, tu as tendance à réduire les dessous de la civilisation à des formes trop simple et trop conformes aux préjugés de moralité.

La morale est un masque, imposé à la masse qui souvent s’y conforme même de bonne foi. Mais tous ceux qui veulent devenir riches ou très puissants ambitionnent au fond d’échapper à cette règle dont ils sentent les liens leur peser. Un bourgeois pris dans le bois de Boulogne, de jour, à caresser une fille, attrape en correctionnelle trois ou quatre mois de prison ; mais un député, un membre de l’Institut ou un ecclésiastique à qui même aventure advient restent indemnes. Un académicien fut pris un jour en plein tribunal, je l’ai su par un avocat de mes amis, en flagrant délit de faux témoignage. Toi, Paul, qui a rendu à l’État de grands services et couru de terribles dangers pour cela, tu n’aurais pas coupé de coucher en prison. La loi est formelle. L’autre n’a même pas subi une petite demande de rectification du substitut. Quant au président, il parut ne s’être aperçu de rien.

Je pourrais te dire bien des choses encore à ce sujet. Mais à quoi bon. Il suffit de voir l’ensemble. Les détails ressortissent à la plus provinciale des curiosités.

Je sus ce que Rubbia voulait dire et ne la questionnai pas malgré mon désir.

Alors elle continua :

— Ah ! Paul, il faut connaître les vrais dessous de ce Paris, non pas la basse crapule qui n’est rien que l’ordure périodiquement balayée par les tribunaux, mais le secret des actes et des événements notoires. Il existe des groupements, des associations, des forces grégaires d’une inconcevable puissance, et dont les actes, nettement supérieurs à la loi commune, se passent exactement comme si nous étions encore au temps de la pierre éclatée, c’est-à-dire qu’une vie humaine compte autant devant leurs yeux qu’une chiquenaude. Cela lutte, cela aime, cela hait ou détruit, cela acquiert et jouit malgré toutes les inhibitions des codes. Tiens, Paul, sais-tu que soixante pour cent des crimes impunis et mystérieux dont on parle ne furent jamais, comme il est dit partout, des crimes de passions violentes, dus au hasard, à la colère, au rut, à la jalousie ou à la rancune ?

— Vraiment ! Et que sont-ils ?

Rubbia, d’un geste coquin et sournois, s’étira. Son corps cambré en arc fit glisser les draps. Je la vis, pareille à une oréade de légende, mi-femme, mi-bête, mi-femme, mitige de fleur. Mon regard dut marquer, malgré ma maîtrise intime, le désir qui me traversa d’un trait fulgurant. Elle eut un sourire de nargue et se recouvrit prestement :

— Pourquoi, dit-elle, prends-tu parfois le masque d’un faune de la tradition picturale, lorsqu’il se jette sur une proie ?

Je répondis avec douceur :

— Parce que, Rubbia, les artistes ont peint sans doute d’après nature. Je ne respecte pas, ce faisant, une simple tradition, mais la vie. Je ressemble à tous les mâles qu’une femme provoque…

Elle s’assit à la turque, l’air grave :

Elle semblait vraiment une démone, sa pose était étrangement impudique et tout l’enfer flambait dans sa chevelure rutilante. En même temps, son visage exprimait une ironie satanique.

— Oui, la plupart des crimes dont on renonce à poursuivre les mobiles et les auteurs sont le fruit de décisions prises par des hommes notables, qui ont des moyens infaillibles de les faire accomplir.

Note encore qu’il disparaît bon an mal an, dans une ville comme Paris, trois ou quatre cents personnes dont nul n’entend plus jamais parler. Sens-tu là les moyens effrayants dont usent ceux qui opèrent, toute la science et le mécanisme même des pouvoirs publics sont à leur service.

Je poussai un sifflement admiratif, sans vouloir interrompre.

— Et jamais tu ne pourrais comprendre le monde moderne sans tenir compte du crime comme une donnée aussi normale que l’amour. Songes que tous les jours il y a des héritages obtenus par assassinat et on tue aussi parce qu’il faut abolir des créances, interdire la sortie de documents dangereux, créer des veuvages, faire disparaître des concurrences, satisfaire des haines implacables. Les mobiles ne manquent pas…

Elle ajouta comme pour m’avertir :

— Et tu as désormais une meute à tes trousses, Paul.

— Je croyais, dis-je moqueusement, que tu avais opéré toi-même le nettoyage de la tranchée ?

Elle haussa les épaules :

— Tu ne vas pas croire qu’une seule personne soit tout le crime, je pense. Il y en a d’autres…

Je vins à elle et l’embrassai, devinant que son discours-avertissement fût enfin clos. Son corps sentait le lit, et un mélange d’odeurs charnelles, de sueur, de cheveux que rehaussait je ne sais plus lequel de ces parfums aphrodisiaques qu’a subtilement créés la parfumerie de grand art. Je l’étreignis. Sa chair était pulpeuse et douce. Elle avait des sursauts de félin endormi qu’on chatouille. Elle me redit à l’oreille :

— Prends garde ! Si tu te laisses atteindre, je ne t’aimerai plus.

Je dis à mon tour :

— Je sais qu’il faut beaucoup aimer pour pardonner une défaite.

Elle agita la tête :

— C’est cela même. Je ne t’aime pas assez…

Je sentis un petit frisson me passer sur les vertèbres. Entre May que je commençais de deviner une femme jouant de son aspect enfantin pour des buts tragiques et redoutables, et cette Rubbia dont l’amour ne possédait qu’une branlante stabilité, il était difficile de me croire en sûreté. Rubbia m’aimait, mais elle avait voulu me tuer, et, où diable cela aboutirait-il ?

À ce moment, j’eus une sorte de sous-perception dont ma conscience ne prit pas connaissance nette et qui pourtant ébranla en moi des réflexes de défense. Je me levai d’un saut du lit où j’étais allongé près de ma maîtresse. Qu’avais-je entendu ? Je ne sus si même si cela était du domaine de l’ouïe. Mais j’eus connaissance qu’il se passât un événement anormal dans le vestibule de l’appartement.

Je m’élançai vers la porte. Comme si elle savait, Rubbia ne me retint point, ne demanda aucun renseignement, ne manifesta pas une ombre d’étonnement de mon acte.

À la porte de la pièce voisine, menant au couloir d’arrivée, un craquement me fut perceptible ; je me jetai violemment vers l’entrée. J’en étais à cinq pas quand je vis la porte donnant sur le palier qui s’ouvrait avec lenteur.

Elle livra passage à une force mince, vêtue de noir. Dans la face pâle tournée vers moi luisaient de grands yeux fauves.

May !

Elle me vit et leva la main. D’instinct je m’aplatis au sol ; un cinglement passa et un bruit sec retentit derrière moi.

Levé déjà, je me lançai sur la jeune fille, mais elle avait repassé dehors avec une agilité simiesque.

Je voulus ouvrir. C’était facile, mais l’énervement me fit manquer la prise du levier. Lorsque je pus enfin bondir au dehors, il n’y avait plus rien. Seule la rampe d’escalier vibrait comme un gong. Je devinai que, l’enfourchant, May descendait ainsi, dans des conditions que je n’affronterais certes pas. Je me penchai. Rien n’était plus visible. Elle devait déjà arriver en bas.

Sale garce !

Je rentrai chez moi et vérifiai la fermeture. Il faudrait changer illico ces serrures vétustes et placer des verrous en haut et en bas.

Rubbia me l’avait déjà conseillé. Elle devinait de loin…

Mais que voulait cette poupée féroce de May en arrivant à cette heure me surprendre ?

Je plaçai froidement une vis en bas de la porte, sur le parquet. Tant qu’elle serait là, personne ne pourrait plus ouvrir.

Ensuite je revins voir l’objet que May m’avait jeté de loin avec une rapidité si parfaitement dépouillée des hésitations de son sexe.

Je trouvai un poignard, enfoncé à hauteur du cœur dans le mur, et droit au-dessus de l’endroit où j’avais fait le plongeon.

Je venais d’éviter la mort, grâce à un réflexe d’une spéciale rapidité.

Le coup avait été magistral, et d’une vigueur peu commune. J’eus de la peine à retirer l’arme bien fichée roidement et sans déviation de l’horizontale. On voyait là que cette pseudo-gamine était bien éduquée dans l’art d’occire le prochain…

Voici le poignard. C’est un « stiletto » italien, et vraiment admirable dans le détail. May, dite Stiletta, tue en artiste…

Je le tourne et retourne avec curiosité. Il ferait le bonheur d’un collectionneur. Et quelle puissance, quel équilibre ! L’arme a quinze centimètres de longueur. Sa coupe est un losange avec une gorge sur la déclivité de chaque talus. La pointe fait la langue de carpe, par l’amincissement des taillants qui terminent en quatre angles curvilignes. Tout est admirablement affûté. De côté, malgré l’épaisseur de l’acier, cela coupe comme un rasoir, des quillons à l’extrémité. Je soupèse cette lame étonnante. Son seul poids entaille ma peau. Est-ce du sang que ces deux taches de rouille, près du bout, non réduites malgré un parfait polissage ?

Sans discussion, cet outil d’assassin est magnifique. Et non pas certes à l’usage du vulgaire. Il sent le crime du monde… La forme ramassée de l’instrument le destine d’ailleurs aux coups de traîtrise. On voit ce stylet aux mains d’un Italien de la belle époque, je veux dire du temps de ce bon Cellini, qui ne détestait pas de tuer ses ennemis, voire ses amis…

Le ricasso qui unit la lame à la soie est quadrangulaire et orné de rinceaux. Les deux quillons courts, déportés en avant, affectent la forme de feuilles de menthe. Entre eux est un blason gravé, au centre je reconnais une hamaïde et au-dessus un lambel. En bas est une hie. Le tout est tiercé en fasce, mais je ne puis deviner tous les émaux. Autant qu’il semble, le chef est de gueules, le pied d’or. Cet écu n’est pas italien, quoique l’arme vienne évidemment de l’autre côté des Alpes. Aurais-je là le témoignage, précieux parce que rarissime, d’une adoption vénète ou toscane de quelque famille française, partie, comme il en fût, pour l’Italie, avec Louis XII, et qui restèrent là-bas ?

Peu importe, au demeurant, le problème historique posé par l’étrange bibelot de vitrine promu, par une femme dangereuse, au rang de surin. Je continue à détailler mon stylet. La poignée est ciselée. On y voit Satan avec une fourche, heureux et la gueule hilare. Cette ironie est bien vénitienne. Cela signifie que l’on n’admirera pas le stylet sans devenir aussitôt bon pour les chaudières infernales. Le pommeau forme une sphère sur laquelle on a dessiné trop légèrement des choses invisibles. Les pièces en ont été montées avec un art patient. Une marque de fondeur siège sur le ricasso, une licorne ou un cheval.

Dans la main, chose curieuse, ce bibelot donne spontanément envie de tuer. On voudrait le voir rentrer vite dans une chair. Il plairait de percevoir, sitôt que les quillons ont heurté le vêtement, et que la lame est toute insérée où il faut, la stupeur horrifiée de celui qui va tomber, et mourir tandis que vous remettrez l’arme sur vous, dans sa cachette, à la hanche, où doit l’attendre un fourreau de cuir, voire dans l’étui plat qui sert en sus de bouclier inconnu et invisible sur le ventre.

Je rêve longtemps devant ce témoignage de haine homicide. Il fut un temps ou tout le monde sortait avec cela dissimulé en un pli du vêtement, à la jarretière pour les femmes.

Et maintenant, en plein vingtième siècle, ne me voyais-je pas menacé comme on le fut aux temps heureux de la dague intime ? Combien faut-il de temps, en effet, même dans la rue, pour enfoncer cela dans une poitrine humaine et disparaître ?

La ciselure de la poignée apportait à mes réflexions son cocasse commentaire : Prépare-toi à venir me trouver… semblait dire le diable.

Je haussai les épaules et revins voir Rubbia. Mon étonnement fut grand quand je la vis dormir. Avait-elle entendu quelque chose ? Comment se faisait-il qu’elle n’eût aucune curiosité, aucune inquiétude, aucun souci en me voyant sauter comme un fou vers la porte et ne point revenir ? Et pourtant un instinct me disait qu’elle eût autant que moi à redouter.

Mais l’âme des femmes connaît des formes de courage qui nous sont inconnues.

Et je me mis à lire les journaux, réfléchissant toujours au drame qui se préparait, et dont je ne pouvais deviner l’issue. Je me sentais désarmé devant la harde farouche que Rubbia avait su si curieusement évoquer, tout à l’heure, avec un arrière désir de me faire peur vraisemblablement. Quoique…

Je ne connais d’ailleurs pas la peur. Je ne perçus donc en moi qu’une inquiétude ennuyée, par conviction acquise d’une différence trop abyssale entre les moyens d’attaque de ces gens et mes procédés de défense.

Il faut dire aussi qu’au fond, un vague romantisme me faisait peut-être grossir au delà des possibilités admissibles la puissance de cette May et de ses alliés. Car il ne faut tout de même pas sortir de la raison, plus en criminologie qu’en affaires. Et n’y avait-il pas de ma part excès et hyperbole à juger tous les actes futurs de cette équipe comme comparables à la visite deux fois reçue chez moi de Rubbia et de May. Au vrai, si mes portes fermaient mieux…

Mes songes allaient ainsi sous la lumière. Ma maîtresse dormait, dans sa chevelure rouge pareille à un incendie, et, par la fenêtre, le bruit de Paris me venait trouver, multiple et confus, tandis qu’une pluie lourde tapotait mes vitres emplies d’un ciel cendreux.