Édition des cahiers libres (p. 22-36).

II

May

Ce sont ces pensées, monsieur, qui m’ont toujours éloigné de ces façons d’aimer, et qui m’ont fait croire qu’il y en avait une autre…
Henri de Régnier, Les Rencontres de M. de Bréot (Chap. IX).


Le chauffeur n’avait rien entendu. Je regardai encore par la lucarne du taxi, tandis que nous filions sur le boulevard. Je ne vis plus rien. Un agent avait-il sauté sur la femme rousse, qui fusillait si bien les gens sans sommations ?… J’aurais aimé d’aller y voir. Quel dommage, si cette petite tragi-comédie si bien commencée allait finir là…

Il est vrai que je venais aussi de conquérir une adolescente délicieuse. Elle faisait penser à une de ces jeunes filles chastes et divines dont on parle dans l’Odyssée. Quel charmant bijou humain je possédais dans ce taxi…

Tandis que je réfléchissais à tout cela et laissais ma compagne reprendre son sang-froid, le chauffeur nous menait d’un train de record. Il saisit la rue Taitbout au passage, empoigna la rue de Châteaudun et sauta d’un trait sur la rue de Clichy, que nous gravîmes vertigineusement. Nous fûmes place Clichy en un tournemain. Comme nous dévalions sur le boulevard des Batignolles, je voulus interroger enfin l’adolescente intimidée. Elle me dévisageait toujours de ses yeux peureux et tendres. Je n’osai vraiment provoquer ce petit être effaré.

Je me sentais riche d’ailleurs de tous les loisirs et de la tendresse nécessaire pour conquérir une si aimable poupée. Vraiment la soirée m’était favorable. En deux minutes j’avais récolté une femme et un coup de revolver…

Soudain la jeune personne aux yeux candides me dit :

— Avez-vous vu si elle suivait ?

Je tenais pour certain que nulle poursuite ne nous menaçât. Toutefois, par acquit de conscience je regardai en arrière. Nous étions bien seuls ; Jusqu’à la place Clichy, dont la vaste clarté s’éloignait, nulle voiture n’apparaissait.

Je dis en souriant :

— Votre ennemie est perdue, soyez tranquille.

Elle me prit encore la main avec amitié et murmura cette parole inattendue :

— J’ai faim…

Mon ébahissement fut si grand que je restai une bonne demi-minute sans répondre. Enfin, j’articulai :

— Voulez-vous que je vous emmène souper dans un des restaurants ou brasseries qui pullulent par ici ? Elle eut un rire heureux.

— Oui… oui…

J’arrêtai le chauffeur et lui dis de nous ramener par les boulevards extérieurs.

— Voulez-vous venir dans un café, dans une pâtisserie ?

Elle prit un air mutin et affirmatif.

— Non… à Suburre.

J’eus un sourire amusé. Diable, cette enfant connaissait Suburre, le nouveau restaurant de nuit dont les hardiesses faisaient tant de bruit… Me serais-je trompé comme un naïf en la croyant chaste ?

Nous fûmes à Suburre trois minutes plus tard. Cet établissement occupait trois étages d’un vaste immeuble nouvellement bâti. On y pratiquait la débauche américaine, coûteuse et compliquée, sans regarder à violer aucune règle morale, aucun savoir-vivre et aucunes mœurs. J’y avais jadis rencontré lord Harlot of Whorely, ancien ministre des Affaires étrangères de son pays, qui, abominablement saoul, m’avait fait des déclarations extraordinaires, à cause desquelles, lorsque je les eus publiées, le ministre français correspondant manqua d’attraper la jaunisse. Douze démentis venus de tous les pays d’Europe me tombèrent sur le râble. Je les encaissai avec d’autant plus de philosophie que, pour me les faire supporter, j’avais reçu un chèque de huit cents livres sterling, ce qui, au change, fait un joli denier…

Je payai le chauffeur et nous gravîmes doucement l’escalier de Suburre. Décidément, ma compagne semblait bien jeune. De quoi allais-je paraître avec une enfant pareille. Enfin, puisqu’elle tenait à venir en ce lieu, je ne pouvais vraiment pas lui refuser ce plaisir.

Elle était délicieusement jolie, certes, avec des yeux pareils à de petites pensées, une bouche souple et mouvante et un ovale de visage rappelant les vierges ou déesses de Sandro Botticelli.

Je lui demandai gentiment :

— Vous ne craignez rien, à venir dans cette boîte-là ?

Elle dit en secouant la tête :

— Non !

Son geste était autoritaire, capricieux et féminin. Il disait que ses plus infimes désirs dussent être des ordres pour moi. Cela m’apparut charmant.

Elle prenait en sus un air énergique, volontaire et tranchant, qui rehaussait sa puérile beauté.

Nous fîmes, dans la grande salle de Suburre, une entrée à sensation. Portant haut et droit sa petite tête volontaire, ma jeune compagne avançait avec une énergie hautaine et décidée. Ah ! fichtre, il était loin, l’air de petit chat perdu qu’elle affectait tout à l’heure, lors de notre rencontre.

J’étais en frac et la jouvencelle n’arrivait pas à mon épaule. Nous faisions un joli couple…

Autant j’ai l’air puissant avec mon torse de débardeur, autant elle avait l’aspect impubère. Pourtant, je vous prie de croire que, malgré sa toilette un peu simple pour ce mastroquet ultra-mondain, elle ne semblait ni minable ni empruntée. Elle traversa la salle démesurée de Suburre avec une dignité royalement orgueilleuse. Autour de nous, les hommes émerveillés de mon audace, clignaient de l’œil avec des sourires, tandis que les femmes avaient des rires narquois et jaloux. Deux de mes amis firent semblant de ne pas me reconnaître. Pensez donc, je dus leur sembler un proche gibier de Cour d’Assises…

Nous nous assîmes, et un maître d’hôtel vint quêter nos ordres. La petite et charmante personne voulait souper et m’exposa son appétit. Rien de mieux ; je demandai tout le nécessaire pour un festin de Gamache, et elle se mit à dévorer.

Son appétit était robuste et sa soif solide. L’Irroy brut avait ses faveurs, et elle le buvait à rassurantes lampées. Je craignis un moment de la voir ivre, mais, le diable m’emporte, elle tenait magnifiquement la boisson.

Je trouvai vraiment un plaisir neuf et croissant à mon rôle de protecteur ou d’amphytrion, et vérifiai tout de suite que l’atmosphère du lieu, lascive et fébrile, n’avait aucune action sur ses nerfs stables. Pourtant, Suburre est un lieu étonnant, où il est impossible de passer une heure sans se croire au sabbat. Les contacts, les parfums, les gestes, les nudités, et l’espèce de tendresse nerveuse qui y règnent agissent sur tout le monde.

C’est sans nul doute le lieu le plus corrompu de Paris, le plus originalement amoureux aussi.

L’enfant fut enfin rassasiée. Elle tourna vers moi une face heureuse et calme de petit animal dont la vie physique est proche de sa perfection. Je ne pus m’empêcher de sourire. Elle respirait la santé, la confiance en soi et une sorte de froideur dure qui me parurent délicieuses, tant, dans ma naïveté, je me croyais certain de faire fondre cette glace…

Je me décidai à lui demander :

— Comment faut-il vous nommer ?

Elle prit un air grand-ducal pour répondre :

— Je suis May.

Je répartis galamment :

— C’est printanier ?

Elle fit la moue. Une façon de bonheur et d’allégresse naissait visiblement en sa petite âme. Elle me confia :

— On me nomme aussi Stiletta.

— Ça, murmurais-je, c’est plus dangereux. Seriez-vous pointue et mortelle comme un stylet ?

Elle rit à petits coups, les dents étalées, et un rien de rose aux joues. Puis, reprenant sa dignité, elle affirma droitement :

— Oui.

Une minute passa, je ne me rassasiai pas de la contempler et d’admirer ce mélange de puérilité et d’orgueil. Une astuce méchante se devinait pourtant en ses yeux impassibles, quoique le charme innocent de son visage ovale s’attestat avec tous les traits de l’enfance encore. Elle portait une agaçante et exquise duplicité.

Elle demanda alors :

— Et vous, quel nom vous appartient ?

L’étrangeté de cette formule m’émerveilla. Je répondis :

— Jean Herl.

— Vous demeurez là où vous avez dit lorsque nous sommes montés dans le taxi ?

— Oui.

— Seul ?

— Seul.

Elle eut une sorte de moue encore.

— Pourquoi seul ?

Avec une gaieté ironique, je lui chuchotai à l’oreille :

— Je vous attendais.

Ses paupières battirent et son regard dévia. Je ne compris pas le sens de cette marque d’émotion, mais il me parut que sa bouche se tordait aussi un rien, comme pour exprimer un dédain imperceptible.

Elle changea de conversation :

— Aimez-vous Suburre ?

— Pas beaucoup. Mais, en votre société, je l’adore.

Elle appuya une main sur la table, pour scander son affirmation :

— Moi, j’aime…

Puis, après un silence :

— Pourquoi vous n’aimez pas. Êtes-vous pudique ?

Cette demande m’ahurit. Décidément, la minuscule enfant était beaucoup plus avertie que je ne l’avais soupçonné.

— Non, je ne suis pas prude, j’imagine.

— Mais vous n’aimez pas cela, hein ?

Elle désignait deux danseuses qui tournoyaient près de nous, impulsées par une musique lente d’instruments à cordes.

L’une était absolument nue, sauf un pagne court, des sandales de cuir doré à hauts talons, un collier de perles, vraisemblablement fausses, et six bracelets.

L’autre avait une jupe de pongée, collante et transparente, avec une sorte de résille dorée qui lui couvrait le torse.

J’eus un sourire :

— Ma petite May, j’ai beaucoup voyagé. J’ai habité des pays où les femmes vivent nues. J’ai vu d’ailleurs en cet état de nature des êtres de toutes les couleurs, en tous lieux. Je dois donc vous dire que si ces deux là me déplaisent, c’est que leurs ornements ne sont pas de bon goût, ni leur dénudation élégante. Ce sont des costumes pour égayer les petits bourgeois de province dans des revues à grand spectacle. Rien n’en est, en fait, bellement esthétique.

Elle parut réfléchir :

— Vous parlez comme un homme qui n’avoue pas ses goûts secrets.

— Ne l’imaginez pas, May. La nudité m’offusque beaucoup moins que ces parures idiotes.

Elle me regarda en face :

— Peut-être que vous n’aimez pas les femmes ?

Je sautai. Décidément, elle avait toutes les connaissances et toutes les roueries d’une femme de trente ans, cette gamine. Elle me plaisait de plus en plus…

Je répondis :

— Ne croyez pas cela, May.

— Tant pis, conclut-elle avec un hochement de tête qui me stupéfia.

Elle sourit alors à une danseuse qui, seule, esquissait un pas compliqué.

— Vous me permettez de vous quitter cinq minutes pour danser avec celle-ci. Elle est vêtue, vous voyez ?

Sans attendre ma réponse, elle se leva.

Je ne pus que murmurer :

— Je vous en prie, May.

Au surplus, si j’avais dit le contraire, elle n’en eut pas moins agi de même. De le deviner, je fus humilié, un rien…

Elle alla enlacer la danseuse. J’admirai ce double corps, modelant dans l’air une sorte de musique plastique. May dansait admirablement. Sans que nul doute put désormais subsister en moi, elle s’attestait accoutumée à la vie nocturne, aux vins capiteux, à la danse et à tout ce qui n’était point de son âge.

Pourtant, elle portait une face virginale, avec des yeux chastes et clairs, sans bistre douteuse, qui me donnaient confiance. Et ses gestes n’avaient rien de provoquant ni de salace, en ce moment où elle épousait la musique de ses pas subtilement rythmés.

Elle s’éloigna en dansant. Dix couples, agités de la même fièvre, me dissimulèrent sa ligne fluette et délicate. Je bus en songeant aux caprices et étrangetés de la destinée, aux rencontres et novations que la vie apporte sans répit. Cette aventure promettait. J’avais, en vérité, découvert là un échantillon inconnu, ou presque, de la faune féminine que Paris cultive. Où vivait-elle ? Comment ? Elle se tenait bien en société, et son éducation n’était pas négligée. Quelle énigme elle m’offrait…

Nous allions rentrer tout à l’heure. Quelle serait ma conduite ? Il me plaisait de songer que, dans peu de minutes, j’aurais cette jeune fille chez moi. Mes ambitions s’arrêtaient là. Il me faudrait d’abord la confesser. Je n’ai pas l’habitude d’étudier la perversité des passions enfantines. Je commencerais… Savoir ce qu’elle était, d’abord ; ensuite, me conduire correctement, peut-être… Mais j’eusse aimé qu’elle n’eut rien à apprendre, et je l’espérais…

Une demi-heure passa dans ma rêverie. Soudain, je m’aperçus que May n’était pas revenue et que quatre ou cinq danses s’étaient succédées. Le sourcil froncé, je me penchai pour inspecter la salle, mi-vide maintenant. On ne dansait plus, et May restait invisible, ainsi que la jeune femme vêtue de rouge qu’elle avait élue pour le tango. Qu’avaient-elles bien pu devenir ?

La musique reprit, puis cessa. Elles ne reparurent point. Une heure plus tard, il me fallut admettre le fait acquis : ma petite et charmante compagne s’était enfuie. J’étais joué, j’étais ridicule. Elle avait dû partir avec la femme pourpre. Mais, que ce fut de cette façon ou d’une autre, l’évidence ne comportait plus pour moi aucune hypothèse intéressante. Seul le fait principal existait à mes yeux : j’avais été abandonné devant ma bouteille d’Irroy, comme un barbon qu’une Agnès fait quinaud.

Je payai et sortis plein de fureur.